Dossier : IMM-12840-23
Référence : 2025 CF 262
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 10 février 2025
En présence de monsieur le juge Southcott
ENTRE : |
AMINA SHARIF MOHAMED JAMAL SHARIF ANWAR AAMIL SHARIF ANWAR AALIYA NUUR ADHAN LAILA NUUR ADHAN IMRAN NUUR ADHAN BILAL SHARIF MOHAMED |
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 12 septembre 2023 par la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Dans sa décision, la SPR a accueilli la demande présentée par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] au titre de l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour faire annuler la décision par laquelle la SPR avait octroyé l’asile aux demandeurs.
[2] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée parce que les arguments des demandeurs ne minent pas le caractère raisonnable de la décision.
II. Contexte
[3] Les demandeurs sont la première demanderesse nommée ci-dessus [la demanderesse principale], ses cinq enfants et un ami de la demanderesse principale qu’elle considère comme un frère [le codemandeur]. La demanderesse principale a déclaré qu’elle est citoyenne somalienne de naissance, qu’elle a obtenu un passeport pour étranger du Danemark en 1992 ou vers cette année-là, qu’elle a obtenu la citoyenneté danoise en 2008 ou vers cette année-là, que tous ses enfants ont la citoyenneté danoise de naissance et que tous les demandeurs sont arrivés au Canada en 2011.
[4] La demanderesse principale a déclaré qu’elle a fui le Danemark en raison de la violence domestique que son conjoint lui a fait subir et qu’elle ne s’est pas adressé la police du Danemark, car elle craignait que son conjoint ne la sépare de ses enfants. Elle a présenté une demande d’asile au nom de tous les demandeurs en août 2011, faisant valoir sa citoyenneté somalienne et affirmant craindre d’être persécutée en Somalie. La demanderesse principale a utilisé des pseudonymes pour tous les demandeurs, elle n’a pas divulgué que les demandeurs avaient vécu au Danemark et elle n’a pas dévoilé leur statut dans ce pays. La SPR, sans tenir d’audience, a accordé le statut de réfugié au sens de la Convention aux demandeurs le 27 mars 2012 [la décision de 2012].
[5] En février 2023, le ministre a présenté une demande d’annulation de la décision de 2012 [la demande d’annulation], alléguant que les demandeurs étaient tous des citoyens danois lors du prononcé de la décision de 2012 par laquelle l’asile leur a été octroyé; ce fait n’avait pas été divulgué dans leur demande d’asile.
[6] Le 12 septembre 2023, la SPR a tenu une audience à laquelle la demanderesse principale a assisté virtuellement, accompagnée de ses enfants, mais elle n’était pas représentée par un avocat. Le codemandeur n’a pas assisté à l’audience. La SPR a ensuite rendu sa décision de vive voix à l’audience.
III. Décision faisant l’objet du contrôle
[7] Dans la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, la SPR a accueilli la demande d’annulation présentée au titre de l’article 109 de la LIPR. La SPR a conclu que les demandeurs avaient fait des présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent et qu’il ne restait pas d’éléments de preuve convaincants pour justifier l’asile.
[8] La SPR a fait remarquer que la demanderesse principale avait témoigné à l’audience relative à la demande d’annulation, donnant son nom véritable et celui de ses enfants et précisant qu’ils étaient tous des citoyens danois lorsque leur demande d’asile a été instruite, faits que la demanderesse principale avait délibérément dissimulés. De plus, la demanderesse principale avait parlé de ses antécédents en matière d’immigration au Danemark et avait expliqué qu’elle avait fui le Danemark en raison des mauvais traitements que son époux lui avait infligés et pour protéger ses enfants. La SPR n’avait aucune réserve concernant la crédibilité de la demanderesse principale.
[9] La SPR a conclu que la demanderesse principale et ses enfants ont fait une présentation erronée sur un fait important en dissimulant leur citoyenneté danoise lors de l’instruction de leur demande d’asile. La SPR a conclu que cette présentation erronée avait trait à un objet pertinent et a déclaré que, si l’on avait su que la demanderesse principale et ses enfants étaient des citoyens du Danemark, un pays démocratique développé, elle aurait rejeté leurs demandes d’asile en premier lieu. En outre, la SPR a conclu qu’il ne restait pas d’éléments de preuve convaincants pour justifier l’asile.
[10] En ce qui concerne le codemandeur, la SPR a conclu que le ministre avait déployé tous les efforts nécessaires pour l’informer de la demande d’annulation. Comme le codemandeur ne s’est pas présenté pour contester la demande d’annulation, la SPR a accepté la preuve documentaire du ministre et a conclu qu’il avait aussi un statut au Danemark. Par conséquent, la SPR a accueilli la demande d’annulation à l’égard de tous les demandeurs.
IV. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable
[11] Dans leurs arguments, les demandeurs contestent le caractère raisonnable de la décision. Comme le laisse entendre la phrase précédente, la norme qui s’applique au contrôle par la Cour du fond de la décision est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17).
[12] Le défendeur soulève également une question de procédure, faisant valoir que l’intitulé de la cause devrait être modifié pour désigner le ministre comme le défendeur plutôt que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, qui avait été désigné à l’origine.
V. Analyse
A. Question préliminaire
[13] Les demandeurs sont d’accord avec le défendeur pour dire que le ministre est le bon défendeur, et je partage cet avis (Omar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 1334 au para 11). La modification de l’intitulé de la cause sera reflétée aux présentes.
B. Le caractère raisonnable de la décision contestée
[14] Les demandeurs affirment essentiellement que, dans sa décision annulant l’octroi de l’asile, la SPR n’a pas tenu compte d’un document reproduisant un message envoyé par l’autorité danoise chargée de l’immigration illégale en 2021 au moyen de la plateforme d’échange de renseignements SIENA d’Europol [le document d’Europol], qui faisait partie des éléments de preuve présentés par le ministre à la SPR. Le document d’Europol contient des renseignements sur la question de savoir si les demandeurs étaient titulaires de passeports danois. Selon le document d’Europol, qui précise le nom véritable des demandeurs plutôt que les pseudonymes utilisés dans les demandes d’asile, la demanderesse principale n’était pas titulaire d’un passeport danois valide (bien qu’elle ait été titulaire d’un passeport pour étranger du Danemark qui avait expiré en 1998 et qui avait été déclaré volé en 1996) et aucun de ses enfants n’avait de passeport danois.
[15] Les demandeurs font valoir que, dans la décision relative à la demande d’annulation, pour conclure que la demanderesse principale et ses enfants étaient tous des citoyens danois et qu’ils avaient donc fait une fausse déclaration devant la SPR quant à leur citoyenneté dans le cadre du processus de demande d’asile qui a conduit à la décision de 2012, la SPR s’est seulement fondée sur l’admission de la demanderesse principale à cet égard dans son témoignage à l’audience. Les demandeurs font observer que la preuve produite par le ministre à l’appui de la demande d’annulation comprenait les antécédents de voyage du SIED, qui démontrent que tous les demandeurs sont arrivés au Canada en 2011 munis de passeports danois. Ils soutiennent toutefois que la décision contestée est déraisonnable, car la SPR n’a pas traité des renseignements figurant dans le document d’Europol, qui constituent, selon eux, une preuve contradictoire.
[16] De même, les demandeurs soulignent que le ministre a indiqué dans ses observations relatives à la demande d’annulation, en se fondant sur les formulaires de renseignements personnels [les FRP] joints aux demandes d’asile, qu’ils avaient affirmé ne pas avoir de pièces d’identité et de ne pas pouvoir en obtenir. Là encore, les demandeurs prétendent que cette preuve ne concorde pas avec la conclusion de la SPR selon laquelle ils étaient des citoyens danois et qu’ils n’avaient pas révélé cette information.
[17] Qui plus est, les demandeurs affirment qu’au vu des renseignements dans le document d’Europol, la SPR ne pouvait pas se fonder sur le témoignage de la demanderesse principale ni sur les autres éléments de preuve, dont les antécédents de voyage du SIED. Elle devait plutôt se renseigner pour essayer d’établir si les demandeurs étaient effectivement des citoyens danois à la date de l’instruction de leurs demandes d’asile.
[18] À l’appui de cet argument, les demandeurs font valoir que, pour que le ministre ait gain de cause dans une demande d’annulation présentée au titre de l’article 109 de la LIPR, la SPR doit d’abord conclure que la décision par laquelle le statut de réfugié a été accordé résultait de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait. Les demandeurs affirment en outre que le fardeau de la preuve à cet égard incombe au ministre. Ils renvoient la Cour aux décisions Mai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 192 [Mai], au paragraphe 35, et Begum c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2005 CF 1182 [Begum], au paragraphe 8.
[19] La décision Begum est plus pertinente que la décision Mai, car cette dernière ne concerne pas une demande d’annulation présentée au titre de l’article 109 de la LIPR; elle concerne plutôt la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR, qui font obstacle à une demande d’asile au Canada si le statut du demandeur dans un autre pays l’habilite à présenter une demande d’asile dans cet autre pays (au para 1). Je souscris toutefois à l’explication des demandeurs quant aux principes selon lesquels le fardeau de la preuve incombe au ministre dans le cadre d’une demande présentée au titre de l’article 109.
[20] Malgré cette conclusion, les demandeurs n’ont cité aucune jurisprudence ni aucun principe juridique applicable concernant notamment le fardeau de la preuve du ministre pour étayer leur argument selon lequel la SPR était tenue de poser des questions ou de se renseigner pour trancher la question de savoir si le ministre s’était acquitté de son fardeau. En effet, je fais remarquer que la Cour dans la décision Mai a déclaré que, bien que le fardeau d’établir le statut des demandeurs (dans le contexte d’une instance fondée sur l’article 98) incombe au ministre, il n’était pas nécessaire que le ministre l’établisse dans cette affaire, car les demandeurs avaient admis qu’ils avaient le statut en cause (au para 34). En l’espèce, du moins en ce qui concerne la demanderesse principale et ses enfants, la demanderesse principale a admis qu’ils avaient la citoyenneté danoise. Quoi qu’il en soit, rien ne me porte à conclure que la SPR avait le fardeau d’enquêter, comme l’affirment les demandeurs.
[21] Cela dit, je souscris à l’argument des demandeurs selon lequel la SPR était tenue de prendre en considération tous les éléments de preuve pertinents produits dans le cadre de la demande d’annulation. La SPR n’est toutefois pas tenue de mentionner expressément tous ces éléments de preuve dans sa décision. Elle est plutôt réputée avoir examiné l’ensemble de la preuve, à moins que les éléments de preuve qui ne sont pas expressément mentionnés suffisent pour contredire ses conclusions, de sorte que la Cour peut déduire que la SPR n’en a pas tenu compte (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 aux para 16-17 (CF)).
[22] Comme l’affirme le défendeur, le document d’Europol ne fait pas état de la question déterminante, à savoir si les demandeurs étaient des citoyens danois et s’ils ont omis de divulguer ce fait à la SPR lorsqu’ils ont demandé l’asile. Par ailleurs, le document d’Europol ne traite que de la question de savoir si la demanderesse principale et ses enfants étaient titulaires de passeports danois; il ne contient aucune précision quant à la question de savoir s’il s’agissait de passeports danois détenus autrement qu’en 2021, lorsque le document d’Europol a été publié. Selon moi, cette preuve ne contredit pas les conclusions de la SPR de sorte que l’on puisse conclure qu’elle en a fait abstraction.
[23] J’estime que l’argument selon lequel la SPR devait examiner expressément les déclarations que les demandeurs ont faites dans leurs FRP portant qu’ils n’avaient aucune pièce d’identité et ne pouvaient en obtenir est sans fondement. Comme la demanderesse principale a admis avoir fait les présentations erronées qui ont donné lieu à la décision de 2012, il serait absurde de s’attendre à ce que la SPR accorde une importance quelconque aux déclarations faites dans les FRP (qui ont été soumis par la demanderesse principale) au sujet de l’identité des demandeurs et dans des documents connexes.
[24] Enfin, les demandeurs renvoient la Cour au paragraphe 109(2) de la LIPR, qui précise que la SPR peut rejeter une demande d’annulation si elle estime qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile. Les demandeurs prétendent que la décision est déraisonnable, car elle ne reflète pas cet examen et parce que le ministre n’a pas divulgué la preuve qui a permis de confirmer leur identité à l’instruction des demandes d’asile qui ont mené à la décision de 2012.
[25] J’estime que ces arguments ne sont pas fondés. Les demandeurs n’ont produit aucune source pour étayer l’affirmation selon laquelle il incombait au ministre de réfuter l’existence d’autres éléments de preuve susceptibles d’étayer le maintien du statut de réfugié au titre du paragraphe 109(2) de la LIPR. Qui plus est, ils n’ont pas établi que la SPR avait fait abstraction d’éléments de preuve qui, compte tenu de leur citoyenneté danoise, leur permettraient de conserver leur statut de réfugié.
VI. Conclusions
[26] Comme j’ai conclu que les arguments des demandeurs ne minent pas le caractère raisonnable de la décision, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.
[27] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’un appel, et aucune n’est énoncée.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-12840-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
-
La demande est rejetée.
-
Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.
-
L’intitulé est modifié comme il est indiqué ci-dessus de manière à ce que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit désigné comme défendeur.
« Richard F. Southcott »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-12840-23 |
INTITULÉ : |
AMINA SHARIF MOHAMED JAMAL SHARIF ANWAR AAMIL SHARIF ANWAR AALIYA NUUR ADHAN LAILA NUUR ADHAN IMRAN NUUR ADHAN BILAL SHARIF MOHAMED c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
TORONTO (ONTARIO) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 6 février 2025 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE SOUTHCOTT |
DATE DES MOTIFS : |
Le 10 février 2025 |
COMPARUTIONS :
Veena G. Gupta |
POUR LES DEMANDEURS |
Charles Jubenville |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Nanda & Associate Lawyers Professional Corporation Mississauga (Ontario) |
POUR LES DEMANDEURS |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |