Dossier : IMM-10084-23
Référence : 2025 CF 132
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2025
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE : |
DERJE SULORO MEKENGO |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, Derje Suloro Mekengo, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 29 juin 2023 par laquelle un agent des visas (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté sa demande de résidence permanente présentée au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil (personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières) aux termes des articles 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.
[2] Le demandeur fait valoir que la décision est déraisonnable, car l’agent a tiré des conclusions en matière de crédibilité sans tenir compte de sa situation personnelle. Il soutient en outre qu’il y a eu violation de ses droits procéduraux en raison des lacunes dans les services d’interprétation qui ont été fournis durant son entrevue.
[3] Pour les motifs exposés ci-après, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable et équitable sur le plan procédural. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
II. Faits
[4] Le demandeur est un citoyen de l’Éthiopie.
[5] Le demandeur affirme être devenu membre de la Coalition pour l’unité et la démocratie (la Coalition) afin de lutter contre les [traduction] « injustices fondées sur l’appartenance ethnique »
, et avoir ensuite été détenu pendant un mois. Selon lui, il aurait été arrêté et torturé pour son activisme après l’élection de 2004‑2005 dans son pays. Il a déclaré s’être réfugié en Afrique du Sud après avoir été mis en liberté. Il n’a pas précisé les dates de ces événements dans son formulaire de demande de résidence permanente, mais a déclaré avoir commencé à travailler en Afrique du Sud en 2017.
[6] En 2020, le demandeur a présenté une demande visant à obtenir la qualité de réfugié au sens de la Convention alors qu’il se trouvait hors du Canada. IRCC a demandé à ce qu’il participe à une entrevue dans le cadre de sa demande.
[7] L’entrevue a eu lieu en juin 2023. Au début de l’entrevue, l’agent a vérifié si le demandeur comprenait l’interprète et a invité le demandeur à l’informer si, à [traduction] « tout moment durant l’entrevue, […] [il] ne compren[ait] pas l’interprète ou […] rencontr[ait] des difficultés »
. L’agent a ensuite mis en doute la crédibilité du demandeur concernant la date à laquelle il avait quitté l’Éthiopie, sa qualité de membre de la Coalition ainsi que ses activités et déplacements au cours des 12 années pendant lesquelles il était resté en Éthiopie après la première arrestation dont il aurait fait l’objet.
[8] Dans une lettre de décision du 29 juin 2023, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur en raison d’incohérences dans la preuve concernant son départ de l’Éthiopie et sa qualité de membre de la Coalition. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle.
III. Questions en litige et normes de contrôle applicables
[9] Les parties font valoir que la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent sur le fond est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16–17, 23–25). Je suis d’accord.
[10] La question de l’équité procédurale est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (Chemin de fer Canadien Pacifique) aux para 37–56; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). Je suis d’avis que cette conclusion est conforme aux principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov (aux para 16–17).
[11] La norme de la décision raisonnable commande un contrôle empreint de déférence, mais rigoureux (Vavilov, aux para 12–13). La cour de révision doit déterminer si la décision faisant l’objet du contrôle, tant en ce qui concerne le raisonnement suivi que le résultat obtenu, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88–90, 94, 133–135).
[12] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle soulève ne justifient pas toutes une intervention judiciaire. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve qui était à la disposition du décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui‑ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni constituer une « erreur mineure »
(Vavilov, au para 100).
[13] En revanche, le contrôle selon la norme de la décision correcte ne commande aucune déférence. La cour appelée à statuer sur des questions d’équité procédurale doit essentiellement se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 (aux para 21–28); voir aussi l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54.
IV. Analyse
A. Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale
[14] Le demandeur fait valoir qu’il y a eu violation de ses droits procéduraux en raison des services d’interprétation déficients fournis durant son entrevue. Il affirme qu’il ne savait pas s’il devait fournir les dates selon le calendrier éthiopien ou grégorien, ce qui l’a empêché de présenter pleinement sa preuve. Il soutient que l’iniquité procédurale découlant de la traduction déficiente constitue une violation du droit qui lui est garanti par l’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés, art 7, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 (la Charte).
[15] Le défendeur fait valoir que le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve suffisants pour établir que l’interprétation était déficiente. Le défendeur soutient en outre qu’il n’y a pas eu de manquement à l’obligation d’équité procédurale, car le demandeur n’a pas soulevé la question de l’interprétation déficiente à la première occasion. Par conséquent, les allégations du demandeur fondées sur la Charte sont sans fondement.
[16] Je suis d’accord avec le défendeur. Il n’est pas nécessaire que l’interprétation fournie soit parfaite; elle « doit satisfaire à la norme de la continuité, de la fidélité, de la compétence, de l’impartialité et de la concomitance »
(Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191 au para 4, citée dans Paulo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 990 (Paulo) au para 27). Comme l’a fait observer mon collègue le juge Gascon, il incombe aux demandeurs de démontrer « que l’erreur de traduction alléguée était grave et non négligeable, qu’elle a nui à [leur] capacité de faire connaître [leurs] prétentions et de répondre aux questions, et qu’elle a joué un rôle important dans les conclusions [du décideur] »
(Paulo, au para 32).
[17] La preuve présentée par le demandeur ne démontre pas l’atteinte de ce seuil. Le demandeur n’a fait que de vagues mentions à propos de [traduction] « problèmes de communication »
et a simplement affirmé avoir reçu des services de traduction déficients. Il n’a pas donné plus de précisions sur les difficultés qu’il aurait rencontrées relativement aux services d’interprétation, et a simplement affirmé qu’il ne savait pas s’il devait utiliser le calendrier grégorien ou éthiopien. Toutefois, le demandeur a déclaré clairement et à plusieurs reprises durant l’entrevue qu’il renvoyait à des dates du calendrier éthiopien, y compris lorsqu’on lui a offert des choix de dates dans les deux calendriers. La transcription de l’entrevue n’indique pas que le demandeur comprenait mal de quel calendrier il était question ni qu’un tel malentendu pourrait avoir été causé par une interprétation déficiente (Paulo, au para 32). Le simple fait que le demandeur affirme le contraire ne permet pas d’établir un manquement à l’équité procédurale.
[18] De plus, le défendeur fait remarquer à juste titre que le demandeur n’a pas soulevé la question de l’interprétation à la première occasion. Au début de l’entrevue, l’agent a vérifié si le demandeur comprenait l’interprète. L’agent a également invité le demandeur à l’informer de toute difficulté liée à l’interprétation. Par conséquent, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le demandeur aurait dû soulever ses préoccupations quant à l’interprétation durant l’entrevue. Le défaut de ce dernier de le faire « suggère une renonciation de [sa] part »
(Guerrero Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 175 au para 26).
[19] La décision Calixte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 55 (Calixte), n’est d’aucun secours au demandeur à cet égard. S’appuyant sur cette décision, ce dernier fait valoir qu’il a présenté ses allégations concernant le caractère déficient de l’interprétation à « la première occasion qui lui [a été] donnée »
, car il ne parle pas anglais et n’aurait donc pas pu savoir que l’interprétation offerte était déficiente avant d’avoir reçu la décision de l’agent (Calixte, au para 17 [non souligné dans l’original]). Le demandeur a cependant déclaré dans ses formulaires de demande de résidence permanente qu’il parlait anglais. Par conséquent, je conclus que c’est pendant l’entrevue qu’il a eu la première occasion de soulever des préoccupations concernant le service d’interprétation. Comme le demandeur n’a pas présenté d’allégations à cet égard durant l’entrevue, il ne peut le faire à ce stade‑ci.
[20] Le demandeur soutient que le défendeur a fait fi de signes évidents montrant qu’il était incapable de répondre aux questions en raison d’un traumatisme. Il fait valoir que, comme dans l’affaire Ozturk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1219 (Ozturk), son incapacité à répondre à des questions « soulève un doute quant à sa capacité de comprendre la nature de la procédure »
(Ozturk, au para 14). Toutefois, dans l’affaire Ozturk, le demandeur ne contestait pas les conclusions du décideur en matière de crédibilité (au para 3). Il ne contestait que le rejet de sa demande visant à faire ajourner l’audience pour des raisons médicales (Ozturk, au para 3). En l’espèce, le demandeur n’a pas sollicité d’ajournement pour des raisons médicales. L’affaire Ozturk ne trouve donc pas application.
[21] Comme le demandeur n’a pas établi que les services d’interprétation reçus étaient déficients ni qu’il y avait eu violation de ses droits procéduraux, son argument fondé sur la Charte doit aussi être rejeté.
B. La décision est raisonnable
[22] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable, puisque l’agent n’a pas tenu compte de ses problèmes de mémoire résultant d’un traumatisme passé.
[23] Le défendeur fait valoir que la décision est raisonnable, car le demandeur n’a pas fourni de documents médicaux étayant le traumatisme qu’il aurait subi.
[24] Je suis d’accord avec le défendeur.
[25] Il est bien établi que les décideurs chargés de statuer sur des demandes d’asile, lorsqu’ils examinent un témoignage, « doi[ven]t prendre en compte l’âge, la culture, l’origine et les antécédents sociaux du témoin »
, ainsi que son « [état] psychologique »
lorsque le témoignage révèle « un manque de cohérence »
et que « des éléments de preuve médicale établissent qu’il souffre d’un problème psychologique »
(Cooper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 118 au para 4). Dans la présente affaire, le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve de nature médicale permettant d’établir qu’il souffre d’un problème psychologique, encore moins d’un problème suffisamment grave l’empêchant de se souvenir de faits passés, comme le moment où il a quitté l’Éthiopie. Par conséquent, l’agent n’était pas tenu de prendre en considération, dans son évaluation de la crédibilité du demandeur, le traumatisme que ce dernier affirmait avoir subi.
[26] L’agent a néanmoins tenu compte de cet aspect en donnant la possibilité au demandeur de préciser ses réponses après que la question du traumatisme eut été soulevée. Par exemple, lorsque le demandeur a déclaré ne pas se souvenir de la date à laquelle il avait quitté l’Éthiopie en raison de son traumatisme, l’agent lui a plutôt demandé de préciser le mois et l’année où il s’était trouvé en Éthiopie pour la dernière fois. Le demandeur a répondu qu’il ne pouvait se [traduction] « souvenir que de l’année, mais non du mois »
. L’agent a écouté la réponse du demandeur, puis a exprimé à nouveau des réserves étant donné que le demandeur avait mentionné [traduction] « trois années très différentes »
. L’agent a répété les années en question au demandeur, ce qui a incité ce dernier à confirmer que [traduction] « [c]'était en 2006 selon le calendrier éthiopien »
. Le demandeur a soulevé une fois de plus la question du traumatisme à la fin de l’entrevue lorsqu’il a déclaré qu’il vivait [traduction] « un important traumatisme »
et qu’il passait « des nuits blanches »
. L’agent lui a demandé : [traduction] « Quel traumatisme?… Quelles personnes, quel lieu? De quoi parlons‑nous? »
[27] À mon avis, ces questions démontrent que l’agent a pris en compte le traumatisme du demandeur et qu’il était raisonnable pour lui de conclure que les allégations à ce sujet ne permettaient pas de dissiper ses réserves quant à la crédibilité du demandeur. Il était tout à fait loisible à l’agent de tirer cette conclusion, car « l’appréciation de la crédibilité se situe au cœur même »
des responsabilités confiées aux décideurs chargés de trancher les demandes d’asile (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au para 60).
[28] Le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte de son niveau d’instruction, qui ressortait de manière évidente de son incapacité à [traduction] « [s]e rappeler même les renseignements les plus fondamentaux sur ses études secondaires »
. Il n’a cependant pas expliqué en quoi son niveau d’instruction avait une incidence sur sa capacité à se souvenir des dates importantes de sa propre vie. Par ailleurs, l’agent a comparé le témoignage du demandeur à la preuve que ce dernier avait lui‑même présentée dans ses formulaires de demande. On ne peut reprocher à l’agent d’avoir procédé à une telle analyse, car « l’incohérence »
est l’une des « pierres angulaires des conclusions défavorables quant à la crédibilité qui mènent souvent au rejet d’une demande d’asile »
(Clermont c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 112 au para 30).
[29] À mon avis, le demandeur cherche à ce que la Cour apprécie à nouveau la preuve qui était à la disposition de l’agent. Ce n’est pas le rôle de la Cour lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au para 125).
V. Conclusion
[30] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. La décision de l’agent est raisonnable compte tenu de la preuve versée au dossier (Vavilov, au para 126). Le demandeur n’a pas démontré qu’il y avait eu violation de ses droits procéduraux. Les parties n’ont soulevé aucune question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-10084-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
-
La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
-
Il n’y a aucune question à certifier.
« Shirzad A. »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-10084-23 |
INTITULÉ : |
DERJE SULORO MEKENGO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE |
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 9 JANVIER 2025 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE AHMED |
DATE DES MOTIFS : |
LE 22 JANVIER 2025 |
COMPARUTIONS :
Teklemichael Ab Sahlemariam |
POUR LE DEMANDEUR |
Leila Jawando |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
The Law Office of Teklemichael Ab Sahlemariam Avocat Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |