Date : 20250122 |
Dossier : IMM-16238-23 Référence : 2025 CF 129 |
[TRADUCTION FRANÇAISE] Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2025 |
En présence de madame la juge Azmudeh |
ENTRE : |
KOBA SHUBASHVILI |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Contexte
[1] Le demandeur a sollicité l’asile au Canada. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR], tant en première instance qu’en appel, a rejeté sa demande d’asile. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] et la Section d’appel des réfugiés [la SAR] ont conclu en effet que le demandeur n’avait pas établi de façon crédible qu’il craignait avec raison d’être persécuté. Il demande en l’espèce le contrôle judiciaire de la décision d’appel.
[2] Le demandeur est un citoyen de la Géorgie. Sa demande d’asile était fondée sur les craintes qu’il éprouve à l’endroit d’un associé et sur l’influence de ce dernier auprès des autorités en Géorgie, qui pourrait lui valoir d’être [traduction] « arrêté ou tué »
dans ce pays.
[3] La SPR a rejeté la demande d’asile pour des motifs liés à la crédibilité. Après avoir procédé à sa propre évaluation indépendante de la preuve, la SAR a souscrit à la décision de la SPR et l’a confirmée le 24 novembre 2023. Le demandeur s’est ensuite adressé à la Cour pour qu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.
II. Décision
[4] Je rejetterai la demande de contrôle judiciaire en l’espèce, car je suis d’avis que la décision de la SAR est raisonnable dans son ensemble.
III. Norme de contrôle applicable et question en litige
[5] La seule question que la Cour doit trancher en l’espèce est de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.
[6] La norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).
IV. Analyse
A. L’analyse de la SAR était-elle raisonnable?
[7] La SAR a appliqué le bon critère juridique lorsqu’elle a examiné la décision de la SPR selon la norme de la décision correcte après avoir évalué la preuve de façon indépendante.
[8] Dans son évaluation de la crédibilité, la SAR a procédé à certaines analyses qui étaient déraisonnables parce qu’elle s’est concentrée sur des raisonnements accessoires, trop pointus ou tout simplement inexacts. Bien que les constatations générales et la conclusion tirée par la SAR aient été selon moi raisonnables, j’estime qu’il faut s’attarder à certaines conclusions problématiques en matière de crédibilité, car si la SAR avait limité son analyse à ces conclusions, sa décision serait devenue déraisonnable.
[9] Par exemple, la SPR et la SAR ont consacré énormément d’énergie à expliquer pourquoi le demandeur n’était pas crédible lorsqu’elles ont perçu une divergence dans la preuve qu’il a présentée quant à savoir si les autorités de l’Azerbaïdjan l’avaient détenu ou arrêté. Dans son exposé circonstancié, traduit du géorgien en français, le demandeur a d’abord déclaré qu’il avait été retenu par la police de l’Azerbaïdjan en 2007. En français, ce terme a été traduit par « arrêter »
, ce qui signifie être mis en état d’arrestation («
arrested »
en anglais) mais aussi être retenu («
stopped »
en anglais). Le demandeur a déclaré plus tard dans son témoignage qu’il n’avait pas été arrêté ni détenu, mais que la police l’avait retenu pendant plusieurs heures et lui avait confisqué ses biens. Il est difficile de comprendre pourquoi la SAR a donné un sens juridique précis à des mots courants comme « détention »
dans le cas d’un demandeur qui n’est pas juriste, surtout dans un contexte où elle était en présence de plusieurs langues et interprétations. La SAR a présumé que n’importe quel élément divergent dénotait un manque de crédibilité. Elle a fait abstraction du contexte possible, comme les différences linguistiques ou les diverses interprétations de termes techniques. Cette démarche a rendu son analyse à cet égard déraisonnable. La situation est particulièrement problématique parce qu’il ressort clairement du dossier que la réponse du demandeur en géorgien a d’abord été traduite par le mot français « arrêter »
, qui peut signifier « être retenu »
ou « être mis en état d’arrestation »
, et que son témoignage était compatible avec le fait d’avoir été retenu. Le problème, c’est que le commissaire a présumé qu’il y avait un enjeu de crédibilité sur ce point, alors qu’il aurait pu s’agir d’un problème de traduction ou de vocabulaire et que le dossier confirmait déjà l’exactitude de la traduction française. Le décideur anglophone a supposé que l’utilisation du terme «
arrested »
en anglais constituait la preuve d’une contradiction dans les propos du demandeur.
[10] Une autre divergence que la SPR et la SAR ont toutes deux jugée importante concernait l’année, soit 2007 ou 2008, à laquelle les problèmes du demandeur avaient commencé. La SPR comme la SAR s’attendaient à une précision absolue, plus de 15 années plus tard, mais aucun élément de preuve ne permettait de croire qu’un événement quelconque aurait pu rendre la date exacte particulièrement mémorable. Comme l’a souligné à juste titre le demandeur, son exposé circonstancié décrivait clairement une séquence d’événements qui ont fait en sorte que la date précise était anodine ou, du moins, qu’elle méritait une certaine analyse de la part de la SAR. Parce que cette dernière était obsédée par l’idée d’obtenir une date exacte, elle n’a pas envisagé la possibilité d’estimer cette date en fonction de la séquence logique des événements décrits par le demandeur ou de tenir compte du passage des années et de la crainte générale qu’éprouvait le demandeur en raison d’une série de problèmes qui se sont étendus sur une longue période.
[11] Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, il ne s’agit pas de faire apprécier à nouveau la preuve par la Cour, mais plutôt de souligner que la SAR n’a pas pris en considération le contexte plus large lorsqu’elle a évalué une question qu’elle jugeait centrale pour tirer une conclusion en matière de crédibilité. Le fait que la SAR se soit attendue à ce que le demandeur se souvienne avec précision de la date d’un événement survenu il y a plus de 15 ans, sans tenir compte du contexte, réduit son évaluation à une simple liste de contrôle à cocher. Selon la Cour, il faut prendre garde de ne pas procéder à une évaluation de la crédibilité qui ressemblerait à un jeu-questionnaire (Olusola c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 46 aux para 13–14).
[12] Toutefois, il y avait également des doutes légitimes en matière de crédibilité qui ont été raisonnablement évalués à partir de faits importants, ce qui rend la décision de la SAR raisonnable dans son ensemble. La SAR a conclu que l’omission du demandeur de mentionner dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] qu’il avait été frappé avec une voiture par l’agent du préjudice était importante. Au point d’entrée, le demandeur avait fourni des renseignements et des détails sur la façon dont il avait été heurté par la voiture, mais le formulaire FDA ne mentionnait rien à ce sujet. Le demandeur a fait valoir qu’il faut user de prudence lorsqu’on évalue la crédibilité à l’aide des notes prises au point d’entrée, qui portent sur l’admissibilité. Je suis d’accord avec lui, en principe, pour dire qu’il faut rester prudent lorsqu’on évalue la divergence en fonction des notes prises au point d’entrée. Toutefois, cette logique s’applique principalement lorsque les notes en question ne contiennent pas suffisamment de détails et que le contrôle semble révéler certains problèmes. Cependant, il ne fait aucun doute que, dans le formulaire FDA, le demandeur doit fournir les faits importants sur lesquels il fonde sa crainte alléguée. En l’espèce, le demandeur a confirmé au début de l’audience de la SPR que son formulaire FDA était véridique, complet et exact. On s’attendrait donc raisonnablement à ce que tous les faits importants s’y trouvent. La SAR s’est penchée sur l’explication du demandeur concernant cette omission, soit que les notes prises au point d’entrée étaient inexactes, et a conclu qu’elle ne justifiait pas l’absence de ces faits dans le formulaire FDA. Je suis d’avis que l’analyse de la SAR était raisonnable.
[13] Le demandeur a affirmé avoir été battu en 2019 par son agent du préjudice, qui était son associé, et qu’il a dû être hospitalisé en conséquence. Cependant, il n’en a pas fait mention dans son formulaire FDA. La SAR a conclu qu’il s’agissait d’une omission importante qui minait sa crédibilité. Selon moi, cette conclusion est raisonnable, étant donné que le demandeur alléguait que les problèmes persistants qu’il a vécus au fil des ans découlaient d’une agression survenue en 2019 qui l’aurait conduit à l’hôpital.
[14] La SAR a également fondé son raisonnement sur l’absence de corroboration. En l’espèce, la crainte alléguée par le demandeur reposait entièrement sur la colère de son associé à son endroit. Il y avait des doutes légitimes quant à la crédibilité des éléments de preuve présentés par le demandeur, et il était raisonnable pour la SAR de s’attendre à recevoir la preuve de ce partenariat d’affaires. Or rien dans la preuve ne permettait de confirmer l’existence de l’entreprise ou d’une relation d’affaires avec le supposé agent de persécution.
[15] Même si la SAR ne semblait pas vraiment comprendre que la corroboration est requise seulement lorsque la crédibilité du demandeur d’asile est déjà mise en doute, il était néanmoins raisonnable qu’elle s’attende à ce que les faits importants soient corroborés une fois que des problèmes sérieux de crédibilité ont été soulevés, comme je le mentionne plus haut.
[16] Dans la décision Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 [Senadheerage], le juge Grammond a effectué une analyse approfondie des circonstances dans lesquelles la corroboration est requise. En résumé, le décideur ne peut exiger des éléments de preuve corroborants que dans les cas suivants : (1) il établit clairement un motif indépendant pour exiger la corroboration, comme des doutes quant à la crédibilité du demandeur d’asile, l’invraisemblance du témoignage du demandeur d’asile ou le fait qu’une grande partie de la demande d’asile repose sur le ouï-dire et (2) on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les éléments de preuve soient accessibles et, après avoir été invité à le faire, le demandeur d’asile a omis de donner une explication raisonnable pour ne pas avoir pu les obtenir (Senadheerage, au para 36).
[17] Une conclusion au sujet de la crédibilité ne devrait pas être uniquement fondée sur l’absence d’éléments de preuve corroborants (Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452 [Ndjavera] au para 6). Cependant, s’il existe une raison valable de douter de la crédibilité d’un demandeur, il est possible de tirer d’autres inférences défavorables en matière de crédibilité dans le cas où le demandeur est incapable d’expliquer l’absence d’éléments de preuve corroborants auxquels on pourrait normalement s’attendre (Ndjavera, au para 7). Lorsque des éléments de preuve corroborants devraient raisonnablement être présentés pour établir les aspects essentiels d’une demande d’asile et que le demandeur n’a pas été en mesure d’expliquer leur absence, le décideur a le droit de tenir compte du peu d’efforts que le demandeur a déployés pour obtenir une preuve corroborante et de tirer une conclusion défavorable au sujet de sa crédibilité (Ismaili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 84 aux para 33, 35).
[18] L’élément factuel central de la présente affaire était la crainte du demandeur à l’égard de son associé. Par conséquent, une fois que la crédibilité du demandeur a été mise en doute, il était raisonnable pour la SAR de conclure que l’absence de documents permettant d’étayer l’existence de l’entreprise et/ou de l’associé constituait une omission importante. Selon le témoignage du demandeur, l’associé et l’entreprise étaient connus, alors il était raisonnable pour la SAR de s’attendre à ce que des documents pertinents soient disponibles. La SPR a demandé au demandeur s’il avait des documents d’entreprise, et il a répondu qu’il n’en avait pas. La SAR a également relevé une divergence au sujet des tentatives qui ont été faites pour communiquer avec un certain Gaga Jinkeradze, qui aurait pu appuyer le récit du demandeur. Le demandeur était représenté par un conseil, qui ne lui a pas demandé pourquoi il n’avait pas fourni les documents relatifs à l’entreprise, et la SPR a conclu qu’il était déraisonnable qu’aucun document ne soit porté à sa connaissance. La SAR a examiné les éléments de preuve pertinents et l’analyse de la SPR, puis a conclu que celle-ci était correcte. Étant donné que le demandeur a affirmé dans son propre témoignage qu’il ne disposait d’aucun document, je conclus qu’il était raisonnable pour la SAR de s’attendre à une corroboration dans les circonstances.
[19] Pour tous ces motifs, malgré les conclusions déraisonnables en matière de crédibilité, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable dans son ensemble.
V. Conclusion
[20] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
[21] Aucune question n’est certifiée.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-16238-23
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
-
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
-
Il n’y a aucune question aux fins de certification.
blank |
« Negar Azmudeh » |
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Juge |
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossier : |
IMM-16238-23 |
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INTITULÉ : |
KOBA SHUBASHVILI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
TORONTO (ONTARIO) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 28 NOVEMBRE 2024 |
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT : |
LA JUGE AZMUDEH |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 22 JANVIER 2025 |
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COMPARUTIONS :
Gokhan Toy |
POUR LE DEMANDEUR |
Amina Riaz |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Gokhan Toy Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Amina Riaz Ministère de la Justice Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |