Date : 20250121 |
Dossier : T‑2880‑24 |
Référence : 2025 CF 119 |
[TRADUCTION FRANÇAISE] Ottawa (Ontario), le 21 janvier 2025 |
En présence de monsieur le juge Andrew D. Little |
ENTRE : |
CHEF MARCEL MEDICINE‑HORTON |
demandeur |
et |
PREMIÈRES NATIONS DE RAINY RIVER |
défenderesse |
ORDONNANCE ET MOTIFS
[1] Le demandeur est membre et chef de la défenderesse, les Premières Nations de Rainy River (la défenderesse). Le 25 septembre 2024, le conseil de bande de la défenderesse a adopté une motion prévoyant la « suspension sans solde »
du demandeur de son poste de chef pour une période de six mois allant du 4 octobre 2024 au 4 avril 2025. Le conseil de bande a avisé le demandeur de sa décision au début d’octobre 2024.
[2] Le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire visant à faire annuler la décision de suspension du conseil de bande. Il sollicite également une ordonnance de mandamus enjoignant à la défenderesse d’aviser ses membres que la suspension du demandeur a été annulée, de lui permettre d’exercer toutes les tâches et fonctions de chef et de rétablir sa rémunération et ses avantages (y compris les arrérages) relatifs à la période de la suspension. Le demandeur soutient que le conseil de bande n’avait pas compétence pour prendre la décision de le suspendre, qu’il n’a pas observé les principes de justice naturelle et d’équité procédurale et qu’il a pris une décision déraisonnable.
[3] Dans la présente requête, présentée par écrit au titre de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, le demandeur sollicite un sursis à la décision de suspension du conseil de bande aux termes de l’article 373 des Règles et de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire.
[4] Le demandeur a déposé son propre affidavit au soutien de la présente requête. La défenderesse a déposé un affidavit de l’un des conseillers de la bande qui a participé à la décision de suspension. Chaque affidavit est accompagné de documents déposés comme pièces.
I. Faits et événements à l’origine de la présente requête
[5] En novembre 2022, le demandeur a été élu chef de la défenderesse. Le 10 mai 2024, un autre membre de la défenderesse est venu à son domicile. Le membre était également un employé contractuel de la bande. L’autre membre a d’abord parlé à l’épouse du demandeur, dans l’entrée de la cour. Sentant que son épouse se faisait aborder, le demandeur est intervenu. Les hommes se sont échangé quelques mots et une brève altercation physique s’en est suivie. Le demandeur n’a pas été blessé et l’autre membre a subi une contusion au torse.
[6] Le demandeur a immédiatement avisé le conseil de bande de l’incident. Au cours des jours qui ont suivi, l’avocat de la défenderesse a retenu les services d’un tiers indépendant pour mener une enquête sur la violence en milieu de travail. Le demandeur a quitté volontairement son poste de chef dans le cadre d’un congé payé, le 28 mai 2024. Pendant l’enquête, l’enquêteur a interrogé les deux hommes, l’épouse du demandeur et une autre personne afin de préparer un rapport. L’enquête était apparemment « confidentielle »
, bien que les documents de la requête renferment très peu d’éléments de preuve, s’il en est, au sujet de la confidentialité. Il n’y a pas d’élément de preuve non plus au sujet de la façon dont ces obligations de confidentialité ont été portées à la connaissance des participants, y compris le demandeur, le cas échéant.
[7] Après avoir mené une enquête, la police n’a porté aucune accusation contre l’un ou l’autre homme.
[8] Au début du mois d’août, le demandeur a avisé le conseil de bande qu’il souhaitait retourner au travail comme chef.
[9] Le 6 août 2024, l’enquêteur a fait parvenir au conseiller juridique une copie d’un rapport final détaillé portant la date du 24 juin 2024, sur lequel figurait la mention « Confidentiel »
(le rapport), ainsi qu’un résumé d’enquête final (soit une version anonymisée plus courte du rapport). Cette dernière version a été remise au demandeur. Le conseil de bande a reçu les deux versions du rapport.
[10] Le rapport comportait un examen de la politique de gouvernance ainsi que de la politique de prévention du harcèlement et de la violence en milieu de travail de la défenderesse. Selon les conclusions du rapport, les deux hommes avaient perpétré des actes de violence le 10 mai 2024, mais le chef avait agi essentiellement en légitime défense (selon ce qui était écrit dans la version anonymisée) et n’avait pas violé les politiques de la défenderesse en matière de violence. Toujours selon le rapport, le demandeur avait violé les deux politiques de la défenderesse en raison des propos qu’il avait tenus et du ton et du comportement qu’il avait adoptés en parlant à l’autre membre avant le début de l’altercation. L’autre membre avait violé la politique de prévention du harcèlement et de la violence en milieu de travail de la défenderesse en raison de ses propos, de son ton et de son comportement à l’endroit du demandeur ainsi que de certaines mesures qu’il avait prises contre ce dernier le 10 mai 2024.
[11] Par ailleurs, le 6 août 2024, le demandeur a parlé de l’incident survenu le 10 mai au cours d’une assemblée des membres de la défenderesse. Il semble que l’autre membre ait formulé des observations au sujet de l’incident, notamment dans les médias sociaux.
[12] Dans une lettre du 9 août 2024 adressée au demandeur, le directeur des services administratifs de la défenderesse a résumé les conclusions énoncées dans la version anonymisée du rapport et formulé les observations suivantes :
[traduction]
L’utilisation de propos harcelants à l’encontre d’un employé contractuel et membre des Premières Nations de Rainy River qui agissait alors en qualité de chef est une infraction grave qui nécessite des mesures correctives. De plus, des techniques de désescalade appropriées auraient peut‑être permis d’éviter ce malheureux incident, mais vous n’avez pas utilisé ces techniques pendant votre interaction avec [l’autre membre]. Qui plus est, le conseil sait que vous n’avez pas respecté votre obligation de confidentialité au regard de l’enquête en discutant ouvertement de celle-ci et de la situation à la dernière assemblée des membres tenue le 6 août 2024. Les Premières Nations de Rainy River prennent également au sérieux cette violation de l’obligation de confidentialité.
Toutefois, avant de déterminer les mesures à prendre en réponse aux conclusions anonymisées et au manquement à l’obligation de confidentialité que vous avez commis, le conseil aimerait vous inviter à discuter de ces conclusions avec lui et à donner votre avis sur les prochaines mesures à prendre afin de régler cette question. Veuillez noter que les constats et les conclusions de l’enquêteur ne pourront faire l’objet de discussions et que la présente invitation a simplement pour but d’examiner les prochaines étapes possibles et les options à envisager en vue d’un règlement.
[13] La lettre présentait ensuite les options quant aux prochaines étapes susceptibles de mener à un règlement. Le demandeur préférait la médiation, mais pas l’autre membre. La prochaine étape était donc une rencontre entre le conseil de bande et le demandeur.
[14] Selon l’affidavit du conseiller de la bande déposé dans la présente requête, des représentants du conseil de bande ont tenté de fixer trois rencontres avec le demandeur, au cours desquelles celui‑ci pourrait être accompagné d’une personne de confiance. Selon ce même affidavit, les rencontres fixées ont été annulées. Il n’est aucunement question de ces rencontres annulées dans l’affidavit du demandeur.
[15] Le 23 septembre 2024, le conseil de bande a rencontré le demandeur et le conseiller juridique de celui‑ci. La rencontre vidéo a été enregistrée et une transcription a été versée au dossier.
[16] Selon l’affidavit du conseiller de la bande, la rencontre du 23 septembre avait pour but de [TRADUCTION] « donner au demandeur l’occasion de répondre au [rapport] et d’expliquer sa conduite en ce qui concerne les manquements à l’obligation de confidentialité »
. Le demandeur a mentionné pendant son témoignage qu’il n’avait [TRADUCTION] « pas été avisé avant cette rencontre qu’[il] serait interrogé par le conseil au sujet de questions non mentionnées dans le [rapport] »
.
[17] Le 25 septembre 2024, le conseil de bande a adopté une motion prévoyant la [traduction] « suspension sans solde »
du demandeur pour la période débutant le 4 octobre 2024 et se terminant le 4 avril 2025.
[18] Le conseil de bande a demandé la tenue d’une rencontre avec le demandeur le 4 octobre 2024 afin d’informer celui‑ci de la décision du conseil. Le demandeur a refusé de se rendre à la rencontre, étant donné que son conseiller juridique n’était pas autorisé à y assister.
[19] Le conseil de bande a écrit au demandeur une lettre portant la date du 4 octobre 2024 qui avait été signée par cinq des six membres du conseil et avait apparemment été envoyée le 7 octobre 2024. Dans cette lettre, le conseil de bande a présenté son évaluation de l’incident du 10 mai et de certains [traduction] « comportements additionnels »
survenus pendant et après l’enquête. Selon la lettre, les comportements additionnels résidaient dans le fait d’avoir informé à tort les membres de la collectivité qu’il était en congé sans solde ou avait été suspendu sans préavis, d’avoir informé à tort un représentant de la CSPAAT qu’il était [traduction] « assigné à résidence »
, d’avoir parlé de l’incident du 10 mai et de l’enquête à l’assemblée des membres tenue le 6 août 2024, [traduction] « malgré [ses] obligations de confidentialité et malgré les recommandations des membres du conseil qui lui déconseillaient d’agir de la sorte »
, et d’avoir affirmé à cette assemblée qu’il [traduction] « n’avait pas posé la main »
sur l’autre membre, [traduction] « parmi d’autres déclarations fausses ou trompeuses qu’il a faites »
.
[20] Dans la lettre du 4 octobre 2024, le demandeur était avisé que le conseil de bande avait décidé qu’une suspension sans solde de six mois était indiquée dans les circonstances, compte tenu de l’incident du 10 mai et des [traduction] « comportements additionnels »
.
[21] Le 23 octobre 2024, le conseil de bande a transmis une note aux membres de la défenderesse par l’intermédiaire de la plateforme OneFeather afin de les informer de la situation et de la suspension du demandeur en qualité de chef. Le demandeur a affirmé au cours de son témoignage qu’il avait préparé son propre message destiné aux membres, mais que le conseil de bande ne l’avait pas autorisé à diffuser son message sur la même plateforme.
[22] Le 28 octobre 2024, le demandeur a déposé auprès de notre Cour une demande de contrôle judiciaire relative à la décision de suspension du conseil de bande.
[23] Le 5 décembre 2024, le demandeur a déposé la présente requête par écrit afin de demander à la Cour de surseoir à la décision de suspension en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire. La défenderesse a déposé son dossier de réponse à la requête le 16 décembre 2024, et le demandeur a déposé un mémoire en réplique le 19 décembre 2024. Après les vacances judiciaires d’hiver, la présente requête m’a été transmise pendant la semaine du 13 janvier 2024 afin qu’elle soit jugée sur dossier en application de l’article 369 des Règles.
II. Analyse
[24] Comme l’ont soutenu les deux parties, le cadre juridique qu’il convient d’appliquer à la requête en sursis du demandeur est l’analyse en trois étapes décrite dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311. Pour décider s’il est juste et équitable d’accorder un sursis interlocutoire, la Cour doit déterminer i) s’il y a, à la suite de l’examen préliminaire de l’affaire sur le fond, une question sérieuse à juger (c’est‑à‑dire que la demande du demandeur n’est ni futile ni vexatoire); ii) si le demandeur subira un préjudice irréparable si l’injonction lui est refusée; et iii) si la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi ou le refus de l’injonction, en fonction de l’appréciation de la question de savoir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond.
[25] Ces trois éléments sont conjonctifs, en ce sens que le demandeur doit établir chacun d’eux pour obtenir le redressement qu’il demande : Canada (Patrimoine) c 9616934 Canada Inc., 2023 CAF 141 au para 11; Heron c Première Nation de Salt River no 195, 2024 CF 525 [Injonction Heron] au para 7; Heron c Première Nation de Salt River no 195, 2023 CF 1124 aux para 14‑15; Simon c Conseil Mohawk de Kanesatake, 2023 CF 668 aux para 21‑23; Halcrow c Première Nation de Kapawe’no, 2020 CF 1069 aux para 13‑15.
[26] Cependant, les trois étapes de l’analyse ne sont pas des cloisons étanches; elles peuvent être liées entre elles sur le plan des faits ou du droit. Dans l’examen de chacun des trois éléments, la Cour dispose d’une marge de manœuvre quant à la façon dont elle apprécie les circonstances de chaque cas. Voir Johnny v Dease River First Nation, 2024 FC 1379 au para 17; Bellegarde c Première Nation Carry the Kettle, 2023 CF 129 [Bellegarde 2023] aux para 17‑19; Whitstone v Onion Lake Cree Nation, 2021 FC 1228 aux para 10‑14; Turbo Resources Ltd. c Petro Canada Inc., [1989] 2 CF 451 (CA) aux p 474‑475.
A. Première étape : question sérieuse à juger
[27] En ce qui a trait à la première étape du cadre d’analyse décrit dans l’arrêt RJR‑MacDonald, le demandeur a soutenu qu’il avait soulevé des questions sérieuses quant à la compétence du conseil de bande pour le suspendre ainsi qu’une question sérieuse quant au manquement à l’équité procédurale dont il aurait fait l’objet. La défenderesse a soutenu que le demandeur n’avait soulevé aucune question sérieuse, puisque le conseil de bande avait le pouvoir de suspendre le demandeur en raison d’une disposition du code électoral de la défenderesse obligeant le chef et le conseil à gouverner conformément à un code de conduite. La défenderesse a cité notamment l’article 3.6 de sa politique de gouvernance, qui énonce que [traduction] « le membre du conseil qui divulgue des renseignements confidentiels est suspendu de son poste pour une période d’au moins quatre mois ou pour la période que détermine un quorum du conseil ».
La défenderesse a fait valoir qu’il n’y avait eu aucun manquement à l’équité procédurale et qu’il était [traduction] « parfaitement clair »
que le demandeur avait reçu un avis selon lequel le conseil de bande avait l’intention de discuter non seulement de sa réponse au rapport détaillé, mais également de comportements additionnels. La défenderesse a souligné que les manquements à l’obligation de confidentialité entraînent habituellement une suspension en application de l’article 3.6 de la politique de gouvernance. La défenderesse a cité le contenu de la lettre du 9 août 2024 adressée au demandeur.
[28] Avant de décider si le demandeur a soulevé une question sérieuse et ainsi établi le premier élément de l’analyse, il convient de trancher une question de droit qui se pose. La défenderesse a soutenu que le demandeur devait satisfaire à une norme [TRADUCTION] « élevée »
en ce qui a trait à l’établissement d’une question sérieuse dans la présente requête. Selon la défenderesse, étant donné que l’ordonnance que le demandeur sollicite aurait essentiellement pour effet d’accorder la réparation qu’il demande dans la demande de contrôle judiciaire au principal, le demandeur devrait être tenu de démontrer que celle-ci sera probablement accueillie (renvoyant à Right to Life Association of Toronto and Area c Canada (Emploi, Développement de la main‑d’œuvre et Travail), 2018 CF 102 au para 42).
[29] Je ne suis pas d’accord avec la défenderesse sur ce point. Selon le principe applicable aux requêtes visant l’obtention d’un sursis ou d’une injonction interlocutoire, la Cour ne devrait pas, à la première étape, procéder à un examen approfondi sur le fond, sauf si le résultat de la requête interlocutoire équivaudrait en fait au règlement final de la demande de contrôle judiciaire au principal. Dans ce dernier cas, la Cour doit faire un « examen plus approfondi du fond de l’affaire »
à la première étape de l’analyse : RJR‑MacDonald, aux p 338‑339; Première Nation de Peters c Lock, 2024 CF 113 au para 30; Monsanto c Canada (Santé), 2020 CF 1053 aux para 44, 56. Dans la présente affaire, je ne crois pas que l’octroi du sursis demandé aurait pour effet de retirer à l’une ou l’autre des parties un avantage pouvant découler de la poursuite de la demande de contrôle judiciaire et équivaudrait à une réparation finale : RJR‑MacDonald, à la p 338; Google Inc. c Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34, [2017] 1 RCS 824 aux para 61‑64 (motifs dissidents des juges Côté et Rowe). Si le sursis est accordé et que le demandeur n’a pas gain de cause plus tard dans sa demande de contrôle judiciaire, sa suspension se poursuivra jusqu’à la fin de la période prévue. De plus, dans sa demande, le demandeur sollicite davantage qu’une ordonnance annulant la décision de suspension du conseil de bande.
[30] En ce qui a trait au premier élément de l’analyse décrite dans l’arrêt RJR‑MacDonald, je conclus que le demandeur a soulevé une question sérieuse quant au caractère équitable, sur le plan procédural, du processus ayant mené le conseil de bande à rendre sa décision de suspension. À cet égard, le demandeur a soutenu, notamment, qu’il n’avait pas reçu un avis en bonne et due forme ni été avisé, avant la rencontre du 23 septembre avec le conseil de bande, des détails entourant les [TRADUCTION] « comportements additionnels »
qui lui étaient reprochés, de façon qu’il puisse connaître les allégations formulées contre lui et y répondre. Aucune des parties n’a mentionné explicitement les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, qu’il convient d’appliquer pour déterminer la nature et l’étendue de l’obligation d’équité procédurale en l’espèce. Cependant, certaines décisions récentes peuvent être pertinentes quant aux exigences relatives à l’équité procédurale ainsi qu’à l’avis et aux précisions à donner : Heron c Première Nation de Salt River no 195, 2024 CF 413 aux para 49‑50, 56, 59‑60; Bellegarde c Première Nation Carry the Kettle, 2024 CF 699 aux para 142, 148; Bastien c Jackson, 2022 CF 591 aux para 48‑53. Voir également l’arrêt Baker, aux para 22‑28.
[31] Dans la lettre du 9 août 2024 envoyée au demandeur, il est fait mention des conclusions du rapport et de l’allégation selon laquelle le demandeur a violé [TRADUCTION] « une obligation de confidentialité au regard de l’enquête en discutant ouvertement de celle‑ci et de la situation »
à l’assemblée des membres tenue le 6 août 2024. Cependant, les dossiers que les parties ont déposés dans la présente requête ne comportent aucun élément indiquant qu’avant la rencontre du 23 septembre, le conseil de bande a remis au demandeur un préavis ou lui a donné des précisions au sujet des [TRADUCTION] « comportements additionnels »
qui ont été évoqués pendant cette rencontre et que le conseil de bande a invoqués plus tard pour décider de le suspendre, ainsi qu’il est décrit dans la lettre du 4 octobre 2024. La transcription de l’enregistrement de la rencontre du 23 septembre semble indiquer que celle‑ci visait à donner au demandeur l’occasion de se faire entendre au sujet des mesures que le conseil de bande pourrait prendre pour donner suite au rapport. Il n’a pas été question au début de la rencontre d’un possible manquement à l’obligation de confidentialité ou de l’un ou l’autre des « comportements additionnels »
spécifiques (notamment l’incident survenu à l’assemblée des membres du 6 août 2024). Je souligne également que chacune des allégations relatives aux [TRADUCTION] « comportements additionnels »
porte sur une déclaration du demandeur qui serait fausse ou trompeuse. Enfin, les répercussions de la décision pour le demandeur concernent la durée de la suspension qui peut être imposée en application de l’article 3.6 de la politique de gouvernance.
[32] Tout en formulant ces observations sur l’existence d’une question sérieuse à juger au sujet de l’équité procédurale, je m’empresse d’ajouter qu’aucune des parties n’a déposé de dossier dans la demande de contrôle judiciaire. Je suis également conscient de la thèse de la défenderesse, selon laquelle le demandeur a eu la possibilité de répondre à certaines allégations et a assisté à la rencontre du 23 septembre avec son conseiller juridique. Étant donné que les exigences en matière d’équité procédurale sont éminemment variables et que la Cour devra examiner plusieurs questions de fait et de droit lors du contrôle judiciaire, je ne formule aucune observation au sujet du fond de la question en litige. Il suffit de déterminer l’existence d’une question sérieuse à juger lors du contrôle judiciaire pour satisfaire à la norme juridique applicable à la première étape du cadre d’analyse de l’arrêt RJR‑MacDonald.
B. Deuxième étape : préjudice irréparable
[33] Ayant conclu que le demandeur a soulevé au moins une question sérieuse à juger dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, j’examine maintenant le deuxième volet du cadre d’analyse de l’arrêt RJR‑MacDonald, soit le préjudice irréparable. Il est bien établi qu’un préjudice irréparable est un préjudice qui, de par sa nature, ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié : arrêt RJR‑MacDonald, à la p 341.
[34] Le demandeur a soutenu que sa suspension à titre de chef équivalait à un retrait du droit d’un représentant élu de participer aux réunions du conseil de bande et d’y voter ainsi que d’exécuter d’autres tâches. Le demandeur a fait valoir qu’un préjudice est causé dans tous les cas où la volonté de l’électorat est contrecarrée. Dans son affidavit, le demandeur a décrit la suspension comme une [TRADUCTION] « sanction très radicale : on m’empêche d’exercer les fonctions que ma collectivité m’a confiées en m’élisant ».
Le demandeur a témoigné au sujet de la raison pour laquelle il demandait un sursis à la décision de suspension jusqu’à ce que sa demande de contrôle judiciaire soit tranchée. C’est [TRADUCTION] « simple : ma demande deviendra inutile si je dois purger les peines au complet avant qu’elle puisse être tranchée »
. Le demandeur a invoqué l’arrêt Première nation de Fort McKay c Orr, 2012 CAF 17 aux para 14‑15, et la décision Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732, [2019] 4 RCF 217 aux para 49, 55. Dans ses observations en réplique, le demandeur a ajouté les décisions Injonction Heron, au para 31, et Sloat v Grand Erie District School Board, 2024 ONSC 3493 au para 24.
[35] La défenderesse n’était pas d’accord et a fait valoir qu’il incombait au demandeur en l’espèce d’établir le préjudice irréparable à l’aide d’une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures. Selon la défenderesse, le demandeur n’a déposé aucun élément de preuve établissant qu’il subira effectivement un préjudice si le sursis n’est pas accordé ou que le préjudice éventuel ne pourrait être compensé par des dommages‑intérêts. La défenderesse a fait remarquer que le demandeur est en congé payé ou congé sans solde depuis mai 2024 et qu’elle a fonctionné sans problème depuis tout ce temps, invoquant le témoignage du conseiller de la bande selon lequel aucune plainte formelle n’a été déposée auprès du conseil par des membres de la défenderesse au sujet de la suspension et que la collectivité a poursuivi ses activités sans problème. La défenderesse a invoqué la récente décision de notre Cour dans l’affaire Squinas c Première Nation Dénée de Lhoosk’uz, 2023 CF 612.
[36] La défenderesse a également fait valoir que le « retard manifeste »
du demandeur à introduire la présente requête, laquelle a été déposée au début de décembre 2024 alors que sa suspension sans solde a pris effet au début d’octobre (sans oublier que le demandeur n’a pas exercé ses fonctions de chef depuis mai 2024), a affaibli l’allégation de préjudice irréparable qu’il a formulée.
[37] Je ne puis conclure que la preuve déposée par le demandeur indique qu’il subira (ou subit à l’heure actuelle) un préjudice irréparable si la décision de suspension du conseil de bande ne fait pas l’objet d’un sursis jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée.
[38] Le demandeur soutient essentiellement, en réalité, que sa suspension à titre de chef démontre qu’il subit un préjudice irréparable parce qu’il lui est impossible d’assister aux réunions et assemblées et d’exercer ses fonctions de chef. Si cet argument signifie que la suspension du demandeur entraîne automatiquement un préjudice irréparable, je ne suis pas d’accord avec ce dernier, avec tout le respect que je lui dois. Une conclusion de préjudice irréparable n’est pas automatique ou présumée : le préjudice irréparable doit être établi au vu des faits de chaque affaire. Devant les Cours fédérales, le demandeur doit présenter une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures et qui démontre le préjudice qui sera subi si la Cour n’intervient pas. Voir Première Nation de Salt River no 195 c Heron, 2024 CAF 87 aux para 8, 15, 17, 19; Squinas, aux para 22‑23 (citant Première nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232 aux para 48‑51); Whitstone, au para 18; Halcrow, aux para 29, 37; Solomon c Première Nation de Garden River, 2018 CF 1284 aux para 35‑36. Comme le juge Grammond l’a souligné dans la décision Whitstone, l’impossibilité de représenter les personnes ou d’exercer un pouvoir politique peut ou non constituer un préjudice irréparable, selon les circonstances : Whitstone, au para 20.
[39] Dans le contexte des affaires concernant la gouvernance des Premières Nations, notre Cour a conclu dans certaines décisions que la suspension ou la destitution d’un conseiller ou d’un chef peut constituer un préjudice irréparable en raison des conséquences de cette mesure (p. ex., Bellegarde 2023, aux para 23, 35; Whitston, au para 21) ou à la lumière d’une décision en vigueur de la Cour (Injonction Heron, au para 31). Dans d’autres décisions, la Cour a conclu à l’absence de préjudice irréparable lorsque la preuve ne justifie pas cette conclusion (p. ex., décision Squinas, commentée ci‑dessous) ou lorsqu’une autre voie de recours existe pour le demandeur (p. ex., McDonald c Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac, 2021 CF 96, aux para 16‑20). Voir également la décision Awashish c Conseil des Atikamekw d’Opitciwan, 2019 CF 1131 aux para 35‑38.
[40] La Cour a également reconnu l’existence d’un principe de retenue ou d’ingérence minimale dans les affaires de gouvernance des Premières Nations : p. ex., Bellegarde 2023, au para 20; Whitstone, au para 13; Pastion c Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648, [2018] 4 RCF 467 aux para 21‑28.
[41] Dans la décision Squinas, la Cour a rejeté une requête visant à obtenir un sursis à la suspension d’une chef. En ce qui concerne le préjudice irréparable, la chef demanderesse a affirmé au cours de son témoignage qu’il était essentiel pour elle de se rendre à des réunions la semaine suivant l’audience relative à la suspension afin de recevoir une offre du gouvernement fédéral et de rencontrer des ministres provinciaux, lesquelles rencontres étaient le fruit de plus de cinq années de travail intensif. Le juge Mosley a conclu que la preuve concernant le préjudice que la suspension pourrait causer à la demanderesse n’était « que pure conjecture »
, y compris la preuve portant sur les rencontres apparemment « essentielles
»
avec des représentants gouvernementaux. Il n’y avait « aucune preuve que la [Première Nation était] mal gérée depuis le 16 février 2023, […] [et] l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle est la seule qui puisse représenter la bande à ces rencontres [était] intéressée et peu convaincante »
. Voir la décision Squinas, aux para 22‑23.
[42] Dans la présente affaire, ni l’affidavit du demandeur ni ses observations n’ont établi l’existence d’un préjudice spécifique que la suspension lui a causé depuis le 4 octobre 2024, ou lui causera avant le 4 avril 2025, que ce soit à titre personnel ou en sa qualité de chef (ou, par extension, à la défenderesse et à son fonctionnement). En ce sens, le fondement factuel sur lequel repose l’allégation de préjudice irréparable en l’espèce n’est pas aussi solide que la preuve présentée dans l’affaire Squinas. La seule preuve présentée directement sur cet aspect en l’espèce est le fait que le conseil de bande et la défenderesse exercent leurs activités sans faire l’objet de plaintes de la part des membres.
[43] De plus, le demandeur n’a pas exercé ses fonctions de chef pendant plus de sept mois, puisqu’il a été en congé payé du 28 mai au 4 octobre 2024, puis en congé sans solde par suite de la décision de suspension du conseil de bande.
[44] Dans son affidavit, le demandeur a affirmé que sa demande de contrôle judiciaire deviendra « inutile »
s’il doit purger la suspension au complet. Cependant, il n’a pas étoffé cette vague allégation, par exemple en expliquant pourquoi le fait d’avoir gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire n’aurait aucune conséquence pour lui. Eu égard au contenu des allégations relatives aux « comportements additionnels »
, je ne suis pas convaincu que la demande sera inutile pour l’une ou l’autre des parties si la Cour n’intervient pas pour ordonner un sursis. À mon avis, il y aura encore des questions qui pourraient justifier un contrôle judiciaire sur le fond.
[45] Bien que le demandeur ait mentionné une atteinte à la réputation dans ses observations, la preuve présentée à ce sujet dans la présente requête est insuffisante pour établir un préjudice irréparable.
[46] Bien que l’absence de préjudice irréparable établi constitue un motif suffisant pour rejeter la présente requête, il y a deux autres points qui touchent la décision de la Cour quant à l’octroi ou non d’un sursis.
C. Retard reproché au demandeur
[47] La défenderesse a souligné que le demandeur n’a pas présenté sa requête rapidement après avoir déposé sa demande de contrôle judiciaire. Environ deux mois se sont écoulés entre la date à laquelle le conseil de bande a avisé le demandeur de sa décision de suspension et celle du dépôt de la présente requête. Le demandeur a reçu un avis de la décision de suspension vers le 7 octobre 2024 et a déposé une demande de contrôle judiciaire le 31 octobre 2024. Lorsqu’il a signifié cette dernière demande, il a demandé à la défenderesse d’accepter de surseoir à la suspension, demande que la défenderesse a rejetée le 19 novembre. Le demandeur a déposé la présente requête le 5 décembre 2024.
[48] Le retard du demandeur à demander un sursis ou une injonction interlocutoire peut être pertinent au regard de la question de savoir si un préjudice irréparable a été établi, car le retard peut indiquer que le préjudice n’est pas irréparable ou suffisamment important aux yeux du demandeur pour justifier une demande de réparation interlocutoire : Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc., 2018 CAF 102 aux para 22‑23; Cardinal v Cleveland Indians Baseball Co. Limited Partnership, 2016 ONSC 6929, au para 73; Robert J. Sharpe, Injunction and Specific Performance (Toronto : Thompson Reuters, 1992) (édition à feuilles mobiles mise à jour en novembre 2024, publication no 1), au para § 1:28. Le retard du demandeur peut également être pertinent lors de l’analyse de la prépondérance des inconvénients ou de l’examen général de la question de savoir s’il est juste et équitable d’accorder un sursis ou une injonction : voir les décisions Google, au para 25; Awashish c Conseil des Atikamekw d’Opitciwan, 2019 CF 1131 au para 49; Première Nation de Namgis c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2018 CF 334 aux para 104, 108‑110; Turbo Resources Ltd., à la p 478.
[49] Dans son évaluation des répercussions du retard, la Cour tiendra compte des événements précis survenus pendant la période en question, y compris l’explication du demandeur au sujet du retard : Oshkosh Defense Canada Inc., au para 23; Mowi Canada West Inc. c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2021 CF 293 aux para 108‑109; Richmond Hill Zone Hockey Association v Ontario Minor Hockey Association, 2023 ONSC 2137 aux para 99‑101; Romana v The Canadian Broadcasting Corporation et al., 2017 MBQB 163 aux para 69, 73‑75.
[50] Dans la présente affaire, le demandeur a fait savoir qu’il a demandé à la défenderesse d’accepter de surseoir à la suspension lorsqu’il a signifié sa demande de contrôle judiciaire le 31 octobre 2024. Après avoir changé d’avocat, la défenderesse a refusé d’accéder à la demande du demandeur le 19 novembre. Le demandeur a soutenu que le refus en question [TRADUCTION] « a nécessité la présente requête »
, qui a été déposée environ deux semaines après le refus. Dans ses observations en réplique, le demandeur a ajouté que la conduite de la défenderesse avait « causé »
le retard, parce que cette dernière avait refusé de fournir la documentation demandée au sujet de la décision de suspension en octobre et n’avait pas répondu immédiatement par la suite à la demande de sursis.
[51] Aucune des parties n’a déposé d’éléments de preuve démontrant les nombreuses communications entre elles. Le demandeur a tenté d’éviter de présenter la requête examinée en l’espèce et n’a pas renoncé à son droit de solliciter un sursis : voir la décision Première nation Esgenoôpetitj c Jones, 2005 CF 884 au para 25. Il se peut que la défenderesse ait fait traîner les choses en répondant à la demande de documents du demandeur ainsi qu’à sa demande de sursis à la décision de suspension. Cependant, le demandeur a le fardeau de la preuve dans la présente requête et n’a pas expliqué pourquoi les documents demandés à la défenderesse ont eu une incidence sur la date de présentation de la requête examinée en l’espèce ou en ont reporté le dépôt (ou encore le dépôt de la demande de contrôle judiciaire). Le demandeur n’a pas expliqué non plus pourquoi il n’a pas déposé sa requête et sollicité une audience de vive voix sans délai, plutôt que de déposer une requête par écrit au titre de l’article 369 des Règles.
[52] Le temps écoulé ne favorise pas la thèse du demandeur en ce qui a trait au préjudice irréparable, ni sa position générale, et milite à l’encontre de l’intervention de la Cour.
D. Les répercussions de la question sérieuse à juger
[53] J’ai examiné les répercussions découlant du fait de conclure à l’existence d’une question sérieuse à juger concernant un manquement possible à l’équité procédurale dans le cadre du processus ayant mené à une décision.
[54] La question d’équité procédurale qui se pose à l’égard de la décision de suspension du conseil de bande est un facteur qui favorise l’octroi d’un sursis à cette décision en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire. Elle peut porter sur le préjudice découlant du fait de ne pas être chef au cours des trois prochains mois, ou environ, ou constituer un facteur à évaluer à la troisième étape ou encore dans l’exercice général du pouvoir discrétionnaire de la Cour dans la présente requête. Quel que soit l’angle sous lequel il convient d’examiner cette question, je suis arrivé à la conclusion qu’elle ne constitue pas un facteur déterminant dans les circonstances particulières de la présente affaire, commentées ci-dessus.
III. Conclusion
[55] Étant donné que les éléments du cadre d’analyse de l’arrêt RJR‑MacDonald sont conjonctifs et que le demandeur n’a pas établi l’élément du préjudice irréparable, qu’il devait prouver, il n’est pas nécessaire d’examiner le troisième volet (prépondérance des inconvénients ou préjudice). Bien que le demandeur ait soulevé une question sérieuse au sujet de l’équité procédurale, sa requête en vue d’obtenir un sursis doit être rejetée.
[56] Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 400 des Règles, la Cour ordonnera que la question des dépens de la présente requête soit tranchée par le juge qui instruira la demande de contrôle judiciaire.
ORDONNANCE dans le dossier T‑2880‑24
LA COUR ORDONNE :
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La requête du demandeur en vue d’obtenir un sursis est rejetée.
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La question des dépens de la présente requête sera tranchée par la Cour lors de l’instruction de la demande de contrôle judiciaire.
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
t‑2880‑24 |
INTITULÉ : |
CHEF MARCEL MEDICINE‑HORTON c PREMIÈRES NATIONS DE RAINY RIVER |
requête écrite examinée à Ottawa (ontario), conformément à l’article 369 des règles des cours fédérales |
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ordonnance et motifs : |
LE JUGE A.D. LITTLE |
DATE DES MOTIFS : |
LE 21 JANVIER 2025 |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jordan R.D. Lester Cheadles LLP Thunder Bay (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Avery Sharpe Myers LLP Winnipeg (Manitoba) |
POUR LA DÉFENDERESSE |