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Date : 20250123


Dossier : IMM-15490-23

Référence : 2025 CF 142

Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2025

En présence de l’honorable madame la juge Saint-Fleur

ENTRE :

CRISTIAN SANTIAGO SALINAS JASSO

Partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Cristian Santiago Salinas Jasso [M. Salinas Jasso ou demandeur], est citoyen du Mexique. Il a obtenu l’autorisation de se pourvoir en contrôle judiciaire d’une décision datée du 7 novembre 2023 de la Section d’appel des réfugiés [SAR] qui a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR]. La SPR a conclu que le demandeur dispose d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] dans les villes de Campeche et de Mérida, au Mexique, et qu’il n’a donc ni qualité de réfugié au sens de la Convention, ni qualité de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La SAR a jugé que la SPR a correctement conclu que le demandeur dispose d’une PRI viable à Mérida.

[2] M. Salinas Jasso avance que la décision de la SAR ne satisfait pas les critères d’une décision raisonnable. Le demandeur demande que la Cour renvoie l’affaire devant un autre commissaire de la SAR en vue d’obtenir une nouvelle décision.

[3] Au soutien de sa demande de contrôle judiciaire, M. Salinas Jasso argumente que la décision de la SAR est déraisonnable puisque la PRI proposée n’est pas viable.

[4] Le Procureur général du Canada [PGC], agissant pour le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, soutient qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure que le demandeur peut bénéficier d’une PRI dans la ville de Mérida, que les arguments du demandeur ne démontrent pas que la SAR a rendu une décision déraisonnable et que l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

[5] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

II. Faits

[6] Le demandeur, un citoyen du Mexique, allègue craindre d’être tué par le Cartel de Jalisco Nueva Generacion [CJNG ou Cartel] en raison de son refus de travailler avec lui. Selon les allégations qui se retrouvent dans son formulaire « Fondement de la demande d’asile » [FDA], le demandeur explique que le 20 septembre 2021, alors qu’il travaillait à l’entrée de l’aéroport Morelia International dans l’État du Michoacán, des membres du CJNG ont approché le demandeur et lui ont demandé de travailler pour le Cartel. Il dit n’avoir ni accepté ni refusé de travailler pour le Cartel. Lors du même événement, le demandeur dit qu’il a été témoin du meurtre de son collègue par les membres du Cartel pour avoir refusé la même demande de collaboration avec le CJNG. Le même jour, le demandeur a quitté sa maison située à 10 minutes de l’aéroport et il est parti se cacher chez son oncle à Morelia à environ 30 minutes de chez lui. Toujours le même jour, le demandeur a obtenu une autorisation de voyage électronique pour venir au Canada.

[7] Le 25 novembre 2021, le demandeur a quitté le Mexique pour le Canada, où il a présenté une demande d’asile en décembre 2021.

III. Question préliminaire

[8] La Cour est d’accord pour modifier l’intitulé de la présente affaire et désigner le « Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration » comme défendeur, conformément à la Règle 76(a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. En vertu de l’article 4(1) de la LIPR et de la Règle 5(2)(b) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est le défendeur dans les demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre des décisions de la SAR.

[9] L’intitulé de la cause sera modifié en conséquence dans le présent jugement et motifs.

IV. Question en litige et norme de contrôle

[10] Il y a une question en litige :

[11] Je suis d’accord avec les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[12] La Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable s’applique pour le contrôle judiciaire d’une décision administrative (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 25, 33, 53 [Vavilov]). Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions n’est applicable dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[13] Une cour qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif. Elle ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème (Vavilov au para 83).

[14] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Vavilov au para 125, citant Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au para 55).

[15] M. Salinas Jasso a le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable de la décision. À cet effet, il doit convaincre la Cour que la décision souffre « de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100).

V. Analyse

[16] Afin d’établir si une PRI viable existe, la SAR doit prendre en considération le critère à deux volets élaborés dans les décisions Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1992] 1 CF 706 à la page 711 et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1994] 1 CF 589 [Thirunavukkarasu] :

  1. la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelant ne sera pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution dans la partie du pays où il existe, selon elle, une PRI, en l’occurrence dans la ville de Mérida (Thirunavukkarasu à la p 595); et

  2. les conditions dans la partie du pays où il est estimé qu’il existe une PRI doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui lui sont particulières, d’y chercher refuge (Thirunavukkarasu à la p 597)

A. Premier volet : l’analyse de la SAR est raisonnable quant à la détermination que les agents de persécution n’ont pas la motivation de rechercher le demandeur dans la PRI proposée

[17] L’évaluation du risque consiste à déterminer si les agents de persécution ont à la fois les « moyens » et la « motivation » de causer un préjudice au demandeur d’asile dans la PRI proposée (voir Chatrath v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 958 au para 20 [Chatrath], citant Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 996 au para 8). Cette évaluation est une analyse prospective et est considérée du point de vue des agents de persécution, et non du point de vue du demandeur (voir Vartia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1426 au para 29, citant Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 81 au para 21 et Aragon Caicedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 FC 485 au para 12). Il incombe donc au demandeur de présenter des preuves ou des faits suffisants pour s’acquitter du fardeau de la preuve et démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les agents de persécution ont les moyens et la motivation nécessaires pour les localiser dans la PRI proposée (voir Chatrath au para 20).

[18] Dans ses arguments relativement au premier volet, le demandeur soutient qu’il sera persécuté à Mérida et Campeche compte tenu des modes opératoires des cartels au Mexique qui ont les moyens de le retrouver partout au Mexique. Il fait valoir qu’en vertu de la preuve documentaire, le CJNG a les moyens de le retrouver partout au Mexique et que le CJNG est actif dans l’ensemble du pays. Il reproche à la SAR de ne pas avoir tenu compte de cette preuve et de n’y avoir pas accordé suffisamment d’importance.

[19] Le demandeur fait également valoir que les agents de persécutions ont une réelle motivation de le rechercher. Il soutient qu’il est coutume au Mexique que les agents du CJNG s’en prennent à quelqu’un sans motif valable et le menace juste pour servir d’exemple. Pour lui, le fait qu’il ait dénoncé le cartel auprès des autorités à titre de témoin du meurtre de son collègue le motiverait d’autant plus à le rechercher.

[20] Le défendeur soutient pour sa part que la SAR n’a commis aucune erreur dans son analyse du premier volet de la PRI et que le demandeur n’a pas présenté des arguments qui démontrent que les motifs sont déraisonnables à cet égard. Selon ses prétentions, la SAR est présumée avoir considéré le contenu du cartable national de documentation sur le Mexique en preuve au dossier. Il souligne qu’un demandeur ne peut uniquement s’en remettre à la preuve documentaire généralisée, sans démontrer qu’elle est personnalisée.

[21] Le défendeur fait également valoir qu’il était loisible pour la SAR de conclure que les agents du CJNG n’ont pas la motivation de le traquer jusque dans la ville proposée comme PRI. Il s’agirait d’une décision purement factuelle. Pour le défendeur, les faits de cette affaire ne démontrent aucunement que la CJNG a la motivation, ce qui est déterminant pour le premier volet de l’analyse de la PRI.

[22] J’estime pour les motifs qui suivent que la décision de la SAR relativement au premier volet de la PRI est raisonnable et que son raisonnement est intelligible, transparent et justifié à la lumière du dossier dont elle disposait (Vavilov aux para 15, 98).

[23] Je suis d’accord avec le défendeur que la SAR est présumée avoir pris connaissance de l’ensemble de la preuve au dossier. En l’occurrence le demandeur ne peut s’en remettre à la preuve documentaire sur les conditions de pays sans expliquer comment cette information s’applique à sa propre situation. Il ne saurait suffire de référer à la preuve documentaire sans démontrer en quoi elle s’applique aux faits de sa propre affaire. La SAR a justement pris en considération les particularités de la présente affaire, y compris du témoignage du demandeur pour conclure que l’analyse de la SPR quant au premier volet de la PRI était correcte.

[24] La SAR jugé que les faits au dossier ne démontrent pas que le CJGN a la motivation de rechercher l’appelant à Mérida, ce qui est déterminant pour le premier volet de l’analyse de la PRI. Depuis que le CJNG a sollicité le demandeur afin qu’il travaille pour le cartel en septembre 2021, le demandeur n’a eu aucune autre interaction avec le CJNG. Il n’y a notamment pas eu d’interaction lorsque le demandeur s’est réfugié à Morelia chez un oncle qui habitait à 30 minutes de chez lui. Il n’y a pas eu d’interaction jusqu’à son départ pour le Canada, et ce, malgré le fait que l’appelant ait été témoin de l’assassinat d’un collègue.

[25] Dans son examen, la SAR a tenu compte du fait que M. Salinas Jasso ne travaille plus à l’aéroport alors que cet emploi est le motif de la tentative de recrutement de la part du CJNG. Le fait que des membres du CJNG aient essayé de recruter d’anciens collègues ne saurait en soi signifier que le groupe a la motivation de poursuivre le demandeur à Mérida pour le soumettre à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, puisque le demandeur ne travaille plus à l’aéroport depuis 2021.

[26] La SAR a également pris en compte le témoignage du demandeur selon lequel les membres de sa famille qui continuent de vivre dans sa ville natale de Morelia, où s’est produit l’unique incident de septembre 2021 et où le CJNG a tenté de le recruter, n’ont pas reçu de visites ni de menaces.

[27] Après avoir conduit sa propre analyse, la SAR a conclu qu’en raison de son omission non expliquée dans son FDA, le demandeur n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, son allégation voulant que les agents du préjudice aient parcouru son quartier le 20 septembre 2021 à sa recherche.

[28] La SAR n’a pas remis en question la crédibilité de l’allégation du demandeur voulant qu’il ait témoigné du meurtre de son collègue, mais a estimé qu’elle ne compense pas l’absence d’éléments de preuve crédibles au dossier pour établir que le CJNG l’a recherché depuis la date de cet unique incident en septembre 2021, de sorte qu’il ne s’est pas acquitté du fardeau de démontrer un intérêt continu de la part du cartel envers lui. Considérant ce qui précède, il était raisonnable pour la SAR d’en arriver à cette conclusion.

[29] Dans son analyse, la SAR a tenu compte de l’ensemble de la preuve qui avait été soumise à la SPR et a raisonnablement conclu que le demandeur n’a pas démontré qu’il existe un risque sérieux de persécution ou qu’il risque d’être exposé à un risque de torture, de menace à sa vie ou de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait se réinstaller dans la ville proposée comme PRI, Mérida.

[30] Le fardeau du demandeur n’est pas d’essayer de convaincre la Cour qu’elle devrait avoir une opinion différente de celle de la SAR, mais de démontrer que la décision était déraisonnable. Il ne s’est pas déchargé de ce fardeau. Dans les circonstances, la Cour ne peut donc pas intervenir.

B. Deuxième volet : l’analyse de la SAR est raisonnable quant à la détermination que les conditions à Mérida font de cette ville une PRI viable

[31] Quant au deuxième volet de l’analyse de la PRI, le demandeur réitère que la conclusion de la SAR n’est pas raisonnable étant donné la preuve documentaire qui rapporte que les agents du CNJG sont toujours présents partout au Mexique et qu’il serait en mesure de menacer sa vie et sa sécurité.

[32] La SAR a évalué la question de savoir si la relocalisation du demandeur à Mérida serait déraisonnable. Pour ce faire, la SAR a tenu compte de son historique d’emploi et de son niveau d’éducation et elle a jugé que la SPR a eu raison de conclure que la PRI dans la ville de Mérida était raisonnable. Devant la SAR, le demandeur n’a formulé aucune observation au sujet de cette conclusion. Le demandeur n’a pas démontré que la décision de la SAR à l’égard du deuxième volet de la PRI est déraisonnable.

VI. Conclusion

[33] La décision de la SAR est raisonnable. La SAR a effectué une évaluation raisonnable de l’existence d’une PRI viable dans la ville de Mérida, au Mexique.

[34] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[35] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et je conviens qu’aucune ne se pose dans les circonstances.


JUGEMENT dans IMM-15490-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« L. Saint-Fleur »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-15490-23

INTITULÉ :

CRISTIAN SANTIAGO SALINAS JASSO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JANVIER 2025

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SAINT-FLEUR

DATE DES MOTIFS :

LE 23 JANVIER 2025

COMPARUTIONS :

Eric Joel Kammeni Kouejou

Pour lA PARTIE demandeRESSE

Larissa Foucault

Pour lA PARTIE défendeRESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Eric Joel Kammeni Kouejou

Avocat

Montréal (Québec)

Pour lA PARTIE demandeRESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour lA PARTIE défendeRESSE

 

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