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Date : 20250118

Dossier : T-60-25

Référence : 2025 CF 105

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 janvier 2025

En présence de monsieur le juge en chef

ENTRE :

DAVID JOSEPH MacKINNON ET ARIS LAVRANOS

demandeurs

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS – REQUÊTE EN VUE D’ACCÉLÉRER L’INSTRUCTION

I. Introduction

[1] Dans la présente requête, les demandeurs cherchent à accélérer l’instruction de leur demande de contrôle judiciaire. Le défendeur s’oppose à la requête.

[2] Dans la demande de contrôle judiciaire, les demandeurs sollicitent notamment une ordonnance annulant la décision du premier ministre Trudeau (le premier ministre) [traduction] « de recommander à […] la gouverneure générale du Canada d’exercer la prérogative l’habilitant à proroger la première session de la 44e législature du Canada jusqu’au lundi 24 mars 2025 (la décision contestée) ». Les demandeurs sollicitent également un jugement déclarant que cette session parlementaire n’a pas été prorogée.

[3] Les demandeurs affirment que leur demande de contrôle judiciaire est [traduction] « véritablement urgente et requiert l’attention immédiate de la Cour, qui doit déterminer si le Parlement peut reprendre immédiatement la session afin de protéger les intérêts du Canada face aux […] menaces des États-Unis ». Ils déclarent que ces menaces sont « l’intention du président désigné Trump d’imposer des tarifs douaniers de 25 % sur tous les produits entrant aux États‑Unis en provenance du Canada » le « premier jour de son mandat en tant que président » (les tarifs douaniers de 25 %).

[4] Lorsque la Cour est saisie d’une requête visant à abréger les délais qui s’appliquent habituellement aux instances devant elle, elle doit principalement établir un équilibre entre l’accès à la justice et ce qui est équitable pour l’autre partie au litige du point de vue procédural.

[5] Pour ce faire, la Cour doit généralement tenir compte de l’urgence de l’affaire et de tout préjudice que pourrait subir l’autre partie et examiner si les mesures de réparation sollicitées deviendront théoriques dans le cas où l’instruction de l’affaire n’est pas accélérée.

[6] La Cour tient compte non seulement des intérêts des parties, mais aussi de l’intérêt du public. Elle examine également si d’autres plaideurs subiraient un préjudice du fait que l’instruction de leur demande sera retardée.

[7] Pour les motifs qui suivent, la requête sera accueillie. En résumé, les facteurs qui militent en faveur de l’instruction accélérée de la demande sont les suivants : l’urgence de l’affaire, le fait que la principale réparation sollicitée revêtira un caractère théorique si les délais habituels prévus par la Cour ne sont pas abrégés et l’intérêt pour le public à faire trancher les questions importantes soulevées dans la demande de contrôle judiciaire le plus rapidement possible dans les limites du raisonnable. Mis ensemble, ces facteurs l’emportent sur (i) tout préjudice que le défendeur et les intervenants sont susceptibles de subir si l’instruction de la demande est accélérée selon le calendrier établi ci-après et (ii) l’inconvénient pour la Cour de ne pas disposer des observations plus fouillées que les parties et les intervenants auraient préparées s’ils en avaient eu le temps. D’autres plaideurs ne subiront pas de préjudice, car aucune audience prévue ne sera retardée pour permettre d’accélérer l’instruction de la demande de contrôle judiciaire.

[8] J’ouvre une parenthèse pour faire remarquer que l’action intentée par Mme Gina Miller immédiatement après que le premier ministre Boris Johnson a avisé feue Sa Majesté de sa décision de proroger le Parlement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (le Parlement du R-U) le 27 ou 28 août 2019 s’est rendue jusqu’à la Cour suprême du Royaume-Uni en quelques semaines seulement : R (Miller) v The Prime Minister, [2019] UKSC 41 [Miller II] aux para 1, 19 et 25. Le jugement a été rendu moins d’un mois après la recommandation du premier ministre à feue Sa Majesté. Je reconnais que les circonstances entourant cette affaire disposaient la Cour suprême du Royaume-Uni à traiter l’affaire plus rapidement que ce serait possible en l’espèce. Toutefois, l’affaire démontre que les questions constitutionnelles complexes, y compris celles qui touchent au cœur de notre système de gouvernement démocratique, peuvent être tranchées rapidement au besoin.

II. Les parties

[9] Les demandeurs sont des citoyens canadiens et résident en Nouvelle-Écosse.

[10] Le procureur général du Canada représente les intérêts du premier ministre et de la gouverneure générale et répond aux allégations formulées contre eux dans la demande de contrôle judiciaire.

III. Les faits

[11] Le 25 novembre 2024, le président désigné Trump a publié un message sur son réseau social « Truth Social » dans lequel il a annoncé que le premier jour de son mandat à titre de président il s’occuperait de [traduction] « signer tous les documents nécessaires pour imposer au Mexique et au Canada des tarifs douaniers de 25 % sur TOUS les produits entrant aux États‑Unis ». Il a expliqué que « ce tarif restera en vigueur jusqu’à ce que les drogues, en particulier le fentanyl, et tous les immigrants illégaux arrêtent l’invasion du pays! ».

[12] Deux jours plus tard, les premiers ministres des provinces et territoires du Canada se seraient entretenus par téléconférence avec le premier ministre et certains membres importants du Cabinet fédéral pour discuter de ces tarifs douaniers de 25%.

[13] Le 10 décembre 2024 et les jours qui ont suivi, le président désigné a publié une série de messages sur Truth Social dans lesquels il qualifiait respectivement le premier ministre et le Canada de [traduction] « gouverneur » et de « grand État du Canada ». Le président désigné a aussi publié des messages dans lesquels il décrivait les divers avantages dont bénéficierait la population canadienne si le Canada devenait « le 51e État ».

[14] Le 18 décembre 2024, la session parlementaire a été suspendue pour la période des Fêtes. La Chambre des communes devait reprendre ses travaux le 27 janvier 2025.

[15] Le 16 décembre 2024, la ministre des Finances, Chrystia Freeland, a annoncé sa démission du Cabinet dans une lettre ouverte. Elle y déclare notamment que « notre pays est confronté à un grand défi. La nouvelle administration américaine poursuit une politique de nationalisme économique agressif, ce qui comprend une menace de tarifs de 25 pour cent. »

[16] Le 6 janvier 2025, lors d’une conférence de presse, le premier ministre Trudeau a annoncé la décision contestée et son intention de démissionner de son poste de premier ministre. Il a ajouté qu’il avait demandé au président du Parti libéral du Canada de commencer le processus de sélection du prochain chef du parti.

[17] Plus tard ce jour-là, la Proclamation prorogeant le Parlement au 24 mars 2025 a été publiée dans l’édition spéciale de la Gazette du Canada, partie II, volume 159, numéro 1.

[18] Au cours d’une conférence de presse le 7 janvier 2025, lorsqu’un journaliste lui a demandé s’il [traduction] « comptait recourir aux forces armées pour annexer et acquérir le Canada », le président désigné Trump a répondu : « Non, par la force économique parce que le Canada et les États‑Unis, ce serait vraiment quelque chose. » [Je souligne.]

[19] Le 8 janvier 2025, les demandeurs ont déposé la demande de contrôle judiciaire. En plus des mesures de réparation décrites au paragraphe 2 des présents motifs, ils sollicitent une ordonnance en vue de les soustraire à l’application des délais visant habituellement les demandes de contrôle judiciaire et en vue d’obtenir l’instruction accélérée et urgente de leur demande.

[20] Plus tard ce jour-là, j’ai ordonné que la présente instance se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale et j’ai nommé le juge adjoint Trent Horne ainsi que moi-même à titre de juges responsables de la gestion de l’instance.

[21] Le 9 janvier 2025, dans une directive orale, j’ai fixé la tenue d’une conférence de gestion de l’instance le lendemain matin à 11 (HNE) par vidéoconférence. Mon intention était de discuter avec les parties de l’instruction urgente et accélérée de la demande de contrôle judiciaire sollicitée par les demandeurs (dans leur avis de demande).

[22] Ce soir-là, j’ai reçu une copie du dossier de requête des demandeurs relativement à la présente requête. Dans leur avis de requête, les demandeurs sollicitent les mesures suivantes :

  • a)une ordonnance, en application du paragraphe 8(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), en vue de les soustraire à l’application des délais qui viseraient habituellement l’instruction de leur demande et en vue d’obtenir l’instruction accélérée de leur demande, dès que possible;

  • b)une ordonnance, en application des articles 383 ou 384 des Règles, portant que la présente instance se poursuit à titre d’instance à gestion spéciale – comme je le mentionne au paragraphe 20 des présents motifs, cette mesure a déjà été accordée;

  • c)toute autre mesure de réparation que les avocats peuvent demander et que notre Cour estime indiquée.

[23] Durant la conférence de gestion de l’instance du vendredi 10 janvier 2025, les avocats du défendeur ont expliqué qu’ils n’avaient pas encore reçu d’instructions de la part de leur client au sujet de la requête en accélération de l’instruction. Ils ont convenu de se renseigner auprès de lui durant la fin de semaine et de faire part de son intention à la Cour avant 14 h 30 le lundi 13 janvier. Ils ont aussi convenu que, dans l’éventualité où ils recevaient l’instruction de faire valoir une opposition à la requête, ils déposeraient leurs observations écrites au plus tard à midi le jeudi 16 janvier 2025.

[24] Les avocats des deux parties ont convenu que, s’il y a opposition à la requête, elle devra être tranchée par écrit, sans qu’il soit nécessaire de tenir une audience.

[25] Le 13 janvier 2025, les avocats du défendeur ont avisé la Cour que ce dernier avait l’intention de faire valoir une opposition à la requête.

[26] Le même jour, Démocratie en surveillance a informé la Cour de son intention de déposer une requête en vue d’être autorisée à intervenir dans la présente instance. À ce jour, elle n’a toujours pas déposé sa requête en intervention et n’a pas présenté d’observations en la matière.

[27] Le 16 janvier 2025, l’avocat du Groupe de droit constitutionnel du Centre de droit public de l’Université d’Ottawa (le Groupe) a écrit à la Cour pour l’informer que son client avait l’intention de présenter une requête en vue d’être autorisé à intervenir et pour lui demander des directives sur le bon moment pour déposer sa requête. Ces directives seront fournies dans les prochains jours.

[28] J’ouvre une autre parenthèse pour noter que, dans l’avis de demande modifié déposé dans le dossier principal, les demandeurs affirment ce qui suit :

[traduction]
15. Ces derniers mois, les dirigeants de tous les principaux partis d’opposition disposant d’un nombre important de sièges à la Chambre des communes ont maintes fois annoncé leur intention d’appuyer une motion de censure contre le gouvernement actuel à la première occasion.

[29] Les demandeurs ne traitent pas de cette question dans leur avis de requête ni dans leurs observations écrites. Par conséquent, la Cour ne s’y penchera pas davantage dans les motifs exposés ci‑dessous.

IV. La question en litige

[30] La seule question que soulève la présente requête est celle de savoir s’il y a lieu de soustraire les demandeurs à l’application des délais fixés dans les Règles et d’ordonner l’instruction accélérée de leur demande de contrôle judiciaire.

V. Les principes juridiques applicables

[31] L’article 8 des Règles confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire l’habilitant à proroger tout délai prévu par les Règles ou fixé par ordonnance. Toutefois, cette disposition ne prévoit aucun critère pour guider la Cour dans l’exercice de ce pouvoir.

[32] En général, les délais prescrits par les Règles sont conçus pour donner aux parties « un temps suffisant pour préparer leurs moyens, de sorte que la Cour puisse trancher correctement l’affaire dont elle est saisie et ainsi rendre justice aux parties tout en atteignant l’objectif de statuer à bref délai », et « [t]oute dérogation à ces prescriptions – en particulier l’abrégement des délais – doit être exceptionnelle » : Gordon c Canada (Ministre de la Défense nationale), 2004 CF 1642 au para 17; Commission canadienne du blé c Canada (Procureur général), 2007 CF 39 [CCB] au para 14. Voir aussi Ezimokhai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1452 [Ezimokhai] au para 14.

[33] Il incombe à la partie qui souhaite faire accélérer l’instruction de démontrer que la Cour devrait abréger les délais prescrits par les Règles : St-Cyr c Canada (Procureur général), 2021 CF 107 [St-Cyr] au para 18; Alani c Canada (Premier ministre), 2015 CF 859 [Alani] au para 15; Conacher c Canada (Premier ministre), 2008 CF 1119 [Conacher] au para 18; CCB, au para 14.

[34] Pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une requête visant à abréger les délais prescrits par les Règles, la Cour tient généralement compte des quatre facteurs suivants :

  1. L’instance est-elle vraiment urgente ou la partie requérante souhaite‑t‑elle simplement que la question soit réglée rapidement?

  2. La partie défenderesse subira-t-elle un préjudice si l’instruction est accélérée?

  3. L’affaire deviendra-t-elle théorique si son instruction n’est pas accélérée?

  4. L’accélération de l’instruction causera-t-elle un préjudice à d’autres plaideurs qui se verront alors devancés?

Lak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 578 au para 10; St-Cyr, au para 16‑17; Ezimokhai, au para 13; Alani, au para 14; Conacher, au para 16; CCB, au para 13. Voir aussi May c CBC/Radio-Canada, 2011 CAF 130 [May] aux para 12-13; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Dragan, 2003 CAF 139 [Dragan] au para 7; McCulloch c Canada (Procureur général), 2020 CF 565 [McCulloch] au para 12; Trotter c Canada (Vérificateur général), 2011 CF 498 [Trotter] aux para 5-6; Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd., 1998 CanLII 7960 aux para 2-3.

[35] Pour déterminer si une instance est vraiment urgente, la Cour est appelée à se demander s’il sera trop tard pour accorder une réparation pratique dans l’éventualité où l’affaire est entendue dans les délais prescrits : McCulloch, au para 13. Dans cette analyse, la Cour doit examiner si le demandeur a tardé à présenter sa demande : McCulloch, au para 15; Conacher, aux para 2, 5 et 19-21; CCB, aux para 18-19; Trotter, au para 15; St-Cyr, au para 8.

[36] Pour déterminer si la partie défenderesse subira un préjudice, la Cour peut tenir compte de la nature et de la complexité de l’affaire : McCulloch, au para 21; Alani, au para 18; Trotter, aux para 7 et 20; Conacher, aux para 22-25; CCB, au para 21. Si les questions soulevées et le dossier de preuve ne sont pas complexes, la Cour sera disposée à accueillir la requête en accélération : McCulloch, aux para 21‑23. À l’inverse, elle ne le sera pas si les questions soulevées ou le dossier de preuve sont complexes, tout particulièrement lorsque l’affaire soulève des questions constitutionnelles : May, au para 16; Alani, au para 18; Trotter, aux para 7, 16, 20 et 22; Conacher, aux para 4, 22 et 25; CCB, au para 21.

[37] Dans son analyse de la question du caractère théorique, la Cour examinera non seulement si l’affaire revêtira un caractère théorique si l’instruction n’est pas accélérée, mais aussi si l’affaire peut encore justifier la tenue d’une audience même après être devenue théorique : Conacher, au para 28; Dragan, au para 9; St-Cyr, au para 29.

[38] Pour déterminer s’il y a lieu d’accueillir une requête visant à accélérer l’instruction, la Cour doit également tenir compte de l’intérêt public, qui peut influencer son appréciation de multiples facteurs : McCulloch, au para 15; May, aux para 13 et 17; Trotter, aux para 6 et 17‑22.

[39] Il convient de souligner qu’aucun facteur en particulier ne sera déterminant pour la Cour dans sa décision d’accueillir ou non la requête en accélération de l’instruction, pourvu que l’échéancier accéléré ne nuise pas à l’équité de la procédure.

VI. Analyse

A. La demande de contrôle judiciaire soulève-t-elle des questions qui devraient être tranchées de toute urgence?

(1) La thèse des demandeurs

[40] Les demandeurs font valoir que ce facteur milite fortement en faveur de l’accélération de l’instruction. À l’appui de leur thèse, ils invoquent des considérations constitutionnelles et pratiques.

[41] En ce qui concerne les considérations constitutionnelles, les demandeurs affirment que la suspension des travaux parlementaires pendant plus de dix semaines, si elle est demandée par le premier ministre sans autorisation légale, représente une grave menace pour la démocratie du Canada, son système parlementaire et la primauté du droit.

[42] Quant aux considérations pratiques, les demandeurs affirment que la menace du président désigné Trump d’imposer des tarifs douaniers de 25 % le premier jour de son mandat constitue une menace grave et sans précédent pour la sécurité économique et la souveraineté du Canada.

[43] Compte tenu de ce qui précède, les demandeurs font valoir que, si l’instruction de la demande de contrôle judiciaire n’est pas accélérée, le Parlement restera dans l’incapacité de remplir son rôle constitutionnel de surveiller, de superviser et par ailleurs d’aider le gouvernement en cette période critique. Ainsi, il ne pourra prendre de mesures législatives pour répondre à la menace des tarifs douaniers de 25 %.

[44] Pour appuyer davantage leur thèse, les demandeurs font référence aux délais abrégés qui ont pu être respectés dans l’arrêt Miller II, dont il est question au paragraphe 8 des présents motifs. Ils affirment que, compte tenu des similitudes apparentes entre les circonstances de cette affaire et celles de l’espèce, la Cour devrait traiter l’instance sensiblement avec la même célérité.

(2) La thèse du défendeur

[45] Le défendeur fait valoir que l’urgence de la réparation sollicitée par les demandeurs est exagérée et injustifiée.

[46] Entre autres, le défendeur affirme que les tribunaux ont accepté d’accélérer des instances dans des circonstances exceptionnelles, lorsque l’instruction dans les délais normalement applicables aurait causé un préjudice direct et irréparable. Selon lui, les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils subiraient un préjudice justifiant l’accélération de l’instruction de leur demande. Il affirme qu’en fait, les questions soulevées par les demandeurs sont hypothétiques et générales et que les mesures de réparation sollicitées ne permettront pas de les régler.

[47] Le défendeur fait également observer que l’organe exécutif du gouvernement continuera d’exercer ses fonctions pendant la prorogation du Parlement. Il pourra continuer à gérer les relations internationales et la politique économique et commerciale, à convoquer les réunions du Cabinet, à prendre des décisions en matière de dépenses et de politiques, ainsi qu’à gérer les menaces à la paix publique. Le défendeur ajoute qu’il est hypothétique d’affirmer que les défis économiques nécessiteront que le Parlement amorce un processus législatif durant la période en cause. Quoi qu’il en soit, il soutient que le premier ministre demeure habilité à recommander à la gouverneure générale de convoquer le Parlement à tout moment durant la prorogation.

[48] Le défendeur fait également valoir qu’en pratique, la prorogation ne nuira pas outre mesure au rôle du Parlement ou à sa fonction de supervision, car, si l’on tient compte des périodes d’ajournement régulièrement prévues à la Chambre des communes, la prorogation n’occupera que cinq semaines sur le calendrier total des séances. Le défendeur ajoute que le Parlement ne siégera pas longtemps si les demandeurs ont gain de cause sur le fond et que l’éventuelle motion de censure annoncée par tous les principaux partis d’opposition (et dont il est question dans la demande de contrôle judiciaire) est adoptée. Le défendeur soutient que, quoi qu’il en soit, ce résultat éventuel est hypothétique, car le gouvernement a toujours la confiance de la Chambre. Il affirme que cette confiance a été démontrée récemment par (i) l’adoption du projet de loi C-78, Loi concernant l’allègement temporaire du coût de la vie (abordabilité), le 28 novembre 2024, (ii) le rejet de la motion de censure le 9 décembre 2024 et (iii) l’adoption du projet de loi C-79, Loi portant octroi à Sa Majesté de crédits pour l’administration publique fédérale pendant l’exercice se terminant le 31 mars 2025, le 10 décembre 2024.

[49] Enfin, le défendeur soutient qu’il convient d’établir une distinction entre l’arrêt Miller II et l’espèce, tant en ce qui concerne les différences juridiques entre la constitution du R-U et celle du Canada qu’en ce qui concerne les circonstances factuelles à l’origine du litige. Le défendeur affirme que, lorsqu’elle a été saisie de la question de la prorogation en septembre 2019, la Cour suprême du Royaume-Uni a reconnu que les circonstances étaient exceptionnelles. Après le référendum sur le Brexit, un changement fondamental devait intervenir dans la Constitution du R-U le 31 octobre 2019. La European Union (Withdrawal) (No 2) Act 2019, 2019 C 26 (R-U) (la Loi sur le retrait de l’UE) conférait au Parlement du Royaume-Uni un droit de regard sur le processus de retrait, et la Chambre des communes avait déjà démontré par des motions antérieures que le premier ministre n’avait pas son soutien sur cette question cruciale. Le défendeur ajoute qu’une action en vue de contester une éventuelle décision de prorogation avait été introduite plus tôt en juillet par des députés d’arrière‑ban et examinée par deux instances avant d’aboutir à la Cour suprême du Royaume‑Uni. En revanche, dans le cas qui nous occupe, les parties devront rassembler pour la première fois la preuve nécessaire et se préparer à bien plaider les questions juridiques constitutionnelles pertinentes.

[50] Le défendeur souligne également qu’en l’espèce, contrairement à l’arrêt Miller II, aucun délai légal imminent ni changement constitutionnel fondamental ne justifie l’instruction urgente des questions en litige dans la demande de contrôle judiciaire.

(3) Analyse

[51] Je suis d’accord avec les demandeurs que la demande de contrôle judiciaire soulève des questions qui doivent être tranchées de toute urgence. Je suis aussi d’accord pour dire que ces questions sont telles qu’elles font pencher la balance en faveur de l’accélération de l’instruction sollicitée par les demandeurs.

[52] Dans le contexte actuel, le facteur de l’urgence chevauche celui du caractère théorique dont la Cour doit tenir compte.

[53] L’une des principales mesures de réparation sollicitées dans la demande de contrôle judiciaire est une ordonnance [traduction] « annulant la décision contestée et déclarant que la première session de la 44e législature n’a pas été prorogée ». Si l’instruction de la demande n’est pas accélérée, cette mesure de réparation deviendra théorique. Il s’agit d’un critère important lorsque la Cour doit déterminer si l’affaire est urgente : McCulloch, au para 13.

[54] Qui plus est, dans sa lettre de démission ouverte, l’ancienne ministre des Finances Chrystia Freeland a qualifié les tarifs douaniers de 25 % de « grand défi » pour le Canada, qui doit être pris « au sérieux ».

[55] Ce défi est pressant et urgent, car le président désigné Trump a menacé d’imposer les tarifs douaniers de 25 % dès son entrée en fonction le 20 janvier 2025.

[56] Si l’instruction de la demande de contrôle judiciaire n’est pas accélérée, les représentants élus du Canada ne pourront débattre de cette grave menace et prendre les mesures qu’ils jugent indiquées pendant plus de deux mois après l’entrée en fonction du président désigné Trump.

[57] Bien que l’organe exécutif du gouvernement continue d’exercer ses fonctions durant la période de prorogation, là n’est pas la question. Il reste que le Parlement n’aura pas la possibilité d’exercer ses fonctions constitutionnelles, comme se prévaloir des mesures législatives dont il dispose, pendant une longue période au cours de laquelle le Canada sera vraisemblablement confronté à un grand défi. Comme la Cour suprême du Royaume-Uni le fait remarquer au paragraphe 2 de l’arrêt Miller II à propos du système de Westminster sur lequel est fondé le gouvernement parlementaire du Canada :

[traduction]
Pendant la prorogation du Parlement, aucune des deux Chambres ne peut se réunir, débattre et adopter des lois. Aucune des deux Chambres ne peut débattre de la politique du gouvernement. De plus, les membres des deux Chambres ne peuvent poser de questions écrites ou orales aux ministres, ni se réunir et entendre des témoignages en comité.

[58] Il est dans l’intérêt du public de faire trancher les questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire avant la fin de la prorogation annoncée dans la Proclamation de la gouverneure générale, c’est‑à‑dire avant le 24 mars 2025.

[59] Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, l’urgence de ces questions n’est pas hypothétique. Outre la déclaration de l’ancienne ministre des Finances Freeland, le fait que le premier ministre Trudeau a convoqué les premiers ministres des provinces et territoires du Canada deux jours après la menace des tarifs douaniers de 25% exprimée par le président désigné démontre la nature pressante de cette menace. De plus, bien que l’on ne puisse que conjecturer sur les mesures que le Parlement pourrait prendre s’il avait la possibilité de relever le « grand défi » que présente cette menace, il n’en demeure pas moins que la demande de contrôle judiciaire vise à redonner cette possibilité au Parlement. Il reste à déterminer si les demandeurs auront gain de cause à cet égard.

[60] Je reconnais que le calendrier des séances de la Chambre des communes ne prévoyait que cinq semaines de séance durant la période de prorogation si l’on tient compte des périodes d’ajournement régulièrement prévues, dont la relâche de mars. Je reconnais également qu’il ne sera pas possible de fixer l’audition de la demande à temps pour récupérer les trois premières semaines (du 27 janvier 2025 au 14 février 2025), tout en veillant à ce que la procédure demeure équitable. Il est toutefois possible de prévoir une instruction équitable qui assurerait à la Cour la possibilité d’accorder la réparation sollicitée relativement aux deux autres semaines, à savoir les semaines du 24 février 2025 et du 17 mars 2025. S’il était en mesure de reprendre ses fonctions ne serait‑ce que pour l’une de ces semaines, le Parlement disposerait ainsi d’une période non négligeable pour débattre de la menace des tarifs douaniers de 25 %, pour poser des questions aux ministres et pour remplir par ailleurs son rôle constitutionnel. Qui plus est, la Cour comprend que, même si la Chambre des communes ne siégeait pas pendant la période d’ajournement prévue entre ces deux semaines, les comités parlementaires pourraient poursuivre leurs travaux.

[61] À l’heure actuelle, la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve suivant lequel l’adoption de la motion de censure mentionnée par le défendeur (et dans la demande de contrôle judiciaire) aurait pour effet d’interrompre une telle période non négligeable. Comme il est signalé au paragraphe 29 des présents motifs, la possibilité qu’une telle motion soit présentée dès la reprise éventuelle des travaux parlementaires si celle-ci intervient avant le 24 mars 2025 n’est pas soulevée dans la présente requête présentée par les demandeurs. Ces derniers ne traitent pas non plus des répercussions de l’intention de démissionner annoncée par le premier ministre sur de possibles motions de censure. Si le défendeur a raison de croire que le gouvernement a la confiance de la Chambre des communes, la période non négligeable décrite plus haut est peu susceptible d’être éliminée par une motion de censure.

[62] Quant aux observations du défendeur relatives à l’affaire Miller II, je reconnais que les circonstances entourant cette affaire disposaient la Cour suprême du Royaume-Uni à procéder plus rapidement que ce qui serait possible en l’espèce. Il n’en demeure pas moins que les questions soulevées dans la présente instance sont assez urgentes, exceptionnelles et impérieuses pour justifier l’abrègement des délais normalement applicables aux demandes dont la Cour est saisie.

[63] Compte tenu de ce qui précède, j’estime que la demande de contrôle judiciaire soulève d’importantes questions qu’il convient de trancher de toute urgence. Ces questions sont telles qu’elles font pencher la balance en faveur de l’accélération de l’instance sollicitée par les demandeurs par voie de requête.

[64] Comme la demande de contrôle judiciaire a été déposée dans les deux jours suivant l’annonce de la décision contestée, la question de savoir si les demandeurs ont manqué de célérité ne joue pas.

[65] Il convient de souligner le caractère exceptionnel et impérieux des circonstances actuelles.

B. Le défendeur subira-t-il un préjudice si l’instruction est accélérée?

(1) La thèse des demandeurs

[66] Les demandeurs reconnaissent que la présente instance soulève une question juridique sans précédent. Toutefois, ils soutiennent que l’instance ne nécessitera probablement pas un dossier de preuve volumineux. Ils affirment également que la décision contestée et le contexte dans lequel elle s’inscrit relèvent du domaine public, ce qui n’est pas en litige.

[67] Renvoyant à la décision Spruce Credit Union c La Reine, 2014 CCI 42, au paragraphe 32, et à la décision McCulloch, au paragraphe 23, les demandeurs font également valoir que le ministère de la Justice est reconnu comme le « plus grand cabinet d’avocats au Canada » et une « parti[e] averti[e] » qui a démontré sa « capacité de travailler dans des délais serrés lorsque la nature de l’affaire l’exige ». Ils affirment que le défendeur a donc les ressources nécessaires pour répondre rapidement et qu’un abrègement des délais normalement applicables ne lui causera aucun préjudice.

(2) La thèse du défendeur

[68] Selon le défendeur, l’équité commande, vu les questions constitutionnelles et juridiques que soulève la demande de contrôle judiciaire, que l’on accorde suffisamment de temps aux parties pour préparer les arguments à avancer. Il soutient que l’accélération de l’instruction de la demande de contrôle judiciaire l’empêchera de préparer une réponse qui est proportionnelle à l’importance et à la nouveauté des questions constitutionnelles soulevées.

[69] Sur le fondement de la jurisprudence que je mentionne à la fin du paragraphe 36 des présents motifs, le défendeur précise que la Cour, de même que la Cour d’appel fédérale, refuse systématiquement d’ordonner l’accélération de l’instruction d’affaires constitutionnelles complexes, notamment en raison des arguments juridiques méticuleux qu’appelle la complexité de tels dossiers. Selon le défendeur, la situation est d’autant plus compliquée que c’est la première fois qu’une décision en matière de prorogation est contestée devant la Cour. Il ajoute que le degré de complexité sera d’autant plus accru, car il entend soulever la qualité pour agir, le caractère justiciable, la possibilité de contrôle judiciaire et la réparation adéquate. Selon lui, ces questions ne sauraient être tranchées dans des délais extrêmement abrégés.

[70] Plus précisément, selon le défendeur, on peut présumer que tout écart par rapport aux délais fixés dans les Règles causera un préjudice. En outre, la mise au rôle d’une instance visée par une instruction accélérée avant le 24 mars aurait pour effet d’abréger les délais de moitié ou plus encore. Au soutien de cette prétention, le défendeur signale que les étapes préalables à l’audience comptent notamment les suivantes :

  1. signification des affidavits des demandeurs dans la demande;

  2. signification des affidavits des défendeurs, s’il en est, dans la demande;

  3. signification des affidavits des demandeurs en réponse, s’il en est;

  4. contre-interrogatoire par les parties, s’il en est, au sujet des affidavits;

  5. dépôt du dossier des demandeurs, y compris le mémoire des faits et du droit;

  6. dépôt du dossier des défendeurs, y compris le mémoire des faits et du droit;

  7. étapes relatives aux interventions.

[71] Selon le défendeur, compte tenu de ce qui précède, il n’est pas réaliste de prévoir que le dossier sera prêt à temps pour l’audience et la décision avant la fin de mars 2025. Vu le temps supplémentaire nécessaire à la Cour pour le délibéré et la préparation des motifs, le défendeur affirme qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice, n’est pas possible dans les limites du raisonnable, ni n’est juste envers les parties pour la Cour de mettre la demande au rôle avant la fin de la période de prorogation.

[72] Enfin, le défendeur affirme que l’instruction accélérée de l’affaire causera également un préjudice à d’autres plaideurs susceptibles de vouloir intenter leur propre instance visant la décision ou d’intervenir dans la présente affaire.

(3) Analyse

[73] Je reconnais que l’affaire soulève des questions constitutionnelles complexes et d’autres questions et que la Cour bénéficierait des observations plus fouillées que les parties prépareraient si elles disposaient des délais normaux prévus dans les Règles.

[74] Je reconnais également que le défendeur subira un certain préjudice du fait de l’abrègement des délais.

[75] Toutefois, j’estime que le calendrier établi dans l’ordonnance ci-après donne au défendeur assez de temps, soit un délai juste, pour préparer des observations détaillées et réfléchies. Tout particulièrement, le délai fixé au 7 février 2025 à midi pour le dépôt de son dossier donne au défendeur près de trois semaines à compter de la date de la présente ordonnance et plus de quatre semaines à compter de la date du dépôt de la demande de contrôle judiciaire.

[76] Je reconnais que la Cour a refusé systématiquement d’accélérer l’instruction d’affaires constitutionnelles. Toutefois, dans la plupart des cas, le calendrier visé était beaucoup plus comprimé que celui qui est établi dans l’ordonnance ci-après. Dans l’une de ces affaires, le demandeur cherchait à obtenir la tenue d’une audience et le prononcé d’une décision dans un délai de 48 à 72 heures : Trotter, aux para 3 et 16. Dans une autre affaire, le délai était de six jours : May, au para 15. Dans l’affaire Conacher, les demandeurs voulaient que l’audience ait lieu en moins d’une semaine : Conacher, au para 1. Dans l’affaire Dragan, la Cour était appelée à entendre et à trancher l’appel dans un délai de 19 jours : Dragan, au para 13.

[77] Il est possible d’établir une distinction entre la présente affaire et les autres décisions mentionnées par le défendeur. Tout particulièrement, dans l’affaire Alani, la Cour est d’avis qu’il n’y a aucune « raison valable » de se précipiter pour tenir une audience anticipée au fond, car le sentiment d’urgence invoqué par le demandeur est « plutôt spéculatif » et aucun avantage ne découlerait probablement de l’accélération de l’instruction : Alani, aux para 18, 21 et 23. Dans l’affaire CCB, la Cour juge que la demanderesse a créé une fausse urgence du fait de son propre retard : CCB, au para 19.

[78] En effet, dans toutes les affaires, sauf une, le retard à déposer la demande constituait un facteur déterminant dans le refus d’accélérer l’instruction : voir May, au para 11; Conacher, aux para 2 et 19; Trotter, au para 15. En revanche, comme je le signale plus haut, les demandeurs ont présenté leur avis de demande dans les deux jours de l’annonce de la prorogation.

[79] Bref, je reconnais que le défendeur subira un certain préjudice si les délais prescrits par les Règles sont abrégés. Toutefois, à mon avis, dans les circonstances particulières de l’espèce, le calendrier établi dans l’ordonnance ci-après assurera l’équité procédurale à tous les intéressés. Ces circonstances particulières, dont l’urgence et l’intérêt du public à faire trancher les questions dans un délai qui permet un règlement qui aura un effet pratique, donnent à la Cour une « raison valable » d’ordonner l’accélération de l’instruction de la demande de contrôle judiciaire. Je suis convaincu que les ressources et le personnel averti du ministère de la Justice lui permettra de relever le défi : voir le paragraphe 67 des présents motifs.

C. La demande de contrôle judiciaire deviendra-t-elle théorique si son instruction n’est pas accélérée?

(1) La thèse des demandeurs

[80] Les demandeurs affirment qu’il existe une réelle possibilité que, si l’instruction de l’instance n’est pas accélérée et que l’audience se tient le 24 mars 2025 ou après cette date, les mesures de réparation qu’ils sollicitent dans la demande de contrôle judiciaire seront « compromis[es] par le passage du temps » (McCulloch, au para 13) et risquent d’être jugées théoriques par la Cour. Il s’agit dans ce cas d’une ordonnance portant annulation de la décision et voulant que la première séance de la 44e législature du Canada n’ait pas été prorogée.

(2) La thèse du défendeur

[81] Le défendeur affirme que la préoccupation des demandeurs au sujet du caractère théorique n’est pas aussi grave qu’ils le croient, car il n’a pas l’intention de plaider le caractère théorique au cas où la demande de contrôle judiciaire ne serait pas entendue ou tranchée avant la fin de la période de prorogation.

[82] Le défendeur soutient en outre qu’il n’est pas rare pour la Cour d’examiner et de trancher des questions qui revêtent un caractère théorique, tout particulièrement s’il s’agit de questions constitutionnelles susceptibles d’avoir valeur de précédent.

(3) Analyse

[83] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la principale mesure de réparation sollicitée dans la demande de contrôle judiciaire deviendra théorique si l’instruction n’est pas accélérée. Il s’agit d’une ordonnance [traduction] « annulant la décision contestée et déclarant que la première session de la 44e législature n’a pas été prorogée ». Il est manifeste que, si la demande de contrôle judiciaire n’est pas entendue dans un délai qui permettra à la Cour de rendre sa décision avant le 24 mars 2025, cette mesure de réparation deviendra théorique.

[84] L’observation du défendeur selon laquelle [traduction] « il n’est pas rare pour la Cour d’examiner et de trancher des questions qui revêtent un caractère théorique, tout particulièrement s’il s’agit de questions constitutionnelles susceptibles d’avoir valeur de précédent » fait chou blanc. Le fait que la Cour exercera peut-être son pouvoir discrétionnaire l’habilitant à entendre la demande de contrôle judiciaire à un moment donné après le 24 mars 2025 est une maigre consolation pour les demandeurs, et ce même si le défendeur a affirmé qu’il ne plaiderait pas le caractère théorique dans ce cas. Si le Parlement ne reprend pas ses travaux avant cette date, la principale mesure de réparation ne sera plus possible. Au regard de cette mesure, l’accès à la justice leur aura été nié.

[85] En résumé, le fait que la principale mesure de réparation sollicitée dans la demande de contrôle judiciaire revêtira un caractère théorique si cette dernière n’est pas entendue à temps pour permettre à la Cour de rendre une décision ayant un effet pratique fait pencher la balance en faveur de l’accélération de l’instruction.

D. L’accélération de l’instruction causera-t-elle un préjudice à d’autres plaideurs qui se verront alors devancés?

(1) La thèse des demandeurs

[86] Les demandeurs affirment qu’ils n’ont connaissance d’aucun préjudice susceptible d’être causé à d’autres plaideurs si l’instruction de l’instance était accélérée.

(2) La thèse du défendeur

[87] Le défendeur soutient que, dans la situation actuelle, où les ressources judiciaires sont limitées, l’accélération de l’instruction d’une instance aura forcément pour effet d’en retarder d’autres.

[88] Le défendeur fait également remarquer qu’un nombre record de demandes de contrôle judiciaire ont été déposées dans la dernière année et que la Cour s’attend à ce que sa charge continue d’augmenter.

[89] En outre, le défendeur signale que la Cour a reconnu récemment l’effet inévitable qu’a sur les parties à d’autres instances l’instruction accélérée d’un dossier : Ezimokhai, au para 21; Lak, au para 18.

(3) Analyse

[90] Nonobstant la charge inouïe et grandissante de la Cour, d’autres plaideurs ne subiront pas de préjudice si la Cour ordonne l’accélération de l’instruction de la demande de contrôle judiciaire, car ils n’auront pas à attendre davantage pour l’instruction de leur instance. Autrement dit, l’instruction accélérée de la demande en l’espèce ne retardera pas l’instruction d’autres instances. Toutes les audiences mises au calendrier se dérouleront à la date prévue. Par conséquent, la question du préjudice éventuel à d’autres plaideurs ne se pose pas.

VII. Conclusion

[91] Compte tenu des motifs et conclusions exposés plus haut, la requête sera accueillie.

[92] En résumé, les facteurs qui militent en faveur de l’instruction accélérée de la demande de contrôle judiciaire sont les suivants : l’urgence de l’affaire, le fait que la principale réparation sollicitée revêtira un caractère théorique si les délais prescrits ne sont pas abrégés et l’intérêt pour le public à faire trancher les questions importantes soulevées dans la demande de contrôle judiciaire le plus rapidement possible dans les limites du raisonnable. Mis ensemble, ces facteurs l’emportent sur (i) tout préjudice que le défendeur et les intervenants sont susceptibles de subir si l’instruction de la demande est accélérée selon le calendrier établi ci-après et (ii) l’inconvénient pour la Cour de ne pas disposer des observations plus fouillées que les parties et les intervenants auraient préparées s’ils en avaient eu le temps. D’autres plaideurs ne subiront aucun préjudice, car aucune autre audience prévue ne sera retardée par l’instruction accélérée de la demande de contrôle judiciaire.

[93] Je reconnais qu’il serait dans l’intérêt public d’accorder aux parties et aux intervenants plus de temps pour préparer leurs observations et que la Cour bénéficierait des observations qui en résulteraient. Toutefois, à mon avis, il est encore davantage dans l’intérêt public de trancher les questions graves soulevées par les demandeurs dans un délai qui assurera au Parlement la possibilité d’être en mesure de relever le « grand défi » que présente pour le Canada la menace des tarifs douaniers de 25 % pendant une période non négligeable avant le 24 mars 2025.

[94] Compte tenu des intérêts des demandeurs, du défendeur et du public, je suis d’avis que le calendrier établi dans l’ordonnance ci-après assurera l’équité procédurale à tous les intéressés. Tout compte fait, l’intérêt supérieur du public à faire trancher par la Cour des questions qui touchent au cœur de notre démocratie à temps pour que leur règlement ait un effet pratique, donne des raisons exceptionnelles et convaincantes à la Cour pour ordonner l’abrègement des délais normaux prévus dans les Règles.

VIII. Dépens

[95] Dans leur requête, les demandeurs affirment ne pas solliciter de dépens. Le défendeur n’a présenté aucune observation au sujet des dépens.

[96] Par conséquent, je ne rends aucune ordonnance quant aux dépens afférents à la présente requête.


[97]  

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. La requête est accueillie. Les délais établis dans les Règles pour l’instruction des instances ne s’appliquent pas en l’espèce. Le calendrier d’instruction de la demande de contrôle judiciaire est ainsi établi :

  • a)Les demandeurs doivent signifier les affidavits et la preuve documentaire à l’appui de leurs prétentions et en déposer la preuve de signification au plus tard le 22 janvier 2025.

  • b)Le défendeur doit signifier les affidavits et la preuve documentaire à l’appui de ses prétentions et en déposer la preuve de signification au plus tard le 27 janvier 2025 à 10 h.

  • c)Les parties doivent procéder aux contre-interrogatoires au plus tard le 29 janvier 2025.

  • d)Les demandeurs doivent signifier et déposer leur dossier au plus tard le 3 février 2025.

  • e)Le défendeur doit signifier et déposer son dossier au plus tard le 7 février 2025 à midi.

  • f)Tout intervenant autorisé à intervenir doit signifier et déposer leurs observations au plus tard le 10 février 2025.

  • g)Les demandeurs et le défendeur doivent présenter toute réponse aux observations des intervenants de vive voix à l’audience, auquel cas ils peuvent présenter leur réponse respective par écrit dans un document comptant au plus 5 pages au plus tard le 18 février 2025.

  • h)L’audience se tiendra à Ottawa les 13 et 14 février 2025.

  1. Comme l’instance a été désignée à titre d’instance à gestion spéciale le 8 janvier 2025, il n’est pas nécessaire de se pencher sur cet aspect des mesures de réparations sollicitées dans l’avis de requête.

 

« Paul S. Crampton »

 

Juge en chef

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste principale


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-60-25

INTITULÉ :

DAVID JOSEPH MACKINNON ET ARIS LAVRANOS c

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT LE 9 JANVIER 2025, EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES.

motifs et ordonnance :

Le juge en chef CRAMPTON

DATE :

le 18 janvier 2025

OBSERVATIONS ÉCRITES :

James Manson

Hatim Kheir

POUR les demandeurs

réception 10 janvier 2025

Elizabeth Richards

Zoe Oxaal

Sanam Goudarzi

Loujain El Sahli

pour le défendeur

réception 16 janvier 2025

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

CHARTER ADVOCATES CANADA

Toronto (Ontario)

pour les demandeurs

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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