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Date : 20250130

Dossier : IMM-15538-23

Référence : 2025 CF 180

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2025

En présence de madame la juge en chef adjointe St-Louis

ENTRE :

SUKHJINDER SINGH

AMRINDER SINGH

GURLEEN KAUR

GURJINDER KAUR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] M. Sukhjinder Singh [le demandeur principal], Mme Gurjinder Kaur et leurs deux enfants [collectivement, les demandeurs] sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] le 14 novembre 2023. La SAR a rejeté l’appel des demandeurs et confirmé la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait conclu que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] valable à Mumbai et à Delhi, et qu’ils n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

[2] Devant la Cour, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur dans son analyse du premier volet du critère juridique applicable en concluant que les agents de persécution n’avaient ni la volonté ni les moyens de les retrouver dans les villes proposées à titre de PRI. Ils ne soulèvent aucune question à propos de la conclusion relative au deuxième volet du critère.

[3] Les demandeurs avancent quatre arguments : selon eux, la SAR a 1) conclu de façon déraisonnable que le fondement de leur demande d’asile était lié à la querelle entre le demandeur principal et son partenaire d’affaires à Dubaï; 2) conclu de façon déraisonnable que les agents de persécution n’avaient ni les moyens ni la volonté de les retrouver à Mumbai et à Delhi; 3) commis une erreur en refusant de tenir compte des répercussions du fait que le demandeur principal avait été photographié, qu’il avait dû fournir ses empreintes digitales et qu’il avait été forcé de signer des documents en blanc; 4) conclu de façon déraisonnable que la police ne pourrait pas les retrouver au moyen de leurs communications avec les membres de leur famille.

[4] Les demandeurs n’ayant pas déposé leur propre affidavit, toute erreur alléguée doit être manifeste au vu du dossier (Moldeveanu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1999), 235 NR 192 (CAF) au para 15; Ruan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1522 aux para 23-24).

[5] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] répond essentiellement que les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable et que, par conséquent, leur demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[6] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Les demandeurs ne m’ont pas convaincue que la conclusion de la SAR selon laquelle ils n’avaient pas établi que les agents de persécution avaient la volonté de les retrouver dans les villes proposées à titre de PRI est déraisonnable. Comme je l’ai expliqué aux parties à l’audience, une telle conclusion est fatale à la demande, et je n’ai pas besoin d’examiner les autres conclusions de la SAR, ce dont elles ont convenu.

II. Contexte

[7] En février 2018, les demandeurs, qui sont citoyens indiens, sont arrivés au Canada en tant que visiteurs, munis de visas de résident temporaire pour entrées multiples. En mai 2018, M. Singh, le demandeur principal, s’est rendu aux États-Unis dans l’intention d’obtenir un permis de travail à un point d’entrée canadien à son retour au pays. Il s’est toutefois vu refuser le droit de revenir au Canada en raison d’accusations portées contre lui à Dubaï, aux Émirats arabes unis. Plus tard, il s’est également vu refuser l’embarquement sur un vol à destination du Canada, son visa canadien étant remis en question. Finalement, en septembre 2019, il est revenu au Canada en provenance des États-Unis.

[8] En novembre 2019, les demandeurs ont demandé l’asile au Canada. Dans l’exposé circonstancié du demandeur principal, celui-ci a allégué que leur vie avait été grandement menacée en Inde par le partenaire d’affaires du demandeur principal à Dubaï, aux Émirats arabes unis, et par la police indienne.

[9] Le 21 août 2023, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs, car elle a conclu qu’ils disposaient d’une PRI. En bref, dans son analyse du premier volet du critère juridique applicable, la SPR a conclu que la police du Pendjab n’avait pas la volonté de retrouver les demandeurs dans les villes proposées à titre de PRI et que le partenaire d’affaires n’avait ni les moyens de les y rechercher ni suffisamment d’influence pour inciter la police locale à les y rechercher. Dans son analyse du deuxième volet, la SPR a conclu qu’il n’avait pas été établi qu’il serait déraisonnable pour les demandeurs de déménager dans les villes proposées à titre de PRI.

[10] Le 14 novembre 2023, la SAR a rejeté l’appel de la décision de la SPR interjeté par les demandeurs. Dans son analyse du premier volet du critère, elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que les agents de persécution avaient la volonté ou les moyens de les retrouver à Delhi ou à Mumbai.

[11] En ce qui concerne plus précisément la question de savoir si les agents de persécution avaient la volonté de les retrouver ou non, la SAR a fait observer que le demandeur principal croyait que la police agissait pour le compte de son partenaire d’affaires. Elle a conclu que la police ne croyait pas que le demandeur principal avait des liens avec des militants, puisqu’il avait été libéré après le versement d’un pot-de-vin. Elle a également conclu que la preuve était insuffisante pour établir que le demandeur principal était recherché pour un crime qui inciterait la police à le rechercher. En outre, elle a conclu que le demandeur principal n’était pas une personne d’intérêt, que la police n’avait aucune raison légitime d’entreprendre une communication interétatique le concernant et que l’intérêt qui lui était porté se limitait à sa région.

[12] En ce qui concerne les moyens dont disposaient les agents de persécution pour retrouver les demandeurs à Delhi ou à Mumbai, la SAR a conclu que les interactions de l’appelant principal avec la police se limitaient également à sa région. De plus, la SAR a conclu :

  • selon la prépondérance des probabilités, que les renseignements au sujet des demandeurs ne figureraient pas dans les bases de données du Réseau de suivi des crimes et des criminels, car le demandeur principal n’était pas un criminel, il n’avait fait l’objet d’aucune arrestation ni accusation officielle et aucun élément de preuve concernant des documents officiels, comme un premier rapport d’information ou un mandat d’arrêt, n’avait été présenté, et que, par conséquent, son arrestation et sa détention étaient extrajudiciaires;

  • que la preuve objective était insuffisante pour établir que le système de vérification des locataires pourrait être utilisé pour alerter la police locale de Delhi ou de Mumbai concernant l’endroit où se trouvaient les demandeurs;

  • que les membres de la famille des demandeurs ne se mettraient pas en danger en refusant de dire où les demandeurs se trouvent si ceux-ci retournaient en Inde. À cet égard, la SAR a fait observer que la police du Pendjab avait interrogé le père de l’appelant principal au sujet de l’endroit où celui-ci se trouvait, mais que rien n’indiquait que des menaces avaient été proférées.

[13] D’une manière générale, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils étaient exposés à une possibilité sérieuse de persécution ni, selon la prépondérance des probabilités, à une menace à leur vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités, ou au risque d’être soumis à la torture dans les villes proposées à titre de PRI.

[14] Dans son analyse du deuxième volet du critère, la SAR a conclu qu’il serait raisonnable que les demandeurs déménagent dans les villes proposées à titre de PRI. Là encore, les demandeurs ne contestent pas cette conclusion devant la Cour.

III. Analyse

A. Norme de contrôle et cadre juridique applicables

[15] Les conclusions de la SAR concernant l’existence d’une PRI valable doivent être examinées selon la norme du caractère raisonnable (Djeddi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1580 au para 16 [Djeddi], renvoyant à Valencia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 386 au para 19; Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 81 au para 14; Ambroise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 62 au para 6; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 au para 17; Kaisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 789 au para 11).

[16] La Cour doit décider si la décision contestée est fondée sur une « analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). La lacune ou la déficience relevée dans la décision doit être « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100). Les motifs doivent être examinés dans leur ensemble et dans le contexte du dossier, y compris les questions soulevées par les parties (Vavilov, aux para 15, 85, 94, 99; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 61).

[17] L’analyse d’une PRI repose sur le principe voulant que la protection internationale ne puisse être offerte aux demandeurs d’asile que dans les cas où le pays d’origine est incapable de fournir à la personne qui demande l’asile une protection adéquate partout sur son territoire. Il incombe au demandeur de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est exposé à une possibilité sérieuse de persécution partout dans son pays d’origine (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF) à la p 590 [Thirunavukkarasu], renvoyant à Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF) à la p 710 [Rasaratnam]; Emezieke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 922 au para 28; Nunez Mercado c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 792 au para 12).

[18] Le critère à appliquer pour statuer sur l’existence d’une PRI valable comporte deux volets. Premièrement, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n’est pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution là où une PRI est proposée. Devant la SPR et la SAR, en ce qui concerne ce premier volet du critère, il incombait aux demandeurs d’établir que leurs agents de persécution avaient à la fois la volonté et les moyens de les retrouver dans les villes proposées à titre de PRI. La Cour a jugé que les demandeurs doivent établir à la fois l’un et l’autre de ces facteurs pour contester avec succès la conclusion de l’analyse du premier volet du critère, ce que les parties ont confirmé à l’audience (Ortega c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 652 aux para 12-25; Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428).

[19] Deuxièmement, la situation dans l’endroit proposé à titre de PRI doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur de s’y réfugier (Djeddi, au para 21, renvoyant à Thirunavukkarasu et à Rasaratnam).

[20] Devant la Cour, il incombe aux demandeurs de démontrer que la conclusion de la SAR selon laquelle ils disposent d’une PRI est déraisonnable (Thirunavukkarasu, aux p 594, 597-598; Vavilov, au para 100).

B. Il n’a pas été démontré que la décision est déraisonnable

[21] À titre de premier argument, les demandeurs soutiennent que la SAR a conclu de façon déraisonnable que le fondement de leur demande d’asile était lié à la querelle avec le partenaire d’affaires à Dubaï. Cet argument est sans fondement. Le demandeur a lui-même déclaré dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile et les exposés circonstanciés modifiés que son partenaire d’affaires de Dubaï avait menacé de faire intervenir la police et qu’il croyait que ses ennuis avec la police résultaient très probablement de sa querelle avec ce partenaire d’affaires. Dans son exposé circonstancié, il indique notamment ce qui suit : 1) [traduction] « Il m’a dit qu’il me donnerait un jour une leçon et ferait intervenir la police »; 2) [traduction] « je me suis dit que la visite de la police avait été faite à la demande d’une personne du Kerala qui m’avait menacé de graves conséquences et de faire intervenir la police »; 3) [traduction] « Je crois fermement que la personne à l’origine de ce problème avec la police est la même personne nommée Najeeb Vattekkaran Abdul qui m’a trompé en prenant de l’argent et qui m’a fait des menaces lorsqu’il a été question de le rendre. » La transcription du témoignage que le demandeur principal a livré à l’audience devant la SPR confirme qu’il y a déclaré les mêmes choses.

[22] Compte tenu de ce qui précède, il est indéniablement clair que la conclusion de la SAR est raisonnable. Il était donc loisible à la SAR de conclure, en se fondant sur l’exposé circonstancié et le témoignage du demandeur principal lui-même, que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que le fondement de la demande d’asile des demandeurs était lié à la querelle entre le demandeur principal et son partenaire d’affaires à Dubaï. Cette conclusion était un élément déterminant de la décision de la SAR et elle en est un également dans le cadre de la présente demande.

[23] Toujours en ce qui concerne la conclusion de la SAR sur l’absence d’éléments de preuve concernant la volonté des agents de persécution, les demandeurs contestent la conclusion de la SAR selon laquelle l’intérêt que portait la police au demandeur principal se limitait à sa région et, plus précisément, la conclusion de la SAR selon laquelle l’arrestation du demandeur principal était extrajudiciaire, conclusion fondée sur le fait 1) qu’il avait été libéré en échange d’un pot‑de‑vin, 2) que rien dans la preuve n’indiquait qu’il faisait l’objet de recherches interétatiques; 3) qu’aucun premier rapport d’information ni mandat d’arrestation n’avait été délivré à son encontre.

[24] Aucun des arguments soulevés par les demandeurs n’est fondé. En fait, la plupart sont conjecturaux. À la lumière de la preuve dont elle disposait, la SAR a raisonnablement conclu que, dans les circonstances, l’arrestation était extrajudiciaire, et que rien ne permettait donc d’établir que les agents de persécution avaient la volonté de rechercher les demandeurs dans les villes proposées à titre de PRI. De plus, par leur argument, les demandeurs invitent la Cour à apprécier à nouveau la preuve dont disposait la SAR, y compris le cartable national de documentation, ce qui, comme le fait valoir le ministre, n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125; Djeddi, au para 31).

[25] Je suis convaincue qu’il était loisible à la SAR de conclure que l’intérêt que portait la police au demandeur principal était extrajudiciaire et qu’il se limitait à sa région. Il était donc raisonnable que la SAR conclue que la police n’avait pas la volonté de rechercher les demandeurs dans les villes proposées à titre de PRI. Comme je le mentionne plus haut à propos du premier volet du critère, qui est cumulatif, il incombait aux demandeurs d’établir que leurs agents de persécution avaient à la fois la volonté et les moyens de les retrouver dans les villes proposées à titre de PRI. Le fait que les demandeurs n’aient pas relevé d’erreur susceptible de contrôle en lien avec la conclusion de la SAR selon laquelle la police n’avait pas la volonté de les retrouver dans les villes proposées à titre de PRI est suffisant pour que la Cour rejette leur demande et maintienne la décision de la SAR.

IV. Conclusion

[26] Les demandeurs n’ont relevé aucune erreur susceptible de contrôle. Je suis convaincue que la décision contestée est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov, au para 85). Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-15538-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  1. Aucune question n’est certifiée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Martine St-Louis »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

IMM-15538-23

 

INTITULÉ :

SUKHJINDER SINGH, AMRINDER SINGH, GURLEEN KAUR, GURJINDER KAUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JANVIER 2025

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE ST-LOUIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JANVIER 2025

 

COMPARUTIONS :

Luciano G. Del Negro

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Suzanne Trudel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Luciano G. Del Negro

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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