Date : 20250203
Dossier : IMM-11785-23
Référence : 2025 CF 212
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 3 février 2025
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE : |
THELMA GUADALUPE PORRAS TAVAREZ |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La seule question à trancher est celle de savoir si l’analyse des risques effectuée par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] au titre du paragraphe 97(1) était raisonnable. Comme je ne suis pas convaincu que la conclusion de la SAR était déraisonnable, la présente demande doit être rejetée.
I. Faits
[2] La demanderesse est citoyenne du Mexique. Le 23 mai 2019, elle quittait son travail lorsqu’elle a été approchée par une femme, désignée plus tard par les lettres « KA », qui l’a forcée à parler avec un inconnu au téléphone. L’interlocuteur a menacé de tuer sa famille. Sous la contrainte, la demanderesse a été forcée de retirer 1500 MXN pour le compte de KA afin d’acheter des cartes téléphoniques prépayées. Les deux femmes se sont ensuite rendues dans un hôtel de la région.
[3] À l’hôtel, KA et d’autres individus ont agressé la demanderesse physiquement et l’ont humiliée. Les agresseurs ont saisi les pièces d’identité de la demanderesse, ont pris des photos compromettantes de cette dernière, et l’ont contrainte à participer à des appels vidéo avec des personnes qu’elle ne pouvait voir qui ont exigé le paiement d’une rançon de 250 000 MXN.
[4] La demanderesse a réussi à s’échapper après avoir indiqué secrètement où elle se trouvait à son père dans un message texte alors qu’elle avait été détachée par KA afin qu’elle puisse appeler ses parents pour leur demander de payer la rançon. La réception de l’hôtel a appelé à la chambre, ce qui a fait paniquer KA. Elle a tenté de s’enfuir, mais elle a finalement été appréhendée.
[5] À la suite de cette mésaventure, la demanderesse a été amenée au bureau du procureur de l’État, où elle a présenté une déposition. À ce moment-là, elle a appris que KA avait admis qu’elle était liée au cartel de Jalisco Nouvelle Génération [le CJNG]. Un médecin présent sur place a conseillé à la demanderesse de s’enfuir, car ce n’était pas la première fois que KA et ses complices étaient impliqués dans de graves méfaits.
[6] En juin 2019, la demanderesse a quitté le Mexique à destination du Canada parce qu’elle était irritée par la lenteur de l’enquête policière et par le fait qu’on lui avait refusé une protection en continu. Les membres de sa famille sont restés dans la même ville au Mexique, mais ont déménagé à 30 minutes de leur ancien domicile et ont changé leurs numéros de téléphone. Pendant son séjour au Canada, la demanderesse a eu une fille, qui est citoyenne canadienne. La demanderesse a travaillé dans une usine de transformation de la viande avant son congé de maternité.
[7] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a instruit la demande d’asile de la demanderesse et a conclu que la demanderesse était crédible, mais qu’elle n’était pas exposée à un risque prospectif. À titre subsidiaire, la SPR a conclu que la demanderesse disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] valable à Cabo San Lucas ou à Mérida.
II. Décision visée par le contrôle judiciaire
[8] Le 18 août 2023, la SAR a rejeté l’appel de la demanderesse et a confirmé la décision de la SPR. Elle a effectué une évaluation indépendante du dossier et a conclu que la question déterminante était l’absence de risque prospectif. Compte tenu de cette conclusion, la SAR n’a pas examiné les arguments de la demanderesse concernant la PRI.
[9] La SAR a conclu que la preuve ne permettait pas de démontrer que la demanderesse avait été ciblée personnellement par le CJNG. Elle a plutôt convenu avec la SPR que la preuve démontrait que la demanderesse avait été victime d’un [traduction] « enlèvement éclair »
attribuable à une interception au hasard réalisée à des fins d’extorsion. Bien que la demanderesse ait témoigné que sa ravisseuse avait affirmé l’avoir suivie pendant plusieurs jours, la SAR a fait remarquer que la demanderesse avait été enlevée une journée où elle était partie plus tôt du travail, ce qui portait à croire que son agent de préjudice ne connaissait pas réellement son horaire.
[10] En ce qui concerne le risque continu, la SAR a conclu que la preuve ne permettait pas d’établir que le CJNG continuait de s’intéresser à la demanderesse. La SAR a fait remarquer que la demanderesse avait quitté le Mexique à la suite de l’enlèvement de mai 2019, dans le cadre duquel elle avait été secourue avant d’avoir payé la rançon, parce qu’elle était irritée par l’enquête et l’absence de protection. Malgré le fait que les agresseurs avaient obtenu les renseignements personnels de la demanderesse, y compris l’adresse de ses parents, personne n’a communiqué avec la famille dans les années qui ont suivi l’enlèvement même si cette dernière a déménagé dans la même ville à environ 30 minutes de son ancien domicile.
[11] La SAR a conclu que le degré de risque auquel la demanderesse était exposée semblait avoir diminué. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que l’enlèvement constituait une tentative unique et aléatoire d’extorsion. Tout en reconnaissant que le risque d’extorsion et d’enlèvement demeure élevé au Mexique, la SAR a conclu que la preuve n’établissait pas que la demanderesse serait personnellement prise pour cible à son retour dans ce pays. La SAR a conclu qu’il s’agit d’un risque auquel la population est exposée en général, et que, même si la demanderesse avait déjà été enlevée, celle-ci n’était pas plus susceptible que d’autres personnes d’être prise pour cible dans l’avenir.
[12] La SAR s’est appuyée sur cette analyse pour confirmer la décision de la SPR selon laquelle la demanderesse n’est pas une réfugiée au sens de la Convention ou une personne à protéger, et elle a conclu que le bien-fondé de la demande d’asile n’avait pas été établi.
III. Question en litige
[13] La présente demande concerne la question de savoir s’il était raisonnable pour la SAR de conclure que la demanderesse n’est pas exposée à un risque prospectif au regard du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Cette question comporte trois volets. Premièrement, était-il raisonnable de la part de la SAR de qualifier l’enlèvement de mai 2019 de crime de situation plutôt que de violence ciblée? Deuxièmement, la SAR a-t-elle dûment évalué le caractère suffisant de la preuve relative au risque continu? Troisièmement, la SAR a-t-elle bien fait la distinction entre la raison initiale pour laquelle la demanderesse avait été ciblée et le risque de préjudice continu?
IV. Norme de contrôle
[14] Je suis d’accord avec les parties pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle que la Cour suprême du Canada l’a énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
V. Analyse
[15] Je conclus que rien ne justifie de modifier la décision de la SAR, puisque dans les trois motifs qu’elle a soulevés pour contester la décision, la demanderesse demande essentiellement à la Cour de soupeser à nouveau la preuve et de substituer son propre jugement à celui du décideur administratif. Pareille demande ne relève manifestement pas de la portée d’un contrôle judiciaire.
[16] Avant d’examiner en quoi les arguments de la demanderesse reviennent à demander à la Cour de soupeser la preuve à nouveau, je souhaite me pencher sur les principes juridiques applicables à la question du caractère suffisant. La demanderesse renvoie à juste titre à la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 [Magonza], en tant que jugement de principe rendu par la Cour sur cette question. À mon avis, trois principes clés énoncés dans cette décision sont pertinents en l’espèce. Premièrement, l’évaluation du caractère suffisant est essentiellement contextuelle et propre à chaque affaire, notamment lorsqu’il existe une preuve indirecte ou circonstancielle. Comme l’explique le juge Grammond, « il est impossible de prescrire à l’avance la “quantité” minimale »
d’éléments de preuve jugée suffisante, puisque cette décision constitue « un jugement pratique qui doit être établi au cas par cas »
: Magonza, au para 34. Deuxièmement, bien que les constats d’insuffisance doivent être expliqués, les cours de révision doivent faire preuve d’une grande retenue à l’égard de telles conclusions : Magonza, au para 35. Troisièmement, et c’est le point le plus important en l’espèce, le caractère suffisant concerne essentiellement la question de savoir si la preuve, examinée dans son ensemble, convainc le décideur de l’existence du fait contesté : Magonza, au para 32.
[17] Après avoir appliqué ces principes, je conclus que l’évaluation, par la SAR, des trois aspects interdépendants du risque prospectif correspond au type d’évaluation globale et contextuelle requise en droit. J’examine chacun de ces aspects à tour de rôle.
[18] Premièrement, la conclusion de la SAR selon laquelle l’enlèvement de mai 2019 était un crime de situation plutôt que de la violence ciblée était raisonnable. La preuve dont disposait la SAR étayait cette conclusion, notamment les facteurs circonstanciels qui pesaient contre la thèse de la violence ciblée. Les éléments clés comprennent le fait que l’enlèvement s’est produit une journée où la demanderesse avait quitté le travail plus tôt qu’à son habitude, que le montant de la rançon, fixé à 250 000 MXN, était nettement inférieur aux montants habituellement demandés aux victimes ciblées selon le cartable national de documentation pour le Mexique, et que l’agression correspondait aux schémas habituels [traduction] « [d’]enlèvements éclairs »
dans ce pays. Le fait que les agresseurs connaissaient apparemment les habitudes de la demanderesse sur son lieu de travail et qu’ils l’auraient surveillée peut porter à croire qu’il s’agissait de violence ciblée. Or, la SAR a raisonnablement conclu que la preuve visant à démontrer qu’elle aurait été surveillée était douteuse, puisque l’agresseur était en prison à ce moment-là, et que la preuve ne l’emportait pas sur les éléments circonstanciels plus larges indiquant que la demanderesse avait été ciblée par opportunisme.
[19] L’argument de la demanderesse selon lequel la SAR n’a pas dûment tenu compte du fait que les agresseurs connaissaient ses habitudes en lien avec son travail dénote une mauvaise compréhension de la nature de l’analyse du caractère suffisant suivant la décision Magonza. La SAR n’était pas tenue d’accorder un poids déterminant à un seul élément de preuve compte tenu de l’ensemble des facteurs circonstanciels indiquant que les agresseurs avaient ciblé la demanderesse par opportunisme. Je suis d’avis que l’évaluation de la SAR correspond au type de jugement global et établi au cas par cas qui devrait faire l’objet d’une grande retenue selon la décision Magonza.
[20] Deuxièmement, la conclusion de la SAR selon laquelle la demanderesse n’est pas exposée à un risque continu est adéquate, en particulier compte tenu de l’absence de preuve selon laquelle les agresseurs continuent de s’intéresser à elle. C’est ce qui ressort du fait que les agresseurs n’ont eu absolument aucun contact avec la famille de la demanderesse depuis plusieurs années, du fait que les agresseurs n’ont pas tenté de tirer parti des pièces d’identité et du fait que ces derniers n’ont jamais tenté de récupérer le montant de la rançon. En outre, la SAR a tenu compte du contexte général et a fait remarquer qu’aucun autre malheur n’était survenu malgré le fait que la famille soit restée dans la même ville et que les agresseurs disposaient de ses renseignements personnels détaillés.
[21] L’affirmation de la demanderesse selon laquelle la famille n’a pas reçu de menaces supplémentaires parce qu’elle était déménagée est hypothétique et ne mine pas la conclusion de la SAR. Après avoir évalué la preuve dans son ensemble, la SAR était convaincue que celle-ci n’établissait pas l’existence d’une menace continue. Elle est parvenue à cette conclusion compte tenu du fait que plusieurs années s’étaient écoulées depuis que les agresseurs avaient communiqué avec la demanderesse ou sa famille malgré le fait qu’ils avaient accès aux renseignements personnels de la demanderesse et que les membres de la famille demeuraient dans la même ville, quoiqu’à 30 minutes de leur ancien domicile, et qu’ils avaient changé de numéros de téléphone. La SAR a déduit que les agresseurs auraient tenté de communiquer avec la famille s’ils avaient été réellement déterminés à poursuivre leurs menaces ou à exercer des représailles parce que la rançon n’avait pas été payée et qu’un rapport avait été déposé auprès de la police. Dans ce contexte, je conclus que la SAR a raisonnablement conclu que les agresseurs ne s’intéressaient plus à la demanderesse, puisqu’ils n’avaient pas communiqué avec elle ni avec sa famille. Les explications présentées à titre subsidiaire par la demanderesse, lesquelles ne sont pas étayées par la preuve, ne soulèvent aucune erreur susceptible de contrôle.
[22] Finalement, l’évaluation effectuée par la SAR concernant le lien entre l’enlèvement initial et le risque continu est bien fondée. Il m’apparaît, à la lecture de la décision de la SAR, que, plutôt que de s’appuyer sur son évaluation initiale selon laquelle l’enlèvement était opportuniste, la SAR a effectué une évaluation indépendante et prospective tenant compte de la nature de l’agression ainsi que des événements subséquents. Il était loisible à la SAR de conclure que le risque s’était dissipé compte tenu de la nature aléatoire de l’enlèvement, du fait que la demanderesse avait été secourue avant le paiement de la rançon, ainsi que de l’arrestation d’une personne ayant directement participé à l’enlèvement. La SAR a également étayé sa conclusion en tenant compte de l’absence de communication subséquente et de tentative de représailles, ainsi que du fait que la famille de la demanderesse a continué à vivre en sécurité dans la région. Tous ces facteurs renforcent la conclusion selon laquelle la demanderesse n’est pas exposée à un risque continu en dépit de la gravité de la mésaventure dont elle a initialement été victime.
VI. Conclusion
[23] En conclusion, la conclusion de la SAR relative au risque prospectif visé au paragraphe 97(1) de la LIPR commande la retenue. L’analyse effectuée par la SAR en ce qui concerne la nature de la mésaventure initiale, l’évaluation du risque continu et le lien entre le risque initial et le risque continu reflète un examen minutieux du dossier de preuve ainsi qu’une application adéquate des principes jurisprudentiels pertinents qui sont énoncés dans la décision Magonza. Dans chacune de ses contestations, qu’elle présente comme des arguments relatifs au caractère suffisant de la preuve, la demanderesse invite en fait la Cour à soupeser la preuve à nouveau et à substituer son propre jugement à celui de l’agent, ce qui ne relève pas du rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.
[24] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-11785-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La présente demande est rejetée et aucune question n’est certifiée.
« Russel W. Zinn »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-11785-23 |
INTITULÉ : |
THELMA GUADALUPE PORRAS TAVAREZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE |
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 30 JANVIER 2025 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE ZINN |
DATE DES MOTIFS : |
LE 3 FÉVRIER 2025 |
COMPARUTIONS :
Vaishalei Manoharan |
POUR LA DEMANDERESSE |
Aneta Bajic |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Anwari Law Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LA DEMANDERESSE |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |