Date : 20250211
Dossier : IMM-11664-23
Référence : 2025 CF 265
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 11 février 2025
En présence de monsieur le juge Favel
ENTRE : |
MARJORIE CASTRO NGIAO |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Marjorie Castro Ngiao [la demanderesse], une citoyenne des Philippines âgée de 50 ans, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 1er septembre 2023 par un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC]. L’agent a rejeté la troisième demande de résidence permanente présentée par la demanderesse à titre de membre de la catégorie des aides familiaux résidants, laquelle demande était assortie d’une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire.
[2] J’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire. L’agent a commis une erreur dans son analyse des facteurs liés à l’établissement.
II. Contexte
[3] La demanderesse est divorcée. Elle a trois enfants et deux petits-enfants qui vivent tous aux Philippines. Elle est entrée au Canada le 15 novembre 2009 en tant que travailleuse étrangère temporaire dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants [PAFR]. Elle a plus tard obtenu un deuxième permis de travail.
[4] La demanderesse a présenté ses demandes de résidence permanente et de permis de travail dans le cadre d’un processus qui est devenu assez compliqué. Il suffit de dire que la résidence permanente et le permis de travail lui ont été refusés. La demanderesse a reçu l’ordre de quitter le Canada. Avec l’aide d’un consultant en immigration, elle a présenté une demande de réexamen de sa demande de résidence permanente. En janvier 2016, la demande de réexamen de la demande de résidence permanente a été rejetée.
[5] En juillet 2017, avec l’aide d’un avocat, la demanderesse a présenté, pour une deuxième fois, des demandes de résidence permanente et de permis de travail dans le cadre du PAFR. Ces demandes ont été rejetées le 29 août 2019, et un rapport a été établi à l’encontre de la demanderesse en vertu de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, SC 2001, c 27 [la LIPR] parce qu’elle est restée au Canada au-delà de sa période de séjour autorisée. La demanderesse a de nouveau reçu l’ordre de quitter le Canada.
[6] Avec l’aide d’un nouvel avocat, la demanderesse a présenté une troisième demande de résidence permanente le 16 décembre 2019. Le rapport établi en vertu de l’article 44 de la LIPR a été examiné, et une mesure d’exclusion a été prise le 6 décembre 2022. La demanderesse a présenté des lettres et des renseignements supplémentaires fournis par ses employeurs. Elle a aussi été reçue en entrevue.
[7] La troisième demande de résidence permanente de la demanderesse a été rejetée le 13 décembre 2022. L’agent chargé du réexamen n’était pas convaincu que les facteurs d’ordre humanitaire invoqués étaient suffisants pour lever l’interdiction de territoire de la demanderesse. Cette dernière a sollicité un contrôle judiciaire. La décision a été annulée et l’affaire a été renvoyée à IRCC pour être réexaminée par un nouvel agent [l’agent]. La demanderesse s’est vu offrir l’occasion de mettre à jour les facteurs d’ordre humanitaire qu’elle avait invoqués en vue du réexamen. Elle a fourni des documents supplémentaires en réponse à la demande de l’agent.
[8] L’agent a rejeté la demande de résidence permanente le 1er septembre 2023. Il n’était pas convaincu que la situation personnelle de la demanderesse soulevait des considérations d’ordre humanitaire qui justifiaient de contourner les conditions d’admissibilité. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle.
[9] Tout au long du processus, la demanderesse a continué à travailler au Canada et à apporter son aide à sa sœur aux Philippines.
[10] La demanderesse fait remarquer que le dossier certifié du tribunal [DCT] déposé à l’origine auprès de la Cour ne comportait que 80 pages et que 90 % de ses documents n’y figuraient pas. Selon le défendeur, la raison était la taille du dossier. Un DCT modifié a été transmis à la Cour le 5 mai 2024. La demanderesse note qu’aucune explication n’a été donnée concernant le problème technique allégué.
III. Décision
[11] L’agent a jugé que les facteurs invoqués dans la demande de résidence permanente ne suffisaient pas à justifier l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.
[12] L’agent a examiné les observations présentées par la demanderesse au sujet de son bon dossier civil et de ses relations favorables avec les autorités canadiennes. Cependant, il a conclu que [traduction] « maintenir un bon dossier civil et entretenir des relations favorables avec les autorités canadiennes sont des comportements attendus de la part des personnes qui vivent au Canada; de tels comportements ne sont pas exceptionnels »
. Il a estimé que le fait que la demanderesse soit restée au Canada et qu’elle ait continué à travailler sans statut pendant neuf ans, en ne payant d’impôt sur le revenu que pour une seule de ces années, démontrait un mépris de la réglementation canadienne en matière d’immigration et des autres exigences imposées aux personnes qui vivent et travaillent au Canada. Ce facteur ne militait pas en faveur de la demanderesse.
[13] Bien que les relations nouées par la demanderesse au sein de sa communauté ainsi qu’avec ses amis et voisins démontrent un certain degré d’établissement, l’agent a estimé que ces relations pourraient être maintenues depuis l’étranger. De plus, l’agent a pris acte de la relation amoureuse de la demanderesse et il a conclu que si celle-ci se mariait, elle aurait la possibilité de présenter une demande de statut au titre de la catégorie du regroupement familial.
[14] L’agent a examiné les observations présentées par la demanderesse au sujet de l’intérêt supérieur de ses enfants aux Philippines. Il a noté que les enfants de la demanderesse étaient des adultes et que rien n’indiquait qu’ils n’étaient pas en mesure de subvenir à leurs besoins. Il a aussi noté que rien n’expliquait pourquoi la sœur de la demanderesse ne pouvait pas soutenir financièrement ses propres enfants. L’agent a pris acte du fait que la demanderesse envoyait de l’argent à sa fille, mais il a fait remarquer que rien dans la preuve n’indiquait de quelle façon l’argent était distribué ni qui en profitait. Il n’a accordé que peu d’importance à ce facteur étant donné que la demanderesse avait gagné l’argent envoyé en travaillant sans y être autorisée. En outre, l’agent a jugé que les enfants, les petits-enfants et les parents de la demanderesse pourraient compter sur la présence et le soutien affectif de celle-ci si elle retournait aux Philippines.
[15] L’agent a pris acte du fait que la demanderesse travaillait comme gardienne d’enfants auprès de deux familles au Canada, prenant soin de sept enfants au total. Les familles ont présenté des lettres d’appui qui contenaient des déclarations favorables à la demanderesse. En ce qui concerne la première famille, l’agent a noté que, selon la preuve, la demanderesse travaillait pour elle deux jours par semaine, au cours desquels elle faisait principalement du nettoyage et des tâches ménagères. Il n’a trouvé aucun élément de preuve concernant la relation directe qu’entretenait la demanderesse avec les enfants de la famille (âgés de 14, 16 et 17 ans). En ce qui concerne la deuxième famille, l’agent a noté que la demanderesse travaillait pour elle à temps partiel depuis deux ans. Il a précisé que la famille avait employé plusieurs aides familiaux au fil des ans pour prendre soin des enfants. Dans l’ensemble, rien dans la preuve n’indiquait que l’absence de la demanderesse entraînerait des difficultés particulières pour les enfants au Canada. L’agent a ajouté que la demanderesse n’avait pas fait mention de ses tâches axées sur la garde d’enfants lors de son entrevue avec l’agent précédent.
[16] L’agent a examiné l’observation de la demanderesse selon laquelle la demande pour des aides familiaux dépasserait le nombre de travailleurs disponibles dans les années à venir. Étant donné que la demanderesse avait mentionné qu’elle ne travaillait pas principalement comme aide familiale, l’agent a estimé que ce facteur ne militait pas en sa faveur.
[17] L’agent a examiné les observations présentées par la demanderesse au sujet de la baisse du niveau de vie aux Philippines. Il a noté que le paragraphe 25(1) de la LIPR n’a pas pour but de compenser les différences de niveau de vie. Il vise plutôt à permettre une mesure d’exception en réponse à un ensemble particulier de circonstances qui ne sont pas prévues.
[18] L’agent a pris connaissance des documents sur la situation dans le pays, mais il n’a trouvé que peu de renseignements sur l’incidence directe qu’aurait cette situation sur la demanderesse. Il a reconnu que la demanderesse éprouverait certaines difficultés à son retour aux Philippines, mais il a estimé que ces difficultés ne suffisaient pas à justifier l’octroi d’une dispense.
IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable
[19] La présente affaire soulève les questions et sous-questions suivantes :
-
La décision était-elle raisonnable?
-
L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants?
-
L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse de l’établissement de la demanderesse?
-
L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse des difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée?
-
La décision était-elle équitable sur le plan procédural?
[20] Comme je suis d’avis que l’agent a commis une erreur dans son analyse de l’établissement de la demanderesse, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions.
[21] Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique à cette question est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Je suis du même avis. En l’espèce, aucune des exceptions énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov ne s’applique; par conséquent, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est pas réfutée (aux para 16-17).
V. Analyse du degré d’établissement
(1) Position de la demanderesse
[22] L’agent a commis une erreur en n’accordant de poids favorable à aucun des facteurs d’établissement de la demanderesse, choisissant de se concentrer uniquement sur le fait qu’elle n’avait pas de statut d’immigration. Plus précisément, l’agent n’a pas tenu compte des facteurs d’établissement favorables reconnus dans les lignes directrices du gouvernement du Canada intitulées « Évaluation des considérations d’ordre humanitaire : Établissement au Canada » (3 février 2017) :
-
a)la demanderesse vit au Canada depuis plus de 14 ans;
-
b)elle a présenté de nombreuses demandes aux autorités en matière d’immigration dans le but de régulariser son statut;
-
c)elle a travaillé pour subvenir à ses besoins durant toute la période où elle a vécu au Canada;
-
d)elle est pleinement intégrée dans sa communauté au Canada;
-
e)elle n’a pas de casier judiciaire.
[23] L’agent n’a accordé de poids favorable à aucun de ces facteurs. Il a plutôt estimé qu’ils constituaient [traduction] « une attente »
ou qu’ils n’étaient « pas inhabituels »
. Puisque l’établissement s’est constitué durant une période de non-conformité, l’agent n’y a accordé aucun poids favorable.
[24] La demanderesse fait valoir que ces facteurs sont des motifs valables qui excusent la non‑conformité. Cependant, l’agent a agi comme si la non-conformité annulait la valeur de ces facteurs. La jurisprudence met explicitement en garde les agents contre le fait de se concentrer sur la faute à l’égard de laquelle la dispense pour considérations d’ordre humanitaire est demandée (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 au para 23). Dénaturer les facteurs favorables liés à l’établissement et les faire jouer contre le demandeur plutôt qu’en sa faveur a été jugé déraisonnable (Alghanem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1137 au para 39).
[25] Bien qu’un agent puisse attribuer un poids défavorable aux antécédents de non‑conformité (Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 aux para 23-24), il doit tout de même attribuer un poids favorable à l’établissement constitué durant une période de non-conformité (Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 368 aux para 21-25). Les antécédents de non-conformité d’un demandeur ne doivent être pris en compte qu’une seule fois. Ils ne peuvent pas se voir attribuer un poids défavorable et être ensuite utilisés pour annuler le poids favorable accordé à d’autres facteurs.
[26] Le poids défavorable accordé aux antécédents de non-conformité doit être réduit si la période de non-conformité a été causée ou prolongée par des facteurs indépendants de la volonté du demandeur (Trinidad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 65 aux para 35-40).
[27] L’agent n’a pas pris en compte les nombreuses tentatives faites par la demanderesse depuis 2013 pour régulariser son statut. Il n’a pas non plus tenu compte des faits suivants : la demanderesse n’avait pas les fonds nécessaires pour retenir les services d’un avocat en 2015‑2016; un retard a été occasionné par une procédure de divorce en 2016; elle a été hospitalisée en 2017; et les deux premiers avocats auxquels elle a fait appel ont tardé à préparer ses demandes et ont présenté des documents erronés à son insu et sans son approbation.
(2) Position du défendeur
[28] L’agent n’a pas commis d’erreur dans son analyse de l’établissement. Il a explicitement reconnu que la demanderesse avait un bon dossier civil, qu’elle n’avait pas de casier judiciaire, qu’elle entretenait des relations favorables avec les autorités canadiennes et qu’elle travaillait au Canada. Il a soupesé ces facteurs par rapport à la non-conformité de la demanderesse au système d’immigration et il a conclu que l’établissement de celle-ci n’était pas un facteur qui militait en sa faveur. Il n’a pas estimé que son absence de statut pesait contre elle, mais plutôt qu’elle ne militait pas en sa faveur. L’exercice de mise en balance était raisonnable.
[29] Il était aussi raisonnable pour l’agent de tenir compte du mépris témoigné par la demanderesse à l’égard des lois canadiennes sur l’immigration. La Cour a jugé que, dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, un demandeur ne devrait pas tirer profit du fait d’avoir contourné les processus d’immigration habituels (Castro Quiel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1218 au para 17).
(3) Conclusion
[30] L’agent a commis des erreurs dans l’analyse de l’établissement de la demanderesse au Canada. Cette conclusion est suffisante pour faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.
[31] Je suis d’avis que, dans l’analyse de l’établissement, l’agent a commis deux erreurs. Premièrement, il s’est servi d’un facteur favorable qui aurait dû militer en faveur de l’octroi d’une dispense pour justifier le refus d’octroyer cette dispense. Il a pris acte des liens étroits qu’entretenait la demanderesse avec sa communauté au Canada et il a jugé qu’il était raisonnable d’en déduire qu’elle pourrait rétablir de forts liens avec des amis et des membres de sa famille à son retour aux Philippines. Il a utilisé ce facteur favorable comme une épée plutôt que comme un bouclier.
[32] Deuxièmement, les motifs de l’agent ne tiennent pas compte des nombreuses tentatives faites par la demanderesse pour régulariser son statut d’immigration. Il ne s’est pas demandé si le défaut de la demanderesse de se conformer aux lois canadiennes sur l’immigration résultait de ses propres actions ou plutôt de circonstances indépendantes de sa volonté. Plus particulièrement, il n’a pas pris en compte la première demande de résidence permanente de la demanderesse, qu’elle avait présentée alors qu’elle avait toujours un statut en mai 2013. Il n’a pas non plus pris en compte les nombreuses tentatives faites par la demanderesse pour régulariser son statut par la suite. De même, il n’a pas tenu compte du fait que l’avocat auquel la demanderesse avait fait appel a tardé à préparer ses demandes et a présenté des documents erronés. Une décision favorable peut être justifiée lorsque le demandeur est demeuré au Canada pendant une longue période du fait de circonstances indépendantes de sa volonté [en gras dans l’original] (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA), 2002 CAF 125 au para 27).
[33] En résumé, je conclus que l’agent a commis une erreur dans l’évaluation de l’établissement de la demanderesse au Canada. Cette erreur est suffisamment grave pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100).
VI. Conclusion
[34] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’agent n’a pas pris en compte les observations clés sur l’établissement de la demanderesse au Canada.
[35] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-11664-23
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
-
La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
-
Il n’y a aucune question à certifier.
« Paul Favel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-11664-23 |
INTITULÉ : |
MARJORIE CASTRO NGIAO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
TORONTO (ONTARIO) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 15 août 2024 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE FAVEL |
DATE DES MOTIFS : |
Le 11 février 2025 |
COMPARUTIONS :
Justin J. Toh |
Pour la demanderesse |
KEVIN DOYLE |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
JUSTIN J. TOH, J.D., B.A. TORONTO (ONTARIO) |
Pour la demanderesse |
Procureur général du Canada TORONTO (ONTARIO) |
Pour le défendeur |