Date : 20250124
Dossier : IMM-11929-23
Référence : 2025 CF 139
Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2025
En présence de madame la juge St-Louis
ENTRE :
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ALI ALMEREAN ALDAW ALSHEIKH ALTAYEB
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demandeur |
et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Introduction
[1] Le 4 juin 2019, M. Aldaw Alsheikh Altayeb Ali Almerean, citoyen soudanais, arrive au Canada et demande l’asile, alléguant sa crainte du gouvernement alors au pouvoir au Soudan.
[2] Le 3 novembre 2022, un agent établit un rapport circonstancié sous le paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi] et le transmet au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [MCI]. L’agent indique avoir des motifs raisonnables de croire que M. Almerean est interdit de territoire sous les alinéas (1) 34(1)b) et 34(1)f) de la Loi, ayant été membre du National Congress Party [NCP] qui a pris le pouvoir au Soudan par le biais d’un coup d’État en 1989; et (2) 34(1)b.1) et 34(1)f) de la Loi, ayant été membre du NCP, une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte de subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada.
[3] Le même jour, conformément au paragraphe 44(2) de la Loi, un délégué du MCI défère ce rapport circonstancié à la Section de l’immigration [SI] pour enquête afin que cette dernière détermine si M. Almerean est une personne visée aux alinéas 34(1)b), 34(1)b.1) et 34(1)f) de la Loi. La demande d’asile de M. Almerean est alors suspendue.
[4] Le 7 septembre 2023, la SI conclut que M. Almerean est interdit de territoire au Canada et elle émet une mesure d’expulsion à son endroit [Décision]. Plus spécifiquement, la SI conclut que M. Almerean est interdit de territoire au sens des alinéas 34(1)b.1) et 34(1)f) de la Loi, à titre de membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle s’est livrée à de la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada. La SI conclut toutefois que M. Almerean n’est pas interdit de territoire à titre de membre d’une organisation dont il y a des motifs de croire qu’elle est ou était l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement par la force au sens des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la Loi.
[5] M. Almerean demande le contrôle judiciaire de la partie de la Décision ayant conclu à son interdiction de territoire en vertu des alinéas 34(1)b.1) et 34(1)f) de la Loi. M. Almerean soutient que la Décision de la SI est basée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive et sans tenir compte de la preuve et que la SI a rendu une Décision déraisonnable en omettant de considérer les critères établis par la jurisprudence pour conclure à l’interdiction de territoire pour subversion.
[6] M. Almerean admet avoir été membre du NCP, mais il avance, spécifiquement, que la Décision rendue par la SI est déraisonnable puisque (1) elle ne contient aucune analyse de la signification de subversion, tandis que la définition de la subversion avec force devrait être utilisée; (2) la qualification de « processus démocratique »
pourrait être insuffisante pour enclencher l’application de l’alinéa 34(1)b.1) de la Loi; et (3) les critères développés pour interpréter l’alinéa 34(1)c) de la Loi portant sur le terrorisme devraient s’appliquer à une analyse sous l’alinéa 34(1)b.1) et la SI a erré à cet égard puisque (a) elle n’a pas analysé l’intention de l’organisation, le NCP, à commettre les actes reprochés; et (b) il n’a jamais été allégué que M. Almerean avait personnellement été impliqué dans les actes de subversion, ou même qu’il en ait été informé, et il n’y avait donc aucune intention commune de commettre les actes de subversion reprochés.
[7] M. Almerean demande à la Cour de casser la Décision et de renvoyer l’affaire devant un tribunal différemment constitué pour une audition de novo.
[8] Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [Ministre] répond, en substance, que la Décision de la SI comporte une analyse circonstanciée de la preuve et que son cheminement et sa Décision ultime sont raisonnables.
[9] Pour les raisons qui suivent, la demande de M. Almerean sera rejetée. En bref, considérant la preuve qui a été présentée à la SI et le droit applicable, M. Almarean n’a pas convaincu la Cour que la Décision comporte une quelconque lacune grave qui nécessiterait ou justifierait son intervention
II. Décision de la SI
[10] Aux fins de son analyse, la SI souligne d’abord qu’elle doit déterminer (1) s’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Almerean était membre du NCP; (2) le cas échéant, s’il existe des motifs raisonnables de croire que le NCP était l’instigateur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force; et (3) s’il existe des motifs raisonnables de croire que le NCP s’est livré à la subversion contre une institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada.
[11] La SI note d’abord qu’il y a des motifs raisonnables de croire que M. Almerean était un membre du NCP du 13 avril 2014 au 19 août 2018, ce qui n’est pas contesté en l’instance. Ensuite, la SI conclut que le Ministre n’a pas démontré qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le NCP est l’instigateur d’actes visant, en 1989, le renversement d’un gouvernement par la force conformément à l’alinéa 34(1)b) de la Loi.
[12] En réponse à la troisième question, au cœur de la présente demande, la SI conclut que M. Almerean est interdit de territoire sous les alinéas 34(1)b.1) et 34(1)f) de la Loi puisqu’il était un membre du NCP du 13 avril 2014 au 19 août 2018 et puisqu’il y a des motifs raisonnables de croire que le NCP s’est livré à la subversion contre une institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada. La SI note entre autres que :
Le Ministre a raison d’affirmer que les élections au Soudan seraient considérées comme un processus démocratique au sens où l’entend le Canada, ce qui inclut les processus préélectoraux et postélectoraux, et que l’interférence et les actes criminels constituent de la subversion contre un processus démocratique (Décision au para 28);
Le terme
« subversion »
doit être interprété largement et le fardeau de preuve est beaucoup plus bas que celui applicable en matière criminelle (Qu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 399) (Décision au para 28);La question visant à déterminer si l’organisation s’est livrée à de la subversion contre une institution démocratique est indépendante de la période d’appartenance de M. Almerean puisqu’il n’y a aucune composante temporelle dans cette question, hormis les exceptions prévues dans la jurisprudence (Décision au para 30 citant Gebreab c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 1213 au para 23 [Gebreab]) ;
Les violations aux élections de 2010 commises par le NCP, confirmées par la preuve documentaire, constituent des actes de subversion à l’encontre d’une institution et d’un processus démocratique conformément à l’alinéa 34(1)b.1) de la Loi, et les déclarations d’Omar Al-Bashir, le chef du NCP, dans les semaines précédant les élections démontrent son intention de commettre les actes reprochés (Décision aux para 34, 42);
Les violations aux élections de 2015 commises par le NCP, confirmées par la preuve documentaire, constituent des actes de subversion à l’encontre d’une institution et d’un processus démocratique conformément à l’alinéa 34(1)b.1) de la Loi (Décision au para 47);
Les gestes du National Intelligence and Security Service [NISS], commis au profit du régime de M. Al-Bashir, démontrent l’intention du chef du parti d’utiliser tous les moyens pour maintenir son pouvoir sur le pays (Décision au para 45);
Le fait qu’il n’y ait pas de preuve d’ingérence électorale dans la circonscription de M. Almerean n’est pas pertinent à la conclusion de la SI sur l’implication du parti (Décision au para 45);
M. Almerean a tort d’affirmer qu’il n’y a pas de preuve que le leadership du NCP a intentionnellement agi de façon à compromettre les élections de 2015 au Soudan : au contraire, un nombre important de violations documentées visant à limiter la capacité des groupes indépendants et des activistes à exprimer leurs opinions politiques divergentes à celles du parti au pouvoir a été rapporté;
Bien que M. Almerean n’ait pas été impliqué dans ces violations et que sa décision de joindre le parti en 2014 ait été prise dans l’espoir d’aider sa communauté, la preuve ne permet pas d’établir qu’il y a eu un changement fondamental de circonstances dans le leadership du NCP entre le moment où M. Almerean a rejoint le parti et le dialogue national : au contraire, la preuve démontre que les élections nationales de 2015 ont été empreintes d’arrestations arbitraires et d’insécurité, ce qui a empêché des élections libres, justes et transparentes (Décision au para 45).
[13] Ayant conclu que M. Almerean est interdit de territoire sous les alinéas 34(1)b.1) et 34(1)f) de la Loi, la SI émet une mesure d’expulsion contre lui, conformément à l’alinéa 229(1)a) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement].
III. Analyse
A. Norme de contrôle
[14] Compte tenu des arguments soulevés par M. Almerean, la Cour doit déterminer si ce dernier a démontré que la Décision de la SI est déraisonnable.
[15] En effet, la Cour suprême a confirmé que la norme de la décision raisonnable s’applique pour le contrôle judiciaire d’une décision administrative (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 23 [Vavilov]; voir également Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 39). Aucune des situations justifiant le renversement de la présomption confirmée par la Cour suprême ne se présente dans le cadre du présent contrôle judiciaire (Vavilov aux para 25, 33, 53; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 27).
[16] Ainsi, pour réussir, M. Almerean doit démontrer que la Décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
et ces « lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision »
(Vavilov au para 100). La Cour doit adopter une posture de retenue judiciaire considérant l’expertise spécialisée de la SI (Vavilov aux para 24, 75; Alvarez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 185 au para 30).
B. Cadre législatif
[17] Les dispositions pertinentes de la Loi et du Règlement sont les suivantes :
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C. Arguments soulevés par M. Almerean
[18] Tel que précédemment mentionné, M. Almerean soutient que la Décision rendue par la SI est déraisonnable, spécifiquement puisque (1) il n’y a aucune analyse de la signification de subversion et la définition de la subversion avec force devrait être utilisée; (2) la qualification de « processus démocratique »
pourrait être insuffisante pour enclencher l’application de l’alinéa 34(1)b.1) de la Loi; et (3) les critères développés pour interpréter l’alinéa 34(1)c) de la Loi portant sur le terrorisme devraient s’appliquer à une analyse sous l’alinéa 34(1)b.1) et la SI a erré puisque (a) il n’y a aucune analyse de l’intention de l’organisation à commettre les actes reprochés; et (b) il n’a jamais été allégué que M. Almerean avait personnellement été impliqué dans les actes de subversion, ou même qu’il ait été au courant et il n’y avait donc aucune intention commune de commettre les actes de subversion reprochés.
(1) Omission d’analyser la signification de subversion et définition appropriée
[19] Au paragraphe 27 de son mémoire, M. Almerean soutient que la SI n’a pas clairement établi ce qu’elle considère comme de la subversion, ce qui rend la Décision déraisonnable. Selon lui, dans la Décision, la seule référence à ce qui pourrait être compris comme un effort d’établir ce que constitue la subversion se trouve au paragraphe 28 de la Décision et se lit comme suit : « interference and criminal acts can constitute subversion against a democratic process. »
[TRADUCTION] « l’ingérence et les actes criminels peuvent constituer une subversion contre un processus démocratique. »
M. Almerean soumet que cela ne saurait constituer une définition alors que toute l’analyse de la SI devrait débuter par établir ce qui est entendu par le terme « subversion »
, terme qui n’est d’ailleurs pas défini par la Loi.
[20] M. Almerean souligne que cet aspect est particulièrement important puisque, selon lui, la définition reconnue de subversion est celle trouvée au paragraphe 36 de la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c USA, 2014 CF 416 [USA].
[21] M. Almerean souligne également que la jurisprudence traitant de subversion a plutôt analysé la question comme un renversement du gouvernement ou du pouvoir (Oremade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1077 [Oremade]; Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262) ou de changements par des moyens illicites ou à des fins illégitimes relativement à une organisation (Qu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 17132 (CF) au para 11 [Qu CF] confirmé dans 2001 CAF 399 au para 49 [Qu CAF]).
[22] Citant le paragraphe 47 de la décision de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick 2008 CSC 9, M. Almerean soutient que le manque de définition du terme subversion rend la Décision déraisonnable; il ajoute que le fait de nommer une liste d’actes commis pendant les élections, comme l’a fait la SI, ne peut suffire. Il soutient qu’il aurait fallu établir si ces actes constituaient ou non de la subversion, selon la définition qu’aurait dû clairement établir la SI.
[23] En réponse, le Ministre note que la notion de subversion est définie dans la décision Qu CF, que la SI cite au paragraphe 28 de sa propre Décision, et il ajoute qu’au paragraphe 30 de sa Décision, la SI note que son rôle est de déterminer si l’organisation s’est livrée à des actes de subversion contre une institution démocratique, notamment le processus électoral en 2010 et 2015. Ainsi, le Ministre fait valoir que la signification du terme subversion au sens de l’alinéa 34(1)b.1) est bien comprise et appliquée par la SI.
[24] Plus spécifiquement, et en réponse au paragraphe 27 du mémoire de M. Almerean, le Ministre soumet qu’il est manifeste que la notion de renverser un gouvernement par la force de l’alinéa 34(1)b) de la Loi ne s’applique pas en l’instance; la présidence et la majorité parlementaire au Soudan étant occupées par le NCP. Le Ministre ajoute que le NCP et Al-Bashir contrôlaient l’appareil de l’État, ce qui n’est évidemment pas le cas pour celui qui s’oppose au gouvernement ou qui commet des actes terroristes. Selon le Ministre, il s’agit plutôt d’examiner si, en vertu de l’alinéa 34(1)b.1) de la Loi, les actes du NCP constituent une subversion contre un processus démocratique fondamental, soit le choix d’un chef d’État et d’un gouvernement dans le cadre d’une élection.
[25] La Cour conclut que le premier argument de M. Almerean ne peut réussir. D’abord, et tel que le souligne le Ministre, la définition de subversion de l’alinéa 34(1)b.1) de la Loi ne peut être celle suggérée par M. Almerean et trouvée dans USA puisque cette décision concerne la subversion par la force prévue à l’alinéa 34(1)b) de la Loi tandis qu’en l’instance, la SI a conclu à l’interdiction de territoire de M. Almerean sous l’alinéa 34(1)b.1) de la Loi.
[26] Au surplus, la Cour a déjà défini la notion de subversion au paragraphe 49 de la décision Qu CF. Ainsi, la subversion « indique le fait d’effectuer des changements par des moyens illicites ou à des fins illégitimes relativement à une organisation »
. Qu CF a été confirmée par la Cour d’appel fédérale et cette Cour est donc liée.
[27] En outre, et contrairement aux arguments de M. Almerean, la Cour note que la SI a référé à la décision Qu CF au paragraphe 28 de sa Décision et tout indique qu’elle connaissait le sens à donner au terme même si elle ne l’a pas explicitement cité. La SI a noté que le terme subversion doit être interprété largement et que le fardeau de preuve est beaucoup plus bas que celui applicable en matière criminelle. De plus, au paragraphe 30 de sa Décision, la SI applique la définition dans le cadre de son analyse lorsqu’elle énonce que les élections au Soudan seraient considérées comme une institution démocratique au sens où cette expression s’entend au Canada, que ces élections incluaient les phases pré et postélectorales et que l’interférence et les actes criminels peuvent constituer de la subversion contre une institution démocratique.
[28] Bien qu’à l’audience M. Almerean ait souligné que Qu CF n’offrait pas une définition claire, il était certainement raisonnable de la part de la SI de s’appuyer sur cette décision, confirmée par la Cour d’appel fédérale, pour fixer les paramètres de son analyse. Ainsi, M. Almerean n’a pas convaincu la Cour que la SI a omis de définir le terme subversion ou que son interprétation du terme, ou son application, sont déraisonnables.
[29] Au surplus, et tel que le souligne le Ministre dans son mémoire, la notion de subversion prévue à l’alinéa 34(1)b.1) de la Loi est distincte des autres motifs d’interdiction de territoire prévus aux alinéas 34(1)b) et 34(1)c) de la Loi vu (1) l’historique législatif de l’alinéa 34(1)b.1); et (2) les objectifs différents entre le motif d’interdiction prévu à l’alinéa 34(1)b) et, entre autres, celui prévu à l’alinéa 34(1)b.1).
[30] L’interdiction de territoire sous l’alinéa 34(1)b.1) de la Loi ne vise ni le renversement d’un gouvernement, ni l’utilisation de la force, mais bien la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada. Bien que l’expression « institution démocratique »
ne soit pas définie dans la Loi, la Cour d’appel fédérale nous enseigne qu’elle consiste en un « groupe structuré d’individus établi dans le respect des principes démocratiques, avec des buts et objectifs préétablis, qui se livre au Canada à des activités licites de nature politique, religieuse, sociale ou économique »
(Qu CAF au para 50).
[31] Ainsi, il ne parait ni approprié ni utile d’appliquer le cadre d’analyse entourant l’alinéa 34(1)b) à celui devant entourer l’alinéa 34(1)b.1) alors que ces motifs d’interdiction visent des objectifs distincts, c’est-à-dire le renversement par la force d’un gouvernement dans le premier cas versus un acte de subversion contre une institution démocratique, ce qui inclut le processus électoral, dans le second cas (Qu CAF au para 44).
[32] En résumé, la Cour est convaincue que la SI n’a pas omis d’établir ce qu’elle considère comme de la subversion, ayant référé à la décision Qu CF qui énonce cette définition, et qu’elle a démontré qu’elle comprenait le sens à donner à ce terme, ayant noté les actes qui constituent de la subversion dans les circonstances du dossier. Le raisonnement de la SI à ce sujet possède ainsi les attributs d’une décision raisonnable (Vavilov au para 86).
(2) Qualification du processus électoral
[33] Au paragraphe 30 de son mémoire, M. Almerean semble remettre en question que des élections corrompues ou truffées d’irrégularités puissent se qualifier même au titre de processus, ou institution, démocratique.
[34] Le Ministre répond que des élections constituent un processus démocratique ou une institution démocratique même en présence d’irrégularités ou de corruption, sinon il ne pourrait y avoir de subversion. Il ajoute que la quête d’un « standard canadien »
en matière de démocratie n’est pas un critère d’analyse, car les gestes posés sont universellement reconnus comme illicites et à des fins illégitimes.
[35] La Cour est convaincue que ce second argument de M. Almerean ne peut réussir. En effet, et tel que discuté lors de l’audience, il serait circulaire pour le moins de considérer que des élections truffées d’irrégularités et au cours desquels certains acteurs usent des moyens illicites ne puissent se qualifier au titre d’une institution démocratique tel que prévu à la Loi. Le fait qu’il y ait de la subversion en viendrait à nier la possibilité de reconnaitre justement la subversion, ce qui est antinomique. En l’instance, l’institution démocratique est le processus électoral, ce qui inclut les périodes préélectorales et postélectorales, tel que l’a souligné la SI. La quête d’un standard canadien en matière de démocratie, et d’élections en particulier, n’est pas un critère d’analyse.
(3) Cadre d’analyse approprié
a) Intention du NCP, comme parti politique, à commettre les actes reprochés
[36] Sur ce troisième point, M. Almerean soumet que la logique de l’alinéa 34(1)f) de le Loi est de rendre responsable les membres d’une organisation quant à ses politiques officielles ou ses objectifs avoués puisqu’en étant membre, il chercherait à participer à ces politiques et objectifs. Ainsi, selon M. Almerean, il est présumé que le membre et son organisation partagent une intention commune de commettre l’acte reproché. S’appuyant sur le cadre d’analyse établi en lien avec le paragraphe 34(1)c) de la Loi, M. Almerean ajoute qu’il est primordial qu’il y ait une intention commune pour chacun des alinéas de 34(1) incluant la subversion (citant Oremade).
[37] Aux paragraphes 34 à 36 de son mémoire, M. Almerean réfère en effet au contexte de l’alinéa 34(1)c) et aux affaires MN c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 796 [MN] et Foisal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 404 [Foisal] concernant la participation à des activités terroristes pour affirmer que les tribunaux ont élaboré les critères à être rencontrés par le Ministre pour qu’il puisse s’acquitter de son fardeau afin de démontrer l’intention de l’organisation ainsi que l’intention spécifique d’un membre. M.
Almerean ajoute qu’il faut distinguer les intentions de l’organisation et des actions de certains de ses membres.
[38] Ainsi, au paragraphe 37 de son mémoire, M. Almerean soumet que le Ministre devait démontrer que le NCP avait l’intention de commettre des actes qui sont considérés comme des actes de subversion. À cet effet, la SI devait analyser les circonstances des actes reprochés, la structure interne du NCP, le degré de contrôle entre les dirigeants et les membres, la connaissance des éléments reprochés par l’organisation et le fait que la direction ait approuvé ou dénoncé les actes reprochés. Or, selon M. Almerean, aucune analyse n’est faite à ce niveau.
[39] M. Almerean ajoute aux paragraphes 38 à 42 de son mémoire que la très grande majorité des extraits de la preuve objective cités dans la Décision ne font pas référence au parti comme étant l’auteur ou le responsable des exactions relatées et que lorsque le parti est mentionné dans la Décision comme étant l’auteur, la SI cite la preuve de façon inadéquate. Selon lui, la preuve ne démontrait conséquemment pas que le parti NCP était impliqué dans les actes reprochés, et il n’y a aucune preuve ou référence à la structure du parti, au contrôle entre les dirigeants du parti et leurs candidats, etc. Ainsi, M. Almerean fait valoir que la preuve n’appuyait pas la démonstration d’une intention criminelle de la part du parti.
[40] Enfin, aux paragraphes 43 à 45 de son mémoire, M. Almerean soumet que la SI doit, dans son analyse de l’intention coupable, considérer qu’il s’agit d’un parti politique important qui compte des milliers de membres (citant X (Re), 2021 CanLII 152784 (CA CISR); X c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2022 CanLII 134801 (CA CISR)). De plus, selon lui, une analyse des circonstances particulières aurait dû intégrer cet élément, ainsi que la taille et la nature de l’organisation, afin d’évaluer si les actes rapportés sont imputables à la direction du parti. Il ajoute qu’il faut également distinguer entre le parti et le gouvernement incluant ses institutions comme la police et l’armée (citant à titre d’exemple Udezi-nwokolo). M. Almerean conclut en affirmant qu’il n’y a aucune preuve que le NCP, comme parti, a eu l’intention d’agir pour commettre des actes de subversion.
[41] En réponse aux paragraphes 34 à 36 du mémoire de M. Almerean dans lesquels il cite les affaires MN et Foisal à l’appui de sa prétention que le tribunal administratif doit conclure que l’intention de l’organisation était de se livrer à des actes terroristes, le Ministre rappelle que ces arrêts traitent de terrorisme et de l’application de la définition de Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l'Immigration), 2002 CSC 1, et que ce ne sont pas des arrêts qui traitent de subversion selon l’alinéa 34(1)b.1) de la Loi.
[42] En l’espèce, le Ministre fait valoir que la SI a conclu que les déclarations du chef du NCP démontrent l’intention du parti de subvertir les scrutins de 2010 et 2015 (citant le paragraphe 42 de la Décision). Selon le Ministre, contrairement à la situation alléguée dans MN et Foisal, museler l’opposition, les militants, les observateurs et la presse durant une élection n’est pas une intention ou un objectif légitime – l’intention du NCP et d’Al-Bashir était claire, faire tout en son pouvoir pour rester au pouvoir en usant des moyens illégitimes et illicites.
[43] En réponse aux paragraphes 37 à 42 du mémoire de M. Almerean dans lesquels il reproche à la SI de ne pas avoir indiqué si c’était le parti politique NCP, les autorités, le gouvernement ou la police secrète d’Al-Bashir, le NISS, qui étaient responsables des actes, le Ministre soumet essentiellement qu’Al-Bashir et le NCP contrôlaient l’appareil de l’État. Al-Bashir et le NCP qu’il dirige appelaient à l’utilisation de moyens illégitimes et illicites pour gagner les deux élections. Le Ministre ajoute que seul l’État peut procéder à des arrestations et détenir des personnes dans des établissements de détention. Ainsi, selon le Ministre, une étude de l’organigramme du parti, ou de savoir qui précisément au sein de l’appareil gouvernemental a pris une décision, n’aurait été d’aucun secours pour M. Almerean.
[44] En réponse au paragraphe 43 du mémoire de M. Almerean qui évoque un jugement de la SI lié aux déclarations de l’ancienne première dame du Nigéria et les actes de subversion du Parti démocratique populaire du Nigéria, le Ministre réfère aux paragraphes 30 et 31 de la décision X (Re), 2021 CanLII 152789 rendue par la SI le 16 septembre 2021 qui constate que la corruption électorale venait du sommet de la pyramide du NCP, savoir le président Al-Bashir lui-même.
[45] Enfin, en réponse au paragraphe 45 du mémoire de M. Almerean, le Ministre souligne la preuve abondante démontrant que les dirigeants du NCP ont fomenté, promu et encouragé les actes de subversion envers le processus électoral. Il souligne qu’il ne s’agit pas d’une manœuvre isolée inspirée et fomentée par des édiles locaux.
[46] D’abord, contrairement à ce que soutient M. Almerean, la Cour est convaincue que la SI a examiné l’intention du NCP de se livrer à de la subversion. En effet, au paragraphe 42 de sa Décision, traitant des élections nationales de 2010, la SI conclut que les violations électorales commises par le NCP constituent de la subversion contre une institution démocratique. La SI indique ensuite que les déclarations d’Al-Bashir démontrent l’intention de se livrer à ces actes de violation et que la preuve objective appuie clairement l’implication directe du NCP dans les actes de subversion contre une institution démocratique. Cette conclusion suivait une analyse de la preuve objective par la SI, notamment au paragraphe 35 de sa Décision portant spécifiquement sur les déclarations d’Al-Bashir dans les semaines précédant les élections.
[47] De même, au paragraphe 45 de sa Décision, traitant des élections nationales de 2015, la SI détermine que les actes du NISS, commis au profit du régime d’Al-Bashir, démontrent l’intention du chef du NCP d’utiliser tous les moyens pour maintenir son pouvoir sur le pays. La SI conclut ainsi que la preuve objective démontre qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le NCP s’est livré à la subversion contre une institution démocratique, c’est-à-dire les élections nationales, ce qui a empêché des élections libres et justes. La SI ajoute que le fait qu’il n’y ait pas de preuve d’ingérence électorale dans la circonscription de M. Almerean n’est pas pertinent à sa conclusion sur l’implication du parti.
[48] En l’espèce, M. Almerean ne soulève aucune erreur de la part de la SI autre que d’alléguer l’absence de preuve à l’effet que le NCP, comme parti, ait eu l’intention d’agir pour commettre des actes de subversion. Les extraits de la preuve objective mentionnés par la SI dans sa Décision font explicitement référence au NCP, à Al-Bashir et/ou au NISS. La preuve documentaire appuie ainsi la conclusion de la SI.
[49] D’ailleurs, sachant que le NCP a été élu majoritaire en 2010 et qu’il était au pouvoir en 2015, il va de soi qu’une mention du gouvernement fasse inévitablement référence au NCP. De même, tel que souligné par le Ministre, Al-Bashir et le NCP contrôlaient l’appareil de l’État : il est donc évident que les gestes accomplis par le NISS étaient nécessairement effectués au bénéfice d’Al-Bashir et du NCP.
[50] La Cour souligne enfin qu’il ne lui appartient pas d’apprécier la preuve à nouveau dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov aux para 99, 125).
b) Intention de M. Almerean
[51] S’appuyant à nouveau sur le cadre d’analyse développé sous le paragraphe 34(1)c) de la Loi, M. Almerean fait valoir qu’il n’a jamais été allégué qu’il a été personnellement impliqué dans les actes de subversion ou même qu’il était au courant de la situation, et que la SI ne pouvait donc pas conclure à son interdiction de territoire. M. Almerean ajoute qu’il n’y a aucune preuve ou allégation que des incidents de subversion aient eu lieu dans sa circonscription, et que seule son appartenance au parti politique le lie à cette interdiction de territoire.
[52] M. Almerean réitère qu’il n’y a aucune preuve que le NCP, comme parti, a eu l’intention d’agir pour commettre des actes de subversion et que le fait que lui-même n’ait pas eu connaissance des actes illicites et qu’on ne lui ait jamais demandé d’agir de façon illégale dans sa circonscription démontre qu’il n’y avait pas de directives du parti quant à des actions criminelles à prendre dans le cadre électoral. M. Almerean fait valoir que la preuve révélait au contraire qu’il voulait participer au dialogue national, améliorer le sort de sa communauté, des minorités au Soudan et que c’est ce qui a motivé son entrée politique. Il soutient que son désir était clairement de participer à un processus démocratique et que c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a été congédié du parti en 2018. Ainsi, M. Almerean soumet qu’on ne saurait lui reprocher les actes commis par des membres du gouvernement.
[53] Le Ministre répond qu’il ne fait aucun doute que M. Almerean était membre du NCP et qu’il a représenté le parti au Parlement soudanais. Le Ministre souligne que le constat qu’une personne est membre d’une organisation suffit pour entraîner l’application de l’alinéa 34(1)f) et qu’il n’est point besoin de démontrer que la personne visée a participé ou autrement contribué aux activités subversives de l’organisation, en l’occurrence le NCP (Tsegay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1263 au para 22).
[54] En l’espèce, le Ministre souligne qu’il est acquis que M. Almerean était membre du NCP de 2014 jusqu’à son expulsion du parti le 19 août 2018 et que ceci n’est pas en litige (référant aux paragraphes 9 et 10 de la Décision). Le Ministre fait valoir, comme indiqué au paragraphe 30 de la Décision, que le facteur temps, à savoir le moment où M. Almerean était membre du NCP, n’est pas un facteur pertinent dans cette analyse.
[55] Compte tenu de la jurisprudence sur la question, la Cour est convaincue que la SI a raisonnablement conclu qu’il n’est pas pertinent d’établir si M. Almerean était ou non personnellement impliqué dans les actes reprochés aux fins de la détermination sous les alinéas 34(1)f) et 34(1)b.1). En effet, tel que l’a notamment mentionné M. le juge Denis Gascon dans Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Ukhueduan, 2023 CF 189 au paragraphe 23, « l’aveu d’une personne quant à son appartenance à une organisation suffit pour satisfaire aux exigences en la matière aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la [Loi], ‘peu importe la nature, la fréquence, la durée ou le degré d’implication’ »
(citant Foisal au para 11; voir aussi Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 397 au para 31 [Khan]). Lorsque l’appartenance est établie ou admise, elle l’est à toutes fins (citant Al Ayoubi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 385 aux para 24-25; Khan au para 31).
[56] Ainsi, et tel que l’a souligné la SI au paragraphe 30 de sa Décision, la question visant à déterminer si l'organisation s'est livrée à des actes de subversion contre une institution démocratique est indépendante de la période durant laquelle M. Almerean était membre du NCP puisqu’il n'y a pas de composante temporelle dans cette détermination (Gebreab au para 23). À titre d’exception, la composante temporelle serait considérée par exemple si l’appartenance à l’organisation survenait après que ladite organisation se soit transformée de façon radicale, par exemple en un parti politique légitime et après qu’elle ait explicitement renoncé à toute forme de violence (Muhemba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1207 au para 25 citant Karakachian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 948 au para 48).
[57] Or, en l’espèce, il n’est pas contesté que M. Almerean était bien membre de l’organisation lors des élections nationales de 2010 et de 2015 et rien n’indique que l’exception précitée ait pu trouver application. La SI a raisonnablement conclu que l’intention de ce dernier ou le degré d’implication de ce dernier n’est pas pertinent.
[58] Ainsi, la Cour est convaincue que la SI a raisonnablement conclu qu’elle n’avait pas à considérer l’intention de M. Almerean spécifiquement.
IV. Conclusion
[59] M. Almerean n’a pas convaincu la Cour que la SI a omis de considérer les critères établis par la jurisprudence pour conclure à son interdiction de territoire selon les alinéas 34(1)b.1) et 34(1)f)de la Loi. La SI a utilisé le cadre d’analyse approprié et, vu la preuve au dossier, elle a raisonnablement conclu que le Ministre avait rencontré son fardeau d’établir qu’il y a des motifs raisonnables de croire que M. Almerean était membre du NCP et que cette organisation s’est livrée à la subversion contre une institution démocratique, soit les élections nationales au Soudan en 2010 et 2015. La SI a donc raisonnablement conclu à l’interdiction de territoire de M. Almerean. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.
[60] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et la Cour convient qu’aucune ne se pose dans les circonstances.
JUGEMENT au dossier IMM-11929-23
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y a aucune question à certifier.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Martine St-Louis »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-11929-23 |
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INTITULÉ :
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ALI ALMEREAN ALDAW ALSHEIKH ALTAYEB c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
SHERBROOKE (QUÉBEC) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 4 NOVEMBRE 2024 |
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JUGEMENT ET motifs : |
LA JUGE ST-LOUIS |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 24 janvier 2025 |
|
COMPARUTIONS :
Me Stéphanie Valois |
Pour le demandeur |
Me Daniel Latulippe |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Stéphanie Valois Montréal (Québec) |
Pour le demandeur |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour le défendeur |