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Date : 20250212


Dossier : IMM-12992-23

Référence : 2025 CF 277

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 février 2025

En présence de madame la juge Ngo

ENTRE :

EDUARDO KUMUENA JUNIOR

LILIANA MUNJIGA

ANA JULIANA MUILA KUMUENA

SONIA SANDRA MUNJINGA KUMUENA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Eduardo Kumuena Junior [le demandeur principal] et les membres de sa famille [collectivement, les demandeurs] sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 19 septembre 2023 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté leur demande d’asile. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui avait conclu que les demandeurs étaient exclus de la protection offerte par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], conformément à la section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention]. La SAR a jugé qu’ils pouvaient retourner au Brésil dans le cadre d’un processus de regroupement familial offert aux parents et aux frères et sœurs de citoyens brésiliens.

[2] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire. Les demandeurs n’ont pas démontré que la décision est déraisonnable.

II. Contexte et décision faisant l’objet du contrôle

[3] Les demandeurs sont tous citoyens de l’Angola et d’aucun autre pays, à l’exception du plus jeune des enfants, qui est également citoyen du Brésil. Les faits relatifs au départ des demandeurs de l’Angola et à leur arrivée au Brésil le 29 avril 2016 ne sont pas contestés et je ne les répète donc pas dans les présentes. Ils sont restés au Brésil pendant près de trois ans. Le plus jeune enfant est né durant cette période et a automatiquement obtenu la citoyenneté brésilienne. En 2018, les autres membres de la famille ont obtenu la résidence permanente. Le demandeur principal soutient avoir été victime de persécution et de discrimination au Brésil. Il a prétendu avoir reçu des menaces de mort de la part de criminels agissant sur les ordres de son employeur, contre qui il avait déposé une plainte en matière de relations de travail. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 23 juin 2019 et ont demandé l’asile le 7 août 2019.

[4] Le 6 janvier 2023, la SPR a conclu que les demandeurs étaient exclus de la protection offerte aux réfugiés, conformément à l’article 98 de la LIPR, parce qu’ils étaient visés par la section E de l’article premier de la Convention. Elle a également conclu que les demandeurs avaient quitté le Brésil de leur plein gré et que les allégations du demandeur principal concernant les menaces reçues, y compris celles liées au conflit de travail, n’étaient pas crédibles. La SAR a conclu que les demandeurs n’étaient pas en mesure de prouver qu’ils avaient été persécutés au Brésil et qu’il existait une possibilité sérieuse qu’ils le soient de nouveau s’ils devaient y retourner. Avant que la SPR ne rende sa décision, les demandeurs avaient perdu leur statut de résident permanent au Brésil parce que plus de deux ans s’étaient écoulés depuis qu’ils avaient quitté le pays.

[5] Le 19 septembre 2023, la SAR a confirmé la décision de la SPR. Les demandeurs ont fait valoir qu’ils ne pouvaient pas retourner au Brésil parce qu’ils avaient perdu leur statut et qu’aucun processus ne permettait de rétablir leur résidence permanente. Lorsqu’elle a conclu que la section E de l’article premier de la Convention s’appliquait, la SAR a mentionné que le Brésil avait mis en place un processus de regroupement familial auquel les quatre demandeurs qui ne sont pas Brésiliens pourraient avoir recours, étant donné que l’un des enfants est un citoyen brésilien. Ce processus pourrait permettre aux demandeurs d’obtenir de nouveau le statut de résident, qui serait essentiellement semblable à celui des ressortissants brésiliens. Les demandeurs contestent la décision de la SAR.

III. Question en litige et norme de contrôle applicable

[6] La question en litige dans le cadre du présent contrôle judiciaire est de savoir si, selon la norme de contrôle de la décision raisonnable, la décision de la SAR, notamment l’analyse de l’exclusion des demandeurs en application de la section E de l’article premier de la Convention, était déraisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 25). Pour qu’une décision soit à l’abri d’une intervention dans le cadre d’un contrôle judiciaire, elle doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, au para 99). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen (Vavilov, au para 90). Une décision peut être déraisonnable si le décideur s’est mépris sur la preuve qui lui a été soumise (Vavilov, aux para 125-126). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

IV. Analyse

[7] Les parties soutiennent toutes deux que le cadre applicable à l’analyse des cas d’exclusion au titre de la section E de l’article premier, qui permet l’exclusion d’une personne dans certains cas, même après que cette personne ait perdu son statut dans l’ancien pays de résidence, est décrit au paragraphe 28 de l’arrêt Zeng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 118 [Zeng]. Selon ce cadre, les demandeurs doivent bénéficier de droits semblables à ceux des ressortissants du pays pour être exclus.

[8] Le critère à trois volets énoncé dans l’arrêt Zeng demeure l’analyse à appliquer :

  1. Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait.

  2. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E.

  3. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment :

  1. la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire);

  2. la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays;

  3. le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine;

  4. les obligations internationales du Canada;

  5. et tous les autres faits pertinents.

[9] Le fardeau d’établir l’exclusion incombe au ministre, mais selon une norme de preuve fondée sur des raisons impérieuses, qui est moins élevée que la prépondérance des probabilités. Lorsque la preuve prima facie de l’exclusion a été établie par le ministre, le fardeau est inversé et le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’est plus visé par l’exclusion (Mikelaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 902, aux para 20, 26; Shahpari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 7678 (CF) au para 6).

[10] Les demandeurs n’ont pas contesté les conclusions de la SAR concernant les deux premiers volets du critère énoncé dans l’arrêt Zeng. Ils ont cependant avancé que la SAR n’avait pas raisonnablement appliqué le troisième volet du critère, qu’elle avait commis une erreur dans son évaluation des cinq facteurs et qu’elle n’avait pas tenu compte de la preuve objective. Plus précisément, les demandeurs ont fait valoir que la preuve objective démontre que le processus de regroupement familial du Brésil nécessite une demande de visa temporaire. Même si la notion de « visa permanent » n’existe plus dans les nouvelles lois du Brésil, les demandeurs ont soutenu qu’un visa temporaire n’équivaut pas à un visa permanent, puisqu’il ne confère pas un statut semblable à celui d’un citoyen brésilien. Il est difficile de savoir s’ils bénéficieraient d’autres droits, notamment s’ils auraient accès à des soins de santé et à la sécurité sociale. Les demandeurs ont fait valoir que, tout au plus, le processus de regroupement familial pourrait leur offrir un nouveau moyen d’émigrer au Brésil. Toutefois, il ne s’agit pas d’un motif suffisant pour les exclure en application de la section E de l’article premier de la Convention.

[11] Le processus de regroupement familial est énoncé à l’article 45 du décret brésilien no 9 199 daté du 20 novembre 2017, qui prévoit ce qui suit :

[traduction]

Art 45. Un visa temporaire pour le regroupement familial est accordé aux immigrants qui satisfont à l’une des conditions suivantes :

I. être l’époux ou le conjoint [d’un citoyen brésilien], sans discrimination, conformément au système juridique brésilien;

II. être l’enfant d’un [citoyen] brésilien ou d’un immigrant ayant obtenu un permis de séjour;

III. avoir un enfant brésilien;

IV. avoir un enfant qui est un immigrant ayant obtenu un permis de séjour;

V. être un ancêtre, jusqu’au deuxième degré, d’un [citoyen] brésilien ou d’un immigrant ayant obtenu un permis de séjour;

VI. être un descendant, jusqu’au deuxième degré, d’un [citoyen] brésilien ou d’un immigrant ayant obtenu un permis de séjour;

VII. être le frère ou la sœur d’un [citoyen] brésilien ou d’un immigrant ayant obtenu un permis de séjour;

VIII. avoir un [citoyen] brésilien sous sa tutelle ou sa garde.

§ 1. Au moyen d’un arrêté, le ministre d’État aux Affaires étrangères peut déterminer qu’il est nécessaire de mener des entrevues en personne et d’exiger des documents supplémentaires pour prouver le lien familial, au besoin. [...] [Non souligné dans l’original.]

[12] À l’audience, les demandeurs ont convenu qu’essentiellement, d’après le libellé du décret applicable, ils obtiendraient [traduction] « automatiquement » un statut dans le cadre du processus de regroupement familial. Cependant, ils ont répété qu’il ne s’agit pas d’un statut permanent, car il est valide pour [traduction] « une durée indéterminée » et que les droits qui leur seraient accordés en vertu de ce statut ne sont pas essentiellement similaires à ceux des ressortissants brésiliens. Les demandeurs ont également soulevé une nouvelle question, pour la première fois en réplique, et ont affirmé que la SPR ne les avait pas avisés avant de soulever l’exclusion au titre de la section E de l’article premier. Ils ont retiré cet argument après avoir reconnu qu’il n’avait jamais été présenté à la SAR et qu’il n’avait pas été avancé dans leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Je n’ai donc pas à me pencher sur cette nouvelle question.

[13] Le défendeur a soutenu que les demandeurs avaient présenté une interprétation sélective de la preuve objective en ce qui concerne les visas temporaires et le processus de regroupement familial. La SAR a raisonnablement conclu que le processus de regroupement familial est un moyen dont les demandeurs peuvent se prévaloir pour obtenir de nouveau le statut de résident et devenir un jour des citoyens brésiliens. Le cartable national de documentation sur le Brésil [le CND], mis à jour le 22 juillet 2022, a également confirmé que les immigrants au Brésil, quel que soit leur statut juridique, ont accès aux services de santé, à l’éducation et aux services sociaux. Le défendeur affirme également que l’analyse de la SAR concernant la persécution dont le demandeur prétend avoir été victime au Brésil est raisonnable. Les demandeurs n’ont fourni aucune preuve convaincante de l’absence de protection ou du caractère déraisonnable d’un déménagement dans une ville offrant une possibilité de refuge intérieur valable. Ils n’ont pas établi qu’ils avaient été exposés à un risque de préjudice grave qui les avait forcés à fuir le Brésil. En somme, l’analyse du troisième facteur du critère énoncé dans l’arrêt Zeng était raisonnable.

[14] Le défendeur renvoie également à la décision Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 54 [Paul]. Dans cette décision, la Cour a examiné des faits très semblables à ceux de l’espèce : il s’agissait d’une famille originaire d’Angola qui avait obtenu le statut de réfugié au Brésil et d’un enfant né par la suite au Brésil, qui détenait la citoyenneté brésilienne. La SAR avait analysé la perte de leur statut de résident permanent au Brésil et le même processus de regroupement familial au Brésil par rapport à la section E de l’article premier de la Convention.

[15] En tout respect, dans les circonstances de l’espèce, je ne puis conclure que la décision de la SAR est déraisonnable. Comme les demandeurs en ont convenu et comme l’indique explicitement le décret brésilien, il semble qu’il leur est possible d’obtenir un statut au Brésil puisque l’un des enfants possède la citoyenneté brésilienne. La SAR a tenu compte de la réglementation brésilienne et de la preuve objective contenue dans le CND, qui décrit les droits dont bénéficient les personnes ayant obtenu un statut dans le cadre du processus de regroupement familial. Le CND a confirmé que l’expression [traduction] « visa permanent » pour le regroupement familial avait été remplacée par « visa temporaire », mais que ce visa conférait essentiellement le même statut que celui des ressortissants brésiliens. La preuve démontre en outre que les demandeurs titulaires d’un visa temporaire pour les parents étrangers d’un enfant de nationalité brésilienne jouissent de droits essentiellement semblables à ceux des autres ressortissants brésiliens.

[16] La SAR a raisonnablement conclu que la preuve dont elle disposait établissait que les demandeurs pourraient obtenir un statut dans le cadre du processus de regroupement familial puisque l’un des enfants est un citoyen brésilien. Une fois cette conclusion tirée, il appartenait aux demandeurs de la réfuter et de prouver qu’en réalité et dans les faits, ils ne bénéficiaient pas de cette possibilité (Paul, aux para 18-19) ou que le statut qu’ils obtiendraient n’était pas essentiellement semblable à celui des autres ressortissants brésiliens.

[17] Pour accepter les arguments des demandeurs, la Cour devrait apprécier à nouveau les éléments de preuve déjà examinés par la SAR, ce qu’elle ne peut pas faire dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Il appartient à la SAR d’apprécier et d’évaluer la preuve qui lui est soumise par les demandeurs et de lui accorder le poids qu’elle mérite dans son examen (Vavilov, au para 125).

[18] De plus, je n’ai aucune raison d’établir une distinction avec les conclusions tirées par le juge Gascon dans la décision Paul étant donné que le plus jeune membre de la famille des demandeurs est un citoyen brésilien, que les demandeurs peuvent obtenir un visa permanent au Brésil et que ce statut leur conférerait des droits essentiellement semblables à ceux des autres ressortissants brésiliens.

[19] Enfin, bien qu’à l’audience, les demandeurs aient mis l’accent sur l’exclusion au titre de la section E de l’article premier de la Convention en raison du processus de regroupement familial, je ne peux pas non plus souscrire à leur argument selon lequel la SAR a commis une erreur dans son évaluation du risque qu’ils courent à leur retour au Brésil. Cette conclusion était fondée sur des conclusions défavorables en matière de crédibilité tirées par la SAR et la SPR. Les arguments avancés par les demandeurs reviennent également à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve.

V. Conclusion

[20] La décision de la SAR est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. Par conséquent, les demandeurs n’ont pas démontré que la décision était déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[21] Les parties confirment qu’il n’y a pas de question de portée générale à certifier, et je suis d’accord.


JUGEMENT dans le dossier IMM-12992-23

LA COUR REND LE JUGMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Phuong T.V. Ngo »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-12992-23

INTITULÉ :

EDUARDO KUMUENA JUNIOR ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 janvier 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE NGO

DATE DES MOTIFS :

LE 12 février 2025

COMPARUTIONS :

Eduardo Oliveira

POUR LES DEMANDEURS

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

NAZAMI & ASSOCIATES

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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