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Date : 20250127


Dossier : IMM-1292-23

Référence : 2025 CF 167

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2025

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

IBRAHIM ROKE SESAY

RAKIATU ROKE SESAY

WULIAMATU ROKE SESAY

ZAINAB ROKE SESAY

ASATU ROKE SESAY

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La seule question en litige dans le présent contrôle judiciaire porte sur l’évaluation, par la Section de la protection des réfugiés (la SPR), du risque auquel les demandeurs seraient exposés au Brésil. Quatre des demandeurs sont citoyens de la Sierra Leone et ont le statut de résident permanent au Brésil. La SPR a examiné le risque auquel ces quatre demandeurs seraient exposés au Brésil pour déterminer si les demandes d’asile qu’ils avaient présentées à l’égard de la Sierra Leone étaient recevables. Par l’effet combiné de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et de la section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention sur les réfugiés], les personnes qui ont essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de leur pays de résidence, et qui sont donc réputées ne pas avoir besoin de protection internationale, sont exclues du régime de protection des réfugiés. L’exception prévue à la section E de l’article premier ne s’appliquait pas à la demanderesse Wuliamatu Sesay, une enfant mineure ne détenant aucun statut en Sierra Leone. Dans son cas, la SPR s’est appuyée sur la même analyse du risque pour déterminer si elle était exposée à un risque prospectif au Brésil, son pays de citoyenneté, aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2] La SPR a conclu que les demandeurs ne craignaient pas avec raison d’être persécutés au Brésil et qu’ils ne seraient pas non plus exposés dans ce pays à un préjudice grave. Ainsi, la SPR a rejeté la demande d’asile présentée par Wuliamatu à l’égard du Brésil et a conclu que les autres demandeurs étaient exclus du régime de protection des réfugiés par application de l’article 98 de la LIPR. En raison de cette conclusion d’exclusion, les demandes d’asile que les quatre demandeurs citoyens de la Sierra Leone avaient présentées à l’égard de ce pays ont été rejetées.

[3] Je souscris à l’avis des demandeurs selon lequel l’évaluation effectuée par la SPR des risques auxquels ils seraient exposés au Brésil était déraisonnable. La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les appels de menaces que le demandeur principal, M. Sesay, avait reçus au Brésil provenaient de personnes qui se trouvaient en Sierra Leone, et non au Brésil, mais cette conclusion n’est pas étayée par la preuve au dossier. Cette conclusion tirée par la SPR au sujet de la provenance des appels anonymes a servi de fondement à d’autres conclusions clés au sujet des risques auxquels la famille serait exposée au Brésil. Pour ce seul motif, l’affaire doit faire l’objet d’une nouvelle décision. La SPR a également tiré d’autres conclusions qui ne sont pas étayées par la preuve et qui sont fondées sur des inférences peu convaincantes qui ne se tiennent pas.

[4] J’ai demandé aux parties de présenter des observations sur la décision Tshimuangi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 1354 [Tshimuangi], dans laquelle notre Cour a récemment examiné le pouvoir de la SPR ou de la SAR d’évaluer le risque auquel le demandeur d’asile serait exposé dans son pays de résidence, avant de conclure à l’exclusion par application de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés et de l’article 98 de la LIPR. Les demandeurs et le ministre conviennent que la SPR a appliqué le bon cadre d’analyse pour évaluer le risque dans le pays de résidence avant de conclure à l’exclusion, et je suis du même avis. Après avoir examiné les commentaires incidents formulés par la Cour dans la décision Tshimuangi, je ne vois aucune raison de modifier l’approche adoptée par la SPR en l’espèce pour évaluer le risque dans le pays de résidence avant de conclure à l’exclusion.

II. Contexte des demandes d’asile présentées à la SPR

[5] Les demandeurs sont tous membres d’une même famille. Leurs demandes d’asile ont été entendues et jugées ensemble. Les demandeurs n’ont pas tous le même statut juridique en Sierra Leone et au Brésil, ce qui a eu une incidence sur l’analyse menée par la SPR.

[6] Le demandeur principal, M. Ibrahim Roke Sesay, a fui son pays de citoyenneté, la Sierra Leone, parce qu’il craignait d’être persécuté en raison de son activisme politique. M. Sesay s’opposait ouvertement au Congrès de tout le peuple, et il a été détenu à plusieurs reprises en Sierra Leone. Les menaces et les agressions liées à l’activisme politique de M. Sesay ayant continué après le départ de celui-ci, l’épouse, les deux filles mineures et la sœur de M. Sesay ont elles aussi fui la Sierra Leone.

[7] En 2018, M. Sesay et son épouse, qui était enceinte à l’époque, se sont rendus au Brésil. Leur fille Wuliamatu est née au Brésil et ne détient que la citoyenneté brésilienne. Plus tard, à la suite d’autres menaces et agressions en Sierra Leone, Mme Asatu Sesay et Rakiatu, respectivement la sœur et la fille de M. Sesay, se sont elles aussi rendues au Brésil.

[8] M. Sesay, son épouse (Mme Zainab Sesay), sa fille Rakiatu et sa sœur (Mme Asatu Sesay) ont tous obtenu le statut de résident permanent au Brésil. L’autre fille mineure de M. Sesay, Mariama, est arrivée la dernière au Brésil. Elle n’a pas obtenu le statut de résident permanent. Elle détient seulement la citoyenneté de la Sierra Leone. Mariama n’est pas visée par la présente demande de contrôle judiciaire, parce que la SPR a conclu qu’elle avait la qualité de réfugié au sens de la Convention en raison des opinions politiques de son père et des menaces et des agressions dont elle avait été victime en Sierra Leone.

[9] Tous les demandeurs se sont finalement rendus au Canada et y ont demandé l’asile. Le ministre est intervenu. Il a fait valoir que les demandeurs avaient le statut de résident permanent au Brésil et qu’ils devraient donc être exclus du régime de protection des réfugiés par application de l’article 98 de la LIPR et de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Les demandes d’asile des demandeurs ont été entendues ensemble les 21 et 23 décembre 2022. Seul M. Sesay a témoigné.

[10] Les parties ne contestent pas la conclusion de la SPR selon laquelle M. Sesay, son épouse (Mme Zainab Sesay), sa fille Rakiatu et sa sœur (Mme Asatu Sesay) ont le statut de résident permanent au Brésil, tandis que sa fille Wuliamatu ne détient que la citoyenneté brésilienne.

[11] Les demandeurs ont allégué qu’ils avaient continué d’être victimes de menaces et d’agressions au Brésil en raison du profil politique de M. Sesay et qu’ils ne pourraient pas obtenir la protection de l’État dans ce pays. La question en litige porte sur l’évaluation, par la SPR, du risque auquel les demandeurs seraient exposés au Brésil, le pays de citoyenneté de Wuliamatu et le pays de résidence des autres demandeurs.

III. Pertinence de la décision Tshimuangi

[12] Les parties conviennent que la SPR a adopté la bonne approche en l’espèce, c’est-à-dire qu’elle s’est penchée sur la question de savoir si les demandeurs seraient exposés à des risques dans leur pays de résidence, le Brésil, avant de se prononcer sur la recevabilité des demandes d’asile qu’ils avaient présentées à l’égard de la Sierra Leone, leur pays de citoyenneté.

[13] La veille de l’audience, cette Cour a rendu la décision Tshimuangi, qui commentait l’évaluation du risque dans le pays de résidence dans le contexte d’une conclusion d’exclusion. Comme aucune des parties n’avait contesté la décision de la SPR d’évaluer le risque dans le pays de résidence, la question de savoir si cette évaluation était appropriée n’a pas été traitée dans les observations écrites présentées par les parties avant l’audience ni débattue à l’audience. J’ai donc demandé aux parties de présenter des observations écrites postérieures à l’audience sur l’application de la décision Tshimuangi à la présente affaire.

[14] Dans cette affaire, la SAR avait confirmé la décision de la SPR, qui avait conclu, à la première étape de l’analyse, que la demanderesse était exclue du régime de protection des réfugiés par application de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés parce qu’elle avait les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de l’Afrique du Sud, où elle avait le statut de résident permanent. La SAR était ensuite passée à la deuxième étape de l’analyse et avait analysé le risque auquel la demanderesse serait exposée en Afrique du Sud au regard de l’article 97 de la LIPR. Dans la décision Tshimuangi, la Cour a conclu qu’aucun fondement juridique ne permettait à la SPR de procéder à une évaluation du risque auquel un demandeur d’asile serait exposé dans son pays de résidence sur le fondement de l’article 97, qui ne vise que le pays de citoyenneté, après avoir conclu que le demandeur d’asile est exclu par application de l’article 98 de la LIPR. La Cour a donc renvoyé l’affaire pour nouvelle décision.

[15] La situation n’est pas tout à fait la même en l’espèce, puisque la SPR n’a pas examiné le risque après avoir conclu que les demandeurs d’asile étaient exclus. Elle a plutôt évalué le risque auquel les demandeurs seraient exposés dans leur pays de résidence dans le cadre de son analyse visant à déterminer si les demandes d’asile présentées par les demandeurs à l’égard de leur pays de citoyenneté étaient recevables.

[16] Le reste de la décision Tshimuangi, sous le titre « Commentaires », porte sur la question de savoir s’il existe un fondement juridique permettant à la SPR d’évaluer le risque dans le pays de résidence. La Cour précise que ses commentaires ne sont pas déterminants quant à sa décision de faire droit à la demande de contrôle judiciaire, mais elle demande à la SAR d’en tenir compte pour rendre sa nouvelle décision (Tshimuangi, au para 14).

[17] À mon avis, ces commentaires sont incidents, parce qu’ils ne constituent pas le fondement de la décision de la Cour, dans l’affaire Tshimuangi, de faire droit à la demande de contrôle judiciaire. Cependant, ils touchent au cœur de l’affaire dont je suis saisie, où la question clé est celle de l’évaluation par la SPR du risque dans le pays de résidence. Étant donné que je renvoie l’affaire à la SPR au motif que l’évaluation du risque dans le pays de résidence était déraisonnable, et que les parties ont présenté des observations précisément sur la question qui pourrait être soulevée lors du nouvel examen, j’ai décidé de formuler quelques commentaires à cet égard.

[18] La question fondamentale dont était saisie la Cour dans l’affaire Tshimuangi concernait l’interprétation de l’article 98 de la LIPR et de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. L’article 98 de la LIPR incorpore expressément dans le droit canadien les sections E et F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Il dispose que la personne visée par les sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. Dans l’arrêt Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68 [Febles], la Cour suprême du Canada a confirmé que rien dans le régime de la LIPR n’indique que l’intention du législateur à l’égard de l’article 98 était autre que d’exclure les personnes visées par ces dispositions de la Convention sur les réfugiés (Febles, au para 66). La véritable question est donc celle de l’interprétation de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, qui prévoit que la « personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays » est exclue du régime de protection des réfugiés.

[19] Dans les commentaires incidents formulés dans la décision Tshimuangi, la préoccupation dominante de la Cour était le fait que, à son avis, la loi ne confère pas à la SPR ou à la SAR le pouvoir d’évaluer le risque dans le pays de résidence d’un demandeur d’asile lorsqu’elle examine la question de savoir si le demandeur d’asile est exclu par application de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Pour expliquer ses réserves, la Cour a examiné l’approche adoptée par la SAR dans la décision MB8-00025, une décision désignée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR), en vertu de l’alinéa 159(1)h) de la LIPR, comme un guide jurisprudentiel (le guide jurisprudentiel). La CISR a précisé que cette décision présentait « l’interprétation qui a été retenue en ce qui a trait à la section E de l’article premier […] dans le contexte où le demandeur d’asile a des droits et des obligations semblables à ceux d’un ressortissant d’un tiers pays et où il affirme qu’il risque de subir de mauvais traitements dans ce pays » (Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Note de politique concernant la désignation de la décision MB8-00025 en tant que guide jurisprudentiel de la Section d’appel des réfugiés (22 décembre 2020), en ligne : https://irb-cisr.gc.ca/fr/legales-politique/politiques/Pages/note-mb8-00025.aspx). Comme en l’espèce et dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Saint Paul, 2021 CAF 246, tranchée par la Cour d’appel fédérale, la demanderesse et le ministre dans l’affaire Tshimuangi ont souscrit à l’approche énoncée dans le guide jurisprudentiel. Les deux parties convenaient que le risque dans le pays de résidence devait être évalué avant qu’une conclusion d’exclusion soit tirée au titre de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés.

[20] Dans la décision Tshimuangi, la Cour a indiqué que la position des parties était « indéfendable », parce que celles-ci proposaient, en s’appuyant sur le guide jurisprudentiel, une interprétation large de l’article 98 de la LIPR et de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, alors que ces dispositions ne souffrent d’aucune ambiguïté, une approche qui « usurpe le rôle du législateur ». La Cour a fait observer que, puisque le libellé des textes législatifs est clair, les objectifs de la Convention sur les réfugiés – bien que louables – « n’étaient pas en jeu », et qu’il n’était donc pas nécessaire d’examiner le but et le contexte de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés pour en préciser le sens.

[21] Soit dit avec le plus grand respect, je ne partage pas les réserves exprimées par la Cour dans la décision Tshimuangi. À mon avis, l’interprétation de la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne doit pas se limiter à son libellé, même si l’on considère que celui-ci ne souffre d’aucune ambiguïté. L’approche proposée de façon incidente dans la décision Tshimuangi est incompatible avec l’exigence selon laquelle « le sens des articles de la Convention relative aux réfugiés incorporés dans la LIPR doit être déterminé conformément à la Convention de Vienne » (Febles, aux para 11-12, 15; Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 au para 31; voir aussi la décision récemment rendue par le juge Grammond dans l’affaire Ralek Horodiuk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 FC 112 aux para 40-46, qui traite également du raisonnement dans la décision Tshimuangi).

[22] L’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, RT Can 1980 no 37 [la Convention de Vienne], dispose « [qu’un] traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes d’un traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ». L’examen du contexte et du but de la section E de l’article premier, ainsi que de l’objet de la Convention sur les réfugiés, est donc une étape indispensable de l’exercice d’interprétation de la section E de l’article premier. Cette approche est également conforme à la méthode moderne d’interprétation législative énoncée dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27 (Febles, au para 12).

[23] Dans le guide jurisprudentiel, la SAR a effectué cet exercice et a examiné le libellé, le contexte et le but de la section E de l’article premier à la lumière de l’objet de la Convention sur les réfugiés dans son ensemble. La SAR a tenu compte de l’objectif d’assurer la protection des réfugiés que recherche la Convention sur les réfugiés (voir aussi Febles, au para 27; Ezokola, au para 32, et Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 778 (CSC), [1998] 1 RCS 982 au para 57) et des conséquences graves d’une conclusion d’exclusion. De plus, la SAR a fait référence au consensus général voulant que la section E de l’article premier vise à exclure les personnes qui n’ont pas besoin de protection (Zeng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 118, [2011] 4 RCF 3 [Zeng] aux para 1, 19; voir aussi Németh c Canada (Justice), 2010 CSC 56, [2010] 3 RCS 281 au para 117, et Freeman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 1839 au para 68).

[24] À la fin de cet exercice d’interprétation, la SAR a conclu que, lorsqu’un demandeur d’asile allègue qu’il serait exposé à un risque dans son pays de résidence, la SPR et la SAR doivent se pencher sur la question de savoir si le demandeur d’asile aurait accès à une forme de protection avant de conclure qu’il est exclu du régime de protection des réfugiés. Si le demandeur d’asile doit être exclu au motif qu’il a accès à une protection internationale dans un autre pays, il faut procéder à une évaluation pour s’assurer que le demandeur d’asile pourra effectivement obtenir cette protection.

[25] La SAR a également tenu compte de la jurisprudence contraire de notre Cour, en particulier les décisions Saint Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 493, et Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97, et a expliqué pourquoi elle préférait l’approche suivie dans d’autres décisions rendues par notre Cour (voir par exemple Mwano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 792; Kroon c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] ACF no 11 (CF 1re inst); voir aussi Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1121 aux para 28-36, pour une description de la divergence dans la jurisprudence de la Cour avant l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Saint Paul et le guide jurisprudentiel).

[26] À l’appui de sa position, la SAR a également renvoyé à la note d’interprétation sur la section E de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, dans laquelle le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (le HCR) a déclaré que le fait d’appliquer cette disposition à une personne qui craint avec raison d’être persécutée dans son pays de résidence [traduction] « minerait l’objet et le but de la Convention [sur les réfugiés] ». Le HCR précise que, lorsqu’une personne allègue qu’elle serait persécutée ou exposée à un risque de préjudice grave dans son pays de résidence, avant d’appliquer la section E de l’article premier, [traduction] « il faut examiner la crainte alléguée à l’égard du pays visé par la section E de l’article premier ».

[27] En l’espèce, la SPR a adopté le même raisonnement que celui que la SAR a adopté dans le guide jurisprudentiel. En se fondant sur le premier paragraphe de l’arrêt Zeng rendu par la Cour d’appel fédérale, la SPR a expliqué ce qui suit :

[…] le caractère sûr du pays visé par la section E de l’article premier constitue le fondement de la définition du pays visé par la section E de l’article premier; un pays visé par la section E de l’article premier est, par définition, un pays sûr où le demandeur d’asile jouit d’une protection auxiliaire. Par conséquent, je suis d’avis que, avant de conclure qu’un demandeur d’asile est visé par l’exclusion, je devrais examiner s’il y a une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté ou si, selon la prépondérance des probabilités, il serait exposé soit au risque d’être soumis à la torture, soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le pays visé par la section E de l’article premier.

[28] Ayant examiné le raisonnement formulé dans la décision Tshimuangi, les observations des parties et le guide jurisprudentiel, je conclus que l’approche adoptée par la SPR est raisonnable. Je ne vois pas la nécessité de modifier la décision de la SPR d’évaluer le risque auquel les demandeurs seraient exposés au Brésil avant de conclure à l’exclusion par application de l’article 98 de la LIPR. Je ne vois pas non plus la nécessité de formuler d’autres commentaires sur la question.

IV. Analyse

[29] J’ai de sérieuses réserves en ce qui a trait à la justification et à l’intelligibilité de plusieurs des conclusions de la SPR qui sous-tendent sa conclusion générale selon laquelle les demandeurs d’asile ne sont pas exposés à des risques au Brésil. Les demandeurs ont soulevé un certain nombre de préoccupations concernant le raisonnement de la SPR. Selon moi, seules trois conclusions clés méritent d’être examinées : celle sur la provenance des appels anonymes, celle sur les divers déménagements des demandeurs au Brésil et celle sur les attaques commises contre leur domicile au Brésil.

[30] La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les appels anonymes reçus par M. Sesay au Brésil provenaient de la Sierra Leone. La SPR a affirmé que la fille et la sœur de M. Sesay (Mariama et Mme Asatu Sesay, respectivement) avaient toutes les deux déclaré dans l’exposé circonstancié de leurs demandes d’asile que les appels provenaient de la Sierra Leone. Selon moi, ni l’une ni l’autre n’a fait une telle déclaration dans son exposé circonstancié.

[31] Dans son exposé circonstancié, Mariama a écrit : [traduction] « Avant mon arrivée au Brésil, mon père avait reçu des appels de menaces de Sierra-Léoniens habitant au Brésil, parce qu’il avait continué de publier sur les médias sociaux des messages pour dénoncer la corruption au sein du gouvernement de la Sierra Leone » (non souligné dans l’original). Elle a ensuite expliqué que son père avait continué de recevoir des appels de menaces après son arrivée au Brésil : [traduction] « Après mon arrivée, mon père a continué de recevoir des appels de menaces sur son cellulaire et à la maison. Les auteurs des appels anonymes lui disaient que nous devions quitter le pays et que nous n’étions pas en sécurité ». Elle a décrit de la façon suivante un des appels qu’elle avait entendus au Brésil : [traduction] « À une occasion, mon père a reçu un appel de menaces en notre présence, et il a activé la fonction mains libres. La personne ne parlait pas portugais; c’était quelqu’un de la Sierra Leone, qui parlait notre langue. »

[32] Si l’on tient compte du contexte de l’exposé circonstancié de Mariama, il est clair que celle-ci ne prétend pas que les auteurs des appels de menaces se trouvaient en Sierra Leone. Elle dit plutôt qu’il s’agit de personnes d’origine sierra-léonienne habitant au Brésil. L’exposé circonstancié de la sœur de M. Sesay inclut le même paragraphe que celui de Mariama, selon lequel M. Sesay aurait reçu un appel de [traduction] « quelqu’un de la Sierra Leone ». La sœur de M. Sesay, à l’instar de Mariama, établit un lien entre ces appels anonymes et les attaques commises contre leur domicile au Brésil :

[traduction]

Après leur départ [c’est-à-dire le départ de M. Sesay et de sa famille du Brésil], nous avons continué de recevoir des appels de menaces à la maison. Mariama et moi commencions à avoir très peur, parce que les appels de menaces continuaient et que des gens venaient frapper à la porte au milieu de la nuit. Nous n’ouvrions pas la porte.

[33] Après avoir examiné les exposés circonstanciés de Mariama et de Mme Asatu Sesay, je ne comprends pas comment la SPR peut conclure, sur le fondement de cette preuve, qu’il est plus probable qu’improbable que les appels provenaient de la Sierra Leone.

[34] La SPR conclut son analyse relative à la provenance des menaces de la façon suivante : « Par conséquent, j’estime qu’il est plus probable que le contraire que les appels de menaces que vous avez reçus provenaient de la Sierra Leone, car les seuls éléments de preuve dont je dispose sont les renseignements provenant de l’exposé circonstancié de votre sœur et de votre fille. » Non seulement la preuve sur laquelle la SPR se fonde (les exposés circonstanciés de Mariama et de Mme Asatu Sesay) ne dit pas ce que la SPR prétend qu’elle dit, mais d’autres éléments de preuve au dossier appuient la conclusion contraire. Par exemple, Mariama et Mme Asatu Sesay ont toutes deux décrit les attaques commises contre leur domicile au Brésil, et à au moins deux occasions les auteurs des appels de menaces ont mentionné les villes où résidait M. Sesay au Brésil.

[35] La conclusion tirée par la SPR relativement à la provenance des appels anonymes n’est pas étayée par le dossier. La SPR s’est fondamentalement méprise sur la preuve. Il s’agit d’un motif suffisant pour conclure que la décision est déraisonnable et qu’une nouvelle décision doit être rendue (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 126). Comme je l’explique ci-dessous, la conclusion relative à la provenance des appels n’est pas une conclusion mineure; c’est une conclusion sur laquelle la SPR s’est fondée à plusieurs reprises pour tirer d’autres conclusions négatives à l’égard des allégations des demandeurs, notamment à l’égard de la question des déménagements des demandeurs au Brésil.

[36] La SPR s’est fondée sur sa conclusion erronée – à savoir que les appels de menaces provenaient de la Sierra Leone – pour remettre en question la preuve présentée par les demandeurs sur les divers déménagements des demandeurs au Brésil. La SPR s’est exprimée ainsi : « Je n’arrive pas à établir ce qui vous pousserait à déménager à l’intérieur du Brésil, alors que les menaces formulées contre vous provenaient de l’étranger. » La SPR a conclu qu’il n’était « pas logique » que les demandeurs déménagent à plusieurs reprises au Brésil, puisqu’elle avait conclu que les menaces provenaient de personnes habitant en Sierra Leone et non au Brésil. Selon mon raisonnement exposé ci-dessus, la conclusion tirée par la SPR sur la vraisemblance des déménagements de M. Sesay au Brésil est, elle aussi, déraisonnable.

[37] Le reste de l’analyse de la SPR concernant les déménagements des demandeurs au Brésil est difficile à comprendre. La SPR a accepté l’explication fournie par M. Sesay au sujet des incohérences dans les dates qu’il a fournies, à son arrivée au Canada, pour ses déménagements au Brésil. Elle a reconnu que la situation des demandeurs était difficile, car l’épouse de M. Sesay était enceinte et son travail avait commencé à la frontière. La SPR a néanmoins conclu qu’elle ne pouvait pas « évaluer la fiabilité » du témoignage de M. Sesay au sujet de ses déménagements au Brésil, parce qu’elle ne disposait pas « d’autres éléments de preuve pour comparer l’uniformité de [son] témoignage ». Il ne s’agit pas d’un motif valide pour tirer une conclusion défavorable. Le fait de ne pas être en mesure de comparer le témoignage des demandeurs à un récit antérieur ne justifie pas qu’il n’en soit pas tenu compte. De plus, d’autres éléments de preuve au dossier appuient le témoignage de M. Sesay au sujet de ses déménagements au Brésil, notamment les exposés circonstanciés d’autres membres de la famille et la transcription des appels de menaces au cours desquels les endroits où il se trouvait au Brésil ont été mentionnés.

[38] La SPR a écarté les éléments de preuve relatifs aux attaques commises contre le domicile des demandeurs au Brésil, au motif qu’ils n’étaient pas fiables. J’estime que la SPR n’a traité que superficiellement de cette preuve, et je ne comprends pas ses réserves à cet égard. Mariama et Mme Asatu Sesay ont toutes deux affirmé que, lorsqu’elles vivaient au Brésil, leur domicile avait été la cible d’une attaque commise au milieu de la nuit par des gens qui lançaient des pierres. La SPR a écarté ces éléments de preuve, au motif que les déclarations formulées dans les exposés circonstanciés de Mariama et de Mme Asatu Sesay étaient « vagues », que ni l’une ni l’autre n’avait témoigné à l’audience et que les exposés circonstanciés des autres membres de la famille ne mentionnaient pas cette attaque. Je ne vois pas en quoi les réserves de la SPR justifient qu’elle écarte ces éléments de preuve. La SPR n’a pas appelé Mariama ou Mme Asatu Sesay à témoigner à l’audience. Si la SPR avait des doutes sur les déclarations faites dans les exposés circonstanciés concernant cette attaque, elle devait poser des questions. Par ailleurs, j’estime normal que les autres demandeurs d’asile n’aient pas inclus les renseignements concernant les attaques dans leurs exposés circonstanciés, puisque les demandes d’asile ont été traitées ensemble et que les renseignements concernant les attaques figuraient dans les exposés circonstanciés des deux demandeures d’asile ayant été personnellement victimes des attaques.

[39] Les demandeurs ont également présenté des arguments sur le caractère raisonnable de l’analyse de la protection de l’État par la SPR. J’estime qu’il n’est pas nécessaire que je traite directement de ces arguments, vu que j’ai déjà conclu que les demandes d’asile doivent faire l’objet d’une nouvelle décision. À mon avis, les failles dans l’évaluation, par la SPR, de la nature des menaces auxquelles les demandeurs seraient exposés au Brésil, qui sont décrites ci-dessus, sont importantes et ont une incidence sur l’analyse de la protection de l’État par la SPR.

[40] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Je partage l’avis des parties selon lequel il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1292-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue par la SPR le 5 janvier 2023 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour nouvelle décision.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1292-23

 

INTITULÉ :

IBRAHIM ROKE SESAY, RAKIATU ROKE SESAY, WULIAMATU ROKE SESAY, ZAINAB ROKE SESAY ET ASATU ROKE SESAY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 SEPTEMBRE 2024

OBSERVATIONS ÉCRITES DES PARTIES REÇUES LES 19 ET 26 SEPTEMBRE 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 janvier 2025

 

COMPARUTIONS :

Jared Will

Anne-Rachelle Boulanger

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jocelyn Espejo-Clarke

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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