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Date : 20250123


Dossier : IMM-5715-23

Référence : 2025 CF 138

Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2025

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

FABRICE LIONEL NANAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Monsieur Nanan, un citoyen de la Côte d’Ivoire, demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration [SI] qui l’interdit de territoire au Canada et ordonne son renvoi. En se fondant sur les alinéas 34(1)c) et 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], la SI a déterminé qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que M. Nanan avait été membre du Congrès panafricain des jeunes patriotes [COJEP], une organisation qui s’est livrée au terrorisme durant la période qui a suivi les élections présidentielles de 2010.

[2] Je conclus que la décision de la SI est raisonnable. La SI a bien compris qu’une intention spécifique de causer la mort ou des blessures graves est un élément essentiel d’une conclusion de terrorisme. Eu égard à la preuve, la SI pouvait conclure qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le COJEP avait eu une telle intention lors des violences qui ont suivi les élections de 2010. De plus, la conclusion de la SI selon laquelle M. Nanan était membre du COJEP était raisonnablement étayée par la preuve.

[3] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I. Contexte

[4] Monsieur Nanan est arrivé au Canada en 2019 et a demandé l’asile en 2021. Il a alors indiqué avoir été membre de la Coordination des Jeunes de San Pédro [la Coordination], elle-même affiliée au COJEP, un mouvement de jeunes dirigé par M. Charles Blé Goudé. Dans son formulaire de demande d’asile puis à son audience devant la SI, M. Nanan a expliqué que le COJEP était lié à M. Laurent Gbagbo, qui a été président de la Côte d’Ivoire de 2000 à 2011. Il a également précisé qu’il était le neveu de l’épouse du président Gbagbo.

[5] Pour la bonne intelligence de ce qui suit, il est utile de fournir quelques éléments du contexte politique de la Côte d’Ivoire dans les années 2000 à 2011, puis de résumer la preuve concernant l’implication de M. Nanan au sein du COJEP.

A. Les événements de 2004 à 2011 en Côte d’Ivoire

[6] Au début des années 2000, la Côte d’Ivoire était divisée par un conflit qui opposait le sud, essentiellement chrétien, dont est issu le président Gbagbo, au nord, essentiellement musulman. Ce conflit a donné lieu à des efforts internationaux de maintien de la paix, notamment le déploiement de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire [ONUCI] et de l’Opération Licorne menée par la France. Le mouvement du président Gbagbo voyait ces déploiements d’un mauvais œil. C’est dans ce contexte que M. Blé Goudé, le leader du COJEP, a appelé les jeunes à descendre dans les rues contre ce qu’il percevait comme une occupation étrangère. En novembre 2004, la situation s’est envenimée lorsque des membres du COJEP ont attaqué plusieurs établissements liés aux forces de maintien de la paix de même que des bureaux de partis et de journaux d’opposition. Cette flambée de violence a donné lieu à plusieurs pertes de vie ainsi qu’à l’évacuation de nombreux ressortissants étrangers.

[7] En janvier 2006, les violences ont repris avec l’arrivée du terme du mandat constitutionnel de l’Assemblée nationale. Des mobilisations ont ciblé l’ONUCI et des organisations humanitaires, et des barricades ont été érigées dans plusieurs villes du sud de la Côte d’Ivoire. La preuve documentaire présentée par le ministre n’identifie cependant pas d’actes de violence meurtrière qui soient attribuables au COJEP pour cette période.

[8] Des élections présidentielles ont été tenues en octobre 2010. La commission électorale a annoncé la victoire du candidat Alassane Ouattara, associé au nord de la Côte d’Ivoire, qui a été confirmée par des observateurs étrangers. Le président Gbagbo a néanmoins refusé de concéder la victoire. Dès décembre 2010, les partisans du président Gbagbo ont entrepris une campagne de violence destinée à maintenir celui-ci au pouvoir, au cours de laquelle plus de 3 000 personnes ont été tuées. Des actes de torture, des disparitions forcées, des viols et des viols collectifs ont également été recensés par divers médias et organisations internationales. Au sud, les violences ont ciblé les quartiers pro-Ouattara, et plus généralement les immigrants ouest-africains et les Ivoiriens du Nord.

B. L’implication de M. Nanan au sein du COJEP

[9] Dans son témoignage, M. Nanan a décrit son travail à la Coordination comme un travail de mobilisation en soutien au président Gbagbo. Dans son formulaire de demande d’asile, il a indiqué avoir été militant pour la Coordination de 2009 à 2019, et mentionné être, « suite aux élections mouvementées de 2010 […] un des sympathisants actifs du mouvement politique COJEP ». Il a également expliqué qu’il organisait des « manifestations attractives » et qu’il recevait des fonds pour mener des activités qui incitaient la population à voter pour le président Gbagbo. Il ajoute que la Coordination ne passait pas « inaperçue » dans la ville de San Pédro.

[10] Durant son audience devant la SI, M. Nanan a encore admis avoir été le coordonnateur de la Coordination et un sympathisant du COJEP de 2009 à 2019. Il a expliqué que durant les élections présidentielles de 2010, la Coordination a été sollicitée et financée par le COJEP pour augmenter sa visibilité en organisant des activités sportives et culturelles auprès des jeunes. Monsieur Nanan a aussi précisé avoir organisé des défilés politiques dans les rues de San Pédro.

C. La décision de la SI

[11] La SI a déterminé qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le COJEP s’était livré au terrorisme durant la période postélectorale de 2010 à 2011, et que M. Nanan en avait été membre. Elle l’a donc déclaré interdit de territoire au Canada et a prononcé une mesure d’expulsion contre lui.

[12] La SI a d’abord déterminé que M. Nanan avait été membre du COJEP au sens de l’alinéa 34(1)f) de la Loi. S’appuyant sur le témoignage de M. Nanan, elle a conclu que la Coordination et le COJEP étaient dans les faits une seule et même organisation. Elle a ensuite procédé à l’analyse des facteurs d’appartenance dégagés dans la décision B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146 [B074], et a conclu que les activités de propagande électorale de M. Nanan, son soutien significatif et actif envers les objectifs politiques du COJEP et les dix ans de son engagement constituaient des motifs raisonnables de croire qu’il avait été un membre du COJEP.

[13] La SI s’est ensuite tournée vers la nature des actes perpétrés par le COJEP. Elle a conclu que la preuve ne permettait pas de conclure que le COJEP s’était livré au terrorisme en 2004 et en 2006. Quant à la période post-électorale de 2010-2011, cependant, elle a déterminé que la preuve documentaire démontrait que le COJEP s’était livré au terrorisme puisqu’il avait consciemment participé à de graves actes de violence contre la population civile, lesquels étaient destinés à contester la victoire électorale du président Ouattara. Le leader du COJEP, M. Blé Goudé, avait lancé des appels à la violence contre les « étrangers », et des membres du COJEP lui ont emboîté le pas en érigeant des barrages qui ont facilité la perpétration de crimes violents et en s’introduisant dans les domiciles de sympathisants pro-Ouattara pour les attaquer. La SI a estimé que l’acquittement de MM. Gbagbo et Blé Goudé par la Cour pénale internationale pour crime contre l’humanité n’était pas déterminant puisqu’elle tranchait une question juridique différente.

II. Analyse

[14] Je rejette la demande de M. Nanan, car la décision de la SI est raisonnable. Pour en faire la démonstration, j’examinerai tour à tour la question de savoir si le COJEP s’est livré au terrorisme, puis celle de savoir si M. Nanan a été membre du COJEP.

A. Le COJEP est-il une organisation qui s’est livrée au terrorisme?

[15] La première étape de l’analyse consiste à examiner si, selon l’alinéa 34(1)c) de la Loi, le COJEP s’est livré au terrorisme. Pour les raisons qui suivent, je conclus qu’il était raisonnable pour la SI de décider que lors de la période postélectorale de 2010-2011, le COJEP a commis des actes terroristes en s’attaquant à des civils pour contester l’élection du président Ouattara.

(1) Principes juridiques

[16] Qu’est-ce que le terrorisme? Dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3, la Cour suprême du Canada a noté que le terrorisme n’est défini nulle part dans la Loi et qu’il n’existe pas de définition unique de ce concept en droit international. Au paragraphe 98 de son arrêt, la Cour a néanmoins statué que la définition suivante circonscrivait suffisamment des gestes que la communauté internationale considérait généralement comme des actes terroristes :

[un] acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.

[17] Bien que la Cour suprême n’ait pas cherché à donner une définition exhaustive du terrorisme, notre Cour et la SI se sont régulièrement fondées sur cet extrait de l’arrêt Suresh afin de déterminer qu’une organisation s’est livrée au terrorisme. En pratique, cet extrait constitue une définition opérationnelle non exhaustive du terrorisme.

[18] À l’occasion, notre Cour et la SI ont aussi eu recours à la définition d’ « activité terroriste » qui figure à l’article 83.01 du Code criminel afin de préciser le sens du concept de terrorisme à l’alinéa 34(1)c) de la Loi. Dans la décision Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080, [2019] 3 RCF 3 [Rana], cependant, mon collègue le juge John Norris met en garde contre l’utilisation de l’article 83.01 à cette fin. Il souligne que ce concept d’ « activité terroriste » ne constitue pas, à lui seul, la définition d’une infraction criminelle et qu’il a une portée plus large que la définition proposée dans l’arrêt Suresh. Cela dit, la différence entre la définition de l’arrêt Suresh et celle de l’article 83.01 n’a aucune incidence dans le présent dossier. Je n’en dirai donc pas davantage à ce sujet.

[19] Que l’on envisage la chose sous l’angle de l’arrêt Suresh ou de l’article 83.01, il y a consensus pour affirmer que la preuve d’une intention spécifique de tuer ou de blesser grièvement est un élément essentiel de la définition du terrorisme : voir, par exemple, Talukder v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2024 FC 1489 [Talukder]; Rana, au paragraphe 66. En droit criminel, l’intention spécifique exige « un élément moral plus élevé », qui requiert « une intention de faire survenir certaines conséquences étrangères à l’actus reus » : R c Tatton, 2015 CSC 33 aux paragraphes 28 et 35, [2015] 2 RCS 574. L’état mental requis va au-delà du « fait de savoir que [certaines] conséquences sont probables ou de faire preuve d’une insouciance ou d’un aveuglement volontaire à l’égard des conséquences d’une conduite, même violente » : Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 311 au paragraphe 12 [Chowdhury].

[20] Dans la décision Béké c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1489 au paragraphe 29, mon collègue le juge Yvan Roy explique comment cette exigence d’intention spécifique s’applique dans le contexte de l’alinéa 34(1)c) de la Loi :

[…] c’est l’intention spécifique de tuer ou de blesser grièvement qui peut rendre un acte de nature terroriste, dans la mesure où l’acte vise à intimider une population, ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à faire ou ne pas faire quelque chose. Mais avant d’en arriver au but de l’action qui est l’intimidation ou la contrainte, encore faut-il que l’acte reproché soit destiné (en anglais « intended ») à tuer ou blesser grièvement.

[21] Le juge Roy poursuit en soulignant que pour démontrer l’intention spécifique de tuer ou de blesser grièvement, il ne suffit pas de démontrer une intention générale d’avoir recours à la violence :

Tout acte de violence n’est pas un acte de terrorisme, pas plus d’ailleurs que tout acte destiné à tuer ou causer des blessures graves ne le sera sans que le but visé soit l’intimidation ou la contrainte. Il faut les deux : un acte destiné à tuer ou blesser grièvement et que cet acte vise un but d’intimidation de la population et de contrainte à l’égard d’un gouvernement ou une organisation internationale.

[22] Par ailleurs, une instance en interdiction de territoire n’est pas un procès criminel. Le fardeau de la preuve est différent. L’article 33 de la Loi précise que des motifs raisonnables de croire à l’existence d’une situation visée par l’article 34 suffisent. Ce fardeau a été décrit par la Cour suprême comme exigeant davantage « qu’un simple soupçon », mais moins que la prépondérance des probabilités : Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 au paragraphe 114, [2005] 2 RCS 100 [Mugesera]. La croyance qu’un acte terroriste a été perpétré ou le sera doit donc « posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » : Mugesera, au paragraphe 114.

[23] Lorsqu’on allègue qu’une organisation de grande envergure s’est livrée au terrorisme, l’application de ces principes peut donner lieu à des difficultés. C’est à ce sujet précis qu’à mon avis, les membres de notre Cour ont adopté des approches différentes. Je vais tenter d’exposer ma vision des choses de façon succincte. Lorsque l’on se demande si une organisation s’est livrée au terrorisme, c’est l’état mental de ses dirigeants qui est pertinente : Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404 aux paragraphes 21 et 22 [Foisal]. Il ne suffit pas de démontrer qu’un membre subalterne a eu l’intention de tuer quelqu’un.

[24] Afin de démontrer l’état mental requis, il n’est pas nécessaire de faire la preuve de déclarations publiques des dirigeants de l’organisation qui inciteraient explicitement à tuer. Il est possible de se fonder sur une preuve circonstancielle. Toutefois, les conséquences d’un acte ne sauraient à elles seules faire preuve de l’intention spécifique, à moins de tomber dans un raisonnement circulaire. Autrement dit, le fait que des personnes ont perdu la vie lors d’une manifestation ou d’un mouvement de protestation ne signifie pas que les organisateurs de l’événement avaient l’intention spécifique de causer la mort.

[25] À mon avis, afin de respecter les contraintes juridiques évoquées plus haut, le décideur doit analyser l’ensemble du contexte afin de déterminer s’il existe des motifs raisonnables de croire que les dirigeants de l’organisation en cause ont eu l’intention spécifique de causer la mort ou de blesser grièvement. Dans la décision MN c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 796 [MN], j’ai proposé quatre facteurs non exhaustifs qui peuvent s’avérer pertinents à l’égard de cette analyse :

(1) Les circonstances dans lesquelles les actes de violence causant la mort ou des lésions corporelles graves ont été commis;

(2) La structure interne de l’organisation;

(3) Le degré de contrôle exercé par la direction de l’organisation sur ses membres;

(4) La connaissance par la direction de l’organisation des actes de violence, ainsi que le fait que la direction de l’organisation ait publiquement dénoncé ou approuvé ces actes.

(2) L’intention spécifique

[26] Monsieur Nanan soutient que la SI n’a pas véritablement appliqué le critère de l’intention spécifique en concluant que le COJEP s’était livré au terrorisme en 2010 et 2011. Afin d’évaluer cette prétention, il convient de débuter en rappelant les grandes lignes de la décision de la SI à ce sujet.

[27] La SI débute son analyse en passant en revue la preuve documentaire concernant les appels à la violence lancés par M. Blé Goudé, le leader du COJEP, à partir de 2004. En particulier, elle cite un rapport de Human Rights Watch qui souligne le rôle de M. Blé Goudé dans la flambée de violence qui suit les élections de 2010 et qui affirme que

Les assassinats ciblés, les disparitions forcées, les viols à motivation politique, et la persécution des ressortissants ouest africains sur une période de trois mois démontrent une politique de violence systématique par les forces de sécurité sous le contrôle de Gbagbo et les milices qui lui sont fidèles depuis longtemps.

[28] Au paragraphe 41 de ses motifs, la SI conclut cette portion de son analyse en faisant les remarques suivantes :

De l’avis du tribunal, la preuve documentaire objective établit que le leader du COJEP, Blé Goudé, a personnellement et publiquement encouragé et incité ses militants à commettre des actes de violence. De l’avis du Tribunal, les déclarations du leader du COJEP démontrent que l’organisation incitait ses partisans à la violence et répond ainsi à l’exigence jurisprudentielle requise, à savoir l’intention spécifique de causer la mort ou des lésions corporelles graves, tel que nous le verrons ci-après.

[29] La SI poursuit en soulignant le rôle de M. Blé Goudé et du COJEP en vue de soutenir le régime du président Gbagbo. Elle souligne également que les membres du COJEP sont financés par l’État et sont protégés par les forces armées. Elle conclut qu’il existe des « liens intrinsèques » entre le régime Gbagbo et le COJEP.

[30] La SI enchaîne avec l’examen des actes de violence auxquels le COJEP a participé entre 2000 et 2011. Elle conclut que le saccage des locaux de certaines institutions et les émeutes qui ont fait plusieurs dizaines de morts en novembre 2004 ne constituent pas du terrorisme, puisque, selon un observateur averti, il s’agit d’un moment où « tout le monde a perdu les pédales ». Quant aux manifestations de janvier 2006, la SI note que la preuve ne permet pas de « conclure que le COJEP a commis des actes destinés à tuer ou blesser grièvement des civils ».

[31] La SI conclut cependant que les violences commises à la suite des élections de 2010 peuvent être qualifiées d’actes terroristes. Se fondant sur les rapports de Human Rights Watch, d’Amnistie internationale et de l’International Crisis Group, la SI relève que la violence est passée à un niveau supérieur et visait à utiliser la terreur pour maintenir le président Gbagbo au pouvoir. De plus, la SI souligne que la preuve démontre clairement l’implication des « Jeunes patriotes » ou du COJEP dans de nombreux meurtres visant des étrangers ou des partisans présumés du président Ouattara. Elle cite également les appels publics à la violence que M. Blé Goudé a lancés en février 2011, appels qui ont été suivis et qui ont donné lieu à une nouvelle série de meurtres.

[32] Au paragraphe 68 de ses motifs, la SI conclut son analyse de la manière suivante :

Le tribunal considère que la preuve documentaire objective démontre que les « Jeunes patriotes » du COJEP ont commis des actes terroristes durant la période postélectorale de 2010. Les « Jeunes patriotes », encouragés par leur leader, ont commis des actes graves visant à terroriser la population civile. Ils ont érigé de nombreux barrages dans les cités visant à contrôler et entraver la libre circulation des citoyens qui leur ont permis de commettre divers crimes, notamment des voies de faits graves, des viols et des meurtres. Ils se sont également introduits dans les domiciles de civils suspectés d’être pro-Ouattara pour y commettre des voies de fait graves, des viols et des meurtres, parfois avec la complicité des forces de sécurité. De tels actes répondent à la définition du terrorisme selon Suresh.

[33] Monsieur Nanan fonde principalement ses prétentions sur l’emploi de l’expression « incitation à la violence », notamment au paragraphe 41 des motifs de la SI, qui est reproduit plus haut. Comme je l’ai souligné dans l’affaire Foisal, au paragraphe 17, ce n’est pas toute forme d’incitation à la violence qui équivaut à une intention de causer la mort ou des blessures corporelles graves. Or, en l’espèce, la SI n’a pas confondu les notions de violence et de terrorisme. Lorsque l’on considère l’ensemble de ses motifs et que l’on prend connaissance des principaux éléments de preuve sur lesquels elle s’est fondée, il est évident qu’elle a appliqué le bon critère et qu’elle a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Blé Goudé et le COJEP avaient l’intention de causer la mort de nombreuses personnes durant cette sombre période.

[34] La preuve étaye sans l’ombre d’un doute les conclusions de la SI à cet égard. Il est clair que les violences de la période post-électorale ont fait l’objet d’un degré important de préparation et de planification. Dès janvier 2011, Human Rights Watch a affirmé que les milices soutenant le président Gbagbo, notamment les « Jeunes patriotes », commettaient des exécutions extrajudiciaires, des actes de torture et des viols. Les dirigeants de la COJEP, dont M. Blé Goudé, ne pouvaient ignorer ce qui se passait. Lorsque celui-ci a lancé un appel à ses partisans, à la fin de février 2011, l’ordre s’est immédiatement traduit par une intensification de la violence sur le terrain.

[35] Monsieur Nanan insiste sur le fait que dans ses déclarations publiques, M. Blé Goudé s’est abstenu d’appeler ses partisans à commettre des meurtres, se contentant plutôt de demander la mise en place de barrages et de mesures semblables. Il n’est cependant pas nécessaire, pour établir l’intention de causer la mort, que le leader du groupe ait explicitement appelé au meurtre. Dans le contexte de la crise post-électorale, il était raisonnable que la SI se fonde sur les déclarations publiques de M. Blé Goudé comme preuve de l’intention nécessaire, puisque celles‑ci faisaient suite à des semaines de violences meurtrières et ont, de fait, résulté en une intensification de la violence. D’ailleurs, M. Blé Goudé appelait ses partisans à « dénoncer tout étranger » qui entrerait dans leur quartier. Comment devait-on interpréter cet ordre, alors qu’au cours des semaines précédentes, les points de contrôle établis par le COJEP avaient été le théâtre de nombreux meurtres de personnes provenant des pays voisins ou de sympathisants du président Ouattara? Pour donner lieu à des motifs raisonnables de croire qu’un acte terroriste a été commis, il n’est pas nécessaire que l’appel au meurtre soit explicite.

[36] Monsieur Nanan reproche à la SI d’avoir retenu des événements survenus en décembre 2010 et janvier 2011, tout en se fondant sur des déclarations publiques postérieures de M. Blé Goudé pour établir l’intention nécessaire. Il soutient que l’intention doit précéder les actes. Or, ce moyen est dépourvu de fondement. Des meurtres ont été commis tant avant qu’après ces déclarations. Il ressort de la décision de la SI et de l’ensemble de la preuve que la campagne de violence meurtrière a débuté dès le second tour des élections et qu’elle s’est intensifiée à la suite des déclarations de M. Blé Goudé en février 2011.

(3) Le traitement différent des événements de 2004-2006 et de ceux de 2010-2011

[37] Monsieur Nanan reproche également à la SI d’avoir fait preuve d’incohérence en tirant des conclusions différentes quant aux violences de 2004-2006 et celle de 2010-2011. Selon lui, la teneur des déclarations publiques de M. Blé Goudé durant ces deux périodes est substantiellement la même : il appelle à la tenue de manifestations et de barrages.

[38] J’estime cependant que la SI n’a pas commis d’erreur révisable lorsqu’elle a apprécié la différence fondamentale entre les événements des deux périodes. Comme je l’ai souligné plus haut, l’emploi d’un certain degré de force ou de violence durant une manifestation ne fait pas à lui seul preuve d’une intention de causer la mort. Cela demeure vrai même si les participants « perdent les pédales » et que cela entraîne des pertes de vies. Un tel résultat, bien qu’il suscite l’horreur, ne suffit pas à prouver rétroactivement l’intention de l’organisation de causer la mort.

[39] Eu égard à la preuve, il était raisonnable que la SI tire des conclusions différentes quant aux événements de 2004-2006 et à ceux de 2010-2011. C’est à bon droit que la SI a établi une distinction entre des manifestations violentes qui ont débordé et une campagne organisée d’assassinats destinée à terroriser la population.

[40] C’est dans ce contexte qu’il faut évaluer les quelques extraits des déclarations de M. Blé Goudé que cite la SI. Que ce soit en 2004 ou en 2011, il incite ses partisans à recourir à la violence. Ce qui distingue les déclarations de 2011, cependant, c’est qu’elles ont été faites alors que les membres du COJEP étaient déjà engagés dans une campagne d’assassinats visant à décourager toute forme d’opposition au président Gbagbo. Par ces déclarations, M. Blé Goudé apportait sa caution à cette campagne, engageant ainsi la responsabilité de l’organisation qu’il dirigeait.

(4) L’acquittement de M. Blé Goudé par la Cour pénale internationale

[41] Monsieur Nanan soutient que la décision de la SI serait déraisonnable, parce qu’elle fait l’impasse sur l’acquittement de MM. Gbagbo et Blé Goudé par la Cour pénale internationale à l’égard des crimes contre l’humanité dont ceux-ci étaient accusés en lien avec la crise post‑électorale de 2010-2011. La SI a noté que la Cour pénale internationale a conclu qu’il n’y avait pas de preuve permettant de démontrer la responsabilité des deux hommes hors de tout doute raisonnable. Elle a affirmé que « le présent cas vise des questions juridiques différentes, soit la détermination sur la base de motifs raisonnables de croire que le COJEP s’est livré au terrorisme ».

[42] Même si la question aurait peut-être mérité un traitement plus approfondi, la décision de la SI est raisonnable. Bien que les accusations fussent différentes, je conçois que certaines questions factuelles que la SI devait trancher avaient déjà été abordées par la Cour pénale internationale. Cependant, la SI avait tout à fait raison de souligner que la norme de preuve était fondamentalement différente.

[43] En effet, lorsqu’il faut présenter une preuve hors de tout doute raisonnable, « une inférence de culpabilité tirée d’éléments de preuve circonstancielle doit être la seule inférence raisonnable qui peut être tirée de ces éléments » : R c Villaroman, 2016 CSC 33 au paragraphe 30, [2016] 1 RCS 1000. Par contre, lorsque la loi n’exige que des motifs raisonnables de croire à un état de fait, on peut s’appuyer sur une preuve circonstancielle dont il est possible de tirer plus qu’une inférence : R v Gunn, 2012 SKCA 80 au paragraphe 22. C’est le cas en l’espèce : la preuve de l’intention de M. Blé Goudé, à titre de dirigeant du COJEP, est principalement circonstancielle. Il est fort possible qu’une telle preuve ne permette pas d’obtenir une condamnation pénale, si elle peut donner lieu à plus d’une inférence quant à l’intention de M. Blé Goudé. Par contre, dans une instance en matière d’interdiction de territoire, la même preuve peut tout à fait soulever des motifs raisonnables de croire que le COJEP s’est livré au terrorisme.

[44] Monsieur Nanan n’a pas attiré l’attention de la SI ni celle de la Cour sur des aspects précis de la décision de la Cour pénale internationale. En l’absence d’observations substantielles à ce sujet, la SI n’avait pas à entreprendre une analyse plus détaillée de la question, et je n’ai pas à le faire non plus.

(5) L’intention de l’organisation

[45] Dans l’affaire MN, j’ai suggéré un certain nombre de facteurs qui pourraient être employés pour déterminer si une organisation s’est livrée au terrorisme. Dans l’affaire Foisal, j’ai ajouté qu’il était possible de s’inspirer des principes régissant la responsabilité pénale des personnes morales, notamment du principe que cette responsabilité est associée à celle de leur âme dirigeante. Monsieur Nanan soutient que la SI a méconnu ces principes en omettant d’analyser l’intention spécifique du COJEP en tant qu’organisation.

[46] Or, les conclusions de la SI citées plus haut démontrent que celle-ci s’est conformée aux principes applicables pour conclure que le COJEP s’est livré au terrorisme. Il n’est pas contesté que M. Blé Goudé était l’âme dirigeante du COJEP. C’est donc à bon droit que la SI s’est fondée sur les déclarations de ce dernier pour conclure que le COJEP avait l’intention spécifique requise pour fonder une conclusion de terrorisme.

(6) L’exception relative aux conflits armés

[47] Devant notre Cour, M. Nanan a également prétendu que le COJEP n’a pas pu se livrer au terrorisme durant la crise post-électorale de 2010-2011, puisque celle-ci constituait un conflit armé. Il s’appuie principalement sur l’article 83.01 du Code criminel, qui exclut de la définition d’activité terroriste l’acte « commis au cours d’un conflit armé et conforme, au moment et au lieu de la perpétration, au droit international coutumier ou au droit international conventionnel applicable au conflit ». La définition de l’arrêt Suresh contient également une exception relative aux conflits armés, même si sa formulation est moins précise.

[48] Il est bien établi qu’on ne peut, à l’étape du contrôle judiciaire, présenter des arguments qui n’ont pas été soulevés devant le décideur administratif : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 aux paragraphes 22 et 23, [2011] 3 RCS 654; Tsleil-Waututh Nation c Canada (Office nationale de l'énergie), 2016 CAF 219 au paragraphe 78; Merck Canada Inc. c Canada (Santé), 2021 CAF 224 au paragraphe 63. Or, M. Nanan n’a pas soulevé l’exception du conflit armé devant la SI. Les motifs de la SI n’en font pas état. Les prétentions écrites que M. Nanan a présentées à la SI ne traitent pas de la question. Elles se bornent à affirmer, de manière générale, que le COJEP ne s’est jamais livré au terrorisme, à repousser la responsabilité des crimes de 2010-2011 sur d’autres organisations et à insister lourdement sur l’acquittement de MM. Gbagbo et Blé Goudé par la Cour pénale internationale. Bien que M. Nanan ait utilisé l’expression « conflit armé larvé » pour décrire la période 2002-2007, il n’en tire aucune conséquence juridique. Il ne peut donc reprocher à la SI de ne pas avoir considéré l’application éventuelle de l’exception de conflit armé. Le fait que la SI emploie l’expression « conflit armé » une fois dans ses motifs ne change rien à la situation.

[49] De toute manière, l’argumentaire chétif que M. Nanan a présenté à cet égard ne me permettrait pas de traiter adéquatement de la question. L’exception relative aux conflits armés soulève de nombreuses questions, dont celle de savoir si les actes commis par le COJEP étaient conformes au droit international. Eu égard à la preuve, il est difficile d’imaginer que cela puisse être le cas. Quoi qu’il en soit, puisque je ne suis pas valablement saisi de la question, je n’en dirai pas davantage.

[50] Monsieur Nanan a également prétendu qu’étant donné son rôle inquisitoire, la SI aurait dû se pencher sur l’exception relative aux conflits armés de sa propre initiative et prendre connaissance d’office du conflit armé en Côte d’Ivoire. Cette prétention est mal fondée. La distinction entre procédure contradictoire et procédure inquisitoire est souvent mal comprise. Une procédure contradictoire implique deux parties, à qui il revient de définir les questions en litige et de présenter la preuve. Dans une procédure inquisitoire, il n’y a souvent qu’une seule partie et le décideur joue un rôle actif pour définir la portée du litige et recueillir la preuve. La procédure devant la Section de la protection des réfugiés est habituellement inquisitoire. Par contre, la procédure devant la SI est contradictoire, car les instances dont celle-ci est saisie impliquent deux parties, soit le ministre et la personne concernée : Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3 au paragraphe 82, [2002] 1 RCS 84; Thamotharem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198 au paragraphe 43, [2008] 1 RCF 385. Le principe selon lequel on ne peut soulever de nouveaux arguments à l’étape du contrôle judiciaire s’applique aux décisions de la SI : Mohamed c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 324.

B. M. Nanan était-il membre du COJEP?

[51] Après avoir déterminé que la SI a raisonnablement conclu que le COJEP s’est livré au terrorisme, je me tourne maintenant vers la deuxième étape de l’analyse selon les alinéas 34(1)c) et f) de la Loi, à savoir si la SI a rendu une décision déraisonnable en déterminant que M. Nanan avait été membre du COJEP.

[52] Je rappelle que le ministre n’allègue pas que M. Nanan ait personnellement participé aux graves violences qui sont reprochées au COJEP. Ce n’est d’ailleurs pas une exigence de l’alinéa 34(1)f), qui cible les membres d’organisations qui se livrent au terrorisme plutôt que seulement les individus qui s’y livrent eux-mêmes : Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 aux paragraphes 22 et 24, [2016] 1 RCF 428 [Kanagendren].

(1) Principes juridiques

[53] L’effet combiné des articles 33 et 34 de la Loi permet de déclarer interdit de territoire un individu qui ne s’est pas lui-même engagé dans les activités visées au paragraphe 34(1) de la Loi pourvu qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il était membre d’une organisation qui, elle, s’y est livrée.

[54] Puisque la Loi ne définit pas le concept de « membre », c’est vers la jurisprudence qu’il faut se tourner pour déterminer l’appartenance à une organisation visée au paragraphe 34(1). Il est généralement admis que le concept de « membre » doit recevoir une « interprétation large et libérale », en raison des objectifs de sécurité publique et de sécurité nationale que vise l’article 34 : Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 aux paragraphes 27 à 29, [2005] 3 RCF 487. Il tombe sous le sens qu’une conception formaliste de l’appartenance serait mal adaptée à la vaste gamme d’organisations visées au paragraphe 34(1), qui comprend aussi bien des partis politiques établis que des organisations clandestines. À cet effet, le juge Rothstein a expliqué que plusieurs organisations terroristes ne sont pas des « sociétés organisées au sein desquelles s’appliquent les subtilités du droit du mandat », de sorte qu’on ne pourrait par exemple exiger la production d’une carte de membre pour établir l’appartenance : Husein c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8831 au paragraphe 5; voir aussi Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326 aux paragraphes 34, 36, 38 et 39, [2007] 3 RCF 198; Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 au paragraphe 92, [2018] 2 RCF 344. Une définition rigide serait aussi inefficace puisqu’un individu a évidemment intérêt à dissimuler son appartenance à une organisation visée au paragraphe 34(1) s’il souhaite immigrer au Canada.

[55] Certaines règles particulières découlent de cette approche flexible. Tout d’abord, lorsqu’un individu admet d’emblée avoir été membre d’une organisation, il n’est pas nécessaire de s’engager dans une analyse plus poussée : Nassereddine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 85 au paragraphe 59, [2015] 2 RCF 63; Darwisheh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 98 au paragraphe 11. Si cependant, comme en l’instance, un individu n’admet pas son appartenance, le décideur doit alors entreprendre l’analyse des critères établis par la décision B074. Ces critères sont la nature des activités de l’individu au sein de l’organisation, la durée de sa participation et le degré de son engagement à l’égard des buts et des objectifs de l’organisation : B074, au paragraphe 29. Ce dernier critère suppose la connaissance de ces buts et objectifs illégitimes : Azizian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 379 aux paragraphes 37 et 38.

[56] Le libellé de l’article 33 de la Loi, qui prévoit que les faits mentionnés à l’article 34 sont « appréciés sur le base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir », implique que la période de l’appartenance n’a pas à coïncider avec la perpétration des actes décrits au paragraphe 34(1) : Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262 au paragraphe 101, [2015] 4 RCF 162; Al Yamani c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457 aux paragraphes 11 et 12. Un individu peut donc être considéré comme membre d’une organisation visée au paragraphe 34(1) de la Loi même si cette organisation posait des actes prohibés à une époque où il n’en était pas encore membre, ou s’est mise à en poser alors qu’il n’en était plus membre. La jurisprudence a néanmoins dégagé une exception temporelle de sorte que les alinéas 34(1)c) et f) de la Loi ne s’appliquent pas si les actes prohibés survenus après qu’un individu ait quitté une organisation n’étaient pas prévisibles à l’époque où il en était membre : El Werfalli c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612 aux paragraphes 61 à 78; Chowdhury aux paragraphes 15 à 19; Béké, au paragraphe 41; Rahim v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1971 au paragraphe 16.

[57] Monsieur Nanan soutient que son appartenance au COJEP devrait être évaluée selon le critère établi par la Cour suprême dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678 [Ezokola]. Dans cette affaire, la Cour suprême a statué qu’aux fins de l’article 35 de la Loi ou de l’article 1F de la Convention relative au statut des réfugiés, il ne suffisait pas de démontrer une forme de « complicité par association » en ce qui a trait à des crimes internationaux, mais qu’il fallait plutôt prouver que la personne concernée avait apporté une contribution volontaire, significative et consciente aux crimes commis par une organisation. Or, dans l’arrêt Kanagendren, la Cour d’appel fédérale a statué que le critère de l’arrêt Ezokola ne s’appliquait pas à la définition de l’appartenance à une organisation aux fins de l’article 34 de la Loi.

[58] Je suis conscient que l’approche flexible à la détermination de l’appartenance aux fins de l’article 34 a donné lieu à des critiques. On affirme que le renvoi de personnes qui n’ont qu’un lien ténu avec des organisations terroristes pourrait être contraire au principe de non-refoulement qui découle de la Convention relative au statut des réfugiés et de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Certains soutiennent que de telles conséquences pourraient être évitées si le critère de l’arrêt Ezokola était appliqué à l’article 34. Voir, à titre d’exemples, Warda Shazadi Meighen et Steven Blakey, « Inadmissibility on Security-Related Grounds Under Section 34(1)(f) of the Immigration and Refugee Protection Act » dans James C. Simeon, dir, Serious International Crimes, Human Rights, and Forced Migration, New York, Routledge, 2022; Didem Doğar, « Unrecognizing Refugees: The Inadmissibility Scheme Replacing Article 1F Decisions in Canada » (2023) 35 International Journal of Refugee Law 270; Jennifer Bond, Nathan Benson and Jared Porter, « Guilt by Association : Ezokola’s Unfinished Business in Canadian Refugee Law » (2020) 39:1 Refugee Survey Quarterly 1. La Cour d’appel fédérale pourrait vouloir réexaminer l’arrêt Kanagendren, notamment à la lumière des principes établis par la Cour suprême dans les arrêts Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, et Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21. Dans l’intervalle, cependant, je demeure lié par l’arrêt Kanagendren.

(2) Le caractère raisonnable de la décision de la SI

[59] Monsieur Nanan n’a jamais nié son implication dans la Coordination durant les élections présidentielles, qui correspond à la période qui précède directement celle où les actes terroristes ont été commis. De plus, il a admis que la Coordination était, dans les faits, le COJEP. La SI a tout de même choisi de ne pas qualifier le témoignage de M. Nanan d’aveu. Elle a plutôt procédé à l’analyse des facteurs de la décision B074.

[60] La SI a d’abord analysé la nature des activités de M. Nanan au sein du COJEP. Elle a déterminé que l’objectif poursuivi par le COJEP était le maintien au pouvoir du président Gbagbo. La SI a retenu que M. Nanan avait fait de la propagande électorale en faveur du président Gbagbo en organisant des manifestations festives à San Pédro et des activités sportives et culturelles destinées aux jeunes. Elle en a conclu que les activités de M. Nanan avaient favorisé l’atteinte des objectifs politiques du COJEP.

[61] La SI a ensuite estimé que l’engagement de M. Nanan à l’égard des buts et objectifs du COJEP avait été actif et soutenu. La SI a rappelé le lien de parenté entre l’épouse du président Gbagbo et M. Nanan et son statut social qui, selon les dires de M. Nanan lui-même, lui avait permis d’attirer des jeunes. La SI a relevé que M. Nanan s’était décrit comme un « militant » et un « sympathisant actif » du COJEP. Finalement, la SI a rappelé que lors de l’audience, M. Nanan avait admis avoir pris connaissance des manifestations du COJEP contre l’ONUCI par l’entremise des médias, et qu’il était donc au courant que le COJEP posait des actions violentes.

[62] La SI a finalement déterminé que l’appartenance de M. Nanan au COJEP avait été de longue durée. Même s’il a tenté de limiter son implication auprès du COJEP à la période électorale de 2010, la SI a retenu que M. Nanan avait été membre du COJEP pendant dix ans puisqu’il a répété avoir été le coordinateur de Coordination de 2009 à 2019 et a admis que la Coordination était le COJEP.

[63] Monsieur Nanan demande à la Cour d’intervenir dans les conclusions de la SI, puisqu’elle aurait commis des erreurs dans l’appréciation des faits. Il avance que la terminologie qu’il a employée (« sympathisant actif » et « militant ») ne démontrait pas une appartenance, et qu’il ne connaissait pas véritablement le COJEP. Monsieur Nanan explique par exemple qu’il ne connait pas la date exacte de la création du COJEP.

[64] Le rôle d’une cour de révision n’est pas de soupeser à nouveau la preuve. La Cour n’intervient que « si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au paragraphe 126, [2019] 4 RCS 653. Après avoir révisé la preuve dont disposait la SI, je ne vois aucun motif d’intervention. La SI n’a pas retenu que M. Nanan avait fait une admission d’appartenance, et donc l’emploi des mots « sympathisant actif » et « militant » n’a pas été déterminant dans son analyse. De plus, un degré de connaissance avancé de l’organisation n’est pas pertinent pour établir l’appartenance.

(3) La durée de l’appartenance

[65] Monsieur Nanan soulève qu’il a quitté le COJEP dès la fin des élections, et qu’il n’en était donc plus membre lors des violences qui ont éclaté durant la période postélectorale. Cet argument est dépourvu de fondement puisque la SI a raisonnablement conclu que M. Nanan avait été membre du COJEP de 2009 à 2019. Elle s’est appuyée sur le formulaire de demande d’asile, dans lequel M. Nanan a indiqué avoir été militant de la Coordination, et donc du COJEP, jusqu’à août 2019. À l’audience devant la SI, M. Nanan a encore confirmé avoir été membre de la Coordination jusqu’à 2019 et a reconnu que la Coordination et le COJEP étaient « la même chose ». La conclusion de la SI concernant la période d’appartenance était donc logiquement fondée sur la preuve.

III. Conclusion

[66] Par conséquent, la décision de la SI est raisonnable. Il était tout à fait raisonnable de conclure que le COJEP s’est livré au terrorisme lors de la période post-électorale de 2010-2011, et que M. Nanan en avait été membre de 2009 à 2019. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

[67] Monsieur Nanan me demande de certifier trois questions pour la considération de la Cour d’appel fédérale. Conformément au paragraphe 74d) de la Loi, notre Cour peut certifier une « question grave de portée générale », ce qui permet à la Cour d’appel fédérale de se pencher sur la question. La Cour d’appel fédérale a déclaré qu’une question, pour être certifiée, « doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » : Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au paragraphe 46, [2018] 3 RCF 674.

[68] J’estime que l’une des questions proposées satisfait ces conditions. Dans l’affaire Talukder, notre Cour a certifié une question relative à la preuve de l’intention requise pour établir qu’une organisation s’est livrée au terrorisme. La même question se pose en l’espèce, même si l’organisation en cause est différente. La question est déterminante, en ce sens qu’elle est au cœur du jugement que je rends aujourd’hui. Il ne m’appartient pas de faire des hypothèses sur la manière dont la Cour d’appel fédérale tranchera la question ou sur le sort qui pourrait être réservé à l’appel de M. Nanan si la Cour d’appel fédérale devait adopter un critère différent de celui que la SI a employé. Il me suffit de constater que la question est d’importance générale, étant donné qu’elle se pose de manière récurrente et qu’elle divise les membres de notre Cour. Je certifierai donc une question semblable à celle qui a été certifiée dans l’affaire Talukder, avec les modifications qui s’imposent.

[69] Les autres questions proposées ne méritent pas d’être certifiées. La question portant sur l’effet du jugement de la Cour pénale internationale n’est pas de portée générale. Il s’agit en fait d’une situation hautement inusitée. La question portant sur l’exception relative aux conflits armés n’a pas été validement présentée à notre Cour; la Cour d’appel fédérale ne pourrait davantage s’en saisir. Elle n’est donc pas déterminante.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
  2. La question suivante est certifiée :

L’approche juridique et analytique appliquée par la Section de l’immigration dans la présente affaire afin d’établir l’intention spécifique du COJEP de causer la mort ou des blessures graves est-elle raisonnable?

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-5715-23

 

INTITULÉ :

FABRICE LIONEL NANAN c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 novembre 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 janvier 2025

 

COMPARUTIONS :

Suzanne Taffot

 

Pour le demandeur

 

Patricia Nobl

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Heritt Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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