Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20250128


Dossier : T-1008-23

Référence : 2025 CF 174

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTRICE]

Ottawa (Ontario), le 28 janvier 2025

En présence de madame la juge Tsimberis

ENTRE :

SOUTH SHORE TRADING CO. LTD. ET MITCHELL FEIGENBAUM

demandeurs

et

LE MINISTRE DES PÊCHES, DES OCÉANS ET DE LA GARDE CÔTIÈRE CANADIENNE ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] South Shore Trading Co. Ltd. [SST] et M. Mitchell Feigenbaum [Feigenbaum] [collectivement, les demandeurs] sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne [le ministre], en date du 15 avril 2023, d’émettre l’Arrêté de Gestion des Pêches no 2023-01 [l’AGP] interdisant la récolte d’anguilles de moins de 10 cm de longueur (civelles), pour une période de 45 jours [Décision], en vertu de l’article 9.1 de la Loi sur les pêches, LRC 1985, c F-14 [la Loi]. La Décision a causé la fermeture de la pêche à la civelle dans les eaux intérieures et les eaux de marée du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse pour le reste de la saison 2023. L’AGP a été émis en réponse à des niveaux significatifs de pêche non autorisée et à des préoccupations associées en matière de sécurité, d’application de la loi, de conservation de l’anguille d’Amérique et de conforminé.

[2] Les demandeurs sollicitent l’annulation de l’AGP au motif qu’il est déraisonnable, incorrect et inéquitable sur le plan procédural, alléguant que le ministre et les fonctionnaires du ministère des Pêches et des Océans [le MPO] ont agi de mauvaise foi en s’appuyant sur des données scientifiques biaisées et inexactes.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, car la Décision est une décision législative discrétionnaire et, après avoir considéré les arguments des parties dans le contexte des principes régissant le contrôle judiciaire de telles décisions, je trouve que la Décision est raisonnable.

II. Faits

[4] Pour des motifs qui deviendront évidents plus tard, je séparerai les faits de l’espèce entre les documents dont disposait le ministre lorsqu’il a pris la Décision et qui sont étayés par le dossier certifié du tribunal [le DCT], et les faits allégués par les demandeurs qui ne sont pas étayés par le DCT.

A. Faits étayés par le dossier certifié du tribunal

[5] Les civelles, également connues comme civelles transparentes, sont la forme juvénile de l’anguille d’Amérique, mesurant moins de 10 cm de long. L’anguille d’Amérique est une espèce migratrice qui habite toutes les eaux douces et les eaux maritimes côtières reliées à l’océan Atlantique au Canada. La population de civelles du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse soutient une pêche lucrative, la civelle étant le poisson qui se vend le plus cher au Canada, à plus de 5 000 $ le kilo.

[6] Au Canada, la pêche à la civelle est gérée et réglementée par le ministre et le MPO. Les permis de pêche à la civelle sont délivrés en vertu du Règlement de pêche des provinces maritimes, DORS/93-55 [le RPPM], et du Règlement sur les permis de pêche communautaires des Autochtones, DORS/93-332 [le RPPCA]. En général, le ministre fixe un total admissible des captures [le TAC] annuel pour la pêche à la civelle, exprimé en kilogrammes, et détermine des quotas d’allocation pour tous les titulaires de permis, sans dépasser le TAC. Un permis délivré en vertu de la Loi sur les pêches est requis pour récolter légalement les civelles.

[7] La pêche non autorisée à la civelle a régulièrement augmenté ces dernières années en raison de la facilitié relative et du faible coût de la récolte, ainsi que de sa valeur commerciale élevée. La pêche non autorisée compliquent les efforts de conservation du MPO, menace les populations de poissons et entraîne des tensions entre les pêcheurs autorisés et non autorisés. En raison du large étendue géographique de la zone de récolte de la civelle, de la facilité de la récolte qui ne nécessite que peu de ressources et de matériel, et du fait que la récolte est habituellement effectuée la nuit dans l’obscurité, la pêche cause d’importants problèmes d’application pour les agents de la Direction de la conservation et de la protection [DCP] du MPO, qui n’ont pas la capacité requise pour surveiller toutes les zones dans lesquelles les civelles sont présentes.

[8] Ces dernières années, les menaces à la conservation de l’anguille d’Amérique et à la gestion et la surveillance judicieuses de la pêche à la civelle en raison de la récole non autorisée ont conduit le ministre à émettre un autre AGP en avril 2020, fermant la pêche à la civelle pour la majeure partie de la saison de pêche 2020 et, à laisser 600 kg de quota de civelle non alloués en 2022.

[9] Pour la saison de pêche 2023, des permis ont été délivrés à huit détenteurs en vertu du RPPM et trois permis de pêche communautaire commerciales en vertu du RPPCA, ces derniers comprenant deux permis provisoires délivrés pour faire avancer la réconciliation avec les Premières Nations. Pour la saison 2023, malgré les nouveaux permis délivrés, le TAC a été maintenu à 9 960 kg, soit le même qu’en 2021 et en 2022.

[10] La demanderesse SST est l’une des titulaires de permis de pêche commerciale à la civelle disposant d’une allocation de 1 035,6 kg de quota de civelles pour la saison de pêche 2023.

[11] Au début de mars 2023, des civelles ont commencé à apparaître dans les réseaux hydrographiques de la Nouvelle-Écosse. Du 13 mars au 11 avril 2023, la DCP a signalé approximativement 1 550 cas individuels de pêcheurs pratiquant la pêche non autorisée de la civelle dans l’ensemble de la région des Maritimes. Dans le cadre de l’augmentation continue de l’activité de pêche à mesure que les civelles progressent au cours de la saison et dans la région, la DCP a évalué qu’en plus de l’activité non autorisée observée ou déclarée, il y a une forte possibilité qu’une activité non autorisée significative se produise sans être observée ou déclarée.

[12] La pêche autorisée de la civelle a ouvert le 28 mars 2023. En date du 13 avril 2023, le total des débarquements de civelles déclarés par les pêcheurs titulaires d’un permis était approximativement 3 500 kg, auxquels s’ajoutent 36 kg de civelles pêchées sans autorisation saisis par les agents de la DCP. Dans le cadre de la conformité, de la surveillance et de l’application de la loi en cours, il y a eu des niveaux importants mais indéterminés de prélèvements de civelles par de nombreux pêcheurs non autorisés, à la fois observés et signalés. La DCP a indiqué qu’il était raisonnable d’estimer que les prélèvements non autorisés étaient égaux ou supérieurs aux captures autorisées le 13 avril 2023. En tenant compte à la fois des prélèvements permis et non autorisés, le MPO estimait que plus de la moitié du TAC avait déjà été débarquée dans la pêche à la civelle en date du 13 avril 2023.

[13] Avec les températures de l’eau qui continuait à augmenter et les rivières qui devennait plus productives, à la fois le nombre de pêcheurs non autorisés et les captures par unité d’effort de tous les pêcheurs étaient attendus à continuer d’augmenter. Cela était censé conduire à une augmentation significative de l’ampleur des prélèvements non autorisés, ce qui indiquait que les prélèvements totaux (ceux comptabilisés par les prélèvements permis et non autorisés) étaient en passe de dépasser le TAC d’ici la mi-avril, alors que le pic de la remontée des civelles approchait. Compte tenu du niveau et de la trajectoire des prélèvements totaux, une menace claire à la conservation et à la protection de la population d’anguilles d’Amérique a été signalée au ministre.

[14] À cela s’ajoute la nature de la pêche à la civelle, qui rend son application difficile. Les agents des pêches ont du mal à localiser et à accéder aux lieux de pêches, et à évaluer les pêcheurs, tant qu’ils ne sont pas sur place. La DCP a reçu de nombreuses plaintes au sujet de pêcheurs non autorisés qui interfèrent avec d’autres pêcheurs et les menacent, en plus des menaces proférées à l’encontre des agents des pêches qui travaillent pour faire cesser la pêche non autorisée et régler les différends. En date du 13 avril 2023, il y a eu des menaces et des références à des armes à feu, des actes de violence, l’usurpation de l’identité d’un agent des pêches dans une tentative d’accéder à un lieu de pêche, et un incident au cours duquel des agents des pêches et des pêcheurs commerciaux ont été temporairement détenus à la suite d’efforts visant à résoudre un différend concernant un engin de pêche. Des risques de sécurité accrus ont été associés aux pêcheurs non autorirés travaillant délibérément en grands groupes, ce qui rend difficile pour les agents des pêches de contrôler la conformité et de prendre des mesures d’application de la loi, et aux pêcheurs autochtones qui sont disposés à défendre ce qu’ils considèrent comme un droit issu d’un traité à participer à la pêche à la civelle.

[15] En date du 13 avril 2023, la DCP avait un certain nombre d’enquêtes en cours liées à la récolte à la civelle non autorisée. Comme il était attendu que les températures de l’eau continuent à augmenter au cours des prochaines semaines et que les rivières deviennent plus productives, le nombre de pêcheurs non autorisés était attendu à continuer d’augmenter. Cela était censé conduire à une hausse significative de l’ampleur des prélèvements non autorisés et à un correspondant risque accru d’affrontements violents et de problèmes de sécurité pour les pêcheurs et les agents des pêches. Sans la pêche autorisée à la civelle, la possibilité de déguiser ou de blanchir un produit de civelle non autorisé est sévèrement limitée.

[16] Compte tenu de ces préoccupations en matière de conservation et sécurité liées à la saison de pêche de la civelle de 2023, le 14 avril 2023, les fonctionnaires du MPO ont rédigé et soumis un document de sept pages intitulé [traduction] « Note de service à l’intention du ministre abordant les préoccupations en matière de conservation et de sécurité relatives à l’activité de pêche à la civelle en 2023 » (POUR DÉCISION) [la note de service], qui détaillait tous les points résumés ci-dessus (aux paragraphes 5 à 15) et plus encore. Le résumé de la note de service est reproduit ci-dessous :

[traduction]
Résumé

La présente note vise à vous demander d’émettre un arrêté de gestion des pêches (AGP) afin d’interdire la pêche à la civelle dans les eaux intérieures et les eaux de marée des provinces du Nouveau-Brunswick (N.-B.) et de la Nouvelle-Écosse (N.-É.).

Le MPO voit la situation actuelle et la trajectoire de la pêche à la civelle non autorisée comme une menace à la conservation de l’anguille d’Amérique, et une menace pour la gestion et la surveillance judicieuses de la pêche à la civelle. Les inspections, observations et signalements faites à la Direction de la conservation et de la protection (DCP) revèlent que des quantités significatives de civelles sont pêchées illégalement, les prélèvements étant estimés aussi élevés, voire possiblement plus élevés, que les récoltes légales, ce qui compromet les objectifs de conservation de l’anguille d’Amérique au Canada et menace la conservation et la protection de la seule population d’anguilles d’Amérique du Nord.

La pêche est devenue le centre du harcèlement, des menaces et de la violence entre les pêcheurs et à l’endroit des agents des pêches, avec un certain nombre d’affrontements et d’incidents violents dans les dernières semaines, créant une menace immédiate pour la gestion et la surveillance judicieuses de la pêche à la civelle. Les outils et ressources actuels de contrôle, de gestion et d’application de la loi ne sont pas en mesure de maîtriser la situation et une action urgente est nécessaire.

L’impact de la fermeture de la pêche sera le plus significatif pour les trois titulaires de permis de pêche communautaire commerciale et les huit titulaires de permis commerciaux, qui ne seront probablement pas en mesure de réaliser pleinement leur quota d’allocations individuel pour cette saison. Cependant, en fermant la pêche autorisée, vous allégerez la pression sur l’espèce en réduisant l’ensemble des prélèvements et soutiendrez l’accent mis sur la pêche non autorisée et l’interdiction des civelles illégales entrant sur le marché.

Pour ces raisons, nous recommandons que vous emettiez l’arrêté ci-joint (onglet 1) en vertu de l’article 9.1 de la Loi sur les pêches. L’arrêté interdira la pêche à la civelle dans les eaux intérieures et les eaux de marée des provinces du N.-B. et de la N.-É. pendant 45 jours. Cet arrêté peut être prolongé de 45 jours additionnels si les circonstances le justifient.

[17] Les faits étayés par le DCT, en particulier la note de service et ses pièces jointes, mettent en lumière un compte rendu détaillé de plusieurs faits critiques concernant la réglementation et la gestion de la pêche à la civelle. Il y est confirmé que la pêche à la civelle non autorisée est un problème significatif, qui a fait peser des menaces considérables sur les efforts de conservation et a escaladé les tensions et les incidents violents parmi les pêcheurs. Cette activité non autorisée est documentée comme étant la principale raison pour laquelle le ministre des Pêches et des Océans a émi l’AGP le 15 avril 2023, qui a fermé la saison de la pêche à la civelle pendant 45 jours. L’AGP visait à répondre aux besoins urgents en matière de conservation et à assurer la sécurité des pêcheurs autorisés et du public.

[18] Le DCT, et notamment la note de service, met aussi en lumière l’impact négatif de la fermeture sur les titulaires de permis commerciaux, y compris la demanderesse SST, notant les perturbations significatives sur leur revenu et leurs activités commerciales. Additionnellement, le DCT fournit un context pour la réallocation de quotas aux communautés autochtones en 2022 et en 2023, reflétant les efforts par le MPO pour accroître la participation des Premières Nations à la pêche à la civelle tout en maintenant le TAC au même niveau qu’en 2021 et 2022. Cette réallocation faisait partie de stratégies de gestion plus larges visant à aborder les péoccupations en matière de conservation toute en promouvant un accès équitable aux ressources halieutiques.

B. Faits allégués non étayés par le dossier certifié du tribunal

[19] Le demandeur Feigenbaum est le président et l’actionnaire détenant le contrôle de SST.

[20] La déclaration sous serment du demandeur Feigenbaum [Affidavit de Feigenbaum], fournit des arguments, du ouï-dire et d’autres faits non pertinents au présent contrôle judiciaire sur 1 265 pages, 507 paragraphes et 111 pièces. Entre autres, Feigenbaum argumente dans sa déclaration sous serment que la Décision ne repose pas sur des évaluations de stocks objectives ou faisant autorité, et offre ses propres éléments de preuve et ses opinions sur ces preuves pour soutenir que non seulement la population de civelles est en bonne santé, mais qu’une augmentation du TAC aurait dû être envisagée au lieu d’une fermeture de la pêche. La déclaration sous serment affirme l’absence de véritable consultation avec les détenteurs de quota non autochtones.

[21] Feigenbaum fournit également une perspective historique sur la mauvaise gestion alléguée du MPO, y compris les délais pour faire une recommandation en vertu de la Loi sur les espèces en péril, LC 2002, c 29 [LEP], et les échecs à traiter de façon adéquate les droits des Premières Nations en vertu des traités. Feigenbaum décrit des cas de ce qu’il perçoit comme de de la mauvaise foi et une inconduite de la part de fonctionnaires du MPO, motivés par l’hostilité et les préjugés à l’égard des détenteurs de quota non autochtones. De plus, la déclaration sous serment affirme que le MPO n’a pas tenu ses promesses de s’engager avec les parties prenantes et qu’il a été inconsistant dans le suivi des consultations, ce qui aurait contribué aux difficultés actuelles rencontrées par les titulaires de permis commerciaux.

[22] Plusieurs faits affirmés par Feigenbaum ne sont pas soutenus par le DCT. Feigenbaum allègue que des options spécifiques pour augmenter le TAC ont été proposées et ignorées par le MPO, mais il n’y a aucune preuve explicite dans le DCT ou la déclaration sous serment pour appuyer que ces options spécifiques ont été formellement envisagées, et qu’elles ont seulement été proposées au MPO. Tout au long de la déclaration sous serment, Feigenbaum allègue également une inconduite généralisée et une malversation intentionnelle de la part des fonctionnaires du MPO, affirmant que ces actions étaient motivés par l’hostilité et les préjugés. Bien que ces allégations soient détaillées dans la déclaration sous serment, elles ne sont pas corroborées par des preuves spéficiques dans le DCT, qui se focalise principalement sur les aspects de conservation et de gestion de la Décision. En plus, Feigenbaum utilise sa déclaration sous serment pour contester la validité d’un rapport de 2012 du Comité sur la situation des espèces en péril au Canada [le COSEPAC], qui avait évalué que l’anguille d’Amérique était recommandé pour le statut d’espèce « menacée » aux termes de la LEP, en affirmant qu’il n’avait pas été formellement révisé par des pairs et qu’il était biaisé. Cependant, ces allégations manquent de soutien explicite, que ce soit dans le DCT ou la déclaration sous serment, car aucune preuve détaillée n’est fournie pour justifier les allégations concernant le processus de révision par les pairs ou la prétendue impartialité du rapport du COSEPAC de 2012.

III. Régime légal

[23] À ma connaissance, la présente demande est le premier contrôle judiciaire d’une décision prise en vertu de l’article 9.1 de la Loi et concerne l’interaction entre le ministre qui a pris la Décision en vertu de l’article 9.1, et l’objet de la Loi tel qu’énoncé à l’article 2.1. Par souci de commodité, je reproduis ci-dessous l’intégralité de l’article 9.1 :

Arrêtés de gestion des pêches

Pouvoirs du ministre

9.1 (1) Le ministre peut, s’il est d’avis qu’une intervention immédiate est nécessaire afin de parer à une menace à la gestion et la surveillance judicieuses des pêches et à la conservation et la protection du poisson, prendre un arrêté de gestion des pêches à l’égard de tout aspect des pêches dans toute zone des eaux de pêche canadiennes qu’il précise afin :

a) d’interdire la pêche d’une ou de plusieurs espèces, populations, assemblages ou stocks de poissons;

b) d’interdire l’utilisation d’un type d’engin ou d’équipement de pêche ou d’un type de bateau de pêche;

c) d’assujettir la pêche du poisson d’une espèce, d’une population, d’un assemblage ou d’un stock déterminé à un contingentement ou de la restreindre en fonction de la taille ou du poids des poissons pris et gardés;

d) d’assujettir la pêche aux exigences qu’il précise.

Conditions

(2) Le ministre peut assortir l’arrêté de toute condition qu’il estime indiquée.

Portée de l’arrêté de gestion des pêches

(3) L’arrêté de gestion des pêches peut limiter la portée de ses dispositions:

a) aux personnes appartenant à une catégorie déterminée, notamment :

(i) celles utilisant telle méthode, tel engin ou tel équipement de pêche,

(ii) celles utilisant tel type de bateau de pêche;

b) aux titulaires de telle catégorie de permis.

[24] L’article 9.1 a été instauré par la Loi modifiant la Loi sur les pêches et d’autres lois en conséquence, LC 2019, c 14, qui a reçu la sanction royale le 21 juin 2019 et est entrée en vigueur peu après. Cependant, je crois comprendre des objectifs similaires pouvait auparavant être atteints au moyen de ce qu’on appelle les « ordonnances de modification » en vertu, non pas de la Loi, mais de l’article 6 du Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93-53 [Règlement].

[25] Je note également que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu de l’article 9.1 de la Loi doit servir l’objet statutaire de la Loi, qui est énoncé à l’article 2.1 :

Objet de la loi

2.1 La présente loi vise à encadrer :

a) la gestion et la surveillance judicieuses des pêches;

b) la conservation et la protection du poisson et de son habitat, notamment par la prévention de la pollution.

[26] Enfin, l’article 9.6 de la Loi dispose que s’il y a incompatibilité entre un arrêté de gestion des pêches et toute ordonnance incompatible prise en vertu de ces règlements ou toute condition incompatible d’un bail, d’une licence ou d’un permis délivré en vertu de la Loi, l’arrêté de gestion des pêchesl’emporte sur tout règlement incompatible dans la mesure de l’incompatibilité pris en vertu de la Loi. L’intention du législateur était que l’arrêté de gestion des pêches prévale sur des autres règlements, ordonnances, baux ou permis de pêche pendant une courte période, afin d’atténuer rapidement les menaces à l’encontre du contrôle des pêches par le ministre et de la conservation du poisson et de son habitat.

IV. Décision faisant l’objet du contrôle

Arrêté de Gestion des Pêches

AGP # 2023-01

ARRÊTÉ DE GESTION DES PÊCHES INTERDISANT LA PÊCHE AUX ANGUILLES MESURANT MOINS DE 10 CM DE LONGUEUR (Article 9.1 de la Loi sur les Pêches)

Considérant qu’un nombre important de personnes pêchent des anguilles de moins de 10 centimètres (cm) de long (connues sous le nom de “civelles”) en dehors de la pêche autorisée, créant une situation où les prélèvements estimés de civelles ont un impact sur la conservation de l’espèce à la fois sur les rivières commerciales/de subsistance modérée avec des limites de capture établies et dans d’autres zones où la pêche a lieu, ce qui représente une menace pour la conservation et la protection de l’espèce;

Considérant que pour la conservation et la protection de l’espèce, la pêche aux civelles doit cesser immédiatement de sorte que le Ministère des Pêches et des Océans (MPO) puisse reconsidérer ses mesures de gestion et de conservation de cette pêche;

Considérant que l’augmentation des activités de pêche aux civelles accroît la concurrence pour les sites de pêche sur les rivières entre les pêcheurs commerciaux et non commerciaux à l’anguille, ce qui crée des conflits entre les pêcheurs qui ont requis l’intervention des agents de Conservation et Protection du MPO et de la police locale;

Considérant que les conflits sur l’eau entre les pêcheurs ont entraîné des menaces de violence et qu’il existe un risque pour la sécurité des pêcheurs, ce qui constitue une menace pour la gestion et la surveillance judicieuses des pêches.

Je prends le présent Arrêté de Gestion des Pêches et je restreins la pêche de la façon suivante :

1. Il est interdit de pêcher les anguilles mesurant moins de 10 cm de longueur dans les eaux intérieures et les eaux à marée des provinces du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse.

(…)

[27] L’AGP lui-même souligne que la préoccupation du ministre était le nombre significatif de personnes pêchant les civelles en dehors de la pêche autorisée, créant une situation où les prélèvements estimés de civelles ont un impact sur la conservation de l’espèce à la fois sur les rivières pour lesquelles des limites de capture sont établies et dans d’autres zones où la pêche a lieu, ce qui représente une menace pour la conservation et la protection de l’espèce. L’AGP indique également que l’augmentation de la pêche concurrente des pêcheurs d’anguilles commerciaux et non commerciaux sur les mêmes rivières a causé des conflits entre les pêcheurs, ce qui nécessité l’intervention des agents de la DCP du MPO et de la police locale. Le ministre déclare que les conflits sur l’eau entre pêcheurs ont dégénéré en menaces de violence et que la sécurité des pêcheurs est à risques, ce qui constitue une menace pour la gestion et la surveillance judicieuses de la pêche.

[28] Pour répondre à ces préoccupations, le ministre a émis la Décision le matin du 15 avril 2023, fermant la saison de pêche à la civelle de 2023 pendant 45 jours, en ciblant spécifiquement les eaux de marée et les eaux intérieures du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. La Décision visait à répondre aux préoccupations urgentes en matière de conservation et à assurer la gestion et la surveillance judicieuses de la pêche à la civelle. L’AGP visait aussi à atténuer les risques pour la sécurité publique associés aux activités de la pêche non autorisée et à la capacité limitée des agents de la DCP à contrôler et à faire respecter les règlements dans la vaste zone géographique où les civelles sont pêchées.

[29] Bien que la Décision soit datée du 15 avril 2023, ses motifs ont été préparés le 14 avril 2023. À l’audience, le défendeur a précisé, et les demandeurs n’ont pas contesté, que la Décision avait en fait été prise le 14 avril, mais qu’elle n’avait été émise que le matin du 15 avril 2023. La raison en est que la pêche à la civelle est principalement une pêche nocturne et que le ministre ne voulait pas compliquer davantage la situation en fermant la pêche alors que les pêcheurs étaient au travail. La Décision a donc été prévue pour entrer en vigueur après la fin de la nuit du 14 avril 2023.

[30] Le défendeur a affirmé, et je suis d’accord, que la note de service du 14 avril 2023 mentionnée dans la section des faits ci-dessus, qui a été signée le 14 avril 2023 par le sous-ministre du MPO et le ministre, constitue les motifs de la Décision. La note de service illustre que, depuis que les civelles ont commencé à apparaître dans les réseaux hydrographiques de la Nouvelle-Écosse au début de mars 2023, les agents de la DCP du MPO ont signalé environ 1 550 cas individuels de pêcheurs s’adonnant à la pêche non autorisée des civelles, et la DCP n'a pas la capacité de surveiller toutes les zones où se trouvent les civelles pour permettre un contrôle efficace de la conformité de la pêche. Il est donc fort probable que d’importantes activités non autorisées aient lieu sans avoir été observées ou signalées. À la date de la note de service, les captures autorisées s’élèvaient à environ 3 500 kg sur un TAC de 9 960 kg, et le MPO a indiqué qu’[traduction] « il est raisonnable d’estimer que les prélèvements non autorisés [de civelles] sont égaux ou supérieurs aux captures autorisées à ce stade de la saison ». Sur la base de cette évaluation, la note de service indique que [traduction] « [e]n tenant compte des prélèvements permis et non autorisés, le MPO estime que plus de la moitié du TAC a déjà été embarquée dans la pêche à la civelle » en date du 13 avril 2023, et que le [traduction] « total des prélèvements (c.-à-d. permis et non autorisés ensemble) est en passe de dépasser le TAC d’ici la mi-avril, alors que le pic de la remontée des civelles approche ».

[31] La note de service relate également que la DCP a [traduction] « reçu de nombreuses plaintes au sujet de pêcheurs non autorisés interférant avec d’autres pêcheurs et les menaçant, ainsi que des menaces à l’encontre d’agents des pêches travaillant à interrompre la pêche non autorisée et à régler les différends. À ce jour, il y a eu des menaces et des références à des armes à feu, des actes de violence, l’usurpation de l’identité d’un agent des pêches pour tenter d’accéder à un lieu de pêche et, plus récemment, un incident au cours duquel des agents des pêches et des pêcheurs commerciaux ont été temporairement détenus après qu’ils eurent tenté de résoudre un conflit concernant un engin de pêche ». Ces tensions ont été aggravées par des cas où des pêcheurs ont même eu des conflits avec des opérations de pêche commerciale provenant d’autres pêcheries.

[32] Avant que la pêche ne commence, le MPO avait discuté de la possible nécessité de considérer des mesures de gestions des pêches additionnelles, pouvant aller jusqu’à la fermeture, avec tous les titulaires de permis commerciaux (y compris SST), si les niveaux de prélèvements non autorisés devenaient préoccupants sur le plan de la conservation. En particulier, ces discussions ont eu lieu avec les fonctionnaires du MPO dans la région des Maritimes lors de réunions qui se sont tenues le 26 janvier 2023, le 12 mars 2023, et de nouveau le 27 mars 2023. Il y a eu un dialogue continue avec les titulaires de permis, mais le MPO a noté que certains d’entre eux avaient cessé de signaler les cas de pêche non autorisée par crainte de fermeture de la pêche.

[33] La note de service traite aussi des consultations menées par le MPO en vue de la saison 2023 avec des représentants des titulaires de permis autochtones du bureau de négociation Kwilmu’kw Maw-klusuaqn et des Premières Nations Wolastoqey du Nouveau-Brunswick. Les deux groupes ont exprimé leur opposition à toute mesure qui les empêcherait de pêcher leurs quotas individuels, qui ont été pris en considération dans le cadre des délibérations qui ont permis au MPO de recommander la fermeture de la pêche pour faire face à la menace sur la conservation et sur la gestion ordonnée de la pêche. Le MPO a estimeé que le maintien d’une ouverture sélective de la pêche pour les titulaires de permis autochtones porterait atteinte à l’objectif de la fermeture car cela (i) contribue à une pression de capture excessive sur la civelle, (ii) maintient la difficulté de discerner la pêche légale de la pêche illégale lors des patrouilles des agents des pêches et autres rapports, et (iii) maintient une fourniture légale de civelle, frustrant la capacité de répondre à la possession, le transport et la vente de civelles capturées illégalement.

V. Questions en litige

[34] Les demandeurs soulèvent quatre questions dans leur mémoire des faits et du droit :

  1. Est-ce que le ministre et le MPO ont délibérément fait fi d’une allégation crédible du demandeur selon laquelle un élément essentiel du dossier soit entaché de partialité?

2. Est-ce que les fonctionnaires du MPO et le ministre se sont appuyés de manière inappropriée sur la LEP pour refuser de considérer une augmentation du TAC, ce qui a rendu la Décision incorrecte et/ou déraisonnable?

3. Est-ce que l’échec de ne pas avoir fondé la Décision du ministre sur les plus récentes et meilleures données scientifiques disponibles selon lesquelles la population de civelles transparentes est saine a rendu la décision déraisonnable?

4. En prenant la Décision de 2023 du ministre, certains fonctionnaires du MPO ont-ils agi de mauvaise foi, en émettant des hypothèses inexactes sur le demandeur et d’autres titulaires de quota, qui sont motivés par l’hostilité et le mépris à l’égard des intérêts des détenteurs de quota non autochtones?

[35] Pour être clair, la Décision est limitée dans sa portée à l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire d’émettre un AGP fermant la pêche à la civelle pour 2023 en raison des préoccupations selon lesquelles la pêche non autorisée rampante menacait la conservation de l’anguille d’Amérique ainsi que la gestion et la surveillance judicieuses de la pêche à la civelle. Je constate d’emblée que ni la Décision ni le DCT ne mentionnent ou ne prennent en compte la LEP et la question de savoir si la population d’anguilles d’Amérique est, en fait, en meilleure santé que le suggère le DCT et, au lieu de fermer la pêche pour des raisons de conservation, le TAC global devrait être augmenté. La question 2 des demandeurs, telle qu’énoncée au paragraphe 34 ci-dessus, dépasse totalement la portée de la Décision.

[36] Le défendeur formule quant à lui quatre questions différentes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La prise de l’AGP est-elle raisonnable?

3. La prise de l’AGP est-elle juste?

4. Si la prise de l’AGP est déraisonnable et/ou injuste, quelle est la réparation appropriée?

[37] J’estime que les véritables questions en litige se situent quelque part entre celles elaborées par les parties. Ceci est renforcé par l’émergence d’une question préliminaire qui a été soulevée lors de l’audience, à savoir le contenu de l’Affidavit de Feigenbaum. Ainsi, je conclus que les véritables questions et sous-questions en litige de la présente demande sont les suivantes :

  1. Question préliminaire – Quel est le contenu, s’il y en a un, de l’Affidavit de Feigenbaum qui est admissible?

B. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  1. Quelle est la nature de la décision?

  2. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  3. L’équité procédurale est-elle en cause?

C. Est-ce que le ministre et le MPO ont délibérément fait fi d’une allégation crédible du demandeur voulant qu’un élément essentiel du dossier soit entaché de partialité?

  1. Est-ce que le ministre et le MPO se sont appuyés sur des éléments de preuve extrinsèques entachés de partialité qui ne figurent pas dans le DCT? Dans l’affirmative, la Décision elle-même est-elle entachée de partialité en raison de ces éléments de preuve extrinsèques?

  2. Est-ce que le ministre a fondé la Décision sur des motifs ou des éléments de preuve autres que ceux fournis dans le DCT?

D. La décision est-elle raisonnable?

  1. Est-ce que le ministre a fait preuve de mauvaise foi en prenant la Décision?

  2. Est-ce que le ministre a enfreint les principes de justice naturelle prescrits par la loi?

  3. Est-ce que le ministre a tenu compte de facteurs non pertinents ou étrangers à l’objet de la loi?

VI. Analyse

A. Question préliminaire – Affidavit de Feigenbaum

[38] À l’audience, le défendeur a relevé deux lacunes fatales dans l’Affidavit de Feigenbaum :

  1. Certains éléments de l’Affidavit de Feigenbaum ne sont pas conformes au paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], car ils ne se limitent pas aux faits dont Feigenbaum a une connaissance personnelle, mais incluent plutôt du ouï-dire, des opinions et des arguments juridiques; et

  2. Bien que le reste de l’Affidavit de Feigenbaum se limite à des faits et à des pièces, la plupart d’entre eux ne sont pas admissibles au titre de l’une des exceptions à la règle générale interdisant à cette Cour d’admettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une demande en contrôle judiciaire comme indiqué au paragraphe 20 de l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Access Copyright].

[39] En ce qui concerne la première lacune, après révision, il est exact qu’une partie du contenu des paragraphes suivants de l’Affidavit de Feigenbaum ne sont pas conformes au paragraphe 81(1) des Règles, puisqu’ils incluent du ouï-dire, des opinions et des arguments juridiques : 3, 7, 11, 13 à 15, 125 à 130, 132 à 135, 137 à 140, 142, 147 à 156, 297 à 324, 338 à 344, 346 à 360, 363, 366 à 393, 453, 455 à 467, et 485 à 506. Ainsi, je ne les prendrai pas en considération.

[40] En ce qui concerne la deuxième lacune, je note que les éléments qui n’ont pas été portés à la connaissance du décideur ne sont normalement pas admissibles dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire (Access Copyright au para 19). Il existe trois exceptions dans l’arrêt Access Copyright permettant l’admission de nouveaux éléments de preuve lors d’une demande de contrôle judiciaire. Un nouvel élément peut être admis s’il :

  1. aide la Cour à comprendre les informations générales qui se rapportent au contrôle judiciaire;

  2. est nécessaire à une question d’équité procédurale ou de justice naturelle;

3. fait ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur.

(Access Copyright au para 20).

[41] Je me penche d’abord sur la troisième de ces exceptions. Le DCT semble bien garni et montre que le ministre disposait de suffisamment d’éléments de preuve au moment de prendre sa Décision. Comme il n’y a pas eu d’absence totale de preuve, la troisième exception ne peut pas s’appliquer. De même, comme le DCT présente le contexte entourant la Décision de manière approfondie et suffisante, les éléments de l’Affidavit de Feigenbaum présentés comme des informations générales ne doivent pas ête admis. Enfin, comme je l’explique plus loin, les demandeurs n’ont pas établi en droit une obligation d’équité procédurale à leur égard qui n’aurait pas été respectée, de sorte que la deuxième exception ne peut pas s’appliquer. Pour ces raisons, toutes les pièces jointes à l’Affidavit de Feigenbaum, à l’exception des Pièces 1 et 2, et les paragraphes suivants de l’Affidavit de Feigenbaum ne seront pas pris en considération : 12, 16 à 124, 131, 136, 141, 143 à 146, 157 à 295, 325 à 336, 361, 362, 364, 365, 394 à 452, et 468 à 484.

[42] Les paragraphes suivants de l’Affidavit de Feigenbaum restent donc intacts et peuvent être pris en considération : 1, 2, 4 à 6, 8 à 10, 296, 337, 345, 454 et 507.

B. Norme de contrôle applicable

(1) La décision est de nature politique/législative

[43] Les demandeurs n’ont pas fait d’observations spécifiques quant à la nature de la Décision; choisissant plutôt de soutenir que leur était dû un certain degré d’équité procédurale, quelle que soit la nature de la Décision, au motif qu’ils ont été durement touchés par l’entrée en vigueur de l’AGP. Le défendeur, quant à lui, soutient que la Décision était de nature législative, et que le contrôle judiciaire sera forcément restreint par le contexte de la Décision et limité par les voies de recours possibles.

[44] La décision législative, aussi appelée décision de nature politique dans la jurisprudence, est une décision qui [traduction] « consiste à créer et à promulguer une règle de conduite générale sans faire allusion à des cas particuliers » (De Smith Judicial Review of Administrative Action (S.A. De Smith et J.M. Evans, 4th ed. (Londres, Angleterre : Stevens, 1980)) [De Smith] à la p 71, tel que cité dans Ecology Action Centre Society c Canada (Procureur général), 2004 CF 1087 [Ecology Action] au para 50). La décision administrative, quant à elle, [traduction] « ne peut être défini[e] avec exactitude, mais [elle] comprend l’adoption d’une politique, la formulation et l’adoption d’une directive précise et l’application d’une règle générale à un cas particulier conformément aux exigences liées à la politique, à la convenance ou à la pratique administrative » (De Smith à la p 71, tel que cité dans Ecology Action au para 50).

[45] Dans la décision Barry Group c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2017 CF 1144 [Barry Group], le juge Southcott conclut qu’une décision du ministre de rendre une ordonnance de modification visant la fermeture de la pêche au maquereau dans l’Atlantique en 2016 est de nature législative ou politique, et non administrative (Barry Group au para 28, tel que cité dans Munroe c Canada (Procureur général), 2021 CF 727 [Munroe] au para 36). Même si le mode d’action diffère légèrement, la nature d’une « ordonnance de modification est un acte législatif, autorisé par le Règlement et pris en application de la Loi » (Spinney c Canada (Procureur général), 2000 CanLII 15007 [Spinney] au para 60, tel que cité dans Ecology Action au para 51). Tout comme les ordonnances de modification interprétées dans les décisions Spinney, Ecology Action, Barry Group et Munroe, l’AGP est expressément autorisé par et pris en vertu de l’article 9.1 de la Loi.

[46] En l’espèce, la Décision de fermer la pêche à la civelle était [traduction] « une règle de conduite générale sans faire allusion à des cas particuliers » (De Smith à la p 71), ce qui est caractéristique d’une décision législative ou politique, car elle s’applique à toute la catégorie des pêcheurs de civelle et les traite de manière égale (Shelburne Elver Limited c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2023 CF 1166 [Shelburne CF] aux para 39 et 43, confirmée en appel par Shelburne Elver Limited c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2024 CAF 190 [Shelburne CAF] au para 4).

[47] Du point de vue factuel, je conviens avec les demandeurs que la Décision fermetant de façon hâtive la pêche à la civelle, avant qu’ils aient atteint leur TAC, a porté atteinte à leur chiffre d’affaires, à leurs activités commerciales et à leurs intérêts économiques en 2023 (para 8 de l’Affidavit de Feigenbaum). Cependant, il n’est pas clair si les demandeurs ont été affectés d’une manière différente des autres titulaires de permis commerciaux détenant un TAC similaire. Quoi qu’il en soit, je souscris à la conclusion du juge Southcott dans la décision Barry Seafoods NB Inc. c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2021 CF 725 [Barry Seafoods] au para 32, citant Barry Group au para 28, que le fait qu’une mesure de gestion de la pêche d’application générale a un effet particulier sur un participant particulier, ou qu’elle touche certains participants plus que d’autres, ne change pas en soi la nature de cette décision au point où elle peut être qualifiée de mesure administrative.

[48] Je suis donc d’accord avec le défendeur que la Décision est de nature politique, et non administrative, prise par le ministre dans l’exercice des larges pouvoirs discrétionnaires de gestion des pêches au Canada que lui confèrent la Loi et ses règlements d’application. Par conséquent, en prenant la Décision, le ministre était soumis à moins de contraintes procédurales et substantielles qu’un décideur ne l’aurait été en prenant une décision administrative (Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 (CanLII), [2021] 1 RCF 374 [Entertainment Software] aux para 24-36; Barry Seafoods aux para 32-33).

(2) La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable

[49] Une décision législative est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Cela signifie qu’une décision est raisonnable si elle est justifiée, intelligible et transparente (Barry Seafoods aux para 34-36, citant Malcolm c Canada (Pêches et Océans), 2014 CAF 130 [Malcolm] au para 35; Vavilov au para 100). Cela dit, il est indiqué à juste titre dans la décision Barry Seafoods que, bien que la norme de la décision raisonnable établie dans l’arrêt Vavilov demeure unique, « ce qui est raisonnable dans une situation particulière sera une décision contextuelle qui tient compte des contraintes qu’impose le contexte juridique et factuel de la décision particulière qui est soumise à un contrôle » (Barry Seafoods au para 35; Vavilov aux para 88-90). Le contrôle effectué par notre Cour est donc forcément limité par le contexte de la décision législative ou politique sous contrôle.

[50] La décision Barry Seafoods, invoquant l’arrêt de la Cour suprême du Canada Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, 1982 CanLII 24 (CSC), [1982] 2 RCS 2 [Maple Lodge Farms], indique que, même si son contexte juridique et factuel est pris en compte, la décision législative ou politique n’est jugée déraisonnable que dans des circonstances limitées, soit :

  1. la mauvaise foi;

  2. le non-respect de la justice naturelle prescrite par la loi; et

3. la prise en compte de facteurs non pertinents ou étrangers à l’objet de la loi.

(Maple Lodge Farms aux pp 7-8, cité dans Barry Seafoods aux para 34-36, 57-61)

[51] En l’absence d’une de ces erreurs et d’erreurs de contrôle limitées, les cours ne doivent pas modifier la décision législative ou politique (Maple Lodge Farms aux pp 7-8).

(3) Il n’y a pas de problème d’équité procédurale en l’espèce

[52] La décision étant de nature politique, elle est susceptible de contrôle pour non-respect des principes de justice naturelle prescrits par la loi (Barry Seafoods au para 61, citant Maple Lodge Farms aux pp 7-8). Comme dans la décision Barry Seafoods, les demandeurs semblent avoir présenté des observations concernant la justice naturelle ou l’équité procédurale en tenant pour acquis que la Décision était de nature administrative. Encore une fois, comme dans la décision Barry Seafoods, les demandeurs sont incapables de nommer un principe de justice naturelle prescrit par la Loi ou par tout autre règlement ou loi applicable. N’ayant pas identifié un principe de justice naturelle prescrit par la Loi ou par tout autre règlement ou loi applicable, les demandeurs n’ont pas prouvé que le ministre a enfreint une obligation d’équité procédurale ou un principe de justice naturelle qu’il était tenu de respecter en prenant la Décision.

[53] Dans leur avis de demande, les demandeurs allèguent que le ministre a agi inéquitablement en décidant d’émettre l’AGP, ce qui a frustré leurs attentes légitimes et provoqué un manquement à l’équité procédurale. Je dois donner raison au défendeur, qui affirme que le ministre n’a violé aucun droit à l’équité procédurale, puisque les demandeurs ne peuvent prétendre à de tels droits. Les décisions législatives ou politiques ne créent pas d’obligations d’équité procédurale, tel qu’expliqué dans Assoc. canadienne des importateurs réglementés c Canada (Procureur général) (CA), 1994 CanLII 3460 (CAF), [1994] 2 CF 247 aux pp 258-259 :

En général, les règles de justice naturelle ne s’appliquent pas aux décisions législatives ou politiques. Comme le juge Sopinka l’a clairement établi dans l’arrêt Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la page 558 :

[L]es règles de l’équité procédurale ne s’appliquent pas à un organe qui exerce des fonctions purement législatives.

Le juge Dickson (alors juge puîné) a fait une déclaration semblable dans l’arrêt Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602, à la page 628 :

Une décision purement administrative, fondée sur des motifs généraux d’ordre public, n’accordera normalement aucune protection procédurale à l’individu, et une contestation de pareille décision devra se fonder sur un abus de pouvoir discrétionnaire. De même, on ne pourra soumettre à la surveillance judiciaire les organismes publics qui exercent des fonctions de nature législative.

(Voir également le juge Estey dans Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S 735, à la page 758; Bates v Lord Hailsham of St Marylebone, [1972] 3 All E.R. 1019 (Ch.D.).)

Plus particulièrement, on a conclu que les principes de justice naturelle ne s’appliquaient pas à l’établissement d’une politique en matière de contingentement bien que ce puisse être le cas à l’égard des décisions individuelles concernant la répartition des contingentements. Dans l’affaire Re Bedesky et al. and Farm Products Marketing Board of Ontario et al. (1975), 8 O.R. (2d) 516 (C. div.); confirmé par (1975), 10 O.R. (2d) 105 (C.A.); autorisation d’interjeter appel refusée (1975), 10 O.R. (2d) 105 note, le juge Morden a dit à la page 539 :

[traduction] Aucune doctrine ou jurisprudence n’a été présentée à l’appui de l’argument selon lequel les principes de justice naturelle concernant le droit d’être avisé et le droit d’être entendu s’appliquent pour régir un organisme comme l’Office de commercialisation du poulet relativement à l’élaboration et à l’adoption d’une politique en matière de contingentement. En fait, le droit paraîtrait être le contraire.

À mon avis, il n’y a aucun motif d’établir une distinction d’avec la situation en l’espèce où il s’agit d’un ministre plutôt que d’un organisme qui établit le contingentement. Un tel contingentement peut causer un préjudice à certaines personnes tandis que d’autres peuvent être avantagées, mais il s’agit essentiellement d’une question législative ou de politique, à l’égard de laquelle les tribunaux n’interviennent normalement pas. Le redressement qui pourrait être obtenu serait politique et non juridique. Le ministre aurait pu par égard aux intimés les aviser et leur donner l’occasion d’être entendus, mais il n’était pas tenu de le faire.

En l’espèce, les intimés cherchent essentiellement à ce qu’un processus de consultation publique soit imposé au ministre alors que le législateur ne l’a pas prévu. Il y a des lois dont les règlements ou les politiques ne peuvent entrer en vigueur sans que le public soit avisé et consulté (voir par exemple, Loi sur les marchés de grain à terme, L.R.C. (1985), ch. G-11, paragraphe 5(2); Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2, article 5 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 1; (3e suppl.), ch. 28, art. 359] et article 6 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 1]; Loi sur le transport des marchandises dangereuses, L.R.C. (1985), ch. T-19, paragraphe 22(1); et Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, paragraphe 11(5). La Loi sur les licences d’exportation et d’importation, ne contient aucune disposition législative semblable, ce que le législateur aurait pu ajouter s’il avait voulu qu’un avis soit donné et que le public soit consulté.

[Souligné dans l’original, caractère gras ajouté.]

[54] De même, aucune disposition législative figurant dans la Loi, y compris l’article 9.1, et ses règlements d’application n’établissent d’obligation d’équité procédurale envers les demandeurs ou ne leur confèrent le droit d’être consultés (Spinney au para 58) ou entendus avant que le ministre émette l’AGP. Comme il est établi dans des jugements de la Cour fédérale et des arrêts de la Cour d’appel fédérale que l’établissement d’une politique de quotas ou la modification de quotas ne créent aucune obligation d’équité procédurale envers les titulaires de permis lorsque de telles décisions sont de nature législative ou politique, la même conclusion peut raisonnablement être tirée quant à la décision du ministre de fermer la pêche à la civelle pendant 45 jours en vertu de l’article 9.1 de la Loi.

C. Partialité ou intentions cachées

(1) Les preuves extrinsèques ne rendent pas le décideur partial par association

[55] Pour étayer leur argument de partialité, les demandeurs invoquent l’existence du rapport du COSEPAC de 2012, dans lequel l’anguille d’Amérique est désignée comme une espèce « menacée », et qui, selon eux, n’est pas impartial. Les demandeurs soutiennent que, puisque le rapport du COSEPAC de 2012 était biaisé, et que le ministre était préoccupé par les efforts de conservation de l’anguille d’Amérique et des civelles d’Amérique en prenant la Décision, le ministre s’est nécessairement fondé sur le rapport du COSEPAC de 2012, et que la Décision serait donc partiale, puisque le ministre s’est appuyé sur les preuves entachées de partialité.

[56] Les demandeurs semblent alléguer que le rapport du COSEPAC de 2012 est partial parce qu’ils ont des doutes quant à la crédibilité ou à la légitimité des données scientifiques sous-jacentes du rapport du COSEPAC de 2012 ou à l’impartialité de l’auteur du rapport. Selon les demandeurs, la partialité ainsi établie du rapport du COSEPAC de 2012 aurait, intrinsèquement ou involontairement, influencé le ministre lorsqu’il a pris la Décision; or, ils ne citent aucune source de droit à l’appui de cette allégation de « partialité indirecte ». Les demandeurs ajoutent, toujours sans preuve à l’appui, que le MPO [traduction] « a accordé un poids “significatif” au rapport du COSEPAC de 2012 en conseillant le ministre » et vont jusqu’à affirmer que [traduction] « de nombreux fonctionnaires du MPO […] ont fait savoir à M. Feigenbaum que la conclusion du rapport du COSEPAC de 2012 est la seule raison pour laquelle l’augmentation du TAC n’est pas envisagée » [accentuation dans l’original].

[57] Avec respect, ce motif de contestation doit être rejeté. Premièrement, malgré ma décision de ne pas examiner les pièces de l’Affidavit de Feigenbaum, je note que la Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire n’est pas le rapport du COSEPAC de 2012 et que la question de son impartialité n’est donc pas pertinente. Deuxièmement, les demandeurs n’invoquent aucune source indiquant que notre Cour peut taxer le ministre de partialité indirecte. Troisièmement, la Décision porte uniquement sur la fermeture de la pêche à la civelle en 2023 et non sur la détermination du TAC, même si les demandeurs affirment avec insistance que la Décision est déraisonnable parce que leur recommandation au MPO d’augmenter le TAC est nettement préférable à la fermeture de la pêche. Notre Cour ne peut pas examiner en profondeur les faits sous-jacents présentés au ministre et, plus précisément, les décisions antérieures (détermination du TAC) qui ne font pas l’objet du contrôle judiciaire devant cette Cour. Quatrièmement et finalement, les demandeurs n’ont fourni aucun élément de preuve, y compris ceux exclus, établissant que le rapport du COSEPAC de 2012 a été pris en compte par le ministre pour prendre la Décision, et encore moins qu’il s’aggissait de la seule raison de la Décision.

[58] Le défendeur soutient que l’argument des demandeurs voulant que la décision du ministre d’émettre l’AGP soit déraisonnable parce qu’elle ne repose pas sur les données scientifiques que les demandeurs considèrent comme étant les [traduction] « meilleures données scientifiques disponibles » illustre deux lacunes fondamentales. La première lacune concerne l’invocation d’une analyse scientifique menée en 2012 à l’appui de l’argument selon lequel les efforts de conservation des civelles peuvent être relâchés. La deuxième lacune est la tentative des demandeurs de contester le caractère raisonnable de l’AGP en remettant en question la qualité des éléments de preuve sur lesquels s’est fondé le ministre, ce qui, selon le défendeur, est inapproprié puisqu’il inviterait la Cour à usurper les fonctions du ministre et à devenir une [traduction] « académie des sciences ». Le défendeur soutient, et j’abonde dans ce sens, que le rôle de la Cour est de déterminer si le ministre a exercé de façon raisonnable le pouvoir que lui confère la loi compte tenu des renseignements à sa disposition, y compris la menace à la conservation des anguilles, et non de se prononcer sur des prévisions scientifiques contradictoires. Il invoque à cet égard la décision West Vancouver c Colombie-Britannique, 2005 CF 593 au para 55 reproduit ci-dessous :

[55] Par ailleurs, dans Inverhuron & District Ratepayers’ Association c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2001 CAF 203, le juge Sexton, de la Cour d’appel fédérale, a énoncé en ces termes un autre principe lié à la notion de la retenue (paragraphes 47 et 48) :

48 À mon avis, il n’appartient pas à la Cour d’appel fédérale de s’engager dans les complexités scientifiques que supposerait la tâche de déterminer la validité des affirmations de l’appelante. Un tel exercice serait contraire au principe de longue date examiné par mon collègue le juge Strayer dans l’affaire Vancouver Island Peace Society :

[traduction] En l’espèce, il n’incombe pas à la Cour de devenir une académie des sciences se prononçant sur des prévisions scientifiques contradictoires... Indépendamment de la question de savoir si la société serait bien servie si la Cour assumait l’un ou l’autre de ces rôles, ce dont je doute sérieusement, il ne s’agit pas de rôles qui ont été confiés à la Cour dans l’exercice du contrôle judiciaire prévu par l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale.

Aux seules fins de l’analyse qui suit, cependant, je vais présumer que les faits allégués ont été établis. Comme on le verra, la validité des allégations n’a aucune incidence sur mes conclusions. [non souligné à l’original]

(2) [Souligné dans l’original.]Rien ne prouve que la Décision repose sur des motifs autres que ceux qui ont été donnés

[59] Les demandeurs s’appuient sur les faits contenus dans l’Affidavit de Feigenbaum (dont je ne tiendrai pas compte, mais que je résumerai pour exposer leur argument) pour soutenir que, parce que quelques fonctionnaires du MPO se sont opposés à l’octroi prématué d’un financement public à NovaEel, Inc. [NovaEel], une autre entreprise créée par les demandeurs, en disant que le ministre n’avait pas finalisé de recommandation sur l’anguille d’Amérique dans le cadre de la LEP et que ce financement signalerait injustement à des parties prenantes que le Canada n’a pas l’intention d’inscrire l’anguille d’Amérique sur la liste de la LEP, pour demander à notre Cour de déduire que le véritable motif de fermeture de la pêche était l’intention dissimulée du ministre de recommander l’inscription de l’anguille d’Amérique sur la liste des espèces menacées de la LEP.

[60] Indépendamment de l’incohérence de la position des demandeurs, qui nomment à la fois le rapport du COSEPAC de 2012 et l’intention dissimulée du ministre de recommander l’inscription de l’anguille d’Amérique sur la liste de la LEP comme seules raisons pour lesquelles le ministre a pris la Décision, ce motif de contestation doit être rejeté. Les demandeurs n’ont apporté aucun élément de preuve, y compris ceux exclus, qui établisse que le ministre a une telle intention, et encore moins que cette intention est le véritable motif de la fermeture de la pêche, ce qui est contraire à la justification raisonnée du ministre dans la note de service et l’AGP, selon laquelle les préoccupation de conservation liées à la pêche non autorisée et les préoccupations de sécurité liées aux menaces et conflits entre pêcheurs ont été les motivations derrière la Décision. Ce que les demandeurs ont soumis, et que j’ai exclus, est une série d’échanges entre le MPO et les demandeurs ainsi que d’autres entités associées (y compris NovaEel), dans lesquels les demandeurs demandaient continuellement si le ministre recommanderait que l’anguille d’Amérique soit inscrite sur la liste de la LEP, ce à quoi le MPO répondait continuellement qu’il n’avait pas fini de développer l’avis sur l’inscription qu’il fournirait au ministre. Les demandeurs n’ont rien d’autre qu’une simple affirmation que le ministre considérait activement une telle action, sans compter qu’ils n’ont rien présenté qui permette de relier cette considération active à la Décision.

(3) Conclusion concernant la partialité et les intentions cachées

[61] Pour ces motifs, les demandeurs n’ont pas démontré que la Décision est déraisonnable en raison de la partialité ou des intentions cachées du ministre.

D. La décision est raisonnable

(1) Le défendeur n’a pas agi de mauvaise foi

[62] Dans la décision Munroe, au paragraphe 65, la juge Strickland explique qu’« [u]ne décision prise de mauvaise foi est une décision prise dans un objectif qui n’est pas autorisé par une loi. La mauvaise foi est aussi assimilée au fait d’agir “de façon malhonnête, malveillante ou frauduleuse ou avec mala fides” ou à celui de faire montre d’une inconduite grave qui frise la corruption, tandis que dans d’autres cas on semble avoir jugé que la mauvaise foi s’apparente à la conduite arbitraire » [citation omise].

[63] Les demandeurs allèguent que [traduction] « certains fonctionnaires du MPO ont agi de mauvaise foi, se sont fiés à de fausses garanties, ont mené une consultation insuffisante, se sont fondés sur des hypothèses inexactes et étaient mus par l’hostilité et le mépris à l’égard des détenteurs de quota non autochtones ». Cette affirmation se divise en trois volets. Premièrement, que le ministre a [traduction] « l’intention dissimulée de retirer illégalement le quota du demandeur sans indemnisation ». Deuxièmement, le MPO a agi de mauvaise foi en intéragissant de manière hostile avec les demandeurs en particulier et avec les détenteurs de quotas commerciaux en général. Troisièmement, le MPO a agi de mauvaise foi en faisant fi de la recommandation des demandeurs et en négligeant l’impact de la Décision sur les intérêts économiques et les droits de propriété des demandeurs.

[64] Le premier volet ne tient pas tant en fait qu’en droit. Factuellement, les demandeurs ne prouvent pas que le ministre ait les intentions cachées qu’ils lui prêtent et qu’il ait pris la Décision pour donner effet à ces intentions. En droit, même si le ministre avait de telles intentions, l’argument des demandeurs suppose qu’ils ont un droit de propriété sur leur quota et qu’une indemnisation doit leur être accordée si ce quota leur est retiré. Le juge Southcott aborde brièvement ce point dans la décision Barry Seafoods, citant Anglehart c Canada, 2018 CAF 115, [2019] 1 RCF 504 [Anglehart] : « [Un] quota [de pêche] ne confère pas un droit de propriété. Bien qu’un quota puisse être considéré comme un élément d’actif de valeur, capable de faire l’objet d’opérations commerciales, sa valeur dépend en fin de compte de décisions ministérielles discrétionnaires. » (Barry Seafoods au para 59, citant Anglehart aux para 35-36). Si les demandeurs ne détiennent pas de droit de propriété sur leur quota, il ne peut y avoir de droit à une indemnisation du simple fait de la perte de leur quota (Canada (Procureur général) c Arsenault, 2009 CAF 300 (CanLII) au para 57, cité dans Malcolm au para 43). L’affirmation des demandeurs selon laquelle le ministre a [traduction] « retiré illégalement le quota du demandeur sans accorder d’indemnisation » n’est donc pas fondée en droit.

[65] Le deuxième volet ne tient pas parce qu’il est illogique. Les demandeurs allèguent que le ministre et le MPO ont fait preuve d’hostilité lors de leurs échanges, et que cette hostilité est une preuve des [traduction] « véritables intentions » du ministre, tel que discuté plus haut. Cet argument est illogique et doit être écarté, car il suppose que les demandeurs ont prouvé que le ministre a des intentions cachées et que la Décision est prise pour leur donner effet. Comme les autres éléments de preuves soumis par les demandeurs, leurs échanges avec le ministre et le MPO ne prouvent pas l’existence des intentions cachées du ministre. Les propos du ministre, qui a qualifié une titulaire de permis de pêche à la civelle de [traduction] « prospère » et dit que la pêche à la civelle avait augmenté au cours des dernières années, ne peuvent pas être assimilés à la mauvaise foi selon les principes établis dans la décision Munroe (au para 65). Je conviens avec le défendeur que les demandeurs accordent à ces propos une attention disproportionnée par rapport à l’importance qu’ils méritent dans les circonstances dans ce contrôle judiciaire.

[66] Le troisième et dernier volet ne tient pas sur le plan factuel. Essentiellement, les demandeurs font deux allégations centrales qui sous-tendent l’argument de la mauvaise foi. Premièrement, le ministre aurait fait fi de la recommandation des demandeurs d’augmenter le TAC plutôt que de fermer la pêche. Deuxièmement, le ministre n’aurait pas tenu compte de l’impact de la Décision sur les intérêts économiques et les droits de propriété des demandeurs.

[67] La première allégation des demandeurs est infondée et non pertinente. Même si les demandeurs semblent effectivement avoir présenté au ministre, sans y avoir été invités, une série de documents scientifiques externes et lui avoir recommandé d’augmenter le TAC sur la base de ces documents, les demandeurs ne citent aucune source à l’appui de la proposition selon laquelle la Décision doit être déclarée déraisonnable simplement parce que le ministre n’a pas adopté la recommandation des demandeurs. En effet, leur allégation semble reposer sur un fondement erroné : ils considèrent que, comme leur recommandation d’augmenter le TAC est plus raisonnable que la Décision, et que celle-ci est donc déraisonnable par comparaison. Même si j’en venais à accepter que la recommandation des demandeurs était plus raisonnable que la Décision, ce que je ne reconnais pas, le rôle de notre Cour lors d’un contrôle judiciaire est de rechercher si cette Décision « s’inscrit dans un éventail d’issues raisonnables, compte tenu du contexte dans lequel elle a été prise et du fait qu’elle porte sur des questions de politique générale à l’égard desquelles la cour réformatrice doit se garder d’intervenir pour substituer sa propre opinion à celle du ministre » (Malcolm au para 35). Le simple fait que les demandeurs insistent que leur recommandation est plus raisonnable que la Décision, même si cela était vrai, ne rendrait pas la Décision déraisonnable pour autant.

[68] La deuxième allégation des demandeurs doit également être rejetée, car les pages 4 et 5 de la note de service abordent expressément l’impact de la fermeture sur les titulaires de permis autorisés, mais indique que cet impact [traduction] « doit être mis en balance avec la nécessité de réduire les prélèvements excessifs et de reprendre en main la gestion et la surveillance de la pêche afin d’atténuer les risques à la sécurité ». Clairement, le ministre s’est intéressé aux conséquences de la Décision sur les intérêts économiques des demandeurs. Comme je l’indique plus haut, les demandeurs n’ont aucun droit de propriété sur leur quota, et il n’y a ainsi aucun intérêt sur la propriété dont le ministre aurait dû tenir compte.

[69] Je juge que les demandeurs n’ont pas démontré que le ministre avait fait preuve de mauvaise foi lorsqu’il a pris la Décision.

(2) Aucun principe de justice naturelle prescrit par la loi n’a été enfreint

[70] Comme je le souligne aux paragraphes 53 et 54 ci-dessus, les demandeurs ne font état d’aucun principe de justice naturelle prescrit par la Loi que le ministre pourrait avoir enfreint. Ainsi, les demandeurs ne satisfont pas au critère énoncé dans l’arrêt Maple Lodge.

(3) Aucun facteur non pertinent ou étranger à l’objet de la loi n’a été pris en compte

[71] La seule allégation des demandeurs pouvant porter à croire que le ministre a tenu compte de facteurs non pertinents ou étrangers à l’objet de la loi pour emettre l’AGP est celle voulant que la Décision repose sur des intentions cachées. J’ai conclus ci-dessus que les demandeurs n’ont pas démontré que le ministre avait des intentions cachées lorsqu’il a pris la Décision.

[72] Le double objet de la Loi comme énoncé à l’article 2.1 est d’encadrer : a) la gestion et la surveillance judicieuses des pêches; et b) la conservation et la protection du poisson et de son habitat, notamment par la prévention de la pollution. Le ministre renvoie à ces deux objets à la fois dans l’AGP et la note de service lorsqu’il indique les deux objectifs de la Décision : prendre les préoccupations quant à la conservation des civelles qui s’imposent du fait des niveaux élevés de pêche non autorisée et reprendre en main la gestion et la surveillance judicieuses de la pêche à la civelle à la suite de préoccupations quant à la sécurité.

[73] Compte tenu des arguments lacunaires présentés par les demandeurs, je ne peux pas conclure que le ministre a tenu compte de facteurs non pertinents ou étrangers à l’objet de la loi. Je conclus plutôt que le ministre a exclusivement tenu compte de facteurs qui se rapportent directement à l’objet de la Loi.

[74] Pour ces motifs, je juge que les demandeurs n’ont pas établi que le ministre avait pris en compte des facteurs non pertinents ou étrangers à l’objet de la loi.

(4) Conclusion

[75] Les demandeurs n’ont pas démontré que l’AGP avait été pris de manière arbitraire, de mauvaise foi ou sur la base de facteurs non pertinents ou étrangers à l’objectif de la Loi. Le ministre a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 9.1 de la Loi pour prendre une décision législative ou politique qui s’applique à l’ensemble des pêcheurs de civelle et qui constitue une décision générale de gestion des pêches. Le dossier soumis au ministre démontre clairement que la pêche non autorisée était d’une ampleur considérable, que les prélèvements totaux de civelles allaient dépasser le TAC d’ici la mi-avril, et que les tensions entre les pêcheurs non autorisés, les pêcheurs autorisés et les agents de la DCP ont donné lieu à des menaces et à des actes de violence et que la situation s’empirait. Il ne fait aussi aucun doute que l’information présentée au ministre établissait l’existence d’une menace pour la gestion et la surveillance judicieuses des pêches ainsi que pour la conservation et la protection de l’anguille d’Amérique, et prouve que des mesures rapides s’imposaient pour les adresser.

[76] Une fois que ces conditions préalables étaient remplies, le ministre avait un large et libre pouvoir de prendre un arrêté de gestion des pêches en vertu de l’article 9.1 de la Loi pour interdire la pêche à la civelle. La Décision du ministre de fermer la pêche à la civelle le 15 avril 2023 était raisonnable compte tenu des faits à sa disposition et mettait en balance la conservation et la protection de l’anguille d’Amérique, la sécurité des pêcheurs et des agents de la DCP, ainsi que les intérêts économiques des pêcheurs de civelles. La Cour doit faire preuve d’une grande retenue à l’égard de la décision du ministre, conformément à la conclusion de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Entertainment Software au paragraphe 28 :

Les décisions relatives à l’intérêt public fondées sur de vastes considérations de politique générale et d’intérêt public, évaluées selon des critères polycentriques, subjectifs ou indistincts et qui dépendent de l’opinion des décideurs administratifs sur des questions économiques et culturelles et sur des questions d’intérêt public au sens large — décisions dont on dit parfois qu’elles sont fondamentalement de nature exécutive — sont très peu limitées [...] [citations omises].

VII. Dépens

[77] Le défendeur a droit aux dépens étant donné qu’il obtient gain de cause. Les deux parties ont demandé les dépens en l’espèce, mais n’ont pas présenté d’observations à cet égard. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur une ébauche d’adjudication des dépens, elles ont trente jours à compter du prononcé du présent jugement pour présenter des observations sur l’adjudication appropriée des dépens.

VIII. Conclusion

[78] La Décision, étant de nature législative ou politique, est raisonnable. Les demandeurs n’ont pas démontré l’existence d’une obligation d’équité procédurale ou d’un principe de justice naturelle que le ministre aurait violé. Les demandeurs n’ont pas non plus démontré que la Décision était entachée de mauvaise foi, que le ministre avait enfreint les principes de justice naturelle prescrits par la loi, ou qu’il avait tenu compte de facteurs inappropriés ou étrangers à l’objet de la loi. Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens en faveur du défendeur.


JUGEMENT dans le dossier T-1008-23

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Le défendeur a droit aux dépens;

  3. Les parties ont trente jours à compter du prononcé du présent jugement pour s’entendre sur une ébauche d’adjudication des dépens au défendeur ou pour présenter des observations quant à l’adjudication appropriée des dépens.

« Ekaterina Tsimberis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1008-23

 

INTITULÉ :

SOUTH SHORE TRADING CO. LTD. ET MITCHELL FEIGENBAUM c LE MINISTRE DES PÊCHES, DES OCÉANS ET DE LA GARDE CÔTIÈRE CANADIENNE ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 11 et 12 juin 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TSIMBERIS

 

DATE DES MOTIFS :

28 janvier 2025

COMPARUTIONS :

Mitchell Feigenbaum

Michel C. Poirier

le demandeur

(pour son propre compte)

POUR LA DEMANDERESSE

SOUTH SHORE TRADING CO. LTD.

Victor Ryan

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mitchell Feigenbaum

Musquodoboit Harbor (Nouvelle-Écosse)

Corporate Commercial Law

Moncton (Nouveau-Brunswick)

le demandeur

(pour son propre compte)

POUR LA DEMANDERESSE

SOUTH SHORE TRADING CO. LTD.

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.