Référence : 2025 CF 184
|
En présence de Monsieur le juge Duchesne Juge responsable de la gestion de l’instance |
ENTRE :
|
PATRICK MARLEAU
|
(Partie intimée)
|
|
LE MINISTRE DE LA JUSTICE
|
(Partie requérante)
|
ORDONNANCE
[1] Le défendeur a présenté une requête par écrit pour une ordonnance en vertu du paragraphe 50(1)(b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 (la Loi), suspendant ce dossier jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue dans le dossier portant le numéro 500-17-109358-195 pendant devant la Cour supérieure du Québec (le dossier Joyal-Larocque) étant donné la similitude du remède recherché par les demandeurs dans les deux dossiers.
[2] Le demandeur s’oppose à la requête du demandeur. Il argumente qu’il est dans l’intérêt de la justice de rejeter la requête du défendeur et de permettre son instance de continuer puisque le fondement de sa demande et les questions juridiques qu’il soulève sont différentes de celles impliquées dans le dossier Joyal-Larocque malgré l’apparente similitude des ordonnances recherchées par les parties.
[3] Le défendeur n’a pas convaincu la Cour qu’il est dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance du demandeur considérant l'ensemble des circonstances. La requête du défendeur est rejetée pour les motifs qui suivent.
I. Les faits
[4] En 2019, messieurs Joyal et Larocque ont institué une demande introductive d’instance contre le Procureur général du Canada et contre le Procureur général du Québec devant la Cour supérieure du Québec.
[5] Messieurs Joyal et Larocque demandent à la Cour supérieure du Québec d’émettre un jugement déclaratoire en vertu de l’article 142 du Code de procédure civile du Québec, fondé sur le pouvoir inhérent de surveillance et de contrôle des organismes publics prévu à l’article 34 du même Code et sur les alinéas 16(1) et 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi que l’émission d’injonctions en lien avec la mise en œuvre de l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 (LC 1982).
[6] Ils allèguent que l’article 55 de la LC 1982 imposerait trois obligations implicites au Canada, soit, 1) l’obligation continue d’entamer des pourparlers avec les autres provinces au sujet de l’adoption d’une version française de 22 textes constitutionnels unilingues énumérés à l’annexe de la LC 1982; 2) l’obligation continue d’échanger avec les autres provinces sur la justesse de la version française de ces textes; et, 3) l’obligation continue de déposer, pour adoption par le Parlement, une résolution constitutionnelle concernant l’adoption de la version française de ces textes.
[7] Ils demandent à la Cour supérieure du Québec de déclarer que le Canada est assujetti à ces trois obligations et qu’il y contrevient. Ils lui demandent également d’enjoindre le Canada de se conformer à ces obligations et de l’obliger de rendre des comptes périodiques à la Cour supérieure du Québec jusqu’à ce que les obligations prévues à l’article 55 de la LC 1982 sont exécutées. Des conclusions similaires sont recherchées à l’encontre du gouvernement du Québec.
[8] La demande introductive d’instance a été modifiée depuis son émission, mais l’essentiel des allégations demeure inchangé.
[9] La preuve au dossier ne permet pas à la Cour de bien circonscrire l’état d’avancement de l’instance avec certitude. Tout au plus, il appert de la preuve qu’un échéancier a été fixé par ordonnance de la Cour supérieure le 19 ou le 20 septembre 2024 pour la production de la preuve des défendeurs, la tenue des interrogatoires hors cour, la communication des engagements souscrits lors des interrogatoires, le débat sur les objections soulevées et la mise en état du dossier prévue pour janvier 2026. Bref, il semblerait que le dossier est à ses étapes préliminaires malgré l'écoulement de plus de cinq ans depuis son institution.
[10] Monsieur Marleau a institué son instance devant la Cour fédérale le 13 novembre 2020. Son recours est formulé contre le ministère de la Justice en vertu des articles 41, 77 et 81(2) de la Loi sur les langues officielles (la LLO). Il sollicite une déclaration que le ministère de la Justice contrevient à l’article 41 de la LLO en omettant de prendre des mesures positives pour que la version française des textes constitutionnels qui figurent à l’annexe de la LC 1982 soit adoptée. Sa demande suit son dépôt d'une plainte auprès du commissaire aux langues officielles et le rapport final d'enquête du commissaire qui a conclu que la plainte du demandeur était fondée.
[11] Il recherche une ordonnance obligeant le ministère de la Justice de prendre des « mesures positives » pour que la version française des textes constitutionnels qui figurent à l’annexe de la LC 1982 soit adoptée. Il plaide que les alinéas 41(1) et (2) de la LLO prévoient qu’il incombe aux institutions fédérales, dont le ministère de la Justice, de « veiller à ce que soient prises des mesures positives pour mettre en œuvre [l’]engagement »
du gouvernement de favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et que ces mesures positives sont prévues par l’article 55 de la LC 1982. Il plaide qu’en omettant de prendre des mesures positives concrètes pour que la version française des textes constitutionnels qui figurent à l’annexe de la LC 1982 soit adoptée, le ministère de la Justice contrevient à l’article 41 de la LLO.
[12] Il allègue également que le ministère de la Justice doit lui payer des dommages-intérêts pour ses manquements à l’article 41 de la LLO.
II. La question en litige
[13] La seule question en litige est de savoir si la Cour devrait suspendre l’instance jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue dans le dossier Joyal-Larocque pendant devant la Cour supérieure du Québec.
III. Les arguments
a) Le défendeur
[14] Le défendeur argumente que la Cour peut suspendre des instances judiciaires en vertu de l’alinéa 50(1)b) de la Loi si l’intérêt de la justice l’exige. Il plaide que l’intérêt de la justice justifie que la demande de monsieur Marleau soit retardée eu égard à l’ensemble des circonstances et qu’aucune des parties au dossier ne subira de préjudice déraisonnable par la suspension de l’instance. Il suggère que la saine utilisation des ressources judiciaires justifie la suspension de l’instance en considérant qu’une « certaine déférence s’impose à l’égard des fonds publics »
qui seraient consommés dans le litige de deux dossiers similaires (Coote c. Lawyers' Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143, aux paras 12-13).
[15] Il note par ailleurs que les questions en litige, la preuve documentaire et les conclusions recherchées dans les deux dossiers sont quasi identiques, et que les deux recours poursuivent la même finalité, à savoir, la mise en œuvre de l’article 55 de LC 1982. Il note également que monsieur Marleau et messieurs Joyal et Larocque sont représentés par les mêmes procureurs.
[16] Il soutient qu’une décision finale dans le dossier Joyal-Larocque règlera vraisemblablement le sort de la demande formulée par monsieur Marleau puisque le premier dossier cible de manière plus exhaustive et précise les obligations découlant de l’article 55 de la LC 1982. Il reconnait toutefois que le recours de Monsieur Marleau est comparativement plus restreint puisqu’il est intenté en vertu de l’alinéa 77(1) de la LLO et vise la détermination du bien-fondé de la plainte de Monsieur Marleau au moment de son dépôt auprès du commissaire aux langues officielles (DesRochers c. Canada (Industrie), 2009 CSC 8, au para 34).
[17] Le défendeur argumente que monsieur Marleau a reconnu les similitudes entre les dossiers dans ses correspondances à la Cour en écrivant que, « Les affaires Marleau et Joyal soulèvent donc des questions connexes liées à l’adoption de la version française de certains textes constitutionnels. »
, « La trame factuelle historique à la base du recours Joyal et Larocque et du présent recours est essentiellement la même. Il y a donc plusieurs chevauchements entre la preuve documentaire servant à appuyer les allégations dans chacun des recours. »
, et que, « Les demandeurs dans le recours Joyal-Larocque et le présent recours sont représentés par les mêmes procureurs. »
[18] Il plaide que les conclusions recherchées dans les deux dossiers visent à imposer les mêmes obligations au Canada, soit, de l’obliger à prendre des mesures positives pour adopter la version française des textes constitutionnels et l’obliger à préparer et communiquer des comptes-rendus à la Cour sur les mesures prises pour faire adopter la version française des textes constitutionnels.
[19] Il argumente que sans l’ordonnance recherchée la Cour supérieure et la Cour fédérale devront toutes deux rendre des décisions sur des recours ayant la même finalité, la même trame factuelle, et une preuve documentaire quasi identique composée de plusieurs milliers de pages de documents. La poursuite de ces deux recours en parallèle va à l’encontre du principe de la proportionnalité.
[20] Il soulève que la présence d’une preuve quasi identique dans les deux recours entraîne le dédoublement des procédures non seulement sur le fond du dossier, mais aussi sur les questions relatives à l’administration de la preuve. Par exemple, si la Cour supérieure du Québec accueille la demande du Canada pour faire radier en partie la déclaration sous serment de Monsieur Joyal, le Canada devra envisager la présentation d’une requête similaire dans le présent dossier, entraînant du même coup la multiplication des procédures portant sur les mêmes enjeux devant deux cours différentes.
[21] Le défendeur soulève que le délai additionnel encouru pour la détermination de la demande de monsieur Marleau qui s’imposerait en raison de la suspension de l’instance ne causera pas préjudice à Monsieur Marleau étant donné que Monsieur Marleau a lui-même présenté et a obtenu six prorogations de délai en ce dossier sur une période de trois ans en citant le délai dans l’avancement du dossier Joyal-Larocque comme justification pour la prorogation de délai dans son instance. Vu la corrélation entre les deux dossiers, la résolution du dossier Joyal-Larocque ferait inévitablement progresser le débat dans la présente instance.
b) Le demandeur
[22] Le demandeur argumente qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice de suspendre sa demande. Il plaide que son dossier est différent du dossier de messieurs Joyal et Larocque en ce qui concerne les parties impliquées et le fond des questions juridiques en cause.
[23] Il précise qu’il demande que cette Cour détermine si le défendeur a respecté ses obligations continues qui découlent de l’article 41 de la LLO. Il souligne que l’ordonnance recherchée dans le dossier Joyal-Larocque tourne sur l’interprétation que donnera la Cour supérieure du Québec à l’article 55 de la LC 1982 et que cette interprétation ne répond pas à la question juridique impliquant l’article 41 de la LLO.
[24] Comme les fondements juridiques des deux causes sont entièrement distincts, il va de soi que les conclusions recherchées diffèrent également. Monsieur Marleau demande à cette Cour de rendre des conclusions fondées sur sa compétence en vertu de l’alinéa 77(4) de la LLO, incluant l’octroi de dommages-intérêts. Aucun tel remède n’est réclamé par Messieurs Joyal et Laroque dans leur dossier. Finalement monsieur Marleau argumente qu’il subirait certainement un préjudice si son instance était suspendue pendant plusieurs années. Sa plainte, déposée en 2019, a été jugée fondée par le commissaire aux langues officielles et le défendeur n’a toujours pas mis en œuvre l’ensemble des recommandations formulées par le commissaire, laissant ainsi l’atteinte aux droits de monsieur Marleau perdurer. Monsieur Marleau n’a soumis aucune preuve à l’appui de cet argument.
c) Le défendeur en réplique
[25] Le défendeur soumet que l’avis de demande du demandeur, de même que sa réponse, confirment que son recours vise à mettre en œuvre l’article 55 de la LC 1982 indirectement, tandis que le dossier Joyal-Larocque vise à mettre l’article en œuvre directement.
[26] Il réitère que l’avis de demande repose tout entier sur la prémisse que l’article 41 de la LLO serait un vecteur de la mise en œuvre de l’article 55 de la LC 1982. Selon monsieur Marleau, les obligations découlant de l’article 41 de la LLO seraient dictées par les prétendues obligations découlant de l’article 55 de la LC 1985.
[27] Or, le processus envisagé par l’article 55 de la LC 1982 – et incorporé selon M. Marleau dans l’article 41 de la LLO – ne peut être mis en œuvre qu’une seule fois : quand tous les textes constitutionnels antérieurs à 1982 auront valeur officielle en français, il n’aura plus sa raison d’être. Il n’est donc pas dans l’intérêt de la justice d’avaliser le déroulement parallèle des dossiers Marleau et Joyal/Larocque et le double emploi des ressources que cela implique.
[28] Le défendeur admet qu’il est vrai sur le plan de la forme que les recours dans les dossiers Marleau et Joyal/Larocque ont été intentés par des demandeurs distincts devant des forums distincts sur la base de fondements juridiques distincts. Encore faut-il regarder au-delà de la forme et considérer que les deux recours partagent le même caractère essentiel : mobiliser les tribunaux dans la mise en œuvre de l’article 55 de la LC 1982.
[29] Il argumente toutefois que monsieur Marleau a tort de prétendre le contraire en affirmant, dans sa réponse à cette requête, que ni sa plainte ni le rapport du Commissaire aux langues officielles ne portait précisément sur l’article 55 de la LC 1982. Quelle qu’ait été la teneur de sa plainte initiale et du rapport au commissaire aux langues officielles, un recours formé en vertu de l'alinéa 77(1) de la LLO est entendu de novo et le débat de novo est balisé par l’avis de demande. Comprenant sa demande cette manière, il est clair que l’avis de demande vise à obtenir une ordonnance pour forcer l’exécution des prétendues obligations découlant de l’article 55 de la LC 1982 qui auraient été incorporées – selon M. Marleau – par l’article 41 de LLO.
[30] Il réitère qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’avaliser le déroulement parallèle, avec le dédoublement des ressources que cela entraîne inévitablement, de deux recours visant à mettre en œuvre un même processus quand ce processus ne peut être mis en œuvre qu’une seule fois.
IV. Analyse
[31] L’article 50(1)(b) de la Loi sur les Cours fédérales se lit comme suit :
|
|
|
|
[32] La demande de monsieur Marleau n’est pas pendante devant la Cour supérieure du Québec. Le paragraphe 50(1)(a) de la Loi ne s’applique donc pas. Seulement le paragraphe 50(1)(b) de la Loi trouve application ici.
[33] La jurisprudence dominante portant sur l’interprétation du paragraphe 50(1)(b) de la Loi reprend les propos de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mylan Pharmaceuticals ULC c. AstraZeneca Canada, Inc., 2011 CAF 312, au paragraphe 5, lorsque la demande de suspension d’instance est en réalité une demande que la Cour n’exerce sa compétence pour entendre et déterminer une demande qu’à un moment ultérieur :
• Le cas où la Cour décide de n'exercer sa compétence que plus tard. Lorsqu'elle choisit cette voie, la Cour exerce un pouvoir qui n'est pas sans ressembler à l'établissement d'un calendrier ou à l'ajournement d'une affaire. Ce genre de décision repose sur des considérations discrétionnaires d'ordre général. Il y a les considérations d'intérêt public — la nécessité que les instances se déroulent équitablement et avec célérité —, mais il s'agit, sur le plan qualitatif, d'un facteur différent des considérations d'intérêt public qui s'appliquent lorsque la Cour interdit à un autre organisme de faire ce que le législateur l'autorise à faire. Par conséquent, les critères rigoureux énoncés dans l'arrêt RJR‑MacDonald ne s'appliquent pas dans un tel cas. Cela ne signifie pas que la Cour reportera une affaire de manière inconsidérée. Tout dépend des circonstances factuelles présentées à la Cour. Dans certains cas, il sera difficile de persuader la Cour, comme lorsque le délai demandé est long ou qu'il entraînera de lourdes conséquences pour une partie ou le grand public. Dans d'autres cas, il sera plus facile de la convaincre.
[34] La Cour d’appel fédérale a réitéré le test juridique applicable à une demande de suspension comme celle présentée par le défendeur dans Viterra Inc. c. Grain Workers' Union (International Longshoreman’s Warehousemen’s Union, section locale 333), 2021 CAF 41 en soulignant que le critère applicable est « si, eu égard à l’ensemble des circonstances, l’intérêt de la justice justifie que (l’instance) soit retardé »
. L’ensemble des circonstances peut, mais n'a pas nécessairement à inclure, certaines des considérations mentionnées dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), telle la question de savoir s’il existe une question sérieuse à juger, l’existence d’un préjudice irréparable et la prépondérance générale des inconvénients ou des intérêts (Clayton c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 1, au paragraphe 26).
[35] La Cour devra être guidée dans son appréciation des circonstances par le principe énoncé à la Règle 3 des Règles selon lequel il faut « apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible »
(Coote c. Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143, au paragraphe 12).
[36] Finalement, bien que les critères de l’arrêt White c. E.B.F. Manufacturing Limited, 2001 CFPI 713, pour assister la Cour dans sa détermination de la suspension de procédures dans le contexte d’actions connexes intentées devant des tribunaux différents au sens du paragraphe 50(1)(a) de la Loi ne s’appliquent pas directement dans le cadre d’une demande de suspension en vertu du paragraphe 50(1)(b) de la Loi, ils peuvent servir pour orienter la Cour dans sa détermination de l’intérêt de la justice dans le contexte de la suspension d’instance recherchée (1395804 Ontario Ltd. (Blacklock’s Reporter) c. Canada (Procureur général), 2016 CF 719, au para 38), tout en tenant compte du préjudice déraisonnable qui pourrait être subi par l’une ou l’autre des parties en raison de la suspension.
[37] La preuve versée au dossier dans le cadre de cette requête est limitée à un affidavit qui fournit un minimum de preuve par rapport au progrès du dossier Joyal-Larocque devant la Cour supérieure du Québec, ainsi que la production d’affidavits produits dans les deux dossiers qui ne sont pas particulièrement utiles pour déterminer si la suspension d’instance est dans l’intérêt de la justice ou non. Il n’y aucune preuve probante administrée par rapport aux étapes complétées et qui demeurent à être complétées dans un dossier et dans l’autre, le délai anticipé pour une date d’audition sur le mérite dans un dossier ou dans l’autre, le préjudice qui résulterait d’une suspension d’instance, le quantum des fonds publics gaspillés par les défenses distinctes du défendeur, ou du dédoublement de travail de procureurs qui, la Cour note, sont les mêmes pour les parties dans les deux dossiers. Cette absence de preuve ne permet pas à la Cour de déterminer si l’une ou l’autre des parties subirait un préjudice quelconque en raison d’une suspension de l’instance ou par le rejet de cette requête. De façon semblable, aucune preuve n’a été administrée par rapport aux ressources devant être consommées pour la préparation et l’argumentation d’une instance sur le fond par rapport à l’autre.
[38] L’analyse de la question en litige ici est facilitée par l’admission en réplique du défendeur malgré l’absence de preuve probante qui étaye sont argument: les recours dans les dossiers Marleau et Joyal-Larocque ont été intentés par des demandeurs distincts devant des forums distincts sur la base de fondements juridiques distincts. Le défendeur argumente que ces distinctions ne sont que des distinctions de forme et non de fond, et que la finalité recherchée par l’entremise des deux dossiers doit être considérée en priorité en raison de leur quasi-similitude.
[39] L’identité des parties, le fort saisi, et la base juridique d’un recours ne sont pas des sujets de forme. Ces paramètres d’un litige sont des paramètres de fond qui affectent le bien-fondé d’un recours à sa source et distinguent un litige d’un autre.
[40] Un demandeur qui présente un recours contre un défendeur qui ne lui doit aucune obligation ou qui a rendu aucune décision à son égard risque de voir son instance rejetée puisqu’elle serait vraisemblablement vouée à l’échec (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250; Hunt c. Carey Canada Inc., 1990 CanLII 90 (CSC). L’identité des parties, les relations juridiques entre elles, et les normes juridiques qui s’imposent dans le cadre de leur relation sont des questions de fond, pas de forme, et permettent à la Cour de bien apprécier si la suspension de dossiers juridiquement distincts même s’ils sont semblables sert l’intérêt de la justice.
[41] L’identité du fort saisi est également une question qui affecte le fond d’un litige. Un fort saisi qui est sans compétence sur le fond juridique d’un litige ne peut manifestement pas rendre une décision valable qui dispose d’un dossier ou d’un dossier similaire (Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54; article 76 et alinéa 77(1) de la LLO). Encore ici, il s’agit d’une circonstance parmi d’autres qui permet à la Cour de bien apprécier si la suspension d’un dossier impliquant des parties distinctes devant deux tribunaux dont seulement un est compétent pour trancher la question en litige présenté sert l’intérêt de la justice.
[42] Le fondement juridique d’un ou des recours est une question de fond essentielle pour déterminer s’il est possible d’obtenir un jugement qui détermine le fond d’un autre litige malgré l’absence d’identité entre les parties, les questions en litige, et le tribunal saisi. Des recours fondés sur des arguments juridiques distincts malgré leur finalité semblable demeurent des litiges distincts avec des questions en litiges distinctes et différentes.
[43] Bien que j’accepte que l’utilisation inutile de ressources et le dédoublement de ressources judiciaires et légales sont à éviter, le défendeur, n’ayant administré aucune preuve probante à ce sujet, ne m’a pas convaincu que la continuation du dossier de monsieur Marleau devant cette Cour alors que le dossier Joyal-Larocque progresse devant la Cour supérieure du Québec représente un dédoublement de ressources judicaires et légales.
[44] La Cour supérieure du Québec n’est pas compétente pour entendre le recours de Monsieur Marleau. Son recours, bien que proposant une interprétation législative inédite qui lie le contenu normatif de certaines dispositions de la LLO à l’article 55 de LC 1982, n’implique l’article 55 de la LC 1982 qu’indirectement et là uniquement si son interprétation de l’article 41 de LLO est retenu sans réserve. La Cour supérieure du Québec n’est pas compétente à trancher cette question et ne pourra pas la trancher même si elle rend une décision dans le dossier Joyal-Larocque avant que cette Cour rende une décision dans le dossier de monsieur Marleau. Cette Cour et la Cour supérieure du Québec sont saisies de questions distinctes quoi que similaires qui méritent d’être tranchées par le tribunal compétent saisi par les parties de la façon la plus expéditive et la plus économique possible. Il ne s’agit pas là d’un dédoublement de ressources judiciaires, mais bien une saine administration de la justice qui permet aux parties de présenter leurs arguments relatifs aux questions qu’elles soulèvent devant le décideur qui a la compétence pour les trancher.
[45] La similitude des questions de fait, de la trame factuelle, et les chevauchements de la preuve documentaire ainsi que leur exploration et considération par le même groupe d’avocats qui représentent les demandeurs et le défendeur devant cette Cour et devant la Cour supérieur du Québec devrait mener à des économies de ressources pour les parties malgré que des moyens procéduraux distinctes pourraient être poursuivis devant un tribunal en raison de ses propres règles de procédure. Rien dans la preuve administrée pour cette requête ne suggère que le travail consacré dans un dossier ne pourrait pas servir au moins en partie pour la préparation de l’autre.
[46] Je ne suis pas persuadé considérant l’ensemble des circonstances que l’intérêt de la justice est respecté en forçant monsieur Marleau à attendre l’issue d’un litige entamé par d’autres individus devant la Cour supérieure du Québec pour des ordonnances qui ne déterminent pas et ne pourront pas déterminer le bien-fondé de son recours en vertu de la LLO avant de procéder de l’avant avec son recours. Il n’est pas l’intérêt de la justice d’accorder la suspension d’instance recherchée par le défendeur.
V. Conclusion
[47] La requête du défendeur est rejetée.
[48] Le demandeur indique dans ses prétentions écrites qu’il recherche ses frais de la requête. Les parties sont invitées à tenter de régler la question des dépens entre eux avant le 7 février 2025. Les parties peuvent signifier et déposer des représentations écrites qui n’excèdent pas trois (3) pages à double-interligne, annexes et autorités en sus, jusqu’au 10 février 2025, à défaut de quoi cette Ordonnance sera rendue sans dépens.
LA COUR ORDONNE que :
La requête du défendeur est rejetée.
Les dépens de cette requête seront déterminés après la réception des représentations écrites des parties sur les dépens.
Les parties doivent fournir leur disponibilité pour participer à une conférence de gestion virtuelle à la Cour avant le 14 février 2025 afin de fixer une date de conférence de gestion pour discuter et fixer un échéancier pour les prochaines étapes en cette instance.
l
|
Juge responsable de la gestion de l’instance |
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-1362-20 |
INTITULÉ :
|
PATRICK MARLEAU c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 30 JANVIER 2025 |
MOTION PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À LA RÈGLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
|
|
ORDONNANCE ET MOTIFS :
|
B.M. DUCHESNE J. |
DATE DES MOTIFS :
|
LE 30 JANVIER 2025 |
PRÉTENTIONS ÉCRITES :
Me Marc Power Me Audrey Mayrand Me Gabriel D’Astous Juristes Power, Montréal, Québec |
POUR LE DEMANDEUR |
Me Bernard Letarte Me Jean-Robert Noiseux Me Michaël Fortier Me Émilie Houde Procureur général du Canada, Ottawa, Ontario |
POUR LE DÉFENDEUR |