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Date : 20250206

Dossier : IMM-4058-22


Référence : 2025 CF 214

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 février 2025

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

MARIO RAUL RODAS TEJEDA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

  1. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a déféré l’affaire du demandeur à la Section de l’immigration [la SI] pour enquête, conformément au paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], 12 ans après que le demandeur fut arrivé au Canada et qu’il eut révélé un potentiel motif d’interdiction de territoire. Le demandeur affirme que, compte tenu de ce délai, la décision faisant l’objet du présent contrôle constitue un abus de procédure et que l’instance devant la SI qui en résulte devrait être suspendue.

[2] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, la présente demande sera rejetée, car il est prématuré que le demandeur sollicite une suspension auprès de la Cour alors qu’il dispose d’une autre voie de recours adéquate, soit celle de solliciter une suspension auprès de la SI.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Guatemala âgé de 48 ans. Il est arrivé au Canada le ou vers le 28 septembre 2009 et a présenté une demande d’asile.

[4] Le 22 décembre 2010, dans le cadre de son audience devant la Section de la protection des réfugiés [la SPR], le demandeur a présenté une modification au formulaire de renseignements personnels [le FRP] dans laquelle il révélait son implication au Guatemala dans le trafic de stupéfiants et la conversion de dollars américains en devises guatémaltèques pour des personnes qu’il croyait impliquées dans des activités illégales. Le ministre est intervenu en affirmant que le demandeur était exclu de la protection accordée aux réfugiés au titre de l’alinéa b) de la section F de l’article premier [l’alinéa 1Fb)] de la Convention relative au statut des réfugiés du fait qu’il avait été impliqué dans un crime grave de droit commun au Guatemala. L’audience relative à la demande d’asile a eu lieu en janvier 2011. Le 21 janvier 2011, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il était exclu de la protection accordée aux réfugiés en application de l’alinéa 1Fb).

[5] En 2012, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ainsi qu’une demande d’examen des risques avant renvoi [les demandes]. Les demandes ont été rejetées en novembre 2013. Dans les deux décisions, l’implication du demandeur dans des activités criminelles au Guatemala a été prise en compte.

[6] Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire des décisions visant les demandes, et la Cour fédérale a ordonné un sursis à la mesure de renvoi. Sur consentement, les affaires ont été renvoyées pour que de nouvelles décisions soient rendues. À ce jour, aucune nouvelle décision n’a été rendue, et ce, malgré les multiples demandes du demandeur.

[7] Le 21 novembre 2019, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], laquelle mène ses activités sous les auspices du ministre, a exercé son pouvoir discrétionnaire d’établir un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. Dans ce rapport, il a été conclu que le demandeur avait été impliqué dans le trafic de stupéfiants au Guatemala sur le fondement de déclarations faites par le demandeur lui-même dans le FRP, à savoir qu’il avait fait son entrée dans le commerce de stupéfiants en 2007, qu’il avait converti d’importantes sommes d’argent par l’intermédiaire de l’entreprise de conversion de devises de son père pour le compte d’un homme qu’il soupçonnait d’être impliqué dans le trafic de stupéfiants; et qu’il avait vendu de la cocaïne et un médicament appelé Sudolor pour le compte de cet homme. Compte tenu de ce qui précède, dans le rapport établi en vertu de l’article 44, il a été conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée au titre de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR et il a été recommandé que l’affaire soit déférée pour enquête.

[8] Le 24 février 2020, un délégué du ministre, agissant en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR, a conclu que le rapport établi en vertu de l’article 44 était fondé, et, le 9 mars 2022, l’affaire a été déférée à la SI pour enquête [la décision du ministre]. Le 25 avril 2022, le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la décision du ministre en faisant valoir qu’il y avait abus de procédure en raison du délai avant que l’affaire soit déférée en lien avec des faits connus du ministre depuis l’instance devant la SPR, tenue plusieurs années auparavant.

[9] Les allégations d’interdiction de territoire formulées dans le rapport établi en vertu de l’article 44 font actuellement l’objet d’une enquête de la SI. Le demandeur a présenté une demande visant la suspension de l’enquête à la SI en faisant valoir, un peu comme en l’espèce, qu’il y avait abus de procédure en raison du délai avant que l’affaire soit déférée à la SI. Celle-ci a rejeté cette demande le 7 juillet 2023 [la décision de la SI]. Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI, dans le dossier de la Cour no IMM-9472-23, demande qui a été plaidée en même temps que la présente demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre. Ma décision à l’égard de la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI (Rodas Tejeda c Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2025 CF 215]) et la présente décision sont publiées simultanément.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[10] Dans leurs observations, les parties soumettent les questions suivantes à la Cour :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée du fait que le demandeur dispose d’un autre recours adéquat dans le cadre du processus administratif devant la SI?
  2. Si la présente demande n’est pas prématurée, la décision du ministre constitue-t-elle un abus de procédure?

[11] La question de savoir s’il y a eu abus de procédure en est une d’équité procédurale (Pardo c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2023 CF 1769 au para 17). Lorsque la Cour examine une question d’équité procédurale, son rôle, souvent décrit comme l’application de la norme de la décision correcte, est à proprement parler d’évaluer si la procédure administrative était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

IV. Analyse

A. La présente demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée du fait que le demandeur dispose d’un autre recours adéquat dans le cadre du processus administratif devant la SI?

[12] Selon le défendeur, la Cour ne devrait pas statuer sur le bien-fondé de la présente demande de contrôle judiciaire parce que celle-ci contrevient au principe de la prématurité. Également appelé la règle des autres voies de recours adéquates, ce principe interdit généralement au demandeur de s’adresser aux tribunaux pour obtenir le contrôle judiciaire d’une décision administrative tant qu’il dispose d’une voie de recours adéquate dans le cadre du processus administratif. En l’espèce, le défendeur soutient que l’argument du demandeur (à savoir que l’enquête, déclenchée du fait que le rapport prévu à l’article 44 a été établi et que l’affaire a été déférée à la SI, devrait être suspendue en raison du délai avant que le processus soit engagé) peut être soumis au décideur administratif compétent, à savoir la SI. En effet, le demandeur a soulevé cet argument devant la SI, ce qui a donné lieu à la décision de la SI faisant l’objet du contrôle judiciaire dans le dossier connexe.

[13] Dans la décision Oberlander c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 119 [Oberlander], la Cour a eu l’occasion, aux paragraphes 22 à 27, d’examiner le principe de la prématurité (en faisant référence à une décision connexe antérieure Oberlander c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 86) :

22. La décision Oberlander a abordé le principe de la prématurité et les arguments du demandeur pour expliquer pourquoi sa demande ne devrait pas être rejetée sur la base de ce principe. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de reproduire l’analyse de la décision Oberlander avec le même niveau de détail dans la présente décision, je vais répéter certaines parties de cette analyse qui ont trait à la question dont la Cour est actuellement saisie.

23. Le principe de droit administratif a été expliqué de la manière suivante par le juge David Stratas dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell], au paragraphe 31 :

31. La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

24. Le principe de la prématurité a ensuite été repris par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 aux paragraphes 35 et 36.

25. Toutefois, la Cour a rendu après l’arrêt CB Powell des décisions dans lesquelles les demandes de contrôle judiciaire de décisions administratives interlocutoires, y compris les demandes fondées sur des arguments d’abus de procédure dans le contexte de l’immigration, ont été autorisées sur le fond nonobstant le principe de la prématurité. Par exemple, dans la décision Almrei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1002, le juge Richard Mosley a rejeté une requête en radiation d’une telle demande, car il n’était pas convaincu que le demandeur disposait d’une autre voie de recours adéquate. La Cour a conclu qu’il y avait des circonstances exceptionnelles, indiquant un abus de procédure, qui répondaient à la norme « claire et évidente » requise pour justifier une intervention judiciaire précoce (para 60).

26. De même, dans la décision Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 70, le juge Simon Fothergill a examiné le bien‑fondé d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) rejetant deux requêtes préliminaires présentées par le demandeur. Malgré que la Cour ait examiné le principe de la prématurité, elle n’a pas été convaincue que, dans les circonstances de l’affaire, la possibilité d’un contrôle judiciaire de la décision finale de la SPR constituait un recours efficace (para 27).

27. Il ressort de ces précédents, recensés dans l’arrêt CB Powell (au paragraphe 31), que le principe de la prématurité n’est pas absolu. Il s’applique en l’absence de circonstances exceptionnelles. Le juge Stratas décrivait ainsi cette exception (au para 33) :

33. Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), pages 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001), pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les [sic] toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, Okwuobi, paragraphes 38 à 55, et University of Toronto c. C.U.E.W, Local 2 (1988), 1988 CanLII 4757 (ON SC), 52 D.L.R. (4th) 128 (Cour div. Ont.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[14] Une partie des explications ci-dessus porte sur le principe de la prématurité dans le contexte de démarches visant à obtenir le contrôle judiciaire d’une décision administrative interlocutoire avant que le processus devant le décideur administratif n’ait abouti à une décision sur le fond de l’affaire. Dans ma décision visant la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI, j’ai examiné une telle situation, où le demandeur conteste la décision interlocutoire de la SI (dans laquelle les arguments d’abus de procédure de ce dernier sont examinés et rejetés) et le défendeur fait valoir qu’une telle contestation est prématurée, car le processus devant la SI n’a pas encore abouti à une décision sur l’interdiction de territoire du demandeur.

[15] Le principe de la prématurité s’applique semblablement en l’espèce, où le demandeur demande à la Cour d’intervenir parce qu’il souhaite que la procédure administrative devant la SI, plutôt que de suivre son cours, soit suspendue pour cause d’abus de procédure. Tel qu’il a été affirmé dans la décision Oberlander, le principe de la prématurité n’est pas absolu, et, dans certaines affaires (notamment dans le contexte de l’immigration), la Cour a jugé qu’un abus de procédure donne lieu à des circonstances exceptionnelles justifiant une intervention précoce de la Cour. Comme il est indiqué dans les précédents invoqués, si le processus administratif ne constitue pas une voie de recours adéquate rendant prématurée une demande de suspension adressée à la Cour, celle-ci pourrait alors juger qu’une exception s’applique.

[16] En l’espèce, le demandeur soutient que le recours à la SI n’est pas adéquat, car celle-ci a jugé dans sa décision qu’elle était compétente pour examiner les arguments d’abus de procédure fondés sur le délai et éventuellement pour suspendre sa procédure, mais que cette compétence se limitait à l’examen du délai suivant la décision d’établir le rapport prévu à l’article 44. Dans sa décision, la SI a pris en considération un délai de seulement 28 mois, plutôt que l’ensemble du délai de 12 ans qu’invoque le demandeur. Elle a appliqué le critère permettant de décider si un délai constitue un abus de procédure et jugé que le demandeur n’avait pas établi qu’il avait subi un préjudice en raison du délai au cours de cette période de 28 mois.

[17] Les parties sont d’accord pour dire qu’aucune restriction de la sorte ne s’applique à la compétence de la Cour pour examiner un délai. Autrement dit, l’examen de la Cour peut porter sur le délai entier invoqué par le demandeur. Par exemple, dans l’affaire Beltran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 516 [Beltran], le juge Sean Harrington a conclu que le fait de permettre la tenue d’une enquête alors que le ministre disposait de tous les renseignements pertinents depuis 22 ans constituerait un abus de procédure (au para 1). Bien que le rapport prévu au paragraphe 44(1) de la LIPR n’ait été établi qu’en février 2009 (au para 29), soit un peu plus de deux ans avant que la décision Beltran ne soit rendue, le juge Harrington, dans son analyse de la question de l’abus de procédure, a pris en considération la période entière de 22 ans (au para 54).

[18] Par conséquent, le demandeur soutient que, compte tenu de la restriction temporelle dont fait l’objet la compétence de la SI, comme l’indique celle-ci dans sa décision, en comparaison de la compétence de la Cour, le processus administratif n’ouvre pas de voie de recours pouvant être considérée comme adéquate.

[19] L’argument du demandeur serait convaincant, n’eût été la conclusion à laquelle je suis parvenu dans la décision sur la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI, à savoir que la SI avait commis une erreur en concluant que sa compétence se limitait à l’examen de la période suivant la décision prise par l’ASFC d’établir le rapport prévu à l’article 44. Compte tenu de cette conclusion, la SI offre une voie de recours adéquate. D’ailleurs, il s’agit d’une voie de recours que le demandeur a exercée, puisqu’il a déjà fait valoir ses arguments d’abus de procédure devant la SI et a obtenu de cette dernière une décision à cet égard. J’admets que la SI a rejeté ces arguments et que j’ai conclu dans la décision visant la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI que celle-ci avait eu tort de les rejeter. Toutefois, dans ma décision, j’ai également annulé la décision de la SI et j’ai renvoyé l’affaire à celle-ci pour qu’elle rende une nouvelle décision conformément aux motifs de la Cour. Suivant le principe de la prématurité, ce processus devrait pouvoir suivre son cours, et la Cour ne devrait pas statuer sur les mêmes arguments d’abus de procédure en l’espèce.

[20] Cette issue est conforme à une autre décision rendue dans le litige entre M. Oberlander et le ministre (Oberlander c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 294, dans laquelle le juge Denis Gascon a appliqué le principe de la prématurité et rejeté une requête visant à obtenir une suspension définitive de la procédure administrative devant la SI (aux para 66-67, 87).

[21] Je suis conscient que cette issue n’est pas conforme à la décision Beltran, précédent sur lequel s’appuie le demandeur. Dans cette décision, le juge Harrington a brièvement examiné, puis rejeté l’argument de la prématurité avancé par le défendeur (aux para 30-33). Toutefois, l’affaire Beltran se distingue nettement de l’espèce, car, dans cette affaire, le demandeur n’avait pas soulevé d’arguments d’abus de procédure devant la SI et le défendeur n’avait pas fait valoir que la SI ou qu’un autre décideur administratif était compétent pour examiner de tels arguments.

[22] En conclusion, je juge que la présente demande de contrôle judiciaire est prématurée et qu’elle doit être rejetée.

B. Si la présente demande n’est pas prématurée, la décision du ministre constitue-t-elle un abus de procédure?

[23] Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne statuera pas sur les arguments des parties à propos de la question de l’abus de procédure.

V. Question à certifier

[24] Le demandeur demande à la Cour de certifier une question en vue d’un appel concernant l’application du principe de la prématurité. Légèrement modifiée, notamment en fonction de l’explication de cette question formulée par le demandeur à l’audience, la question est la suivante :

[traduction]

Est-il prématuré de présenter une demande de contrôle judiciaire d’une décision de déférer une affaire à la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en vertu de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (visant une suspension de l’enquête au motif qu’il y a eu abus de procédure en raison des délais de l’Agence des services frontaliers du Canada) lorsque la SI n’a pas compétence pour prendre en considération le délai en entier ou lorsque la compétence de la SI pour examiner le délai en entier est concurrente à celle de la Cour?

[25] Pour que la Cour certifie une question en vue d’un appel au titre l’alinéa 74d) de la LIPR, la question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. De plus, la question doit avoir été discutée par la Cour et découler de l’affaire elle-même, et non des motifs du juge ou de la manière dont la Cour fédérale peut avoir tranché l’affaire (Lewis c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2017 CAF 130 au para 36). Le défendeur fait valoir que la question proposée ne peut être certifiée, car elle n’est pas de portée générale, étant donné que le droit relatif au principe de la prématurité est bien établi.

[26] Je suis d’accord avec le défendeur. Les parties n’ont pas présenté d’arguments divergents concernant le droit relatif au principe de la prématurité. Leur litige concerne plutôt l’application de ce droit aux faits particuliers de l’espèce, et ma décision de rejeter la présente demande est fonction de ces faits, y compris le contexte du régime administratif précis dans lequel le litige est survenu et les mesures que les parties ont prises dans le cadre de ce régime.

[27] Cela dit, le demandeur a également proposé la question suivante dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI, et j’ai accepté de la certifier :

[traduction]

La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a-t-elle compétence pour accorder une suspension d’instance après avoir tiré une conclusion d’abus de procédure compte tenu des délais avant que l’Agence des services frontaliers du Canada ne décide d’établir le rapport prévu à l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27?

[28] Comme je l’ai expliqué dans ma décision visant la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI, j’ai conclu qu’il s’agissait d’une question de portée générale qui serait déterminante quant à l’issue d’un appel dans la présente affaire. Elle est de portée générale, car la réponse à cette question guiderait la SI et les parties dans d’autres affaires où des arguments d’abus de procédure seraient soulevés en raison d’un délai administratif. Comme je l’explique ci-dessous, cette question serait également déterminante quant à l’issue d’un appel dans la présente affaire.

[29] Ma décision selon laquelle la présente demande est prématurée repose sur la conclusion tirée dans la décision à l’égard de la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI selon laquelle celle-ci a commis une erreur en concluant que sa compétence se limitait à l’examen du délai dans la période suivant la décision prise par l’ASFC d’établir le rapport prévu à l’article 44. Cette conclusion étant celle qui a donné lieu à la certification de la question dans la décision visant la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI, je suis d’avis que la question doit également être certifiée en l’espèce. Par conséquent, si un appel sur cette question était accueilli, la décision de la Cour visant la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI et la présente décision pourraient être examinées en appel.

[30] Cette question sera donc certifiée dans mon jugement.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4058-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La question suivante est certifiée en vue d’un appel :

La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a-t-elle compétence pour accorder une suspension d’instance après avoir tiré une conclusion d’abus de procédure compte tenu des délais avant que l’Agence des services frontaliers du Canada ne décide d’établir le rapport prévu à l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27?

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Normand Belhumeur

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4058-22

 

INTITULÉ :

MARIO RAUL RODAS TEJEDA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 OCTOBRE 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

le 6 fÉverier 2025

 

COMPARUTIONS :

Erica Olmstead

POUR LE DEMANDEUR

 

Mary E. Murray

Brett Nash

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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