Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20250206

Dossier : IMM-9472-23


Référence : 2025 CF 215

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 février 2025

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

MARIO RAUL RODAS TEJEDA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

  1. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de l’immigration [la SI] a conclu que la décision d’un représentant du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] de déférer le dossier du demandeur pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], 12 ans après que le demandeur est entré au Canada et qu’il a divulgué ce qui a servi de motif potentiel d’interdiction de territoire, ne constituait pas un abus de procédure en raison du délai imputable au ministre.

[2] Comme il est expliqué plus en détail plus bas, la présente demande sera accueillie, car la SI a conclu à tort que sa compétence pour examiner les arguments du demandeur relatifs à l’abus de procédure se limitait à l’examen du délai suivant la décision de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] d’établir un rapport concernant le demandeur en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Guatemala âgé de 48 ans. Il est entré au Canada le ou vers le 28 septembre 2009 et a présenté une demande d’asile.

[4] Le 22 décembre 2010, dans le contexte de son audience devant la Section de la protection des réfugiés [la SPR], le demandeur a présenté un Formulaire de renseignements personnels [FRP] modifié dans lequel il a mentionné avoir participé, au Guatemala, au trafic de drogues et à l’échange de dollars américains pour de la monnaie guatémaltèque pour le compte de personnes qui, selon lui, se livraient à des activités illégales. L’ASFC est intervenue, affirmant que le demandeur était exclu de la protection accordée aux réfugiés, en application de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, pour s’être livré à un crime grave de droit commun au Guatemala. L’audition de la demande d’asile du demandeur a eu lieu en janvier 2011. Le 21 janvier 2011, la SPR a rejeté sa demande d’asile au motif qu’il était exclu en application de l’alinéa Fb) de l’article premier.

[5] En 2012, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et une demande d’examen des risques avant renvoi [les demandes]. Les demandes ont été rejetées en novembre 2013. Dans les deux cas, le fait que le demandeur s’est livré à des activités criminelles au Guatemala a été pris en considération.

[6] Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire des décisions relatives aux demandes, et la Cour fédérale a ordonné un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Par consentement, les demandes ont été renvoyées pour nouvelles décisions. À ce jour, aucune nouvelle décision n’a encore été rendue dans les deux dossiers, malgré les multiples demandes du demandeur.

[7] Le 21 novembre 2019, un agent de l’ASFC a exercé son pouvoir discrétionnaire pour établir un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR [le rapport établi en vertu de l’article 44]. Dans ce rapport, il a conclu que le demandeur avait participé au trafic de drogue au Guatemala, sur la base des déclarations faites dans le FRP du demandeur, notamment : la décision de se lancer dans la vente de drogues illégales en 2007; l’échange de grandes quantités de devises par l’entremise du bureau de change de son père pour un homme qu’il soupçonnait d’être impliqué dans le trafic de drogues; et la vente de cocaïne et d’une drogue appelée Sudolor pour cet homme. À la lumière de ces informations, l’agent a conclu dans le rapport établi en vertu de l’article 44 qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée en application de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR et a recommandé que le dossier du demandeur soit déféré pour enquête.

[8] Le 24 février 2020, un représentant du ministre, agissant au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR, a conclu que le rapport établi en vertu de l’article 44 était bien fondé et, le 9 mars 2022, l’affaire a été déférée à la SI pour enquête [la décision du ministre]. Le 25 avril 2022, le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre et a fait valoir que le temps pris par le ministre pour déférer l’affaire — une décision reposant sur des faits qui lui étaient connus depuis l’époque de la procédure devant la SPR de nombreuses années auparavant — constituait un abus de procédure. Cette demande, qui porte le numéro de dossier de la Cour IMM-4058-22, a été plaidée en même temps que la présente demande de contrôle judiciaire. Ma décision concernant la demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre (Rodas Tejeda c Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2025 CF 214]) est rendue en même temps que la présente décision.

[9] La SI examine actuellement les allégations d’interdiction de territoire contenues dans le rapport établi en vertu de l’article 44. Le demandeur a demandé à la SI de suspendre la procédure d’enquête, se fondant de nouveau des allégations d’abus de procédure semblables à celles avancées dans le dossier de la Cour no IMM-4058-22, en raison du temps que le ministre a pris pour déférer l’affaire à la SI en vertu de l’article 44. La SI a rejeté cette demande le 7 juillet 2023 [la décision de la SI]. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SI.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[10] La SI s’est penchée sur les questions suivantes : a) si elle avait compétence pour ordonner une suspension d’instance en raison d’un abus de procédure causé par un délai; b) la façon dont le délai devrait être calculé; et c) si le délai en question constituait un abus de procédure.

[11] En résumé, la SI a conclu qu’elle avait une compétence limitée pour ce qui est d’accorder une suspension d’instance en raison d’un abus de procédure découlant d’un délai, qui est calculé à partir du moment où l’ASFC décide d’établir un rapport en vertu de l’article 44. Elle a également jugé que le délai en question ne constituait pas un abus de procédure.

[12] La SI a conclu que rien dans la LIPR ne lui retire le pouvoir qu’elle détient, du fait qu’elle est un tribunal administratif, de contrôler sa propre procédure, à condition que cette procédure respecte les règles d’équité procédurale (Prassad c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 RCS 560 aux p 568-569, 1989 CanLII 131 (CSC)).

[13] La SI a résumé la décision Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591 [Torre], qui portait sur la question de savoir si la SI avait compétence pour ordonner une suspension d’instance dans le contexte d’un abus de procédure allégué pour cause de délai, ainsi que les décisions qui l’ont suivi, soit Singh c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 455 [Singh], Ismaili c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 427 [Ismaili], et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Najafi, 2019 CF 594 [Najafi].

[14] Se fondant sur cette jurisprudence, la SI a jugé qu’elle avait le pouvoir d’accorder une suspension d’instance en raison d’un abus de procédure pour cause de délai et que la période pertinente pour l’examen de celui-ci commençait au moment où l’ASFC avait pris la décision d’établir un rapport d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1), faisant remarquer que le délai devait avoir pris place dans le cadre d’une procédure administrative ou judiciaire qui est déjà entamée. La SI a rejeté l’argument du demandeur selon lequel, dans son examen du délai applicable, elle devait considérer que l’affaire est déjà entamée au moment où l’organisme d’enquête est informé de la question qui motive l’enquête. Elle a conclu qu’elle était liée par la jurisprudence mentionnée ci-dessus, dans laquelle il a toujours été affirmé que, dans le contexte des instances devant la SI, le délai est calculé à partir du moment où l’ASFC décide d’établir un rapport en vertu de l’article 44.

[15] La SI a également examiné l’argument du demandeur selon lequel la décision Torre se distingue de l’affaire dont elle était saisie parce qu’elle s’appuyait sur la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Katriuk, 1999 CanLII 9290 (CF 1re inst) [Katriuk], une affaire concernant un délai dans une instance où il était allégué que le demandeur avait obtenu sa citoyenneté par de fausses déclarations. Le demandeur a fait valoir que l’affaire Katriuk était différente, parce que la Cour a jugé que le demandeur dans cette affaire était responsable du délai. La SI n’était pas d’accord et a noté que la décision Katriuk s’appuyait sur l’arrêt R c Finta, 1994 CanLII 129 (CSC) [Finta], dans lequel les juges dissidents ont conclu que les délais qui précèdent l’inculpation ne comptent pas comme tels dans la détermination du délai pertinent. Elle a jugé que, dans la décision Katriuk, la Cour ne s’intéressait pas uniquement à la conduite du demandeur.

[16] La SI a fait remarquer que, dans l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe], la Cour suprême du Canada [la CSC] a conclu que le British Columbia Human Rights Tribunal [le Tribunal] pouvait prendre en considération des délais antérieurs à l’affaire dont il était saisi. La SI a distingué cette affaire de celle dont elle était saisie en raison de la nature du Tribunal, estimant que, dans ce contexte, le délai commençait au moment où une plainte était déposée et où les obligations de la British Columbia Human Rights Commission [la Commission] et du Tribunal commençaient à s’appliquer. La SI s’est appuyée sur l’observation de la Cour dans la décision Singh selon laquelle les agents d’immigration ne sont pas tenus d’agir dans les délais souhaités par le demandeur lorsqu’ils établissent un rapport ou défèrent l’affaire à la SI en vertu de l’article 44.

[17] La SI a également pris en considération l’arrêt plus récent de la CSC, Law Society of Saskatchewan c Abrametz, 2022 CSC 29 [Abrametz], affirmant qu’il y a été établi que l’examen du délai commence au moment de la vérification (effectuée par le Barreau appelant à l’égard de son membre intimé). Elle a pris acte du fait que le moment de la vérification était examiné dans la section « Enquête antérieure au dépôt des accusations » concernant les faits de l’affaire. Toutefois, la SI a distingué l’affaire Abrametz de celle dont elle était saisie en raison de la nature du tribunal concerné et a conclu que le délai pris en compte par ce tribunal commençait au moment de la vérification et pas nécessairement au moment où le Barreau a initialement obtenu l’information qui l’a motivé à enquêter sur son membre.

[18] La SI a conclu que la doctrine de l’abus de procédure est vaste et ne s’encombre pas d’exigences particulières; elle varie donc en fonction du contexte. La SI a fait remarquer que, dans le contexte qui lui est propre, la jurisprudence (renvoyant à Torre, Ismaili et Najafi) aurait pu profiter des enseignements de l’arrêt Blencoe, mais n’a pas considéré que la période d’enquête faisait partie du délai à examiner.

[19] La SI a également pris en considération les décisions invoquées par le demandeur qui traitaient d’instances relatives à une demande d’annulation devant la SPR (Akram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 171; Mella c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1587; Lata c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 459), mais elle les a distingué de l’affaire dont elle était saisie parce qu’elles ne prenaient pas en compte le régime législatif particulier de la SI ni sa compétence limitée. Elle a également rejeté les décisions invoquées par le demandeur qui avaient été rendues dans le contexte du droit pénal.

[20] La SI a donc conclu que le délai qu’elle devait prendre en compte dans son examen des arguments du demandeur relatifs à l’abus de procédure commençait au moment où l’ASFC a décidé d’établir un rapport d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1). En l’espèce, il s’agissait d’un délai de 28 mois.

[21] La SI a ensuite résumé le critère permettant de conclure à l’existence d’un abus de procédure, qui peut être satisfait lorsqu’un délai a une incidence sur l’équité du processus administratif ou lorsque le délai entraîne d’autres formes de préjudice. Elle s’est d’abord penchée sur l’équité du processus administratif. Pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, le décideur doit être convaincu que le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si l’instance suivait son cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à l’instance. La SI a pris acte de l’explication dans l’arrêt Blencoe selon laquelle, dans le contexte du droit administratif, il faut prouver qu’un délai inacceptable a causé un préjudice important.

[22] La SI a jugé que le délai dans l’affaire dont elle était saisie ne compromettait pas l’équité de l’audience. Elle a conclu que les observations du demandeur, selon lesquelles il n’est plus en mesure de se souvenir des détails de ses activités ou de ses antécédents au Guatemala en raison du temps écoulé, ne permettaient pas d’expliquer en quoi le délai de 28 mois avait eu une incidence sur l’équité de l’audience ou la mémoire du demandeur. La SI a jugé que les difficultés du demandeur à se remémorer des souvenirs en raison du syndrome de stress post-traumatique n’étaient pas causées par le délai de 28 mois, et que ce délai n’avait pas non plus aggravé ces difficultés. Elle a conclu que les dossiers médicaux du demandeur contenaient peu d’éléments de preuve postérieurs à novembre 2019 (date du rapport établi en vertu de l’article 44) et que la preuve n’établissait pas clairement que le délai de 28 mois avait eu une incidence sur la santé mentale et la mémoire du demandeur. L’affidavit du demandeur n’établissait pas non plus un tel effet.

[23] La SI a également mentionné que le délai de 28 mois n’était pas la raison pour laquelle le demandeur n’avait pas présenté suffisamment de documents ni contacté des témoins. Elle a fait remarquer que le demandeur n’était plus en contact avec les personnes qu’il connaissait lorsqu’il vivait au Guatemala, mais a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve quant aux informations que ces personnes pourraient fournir ou à l’incidence du délai de 28 mois sur cette situation. La SI a pris acte de la déclaration du demandeur selon laquelle la banque avec laquelle il faisait affaire au Guatemala avait fermé, mais a jugé qu’aucune information n’avait été présentée pour expliquer en quoi les documents bancaires pourraient être utiles au demandeur ni pour démontrer les efforts déployés afin d’obtenir ces documents. Le demandeur a également affirmé qu’il serait exposé à un risque s’il contactait la police ou des organismes de l’État, mais la SI a conclu que ce risque n’avait pas de lien avec le délai allégué.

[24] La SI a ensuite examiné d’autres formes de préjudice alléguées par le demandeur (liées en particulier à sa santé mentale, mais aussi à l’effet du délai sur son état de santé, sa situation financière et son statut d’immigration en général ainsi que ceux de sa famille), mais elle a conclu que, bien que le délai de 28 mois dans cette affaire ait été excessif, il n’avait pas causé au demandeur un préjudice important.

[25] Pour déterminer si le délai était excessif, la SI a pris en considération : a) la nature et l’objet des procédures, b) la longueur et les causes du délai, et c) la complexité des faits de l’affaire et des questions en litige. Elle a conclu que le délai était excessif, et n’a trouvé aucune raison pour laquelle la complexité des faits ou des questions aurait eu une incidence sur le temps nécessaire au ministre pour lui déférer l’affaire.

[26] Toutefois, la SI a jugé que le délai n’avait pas causé de préjudice important au demandeur, étant donné que la plupart des préjudices qu’il avait décrits découlaient de faits qui s’étaient produits avant novembre 2019. Par conséquent, même si ce préjudice a pu être exacerbé par le délai, le demandeur n’a pas établi que le délai de 28 mois lui avait causé un préjudice important.

[27] La SI a donc rejeté la demande de suspension d’instance du demandeur.

IV. Questions en litige

[28] Dans leurs observations, les parties demandent à la Cour de trancher les questions suivantes :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée, étant donné que le demandeur conteste une décision interlocutoire dans le cadre du processus administratif devant la SI?
  2. Si la présente demande n’est pas prématurée, quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de la SI?
  3. Si la présente demande n’est pas prématurée, la SI a-t-elle commis une erreur en concluant que le temps pris par le ministre pour déférer l’affaire en vertu de l’article 44 ne constituait pas un abus de procédure?

[29] Le défendeur soulève également une question préliminaire, à savoir si une partie de l’un des affidavits sur lesquels le demandeur s’appuie devrait être radiée étant donné qu’elle est postérieure à la décision de la SI et n’a donc pas été présentée au décideur administratif.

V. Analyse

A. La question préliminaire

[30] Le dossier du demandeur comprend un affidavit souscrit le 22 septembre 2023 par Janet Woo, une assistante juridique employée par le conseil du demandeur, auquel étaient jointes des pièces, y compris une lettre datée du 11 septembre 2023 d’une psychologue, Mme Lisa Ferrari, concernant les problèmes de santé mentale du demandeur [la lettre de Mme Ferrari]. Comme la date de la lettre de Mme Ferrari le montre clairement, la SI ne disposait pas de cette lettre lorsqu’elle a rendu sa décision du 7 juillet 2023 faisant l’objet du présent contrôle.

[31] Comme le fait valoir le défendeur, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la règle générale est que, à quelques exceptions près, la Cour ne peut examiner que le dossier de preuve dont disposait le décideur administratif (Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 [Bernard] aux para 13-18). L’une de ces exceptions concerne la preuve sur une question d’équité procédurale (Bernard, au para 25). Comme je l’explique plus loin dans les présents motifs, la question de l’abus de procédure dont la Cour est appelée à traiter dans la présente affaire constitue une question d’équité procédurale.

[32] Toutefois, comme je l’explique aussi plus loin, il ne s’agit pas d’une situation où la Cour contrôle l’équité d’un aspect du processus adopté par le décideur administratif dont la décision est contestée. Au contraire, le décideur a lui-même rendu une décision quant à l’équité du processus auquel le demandeur a été soumis, et la Cour est appelée à contrôler cette décision. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, dans une telle situation, l’exception relative à l’équité procédurale ne s’applique pas, de sorte que le dossier dont dispose la Cour devrait se limiter aux éléments de preuve qui ont été présentés à la SI.

[33] Cette conclusion est cohérente avec l’explication donnée dans l’arrêt Bernard, qui décrit l’exception relative à l’équité procédurale comme s’appliquant lorsque l’admission d’un nouvel élément de preuve n’entraverait pas le rôle du décideur administratif comme juge du fond (au para 25). Procéder au contrôle de la décision de la SI en se fondant en partie sur des éléments de preuve dont celle-ci ne disposait pas irait à l’encontre du rôle de la SI, à laquelle le législateur a confié le pouvoir de rendre la décision faisant l’objet du contrôle (Bernard, au para 17). Il ne serait pas non plus cohérent, d’un point de vue analytique, d’examiner si la SI a commis une erreur en se prononçant sur le fond de l’affaire (même lorsque le fond concerne une question de procédure) sur la base d’éléments de preuve dont elle ne disposait pas.

[34] Je suis donc d’accord avec le défendeur pour dire que la Cour ne doit pas tenir compte de la lettre de Mme Ferrari dans son contrôle de la décision de la SI.

[35] Toutefois, l’analyse ne s’arrête pas là, car la lettre de Mme Ferrari est également pertinente au regard de la question qui est examinée plus bas, à savoir si la présente demande de contrôle judiciaire est prématurée. Les éléments de preuve relatifs à la santé mentale du demandeur sont pertinents pour évaluer si la Cour doit s’écarter du principe de la prématurité et statuer sur le fond de la présente demande, bien que la décision de la SI soit interlocutoire et que l’enquête devant la SI suit son cours. Le fait de s’appuyer sur ces éléments de preuve à cette fin n’est pas contraire au principe selon lequel la Cour doit contrôler les décisions administratives en fonction du dossier dont disposait le décideur.

[36] Par conséquent, je ne radierai pas les éléments de preuve contestés du dossier de la Cour, afin qu’ils puissent être pris en compte aux fins limitées décrites plus haut.

B. La présente demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée, étant donné que le demandeur conteste une décision interlocutoire dans le cadre du processus administratif devant la SI?

[37] Bien que la décision de la SI concerne le bien-fondé de la question d’ordre procédurale soulevée par le demandeur, il s’agit également d’une décision interlocutoire. Sous réserve de l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire, la SI passerait ensuite à la prochaine étape du processus menant à sa décision définitive sur le fond de l’allégation d’interdiction de territoire formulée par le ministre à l’encontre du demandeur.

[38] C’est dans ce contexte que le défendeur invoque le principe de la prématurité. Lorsqu’il s’agit d’une décision administrative interlocutoire, ce principe exclut généralement le recours au contrôle judiciaire tant que le processus décisionnel administratif suit son cours, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’instance soit terminée et qu’une décision définitive soit rendue. Le défendeur fait valoir que l’enquête de la SI devrait pouvoir se poursuivre sans que la Cour n’intervienne. Il soutient qu’il est possible que la SI donne raison au demandeur, ce qui rendrait la présente demande de contrôle judiciaire inutile. Le défendeur fait également valoir que, dans l’éventualité où la SI statuerait contre le demandeur, ce dernier pourrait alors demander le contrôle judiciaire de la décision définitive de la SI concernant l’interdiction de territoire, puis invoquer son argument d’équité procédurale en ce qui concerne l’abus de procédure.

[39] Aux paragraphes 22 à 27 de la décision Oberlander c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 119 [Oberlander], la Cour a eu l’occasion d’examiner le principe de la prématurité de la manière suivante (renvoyant à la décision antérieure connexe Oberlander c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 86) :

22. La décision Oberlander a abordé le principe de la prématurité et les arguments du demandeur pour expliquer pourquoi sa demande ne devrait pas être rejetée sur la base de ce principe. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de reproduire l’analyse de la décision Oberlander avec le même niveau de détail dans la présente décision, je vais répéter certaines parties de cette analyse qui ont trait à la question dont la Cour est actuellement saisie.

23. Le principe de droit administratif a été expliqué de la manière suivante par le juge David Stratas dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell], au paragraphe 31 :

31. La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

24. Le principe de la prématurité a ensuite été repris par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 aux paragraphes 35 et 36.

25. Toutefois, la Cour a rendu après l’arrêt CB Powell des décisions dans lesquelles les demandes de contrôle judiciaire de décisions administratives interlocutoires, y compris les demandes fondées sur des arguments d’abus de procédure dans le contexte de l’immigration, ont été autorisées sur le fond nonobstant le principe de la prématurité. Par exemple, dans la décision Almrei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1002, le juge Richard Mosley a rejeté une requête en radiation d’une telle demande, car il n’était pas convaincu que le demandeur disposait d’une autre voie de recours adéquate. La Cour a conclu qu’il y avait des circonstances exceptionnelles, indiquant un abus de procédure, qui répondaient à la norme « claire et évidente » requise pour justifier une intervention judiciaire précoce (para 60).

26. De même, dans la décision Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 70, le juge Simon Fothergill a examiné le bien‑fondé d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) rejetant deux requêtes préliminaires présentées par le demandeur. Malgré que la Cour ait examiné le principe de la prématurité, elle n’a pas été convaincue que, dans les circonstances de l’affaire, la possibilité d’un contrôle judiciaire de la décision finale de la SPR constituait un recours efficace (para 27).

27. Il ressort de ces précédents, recensés dans l’arrêt CB Powell (au paragraphe 31), que le principe de la prématurité n’est pas absolu. Il s’applique en l’absence de circonstances exceptionnelles. Le juge Stratas décrivait ainsi cette exception (au para 33) :

33. Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), pages 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001), pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, Okwuobi, paragraphes 38 à 55, et University of Toronto c. C.U.E.W, Local 2 (1988), 1988 CanLII 4757 (ON SC), 52 D.L.R. (4th) 128 (Cour div. Ont.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[40] Le demandeur répond aux arguments du défendeur sur le caractère prématuré de la demande en revoyant aux décisions qui ont reconnu qu’il existe des circonstances exceptionnelles dans lesquelles il est approprié de demander le contrôle judiciaire d’une décision administrative interlocutoire. La Cour d’appel fédérale a décrit ces circonstances comme étant comparables à celles susceptibles de donner ouverture à l’émission d’un bref de prohibition (Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 au para 36). Comme il est expliqué au paragraphe 33 de l’arrêt Wilson c Énergie atomique du Canada Limitée, 2015 CAF 17 (inf pour d’autres motifs par 2016 CSC 29), les valeurs sous‑jacentes au principe général interdisant le contrôle judiciaire prématuré perdent de leur importance dans les cas où il y a ouverture à un bref de prohibition, parce que les conséquences d’une décision interlocutoire pour le demandeur sont à ce point immédiates et radicales que le tribunal est amené à s’interroger sur le respect du principe de la primauté du droit.

[41] Le demandeur renvoie la Cour à la décision Beltran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 516 [Beltran], dans laquelle le juge Sean Harrington a examiné des arguments selon lesquels permettre la tenue d’une enquête alors que le ministre était au courant de tous les renseignements pertinents depuis 22 ans constituait un abus de procédure (au para 1). Le demandeur a sollicité une ordonnance d’interdiction (au para 12) et le défendeur a avancé des arguments sur le caractère prématuré de la demande qui ressemblent à ceux avancés par le défendeur dans la présente affaire (au para 30). La Cour a rejeté ces arguments et a soulevé des doutes quant aux années d’incertitude auxquelles le demandeur devrait faire face si l’affaire suivait la procédure administrative (au para 31), ainsi qu’à l’objectif de la doctrine de l’abus de procédure, qui prive le ministère public du droit de poursuivre une affaire dans des circonstances qui constituaient un traitement injuste ou oppressif de la personne faisant l’objet d’une procédure (au para 32).

[42] De même, dans la décision Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 70 [Shen], le défendeur a invoqué le principe de la prématurité lorsque le demandeur a cherché à contester une décision interlocutoire par laquelle la SPR avait rejeté la position du demandeur selon laquelle la Couronne avait manqué à son obligation de divulgation, ce qui constituait un abus de procédure. Le juge Simon Fothergill a conclu que la possibilité de demander le contrôle judiciaire d’une décision définitive de la SPR ne constituait pas un recours efficace. La Cour a pris acte de l’important stress émotionnel et des difficultés financières que le demandeur avait éprouvés au cours de l’audience devant la SPR et a finalement conclu que permettre que l’instance se poursuive sans dûment chercher à déterminer s’il y a eu abus de procédure pourrait nuire à l’intégrité des procédures de la SPR et déconsidérer l’administration de la justice (aux para 26-28).

[43] En l’espèce, la lettre de Mme Ferrari (ainsi qu’un grand nombre d’éléments de preuve antérieurs documentant les problèmes de santé mentale du demandeur) démontre clairement les effets de l’instance d’immigration en cours sur la santé mentale du demandeur. En reprenant le même raisonnement que dans les décisions Beltran et Shen, je suis convaincu que, dans les circonstances, la présente affaire constitue une situation dans laquelle il est approprié pour la Cour d’examiner à ce stade-ci la décision de la SI sur la question de savoir si la procédure d’enquête constitue un abus de procédure, avant d’assujettir le demandeur à la poursuite de cette procédure.

[44] La Cour a également une autre raison de procéder à cette analyse à ce stade-ci de la procédure. Comme je l’explique dans ma décision relative à la demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre, le défendeur a également invoqué le principe de la prématurité dans cette affaire. L’évaluation que la Cour doit donc effectuer dans la décision relative à la demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre, à savoir si cette demande est prématurée, dépend de la question de savoir si la compétence de la SI en matière d’abus de procédure constitue une voie de recours appropriée. En d’autres termes, si la SI n’a pas compétence, il est possible que le demandeur ne dispose pas d’un recours administratif approprié. Cette évaluation repose sur la question de savoir si la compétence de la SI, contrairement à celle de la Cour, est limitée à l’examen de la période suivant la décision de l’ASFC d’établir le rapport en vertu de l’article 44.

[45] Cette question, qui concerne les restrictions imposées à la compétence de la SI, est la principale question que la Cour doit examiner afin de trancher la question de fond en l’espèce, à savoir si la SI a commis une erreur en concluant que le temps que le ministre a pris pour déférer l’affaire en vertu de l’article 44 constitue un abus de procédure. En d’autres termes, les analyses requises dans les deux demandes de contrôle judiciaire sont inextricablement liées, et la Cour doit traiter de la question de fond entourant la décision de la SI afin de procéder à l’analyse nécessaire du caractère prématuré dans la décision relative à la demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre. Ce lien représente une circonstance inhabituelle, mais à mon avis exceptionnelle, qui justifie la décision de ne pas appliquer le principe de la prématurité dans la présente demande.

C. Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de la SI?

[46] Le choix de la norme de contrôle dans la présente affaire n’est pas du tout simple.

[47] La question de fond que la Cour doit trancher en l’espèce est de savoir si la SI a commis une erreur en concluant que le temps que le ministre a pris pour déferrer l’affaire en vertu de l’article 44 constitue un abus de procédure. La question de savoir s’il y a eu abus de procédure est reconnue comme étant une question d’équité procédurale (Pardo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 1769 au para 17). Habituellement, les questions d’équité procédurale sont examinées selon une norme qui s’apparente à celle de la décision correcte, même si, à proprement parler, la tâche de la Cour dans l’examen des questions d’équité procédurale consiste à déterminer si une procédure administrative était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

[48] Toutefois, la jurisprudence de la Cour fédérale diverge considérablement sur la question de savoir si la norme de la décision correcte s’applique dans les cas où la Cour procède au contrôle de l’analyse et des conclusions d’un décideur administratif quant au caractère équitable d’une procédure en particulier.

[49] À titre d’exemple, plusieurs décisions ont appliqué la norme de la décision correcte (voir, par exemple, Ahmad v Canada [Citizenship and Immigration], 2024 FC 1666; Ganeswaran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1797 [Ganeswaran] aux para 20-28; Badran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1292 au para 14; Chabanov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73 au para 23; et Ismaili, au para 7). Cependant, de nombreuses autres décisions ont appliqué la norme de la décision raisonnable (voir, par exemple, Naimi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2024 CF 1294 [Naimi] aux para 8-12; Kowalska v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1053 au para 26; Khan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 210 au para 18; Ahmad c Canada [Citoyenneté et Immigration], 2021 CF 214 [Ahmad] au para 13; Akram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1024 aux para 17-18; et B006 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1033 aux para 35-36).

[50] La distinction entre le contrôle par la Cour de l’équité d’un processus suivi par un décideur administratif et son contrôle de la décision d’un décideur administratif relativement à l’équité d’un processus est illustrée par l’explication suivante donnée par la juge Elizabeth Walker au paragraphe 13 de la décision Ahmad :

La conclusion tirée par la SAR quant à l’existence d’un manquement à l’équité procédurale pendant l’audience devant la SPR est un aspect du fond de sa décision et la norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée s’appliquer, conformément à l’arrêt Vavilov. Aucune des exceptions notées par la Cour suprême qui permettent de s’écarter de la norme de contrôle présumée ne s’applique en l’espèce. Un certain nombre de décisions récentes de la Cour ont confirmé que l’examen par la SAR de l’équité du processus adopté par la SPR est assujetti à la norme de la décision raisonnable (Chaudhry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 520 au para 24; Ibrahim c Canada [Citoyenneté et Immigration], 2020 CF 1148 au para 11). En revanche, si un demandeur conteste l’équité du processus de la SAR, aucune norme de contrôle ne s’applique, et la Cour examine le processus de la SAR pour établir si celui‑ci était équitable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

[51] Dans la récente décision Naimi, où la Cour a examiné une décision par laquelle la SPR avait rejeté les arguments des demandeurs concernant un abus de procédure, la juge Anne Turley a pris acte des divergences dans la jurisprudence en ce qui concerne la norme de contrôle appropriée, mais a adopté la norme de la décision raisonnable :

8. Je remarque qu’il existe une divergence dans la jurisprudence de la Cour en ce qui a trait à la norme de contrôle applicable à la question de l’abus de procédure découlant du délai écoulé avant le dépôt d’une demande d’annulation. La Cour a examiné cette question selon la norme de la décision raisonnable, en se demandant si la SPR avait raisonnablement interprété ou appliqué le critère pour évaluer le délai : Khan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 210 au para 18; Akram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1024 au para 17. Elle l’a également examiné selon la norme de la décision correcte, en se demandant si la SPR jetterait le discrédit sur l’administration de la justice en traitant la demande d’annulation compte tenu du délai écoulé avant le dépôt de la demande : Hassan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1422 aux para 20, 23; Ganeswaran, au para 25.

9. En l’espèce, la principale question à trancher est celle de savoir si la SPR a commis une erreur en concluant que la doctrine de l’abus de procédure s’applique uniquement au délai encouru dans le cadre des procédures devant la SPR.

10. À mon avis, la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. La Cour suprême du Canada a clairement indiqué qu’il s’agit de la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 25, 31, 49 [Vavilov]; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 aux para 7, 38-39 [Mason]. La présomption relative à l’application de la norme de la décision raisonnable est réfutée si le législateur prévoit l’application d’une norme de contrôle différente, ou si la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte : Vavilov, au para 33; Mason, aux para 7, 39.

11. Cela étant dit, la règle de droit exige que la norme de contrôle de la décision correcte s’applique aux « questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble » : Vavilov, aux para 53, 58-62; Mason, au para 47. Je ne puis conclure que l’interprétation, par la SPR, de la doctrine de l’abus de procédure telle qu’elle se rapporte aux instances en annulation aux fins de la LIPR est une question revêtant une importante capitale qui est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

12. Pour ces motifs, je conclus que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85; Mason, au para 8. La jurisprudence contraignante est l’une des contraintes juridiques qui pèsent sur les décideurs : « Tout précédent sur la question soumise au décideur administratif ou sur une question semblable aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables. » : Vavilov, au para 112.

[52] En revanche, dans la décision Ganeswaran (que la décision Naimi a suivie plus tard relativement à une question non liée à la norme de contrôle), la juge Lobat Sadrehashemi a également procédé au contrôle d’une décision par laquelle la SPR avait rejeté les arguments des demandeurs concernant un abus de procédure, mais elle y a appliqué la norme de la décision correcte. Vu la différence entre l’analyse de la juge Sadrehashemi et les analyses effectuées dans les décisions tout juste mentionnées, et parce que cette analyse s’appuie fortement sur l’analyse de la CSC dans l’arrêt Abrametz concernant la norme de contrôle, il convient de la reproduire dans son intégralité :

21. Dans l’arrêt Abrametz, la Cour suprême du Canada a confirmé qu’un recours abusif dû à un retard administratif est une question d’équité procédurale et a noté que « les décideurs administratifs possèdent, corollairement à leur devoir d’agir équitablement, le pouvoir d’examiner les allégations de délai abusif » (Abrametz, au para 38, renvoyant à l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, aux para 105-107 et 121 [Blencoe]; Guy Régimbald, Canadian Administrative Law, 3e éd. (Toronto, LexisNexis, 2021), aux para 344-350; Patrice Garant, Philippe Garant et Jérôme Garant, Droit administratif, 7e éd. (Cowansville (Québec), Yvon-Blais, 2017), aux para 766-767).

22. L’affaire Abrametz concernait un recours abusif dû à un retard de procédure administrative incluant un mécanisme d’appel prévu par la loi. Dans ce contexte, la Cour suprême du Canada a conclu que les normes de contrôle en matière d’appel s’appliquaient (Abrametz, au para 27). La Cour a affirmé qu’en tirant cette conclusion, elle ne s’est pas écartée de ses décisions antérieures dans le contexte d’un contrôle judiciaire et de brefs de prérogative dans l’arrêt Ministre (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa] et Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 [Khela] (Abrametz, au para 28). Par conséquent, je ne vois aucune raison de m’écarter de la norme habituelle applicable aux questions d’équité procédurale : une décision correcte ou un contrôle qui est [traduction] « “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au para 54 [Canadien Pacifique]). Pour moi, la question est de savoir si la procédure était juste compte tenu de toutes les circonstances (Khosa, au para 43; Canadien Pacifique, au para 54; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, au para 35).

23. Je reconnais qu’il y a eu des divergences à la Cour quant à la norme de contrôle à appliquer à cette question, et dans une certaine mesure, à la norme de la décision correcte et de l’équité (voir la décision Naredo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1543, au para 58; Badran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1292, au para 14 [Badran]; Chabanov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73, au para 23; Ismaili c Canada [Sécurité publique et Protection civile], 2017 CF 427, au para 7 et Pavicevic c Canada (Procureur général), 2013 CF 997, au para 29), et d’autres affaires concernant l’application de la norme de la décision raisonnable (voir Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 973, au para 27 [Cerna]; B006 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1033, aux para 35-36 [B006] et Akram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1024, aux para 17-18 [Akram]).

24. Dans la décision Cerna, notre Cour a appliqué la norme de la décision raisonnable dans le contexte d’une décision de recours abusif dans une procédure de perte d’asile à la SPR, mais le juge Ahmed a reconnu que le recours abusif en tant que question d’équité n’avait pas été débattu ou pris en considération. Avant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la juge Kane a noté dans la décision B006 que les parties avaient reconnu que la norme de la décision correcte s’appliquait à la formulation du critère juridique pour le recours abusif et que l’application du critère juridique était une question de droit et de fait lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique. Dans la décision Akram, comme dans la décision Cerna, la juge Strickland a estimé que la question de savoir s’il y avait eu un recours abusif ne peut pas être considérée comme étant une question de droit générale d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, qui nécessite un contrôle selon la norme de la décision correcte. La juge Strickland a également estimé que dans la décision B006, la question de savoir s’il y avait eu recours abusif était une question de droit et de fait, et que cela constitue un « des aspects de l’équité procédurale », il s’agissait de statuer sur le bien-fondé de la décision d’annulation de la SPR et que, par conséquent, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable suivant l’arrêt Vavilov s’appliquait.

25. Je ne considère pas que la décision concernant le recours abusif touche au bien-fondé de la décision d’annulation. J’estime plutôt qu’il s’agit purement d’une question de procédure visant à déterminer si la SPR jetterait le discrédit sur l’administration de la justice en traitant la demande d’annulation compte tenu du délai écoulé avant la présentation la demande. La question de savoir si le ministre s’est conformé à la norme requise en application de l’article 109 de la LIPR pour annuler le statut de réfugié des demandeurs au sens de la Convention est une question sur le fond, et nul ne conteste qu’elle serait assujettie à la norme de la décision raisonnable en contrôle judiciaire (Vavilov, au para 23). Le fait que la Cour examine le bien-fondé de la décision sur la base de son caractère raisonnable ne l’empêche pas de chercher également à déterminer si un autre aspect de la décision était injuste. Comme l’a observé la juge Rennie dans l’arrêt Canadien Pacifique, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Khela a conclu que :

la possibilité de contester une décision au motif qu’elle est déraisonnable ne change pas nécessairement la norme de révision applicable aux autres lacunes de la décision ou du processus décisionnel. Par exemple, la norme applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale sera toujours celle de la « décision correcte ».

26. Je note également que, dans l’arrêt Abrametz, la Cour suprême du Canada a conclu que « [l]a question de savoir s’il y a eu abus de procédure est une question de droit. » J’estime que cette caractérisation ne renvoie pas seulement à la formulation du critère pour déterminer si cela constitue un recours abusif, mais plutôt pour déterminer s’il y a eu recours abusif.

27. En décidant si ce serait un recours abusif de procéder à l’audition de la demande d’annulation, la SPR a tiré une conclusion de faits concernant le délai et le préjudice. Faire preuve de déférence à l’égard de ces conclusions de fait ne change pas la norme de contrôle à appliquer. Comme le juge McHaffie l’a récemment expliqué dans la décision Iwekaeze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 814, au paragraphe 12 :

Dans le cadre de l’approche relative à l’équité procédurale, on peut faire preuve de déférence à l’égard du choix fait par le tribunal en matière de procédure : Canadien Pacifique, aux para 41–46. Il en va de même pour toutes les conclusions de fait qui se rapportent aux questions de procédure. Cependant, cela ne change pas la norme de contrôle applicable de façon générale : Canadien Pacifique, aux para 41–46.

28. En fin de compte, lorsque j’examine la décision relative au recours abusif, j’estime que je suis chargée de déterminer s’il était juste pour la SPR de procéder à l’audition de la demande d’annulation compte tenu du délai de présentation de la demande du ministre. Comme l’a expliqué le juge Dickson dans l’arrêt Martineau c Comité de discipline de l’Institut de Matsqui, 1979 CanLII 184 (CSC), [1980] 1 RCS 602, cité dans l’arrêt Blencoe au paragraphe 105 : « En conclusion, la simple question à laquelle il faut répondre est celle‑ci : compte tenu des faits de ce cas particulier, le tribunal a‑t‑il agi équitablement à l’égard de la personne qui se prétend lésée? »

[53] L’analyse de la norme de contrôle effectuée par les juges majoritaires dans l’arrêt Abrametz, sur laquelle la décision Ganeswaran s’appuie, se lit ainsi :

26. La présente affaire permet à la Cour de clarifier la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale et d’abus de procédure en cas d’appel prévu par la loi. Les parties et les intervenants ont soumis à la Cour des observations sur ce point.

27. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, la Cour a conclu que, dans les cas où un législateur établit dans une loi un mécanisme d’appel à une cour de justice des décisions d’un décideur administratif, cela indique que les normes générales en matière d’appel trouvent application : par. 33 et 36‑52. Bien que cette conclusion ait été formulée dans un contexte de contrôle judiciaire sur le fond, la directive prescrivant que les appels doivent être décidés selon les normes générales en matière d’appel était catégorique. Par conséquent, lorsque des questions d’équité procédurale sont examinées dans le cadre d’un mécanisme d’appel prévu par la loi, elles sont soumises aux normes de contrôle en matière d’appel.

28. Cela ne déroge pas aux affaires Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, et Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, puisque ces décisions concernaient respectivement un contrôle judiciaire et la délivrance de brefs de prérogative. En l’espèce, nous sommes saisis d’un appel prévu par la loi. Comme l’a affirmé notre Cour dans Vavilov, par. 36, « [l]orsqu’il accorde aux parties la possibilité de porter en appel, de plein droit ou sur autorisation, une décision administrative devant une cour de justice, le législateur assujettit le régime administratif à une compétence d’appel et indique qu’il s’attend à ce que la cour vérifie attentivement cette décision lors d’un processus d’appel. »

29. Le présent pourvoi porte sur un appel interjeté en vertu de la loi intitulée The Legal Profession Act, 1990. En conséquence, la norme de contrôle applicable aux questions de droit est celle de la décision correcte, alors que celle applicable aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit est la norme de l’erreur manifeste et déterminante : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, par. 24‑25.

30. La question de savoir s’il y a eu abus de procédure est une question de droit. C’est donc la norme de contrôle de la décision correcte qui s’applique.

[54] Comme l’a reconnu la décision Ganeswaran, l’arrêt Abrametz portait sur la norme de contrôle applicable dans le contexte d’un mécanisme d’appel prévu par la loi et, s’appuyant sur Vavilov, a établi que les normes de contrôle établies pour les appels s’appliquaient. À cet égard, l’arrêt Abrametz n’est pas, à mon avis, particulièrement éclairant quant à la norme de contrôle qui s’applique en l’absence d’un mécanisme d’appel prévu par la loi. Cependant, la décision Ganeswaran fait également référence au commentaire de la CSC selon lequel, en tirant cette conclusion, à savoir que les normes de contrôle établies pour les appels s’appliquaient, elle ne s’écartait pas des décisions antérieures Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa], et Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 [Khela]. Ce commentaire est clairement lié aux références faites dans ces arrêts à la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale dans le contexte d’un contrôle judiciaire.

[55] Toutefois, à mon avis, il est moins évident de savoir si ce commentaire concernant les arrêts Khosa et Khela a pour but de faire savoir que les juges majoritaires dans l’arrêt Abrametz auraient jugé que la norme applicable aux faits de l’affaire Abrametz était celle de la décision correcte, même en l’absence d’un mécanisme d’appel prévu par la loi. Certes, les juges majoritaires n’ont pas expressément affirmé que la norme de la décision correcte s’applique au contrôle, par une cour de révision, de l’analyse effectuée par un décideur administratif relativement à l’équité procédurale. Il est possible que le commentaire en question ait simplement visé à confirmer que l’analyse et la conclusion relatives à la norme de contrôle dans l’arrêt Abrametz n’ont aucune incidence jurisprudentielle sur les arrêts Khosa et Khela, étant donné que ces arrêts ont été rendus dans le contexte de demandes de contrôle judiciaire plutôt que d’appels prévus par la loi.

[56] Bien que la juge Côté fût dissidente, son analyse dans l’arrêt Abrametz est également potentiellement éclairante. La juge Côté explique cet aspect de son désaccord avec les juges majoritaires de la manière suivante (au para 129) :

Sans mentionner quelque précédent que ce soit sur le contrôle de l’équité procédurale, mon collègue se fonde sur l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, pour appuyer la thèse selon laquelle il faut recourir aux normes de contrôle applicables en l’appel dans ce pourvoi. Pourtant, la jurisprudence de notre Cour est claire : la question de savoir si un décideur administratif s’est acquitté de son obligation d’équité est soumise à la norme de la décision correcte — sans égard à l’existence d’un mécanisme d’appel. Je ne vois aucune raison de revenir sur ce point de départ bien établi.

[57] La juge Côté exprime la conclusion que, indépendamment de l’existence ou non d’un mécanisme d’appel prévu par la loi, la norme de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale au sein du processus décisionnel administratif. De plus, comme la juge Côté exprime ce point de vue dans le contexte des faits de l’affaire Abrametz (qui portait sur une décision prise par le Comité d’audition du Barreau appelant à l’égard d’arguments relatifs à un abus de procédure), j’en déduis que les juges dissidents appliqueraient la norme de la décision correcte au contrôle d’une décision administrative portant sur un abus de procédure.

[58] En résumé, selon mon interprétation de l’arrêt Abrametz, les juges dissidents appuient l’application de la norme de la décision correcte à des faits comme ceux présentés en l’espèce, mais il me paraît moins évident de savoir si la décision des juges majoritaires peut être interprétée de la même manière. Toutefois, les observations des parties en l’espèce n’offrent qu’une analyse peu détaillée pour aider la Cour à décortiquer le raisonnement dans l’arrêt Abrametz. De plus, elles ne s’attaquent pas de façon significative à la question de savoir comment l’application de la norme de la décision correcte pourrait être conciliée avec un raisonnement comme celui énoncé dans la décision Naimi, à savoir que, à moins qu’une décision relative à un abus de procédure ne représente une question de droit générale d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable de l’arrêt Vavilov n’est pas réfutée.

[59] En outre, comme je l’explique plus en détail plus loin, je conclus que la SI a commis une erreur dans la présente affaire, quelle que soit la norme de contrôle appliquée. Ainsi, bien que j’ais tenté, dans mes motifs, d’évaluer les divergences dans la jurisprudence dans l’espoir qu’une telle évaluation soit utile à l’avenir, je refuse de tenter de résoudre ces divergences en l’espèce.

D. La SI a-t-elle commis une erreur en concluant que le temps pris par le ministre pour déférer l’affaire en vertu de l’article 44 ne constituait pas un abus de procédure?

[60] Pour faire suite à l’analyse effectuée plus haut sur les normes de contrôles, j’examine d’abord la décision de la SI en appliquant la norme de la décision correcte, puis j’explique comment l’application de la norme de la décision raisonnable aboutit au même résultat. Je fais remarquer que, dans l’application des deux normes, je considère que le contrôle effectué par la Cour est nécessairement éclairé par un examen des motifs de la décision de la SI.

[61] Comme il ressort de l’explication de la décision de la SI fournie plus haut dans les présents motifs, la conclusion de la SI, selon laquelle le délai de 28 mois qu’elle a examiné ne constituait pas un abus de procédure, reposait de façon considérable sur sa conclusion voulant que sa compétence pour accorder une suspension d’instance soit limitée à l’examen du délai suivant le moment où le ministre a pris la décision d’établir un rapport en vertu de l’article 44.

[62] Pour contester cette conclusion, le demandeur s’appuie en grande partie sur l’arrêt Abrametz. Il est évident que cette affaire concernait un régime administratif (le processus disciplinaire de la Law Society of Saskatchewan) très différent de celui auquel s’intéresse la Cour en l’espèce. Toutefois, le demandeur souligne les principes généraux à tirer de l’arrêt Abrametz.

[63] Selon la CSC, la doctrine de l’abus de procédure tire ses origines du pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent que possèdent les tribunaux judiciaires d’empêcher les abus de procédure, un vaste concept qui s’applique dans des contextes variés et qui se caractérise par sa souplesse sans être encombré par des exigences particulières (aux para 33-35). La CSC a également expliqué qu’une telle souplesse est importante en droit administratif, compte tenu de la grande variété des circonstances dans lesquelles des pouvoirs délégués sont exercés (au para 35).

[64] Dans sa décision,la SI renvoie à l’explication de ces principes dans l’arrêt Abrametz. Conformément à l’application qu’a faite la CSC de ces principes à l’examen effectué par le Barreau des arguments relatifs à l’abus de procédure dans cette affaire, la SI a pris acte du fait que la doctrine de l’abus de procédure conférait non seulement aux cours, mais aussi aux tribunaux administratifs, le pouvoir discrétionnaire d’empêcher que leurs propres procédures soient utilisées abusivement. Bien que le défendeur ait soutenu devant la SI que celle-ci n’avait pas le pouvoir d’accorder une suspension d’instance en raison d’un abus de procédure causé par un délai, la SI a rejeté cet argument et le défendeur ne conteste pas cette conclusion dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[65] Cependant, bien que la SI se soit appuyée sur les principes généraux relevés dans l’arrêt Abrametz, elle a conclu que cet arrêt se distinguait de l’affaire dont elle était saisie parce qu’il ne tenait pas compte du régime législatif particulier de la SI. Selon le demandeur, c’est sur ce point que la SI a commis une erreur. Il soutient que l’arrêt Abrametz, tout comme l’arrêt antérieur Blencoe de la CSC, a évalué l’abus de procédure en tenant compte de la longueur totale du délai du gouvernement, qui a débuté au moment où le gouvernement a reçu pour la première fois un avis de la question juridique pertinente.

[66] Je souscris à l’interprétation que fait le demandeur de l’arrêt Abrametz. S’appuyant sur l’arrêt Blencoe (au para 122), l’arrêt Abrametz (au para 57) explique que, lorsqu’une partie demanderesse soutient qu’un délai excessif constitue un abus de procédure, les tribunaux judiciaires et administratifs doivent d’abord établir la longueur et les causes du délai. La CSC a en outre expliqué que l’obligation d’équité est pertinente à toutes les étapes des procédures administratives, y compris à l’étape de l’enquête, et que, aux fins de détermination de la longueur véritable d’un délai, le point de départ est le moment où entrent en jeu les obligations du décideur administratif ainsi que l’intérêt du public et des parties à un processus se déroulant dans les meilleurs délais (au para 58). Appliquant ces principes aux faits de l’affaire, l’arrêt Abrametz a analysé le délai entre le début de la vérification effectuée par le Barreau en décembre 2012 et le rejet par son comité d’audition, en novembre 2018, de la demande d’arrêt des procédures du demandeur (aux para 107-108).

[67] De même, dans l’arrêt Blencoe, la CSC a considéré que la période pertinente commençait lorsqu’une plainte fondée sur les droits de la personne était déposée pour la première fois auprès de la Commission. Des plaintes avaient été déposées en 1995 et avaient donné lieu à une enquête par la Commission en 1996, à la suite de laquelle l’intimé à la plainte avait été informé en 1997 qu’une audience était prévue devant le Tribunal en 1998. Par conséquent, l’audience devait débuter environ 32 mois après le dépôt de la plainte initiale (aux para 3-11). Comme le montre la décision de la SI, bien que la CSC ait conclu que certains de ces délais étaient imputables à l’intimé, l’arrêt Blencoe a pris en considération le délai qui a débuté au moment du dépôt de la première plainte en 1995 (aux para 124, 132).

[68] Cependant, la SI a de nouveau conclu que l’affaire Blencoe se distinguait de celle dont elle était saisie en raison de la nature du tribunal administratif concerné. Le demandeur fait valoir que la SI a ainsi commis une erreur, estimant qu’il n’existe aucun principe établi qui permettrait de distinguer le régime administratif dont il est question dans l’arrêt Blencoe de celui applicable en l’espèce, de manière à mettre à l’abri d’un examen minutieux la période entre le moment où le ministre a pris connaissance de la possibilité que le demandeur soit interdit de territoire et la décision d’établir un rapport en vertu de l’article 44.

[69] Je note que, dans un effort visant à distinguer l’affaire Abrametz de celle dont elle était saisie, la SI a mentionné que le délai avait commencé au moment de la vérification effectuée par le Barreau et pas nécessairement au moment où le Barreau a initialement obtenu l’information qui l’a motivé à enquêter sur son membre. À mon avis, ce raisonnement n’est pas particulièrement bien étayé par les faits et le raisonnement énoncé dans l’arrêt Abrametz. Bien que j’accepte qu’il soit possible qu’un certain temps se soit écoulé entre ces deux moments, l’arrêt Abrametz n’établit pas une telle distinction et ne fournit aucune analyse donnant à penser qu’une telle période est à l’abri de tout examen dans l’appréciation des arguments relatifs à l’abus de procédure pour cause de délai. Au contraire, la mention par la CSC du point de départ de la prise en compte du délai, à savoir le moment où entrent en jeu les obligations du décideur administratif ainsi que l’intérêt du public et des parties à l’égard d’un processus se déroulant dans les meilleurs délais, est incompatible avec cette conclusion.

[70] Toute comme le demandeur, j’interprète la conclusion de la SI, selon laquelle les arrêts de la CSC peuvent être distingués, comme étant principalement fondée sur les différences perçues entre les régimes ou les tribunaux administratifs concernés. Cependant, bien que ces arrêts et la présente affaire portent évidemment sur des régimes différents, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la décision de la SI ne mentionne pas de principe établi permettant de les distinguer, de sorte que les arrêts de la CSC n’étayeraient pas une conclusion selon laquelle la SI a compétence pour examiner le délai commençant au moment où le ministre a pris connaissance de la possibilité que le demandeur soit interdit de territoire. Mis à part le fait qu’elle s’appuie sur certaines décisions de la Cour fédérale, sur lesquelles je me penche un peu plus loin, la SI n’explique pas, dans sa décision, pourquoi elle a conclu que les différents régimes administratifs justifiaient des applications différentes des principes énoncés dans la jurisprudence de la CSC.

[71] Avant de passer aux décisions de la Cour fédérale mentionnées ci-dessus, il est utile d’examiner comment la Cour a appliqué l’arrêt Abrametz au régime administré par la SPR relativement aux demandes d’annulation. L’affaire Ganeswaran concernait une famille, composée d’une mère et de ses trois fils, dont la demande d’asile a été accueillie en 2008. Environ un mois plus tard, les agents d’immigration ont découvert que la famille n’était pas arrivée au Canada en provenance du Sri Lanka comme elle l’avait prétendu, mais qu’elle avait vécu pendant de nombreuses années en Suisse, où les demandeurs d’asile mineurs étaient nés. Un agent d’immigration a alors fait part de son intention de demander l’annulation de la décision de la SPR ayant fait droit à la demande d’asile. Cependant, environ dix ans se sont écoulés avant que le ministre responsable n’entame une procédure d’annulation (aux para 1-2).

[72] Avant l’audition de la demande d’annulation par la SPR, l’avocat des demandeurs a indiqué qu’il avait l’intention de faire valoir que le temps pris par le ministre pour présenter la demande d’annulation constituait un recours abusif qui devrait se traduire par la suspension de la procédure. La SPR a rejeté cette position et a conclu que le délai de dix ans, bien qu’excessif, n’avait pas entraîné de préjudice justifiant une conclusion d’abus de procédure. La famille a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la SPR relative à l’abus de procédure. Malgré le fait que la SPR a pris en considération l’entièreté du délai, à partir du moment où l’agent d’immigration a fait part de son intention de poursuivre la procédure d’annulation, le défendeur a fait valoir dans le cadre du contrôle judiciaire que le seul délai dont la SPR pouvait tenir compte est le délai dans lequel elle a elle-même tenu une audience et rendu une décision.

[73] Pour rejeter l’argument du défendeur, la juge Sadrehashemi (Ganeswaran, aux para 39-43) s’est appuyée sur l’arrêt récent Abrametz. La Cour a fait référence à l’explication de la CSC selon laquelle, pour évaluer le délai réel, le point de départ devrait être le moment où entrent en jeu les obligations du décideur administratif ainsi que l’intérêt du public et des parties à un processus se déroulant dans les meilleurs délais, et voulant que l’obligation d’équité soit pertinente à toutes les étapes des procédures administratives, y compris à l’étape de l’enquête (Abrametz, au para 58).

[74] La juge Sadrehashemi a fait remarquer que la SPR n’exécute aucune fonction d’enquête. C’est plutôt le ministre compétent qui est chargé de présenter une demande d’annulation à la SPR, et qui est chargé de faire enquête sur les fausses déclarations contenues dans les demandes d’asile et de déterminer s’il y a lieu de présenter une demande d’annulation à la SPR. La Cour a jugé que toute enquête menée par le ministre sur de fausses déclarations potentielles peut faire l’objet d’un examen et est soumise, comme c’est le cas avec toutes les instances administratives, à l’obligation d’équité (Ganeswaran, au para 42).

[75] Le défendeur a soulevé des arguments similaires dans la récente décision Naimi, toujours dans le contexte d’une décision de la SPR concernant une demande relative à un abus de procédure pour cause de délai. La SPR a conclu que, pour qu’un délai constitue un abus de procédure, il doit être lié à la procédure devant la SPR. Elle a donc jugé que le temps que prend le ministre pour mener une enquête sur une fausse déclaration alléguée, avant d’introduire une procédure d’annulation, n’est pas pertinent pour évaluer un abus de procédure (au para 13).

[76] Je reviens sur la décision Naimi plus loin dans les présents motifs, notamment dans la section concernant l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable à la décision de la SI. Pour l’instant, il suffit de mentionner que la décision Naimi a suivi le raisonnement énoncé dans la décision Ganeswaran, laquelle est basée sur l’arrêt Abrametz, pour conclure que la SPR avait commis une erreur en refusant de prendre en considération le temps que le ministre a pris pour mener l’enquête qui a donné lieu à l’introduction de la procédure d’annulation. Pour en arriver à cette conclusion, la Cour, dans la décision Naimi, a rejeté la jurisprudence sur laquelle s’était fondée la SPR et qui concerne des instances en interdiction de territoire devant la SI, à commencer par la décision Torre, parce que ces décisions étaient antérieures à l’arrêt Abrametz et à la décision Ganeswaran (Naimi, aux para 15-24).

[77] Il est donc nécessaire d’examiner cette jurisprudence afin de déterminer si elle permet de conclure que la SI a eu raison, dans la présente affaire, de s’appuyer sur cette jurisprudence pour distinguer l’affaire dont elle était saisie de l’affaire Abrametz. L’affaire Torre concernait un résident permanent qui, en 2014, faisait l’objet d’une procédure d’enquête devant la SI parce qu’il avait été déclaré coupable d’une infraction criminelle en 1996 et que l’affaire avait été déférée à la SI en 2013. Le demandeur avait présenté une requête en arrêt des procédures devant la SI en raison d’un abus de procédure découlant d’un délai de 17 ans. Cependant, la SI avait conclu qu’elle n’avait pas compétence pour entendre cette requête (au para 9).

[78] Dans son contrôle de cette décision, la Cour a jugé qu’il était peu probable que la SI ait compétence pour accorder un arrêt définitif des procédures (aux para 20-21). La juge Danièle Tremblay-Lamer a plutôt conclu que le pouvoir de la SI à l’étape de l’enquête d’un rapport déféré conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR est limité, et que la SI n’a pas de pouvoir discrétionnaire. Elle doit procéder à une enquête avec célérité, et si elle conclut que la personne est interdite de territoire, elle doit prendre une mesure de renvoi (au para 22). Par conséquent, la SI n’avait commis aucune erreur lorsqu’elle avait décliné d’entendre la requête en arrêt des procédures pour absence de compétence (au para 25).

[79] Ayant conclu que la SI n’avait pas compétence pour le faire, la Cour a ensuite procédé (au para 26) à sa propre analyse pour déterminer si le délai constituait un abus de procédure. Renvoyant à l’arrêt Blencoe et à la décision Katriuk (une analyse sur laquelle je reviens plus loin), la Cour a conclu que pour être qualifié d’abus de procédure, le délai encouru doit avoir pris place dans le cadre d’une procédure administrative ou judiciaire qui est déjà entamée, et que le seul délai dont il faut tenir compte afin de déterminer s’il y a eu abus de procédure est le délai survenu entre la décision prise par l’ASFC de préparer un rapport en vertu de l’article 44 de la LIPR et la décision de la SI suivant son enquête (aux para 30-32).

[80] Dans l’affaire Ismaili, le juge Alan Diner a examiné la décision Torre dans le contexte d’un ancien citoyen canadien qui était devenu résident permanent en 1983 et citoyen en 1987, mais qui n’avait pas informé les autorités canadiennes d’une déclaration de culpabilité pour vol à main armée aux États-Unis en 1980. En 1999, après que le ministre compétent a eu connaissance de cette déclaration de culpabilité antérieure, le demandeur a été informé de l’intention du ministre de révoquer sa citoyenneté, ce qui a finalement eu lieu en 2013. Le demandeur étant alors un ressortissant étranger, un rapport a été établi à son égard en vertu de l’article 44 et déféré à la SI, ce qui a donné lieu à la procédure d’enquête de 2016 faisant l’objet du contrôle judiciaire (aux para 1-4).

[81] Devant la SI, le demandeur avait fait valoir que le délai de 17 ans écoulé entre le premier avis de révocation de sa citoyenneté en 1999 et l’enquête de la SI en 2016 constituait un abus justifiant un arrêt des procédures. Se fondant sur le paragraphe 32 de la décision Torre, la SI avait tranché que seule devait entrer en ligne de compte la période de deux ans précédant la décision d’établir un rapport en vertu de l’article 44. La SI avait ensuite appliqué le critère relatif à l’abus de procédure expliqué dans l’arrêt Blencoe et avait conclu que le délai ne constituait pas un abus de procédure. Dans le cadre du contrôle judiciaire, le demandeur a fait valoir que la SI aurait dû prendre en compte la période entière de 17 ans (aux para 5-6).

[82] La décision Ismaili s’est appuyée sur la conclusion tirée dans la décision Torre, selon laquelle la SI n’avait pas commis d’erreur en refusant d’instruire la requête en arrêt des procédures pour des motifs de compétence, en analysant la jurisprudence applicable et en ne trouvant aucune raison de déroger à ce point de vue (Ismaili, aux para 8-24). Le juge Diner a toutefois fait remarquer que la SI disposait d’un pouvoir discrétionnaire très restreint de connaître des allégations d’abus justifiant un arrêt des procédures (au para 24). Il a ensuite examiné l’exactitude de la conclusion de la SI selon laquelle il n’y avait pas eu abus de procédure et, en s’appuyant de nouveau sur la décision Torre, a conclu que lorsque la Cour doit examiner si un abus de procédure pour cause de délai justifie l’arrêt d’une procédure d’enquête devant la SI, elle doit commencer à calculer le délai à partir du moment où la décision est prise d’établir un rapport en vertu de l’article 44 (aux para 29-30).

[83] Dans l’affaire Najafi, la juge en chef adjointe Jocelyne Gagné a examiné la demande de contrôle judiciaire présenté par le ministre à l’encontre d’une décision de la Section d’appel de l’immigration, qui avait à son tour examiné un appel d’une décision par laquelle la SI avait ordonné la suspension d’une procédure d’enquête en raison du fait que le laps de temps déraisonnable qui s’était écoulé avant le renvoi à la SI du rapport d’interdiction de territoire prévu à l’article 44 constituait un abus de procédure. La Cour a donc dû se pencher sur la question de savoir si la SI avait compétence pour suspendre définitivement une enquête portée devant elle pour abus de procédure (aux para 1-2).

[84] Dans sa décision, la SI avait renvoyé à des décisions qui définissent le pouvoir des tribunaux administratifs de faire respecter les principes de justice naturelle et avait fait remarquer que, bien que la décision Torre ait conclu que la SI n’avait pas une telle compétence pour accorder un sursis, la SI l’avait déjà fait (Najafi, aux para 14-17). La Section d’appel de l’immigration avait souscrit à la conclusion de la SI, malgré les réserves exprimées dans la décision Torre.

[85] Lors du contrôle judiciaire, la Cour a tenu compte des vastes pouvoirs que la LIPR conférait à la SI pour instruire les affaires dont elle est saisie, ainsi que du pouvoir général des tribunaux administratifs de prendre en considération les principes de justice naturelle et d’équité procédurale (Blencoe, au para 102). La juge en chef adjointe Gagné a pris en considération les conclusions tirées dans les décisions Torre et Ismaili selon lesquelles la SI n’avait qu’une compétence limitée, voire nulle, pour suspendre une instance relative à l’interdiction de territoire, mais a mentionné que le paragraphe 32 de la décision Torre laissait la porte ouverte à un examen d’un délai survenu entre la décision de préparer un rapport en vertu de l’article 44 et la décision de la SI suivant son enquête. Étant donné que la décision de la SI dont il était question dans la décision Najafi concernait un délai considérable de 13 ans entre la rédaction du rapport au titre de l’article 44 et son envoi à la SI, la Cour a jugé que la conclusion selon laquelle la SI avait compétence pour suspendre l’instance dans ces circonstances n’était pas incompatible avec les décisions rendues dans les affaires Torre et Ismaili (aux para 33-40).

[86] Bien que ce courant jurisprudentiel contienne bien d’autres décisions, celles examinées ci-dessus expliquent suffisamment la genèse de ce courant et aident la Cour à concilier celui-ci avec les principes énoncés dans les arrêts Blencoe et Abrametz et avec l’application de ces principes dans les décisions Ganeswaran et Naimi. Principalement, la décision Torre et les affaires qui l’ont suivie portaient sur la question de savoir si la SI avait compétence pour examiner une demande de suspension d’instance pour cause de délai équivalant à un abus de procédure. Malgré le fait que la Cour ait répondu par la négative à cette question dans la décision Torre, au moment où la décision Najafi a été rendue, la réflexion de la Cour avait évolué pour tendre vers une conclusion selon laquelle une telle compétence existait (conclusion que le défendeur ne conteste pas en l’espèce). Cette conclusion a été appliquée dans la décision Najafi, qui concernait un délai considérable similaire à celui examiné dans la décisionTorre et qui commençait par la décision d’établir le rapport en vertu de l’article 44.

[87] Cependant, la conclusion tirée dans la décision Torre, soit que seule cette période était pertinente, ne concernait pas la compétence de la SI pour examiner un abus de procédure attribuable à un délai (compétence qui, selon la décision Torre, n’existait pas), mais plutôt la compétence de la Cour pour examiner l’abus de procédure dans ces circonstances. Il ressort clairement de l’explication de la juge Tremblay-Lamer au début de cette partie de la décision que, même si elle avait conclu que la SI n’avait pas la compétence requise pour entendre la requête en arrêt des procédures, le délai demeurait et la Cour devait donc déterminer s’il y avait eu abus de procédure (au para 26).

[88] Le demandeur soutient que la conclusion tirée dans la décision Torre (selon laquelle le seul délai pertinent dont la Cour devait tenir compte afin de déterminer s’il y a eu abus de procédure était celui qui avait commencé par la décision d’établir le rapport en vertu de l’article 44) était fondée sur une analyse superficielle et une mauvaise interprétation de la décision Katriuk, laquelle s’appuyait sur la décision Finta, qui portait sur l’importance des délais précédant l’inculpation eu égard au droit de subir un procès promptement en application de l’alinéa 11d) de la Charte. Le défendeur rejette ces critiques. Cependant, il n’est pas nécessaire pour la Cour de se pencher sur ces arguments, car il semble évident à l’heure actuelle (et les parties sont d’accord) que la Cour a compétence pour examiner tous les délais qui ont précédé le stade atteint par le processus de la SI en l’espèce (voir, par exemple, Beltran).

[89] Le droit semble s’être éloigné des limites imposées à la compétence de la Cour soulevées dans la décision Torre. Plus important encore, une fois qu’il est entendu que la décision Torre n’a pas soulevé de telles limites en lien avec la compétence de la SI, la décision Torre et la jurisprudence qui l’a suivie ne permettent pas de conclure qu’un aspect unique de la SI ou de son régime législatif limite sa compétence d’une manière incompatible avec l’arrêt Abrametz ou l’application de ce dernier à la compétence de la SPR.

[90] Je juge donc que, dans sa décision, la SI a conclu à tort que les limites dont il était question dans la décision Torre et la jurisprudence qui en est issue s’appliquent à sa compétence.

[91] Comme je le mentionne plus haut dans les présents motifs, même si j’applique la norme de la décision raisonnable, j’arrive toujours à la constatation que la SI a commis une erreur en tirant cette conclusion. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable exige que l’on porte une attention respectueuse aux motifs invoqués par le décideur administratif pour justifier sa décision, commande une certaine déférence à l’égard de ces motifs et reconnaît la possibilité d’une gamme d’issues acceptables (Vavilov, aux para 83-86). Toutefois, dans l’analyse effectuée ci-dessus selon la norme de la décision correcte, j’ai pris en compte les motifs que la SI a donnés pour justifier sa décision et, pour les motifs expliqués dans mon contrôle selon cette même norme, une fois que les contraintes juridiques et factuelles pertinentes sont prises en compte, les conclusions de la SI ne sont pas en mesure de résister à un contrôle, même si celui-ci est effectué selon la norme la plus déférente.

[92] À cet égard, l’analyse du caractère raisonnable est semblable à celle appliquée par la juge Turley dans la décision Naimi. Comme je le mentionne plus haut, la décision Naimi a suivi le raisonnement énoncé dans la décision Ganeswaran, qui est basée sur l’arrêt Abrametz, pour conclure que la SPR avait commis une erreur en faisant abstraction du délai écoulé avant que le ministre fasse enquête et qui avait donné lieu à l’introduction de la procédure d’annulation. Dans la décision Naimi, la Cour a rejeté la jurisprudence sur laquelle la SPR s’était fondée, à commencer par la décision Torre (Naimi, aux para 15-24), et a conclu que l’interprétation par la SPR concernant l’applicabilité de la doctrine de l’abus de procédure était déraisonnable, car elle n’était pas justifiée au regard des contraintes juridiques pertinentes qui encadrent son pouvoir décisionnel (aux para 12-14).

[93] En ce qui concerne les réparations, quelle que soit la norme de contrôle appliquée, je suis d’avis que l’issue du présent contrôle judiciaire devrait être comparable à celle de l’affaire Naimi. La juge Turley a jugé que, compte tenu de sa conclusion selon laquelle le délai attribuable au ministre n’était pas pertinent, la SPR n’avait pas examiné la question de savoir si le délai allégué par le demandeur constituait un abus de procédure. La Cour a fait remarquer que son rôle n’était pas de se mettre à la place de la SPR et de rendre la décision que celle-ci aurait dû rendre. Au contraire, il incombait à la SPR, en tant que tribunal chargé de trancher ces questions en première instance, de rendre une décision, sans adopter un point de vue déraisonnablement limité du délai qu’elle était en droit de prendre en considération (aux para 25-27).

[94] Dans la décision Naimi, la Cour a également mentionné que, lorsqu’elle accomplit cette tâche, la SPR est tenue de se pencher sur le délai en cause, c’est-à-dire le moment où le délai a commencé à courir dans cette affaire — par exemple, à partir du moment où le défendeur a obtenu des renseignements sur l’identité des demandeurs ou à une date antérieure, soit au moment où le défendeur a commencé à se demander si les demandeurs avaient fait des présentations erronées concernant leur identité (au para 28).

[95] De même, en l’espèce, la réparation appropriée consiste à annuler la décision de la SI et à lui renvoyer l’affaire afin qu’elle statue à nouveau sur la demande présentée par le demandeur relativement à l’abus de procédure, sans adopter les contraintes déraisonnables et incorrectes qui l’ont empêché de prendre en considération la période qui a précédé la décision de l’ASFC d’établir le rapport en vertu de l’article 44. Au vu des faits de l’espèce, il se peut qu’il soit plus facile d’établir le point de départ du délai que dans l’affaire Naimi et qu’il s’agisse simplement du moment, en 2010, où le demandeur a présenté son FRP, dans lequel il a mentionné avoir participé au trafic de drogues et à l’échange de dollars américains contre de la monnaie guatémaltèque. Toutefois, comme dans l’affaire Naimi, le point de départ du délai doit être déterminé par le décideur administratif. Après avoir déterminé ce point de départ, la SI peut appliquer le critère établi dans l’arrêt Abrametz à son examen des arguments du demandeur concernant l’abus de procédure sans limiter sa compétence et commettre l’erreur qui a été relevée dans les présents motifs.

VI. Question à certifier

[96] Le demandeur demande à la Cour de certifier la question suivante en vue d’un appel dans la présente affaire :

La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a-t-elle compétence pour accorder une suspension d’instance après avoir conclu à un abus de procédure compte tenu du temps pris par l’Agence des services frontaliers du Canada avant de prendre la décision d’établir un rapport en vertu de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27?

[97] Pour que la Cour puisse certifier une question en vue d’un appel au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR, la question doit être déterminante quant à l’issue, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. La question doit avoir été discutée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non de la manière dont la Cour peut l’avoir tranchée (Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 36). À mon avis, la question proposée en est une de portée générale, en ce sens que sa réponse orientera la SI et les parties dans d’autres affaires qui soulèvent des arguments d’abus de procédure concernant des délais administratifs. La réponse serait également déterminante quant à l’issue d’un appel dans la présente affaire, dans la mesure où ma décision en l’espèce repose sur cette réponse.

[98] Je suis conscient que le défendeur, la partie déboutée dans la présente demande de contrôle judiciaire et donc la seule partie qui pourrait interjeter appel, s’oppose à la certification. Toutefois, étant donné que je certifie la même question dans ma décision relative à la demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre, demande qui a été rejetée parce qu’elle ne se conformait pas au principe de la prématurité, la question devrait également être certifiée dans la présente demande. Par conséquent, si un appel reposant sur cette question devait être accueilli, les décisions de la Cour relatives à la demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre et à la présente demande pourront être examinées en appel.

[99] En conséquence, je certifierai la question proposée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-9472-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SI est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SI pour nouvelle décision conformément aux présents motifs de la Cour.

  2. La question suivante est certifiée en vue d’un appel :

La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a-t-elle compétence pour accorder une suspension d’instance après avoir conclu à un abus de procédure compte tenu du temps pris par l’Agence des services frontaliers du Canada avant de prendre la décision d’établir un rapport en vertu de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27?

« Richard F. Southcott »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9472-23

 

INTITULÉ :

MARIO RAUL RODAS TEJEDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 OCTOBRE 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

le 6 février 2025

 

COMPARUTIONS :

Erica Olmstead

POUR LE DEMANDEUR

 

Mary E. Murray

Brett Nash

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.