Dossier : T‑1125‑23
Référence : 2025 CF 133
[TRADUCTION FRANÇAISE]
ENTRE : |
COLUMBIA PICTURES INDUSTRIES, INC.
DISNEY ENTERPRISES, INC.
GET’ER DONE PRODUCTIONS INC.
GET’ER DONE PRODUCTIONS 6 INC.
GET’ER DONE PRODUCTIONS 7 INC.
NETFLIX STUDIOS, LLC
NETFLIX WORLDWIDE ENTERTAINMENT, LLC
PARAMOUNT PICTURES CORPORATION
SPINNER PRODUCTIONS INC.
UNIVERSAL CITY STUDIOS LLC
UNIVERSAL CITY STUDIOS PRODUCTIONS LLLP
WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC. |
demanderesses |
et |
JEAN UNTEL 1 faisant affaire sous le nom de SOAP2DAY.TO et al ou ZHANG YONG
JEAN UNTEL 2 faisant affaire sous le nom de SOAP2DAY.RS
JEAN UNTEL 3 faisant affaire sous le nom de SOAP2DAYX.TO
JEAN UNTEL 4 faisant affaire sous le nom de SOAP2DAY.DAY
ET D’AUTRES PERSONNES NON IDENTIFIÉES QUI EXPLOITENT DES PLATEFORMES NON AUTORISÉES DE PIRATAGE EN LIGNE DE SÉRIES TÉLÉVISÉES ET DE FILMS SOUS LE NOM DE MARQUE SOAP2DAY |
défendeurs |
et |
BELL CANADA
BRAGG COMMUNICATIONS INC. faisant affaire sous le nom d’EASTLINK
COGECO CONNEXION INC.
FIDO SOLUTIONS INC.
ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC.
SASKATCHEWAN TELECOMMUNICATIONS
TEKSAVVY SOLUTIONS INC.
TELUS COMMUNICATIONS INC.
VIDÉOTRON LTÉE
|
tierces parties intimées |
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
LE JUGE FOTHERGILL
[1] Le 16 décembre 2024, notre Cour a rendu un jugement par défaut contre les défendeurs ainsi qu’une ordonnance de blocage de sites, dans laquelle elle enjoignait aux tierces parties intimées d’empêcher l’accès aux sites Web et aux services Internet associés à l’exploitation des plateformes Soap2Day, telles qu’elles sont définies dans cette ordonnance.
[2] L’ordonnance de blocage de sites concordait avec les jugements similaires qu’avait rendus notre Cour dans d’autres instances, quoiqu’elle se distingue de façon importante de ceux‑ci. Bien que notre Cour ait déjà demandé aux fournisseurs de services Internet [les FSI] de bloquer l’accès à certains sites Web, l’ordonnance rendue en l’espèce pourrait s’appliquer à d’autres sites Web que l’on pourrait qualifier de sites Web « imitateurs »
qui fonctionnent plus ou moins de la même façon que les sites Web visés.
[3] Selon les modifications apportées à la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 [la LLO], qui sont entrées en vigueur le 20 juin 2024, les décisions définitives — exposé des motifs compris — de la Cour sont simultanément mises à la disposition du public dans les deux langues officielles « si elles ont valeur de précédent »
(LLO, art 20(1)a.1)). Suivant le paragraphe 20(2) de la LLO, la Cour conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas publier simultanément dans les deux langues officielles les décisions qui ont valeur de précédent si l’établissement d’une version bilingue « entraînerait un retard qui serait préjudiciable à l’intérêt public ou qui causerait une injustice ou un inconvénient grave à une des parties au litige »
.
[4] Étant donné l’urgence de rendre l’ordonnance de blocage de sites, j’ai rendu cette ordonnance à bref délai, avec motifs à suivre. Voici ces motifs.
[5] Les demanderesses produisent, détiennent et diffusent des films et des émissions de télévision populaires. Avant que la présente action soit intentée, le défendeur Jean Untel 1 exploitait une plateforme de piratage en ligne portant le nom « Soap2day »
. Cette plateforme offrait un accès illimité non autorisé à des milliers de films et d’émissions de télévision, dont un grand nombre d’œuvres détenues par les demanderesses.
[6] Le 12 juin 2023, les demanderesses ont déposé et signifié une requête en injonction interlocutoire enjoignant à Jean Untel 1 de désactiver la plateforme Soap2day. Le 13 juin 2023, la plateforme Soap2day semblait avoir été désactivée. L’année suivante, plusieurs plateformes de piratage en ligne à peu près semblables exploitées sous le nom de Soap2day ont gagné en popularité : soap2day.rs, soap2dayx.to et soap2day.day. Une certaine incertitude subsiste toutefois à savoir si les exploitants de ces plateformes, qui sont désignés comme Jean Untel 2 à 4 dans les actes de procédure, exploitaient également la plateforme originale Soap2day.
[7] Le 30 mai 2024, les demanderesses ont modifié leur déclaration afin d’y inclure les nouvelles plateformes et leurs exploitants inconnus. Les actes de procédure modifiés ont été signifiés aux exploitants des nouveaux sites de la manière approuvée par la Cour. À peu près au même moment, les plateformes soap2day.rs et soap2dayx.to ont été désactivées. Les demanderesses ont par la suite appris l’existence de la plateforme soap2day.pe, dont l’apparence était presque identique à celle de la plateforme soap2day.rs.
[8] Dans la décision Bell Média Inc c GoldTV.Biz, 2019 CF 1432 (conf par 2021 CAF 181, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 39876 (24 mars 2022)) [GoldTV], le juge Patrick Gleeson a rendu une ordonnance de blocage de sites « statique »
visant une plateforme en particulier, dans laquelle il ordonnait aux FSI de bloquer l’accès aux domaines, sous‑domaines ou adresses IP associés à cette plateforme. Dans cette affaire, l’entreprise des défendeurs utilisait un modèle d’affaires fondé sur l’abonnement, de sorte qu’il était relativement facile de savoir si les domaines et les adresses IP créés subséquemment étaient associés à la plateforme originale.
[9] À l’inverse, le modèle d’affaires des plateformes Soap2Day n’est pas fondé sur l’abonnement; les plateformes tirent plutôt leurs revenus principalement des publicités. Il est donc difficile de savoir si les nouveaux domaines exploités sous la bannière Soap2day sont exploités par les mêmes personnes ou y sont autrement liés.
[10] L’ordonnance de blocage de sites en l’espèce est comparable à celle qui a été rendue dans l’affaire GoldTV, mais elle pourrait s’appliquer à d’autres plateformes Soap2Day (ou sites imitateurs) qui pourraient être créées, ou qui pourraient gagner en popularité, à la suite de la désactivation des plateformes existantes. L’ordonnance ne s’appliquera à ces autres sites que s’ils mettent à la disposition du public du contenu contrefait, s’ils ne donnent pas suite aux avis de contrefaçon et s’ils sont exploités essentiellement de la même façon que les sites existants. Les demanderesses peuvent informer les tierces parties intimées de l’existence d’autres sites Web illicites et, si ces dernières ne formulent pas d’opposition, les demanderesses peuvent chercher à faire élargir la portée de l’ordonnance de blocage de sites en présentant une requête simplifiée à la Cour.
[11] Les demanderesses rapportent une tendance à la désactivation rapide des plateformes illicites et à leur remplacement par des sites imitateurs. Des plateformes telles que 123movies, Popcorn Time et The Pirate Bay ont toutes été fermées ou bloquées à un moment ou à un autre avant d’être remplacées par des sites identiques aux noms de domaines similaires. Les titulaires des droits d’auteur sont contraints de se livrer à un jeu numérique « du chat et de la souris »
: chaque fois qu’un site est désactivé, un autre apparaît immédiatement pour le remplacer. Le trafic vers les domaines faisant l’objet d’ordonnances de blocage de sites peut être interrompu, mais l’ensemble du trafic vers les sites imitateurs ne diminue pas.
[12] Dans la décision Columbia Pictures Industries, Inc v British Telecommunications, [2022] EWHC 2403 (Ch) [Columbia Pictures], le juge Richard Meade de la Haute Cour de justice d’Angleterre et du Pays de Galles a rendu une ordonnance de blocage de sites « imitateurs »
semblable à celle rendue en l’espèce, en affirmant ce qui suit (aux para 12 et 13) :
[traduction]
Je suis convaincu que l’élargissement de la portée de l’injonction demandée aura un effet dissuasif. […] En outre, il ne sera pas difficile pour les FSI de mettre en œuvre ces injonctions. Il est possible de tirer cette conclusion en partie du fait que les FSI ne s’opposent pas à ce que l’ordonnance soit rendue, mais sont décrits dans l’attestation qui doit être rendue et leur être communiquée et qui, à mon avis, est manifestement simple et directe. Par conséquent, [...] l’injonction demandée est certainement adaptée aux besoins des parties.
L’injonction ne vise que les sites Web qui, dans leur grande majorité, exercent des activités illicites et n’aura donc aucune incidence sur les activités licites. Je suis convaincu que, compte tenu de tous ces facteurs, l’injonction établit, dans l’ensemble, un juste équilibre. Je précise, en dépit du peu d’importance que revêt cet élément, que certaines modifications ont été apportées aux mesures de protection demandées afin de répondre aux préoccupations soulevées par la sixième défenderesse et de s’assurer que des sites Web licites ne sont pas bloqués.
[13] Notre Cour a continué d’élargir la portée des injonctions qu’elle a accordées à la suite de l’ordonnance rendue dans l’affaire GoldTV. Dans la décision Rogers Media Inc c Jean Untel 1, 2022 CF 775, le juge William Pentney a rendu une ordonnance de blocage « dynamique »
de sites à l’encontre de défendeurs inconnus dans une affaire où des diffusions en direct de matchs de la Ligue nationale de hockey étaient régulièrement déplacées d’un site à un autre et où il était peu réaliste d’appliquer les lois sur le droit d’auteur par l’adoption d’une ordonnance de blocage de sites statique (au para 6). L’ordonnance de blocage dynamique de sites exigeait des FSI qu’ils bloquent les adresses IP sur lesquelles les matchs étaient diffusés illégalement seulement pendant la période décrite comme la « fenêtre de match »
(voir aussi Rogers Media Inc c Jean Untel 1 (21 novembre 2022), Ottawa, T‑955‑21 (CF); Bell Media Inc c Jean Untel 1, 2022 CF 1432; Rogers Media Inc et al c Jean Untel 1 et al (18 juillet 2023), Vancouver, T‑1253‑23 (CF)).
[14] Plus récemment, le juge Andrew Little a rendu une ordonnance de blocage dynamique de sites diffusant de multiples événements sportifs qui autorisait les demanderesses à faire appliquer l’ordonnance à de futurs événements sportifs au moyen de la présentation d’une requête à cette fin (Rogers Media Inc c Jean Untel 1, 2024 CF 1082). Bien que, dans la jurisprudence pertinente, les injonctions interlocutoires aient été la réparation de prédilection, le juge Little a conclu (aux para 45 à 50) qu’une injonction permanente pouvait être rendue en cas de violation du droit d’auteur et que, à titre de cour d’equity, la Cour pouvait également rendre une ordonnance contre les tierces parties intimées s’il lui paraissait juste ou opportun de le faire.
[15] Après avoir appliqué les considérations exposées par notre Cour dans ses décisions précédentes à la requête déposée par les demanderesses en vue d’obtenir une ordonnance de blocage de sites, je conclus que les demanderesses ont démontré ce qui suit :
a)l’ordonnance est nécessaire et constitue le moyen le plus efficace, voire le seul moyen, de mettre fin aux activités portant atteinte au droit d’auteur que mènent les défendeurs et ceux qui imitent leurs plateformes;
b)l’ordonnance n’est pas inutilement complexe et les coûts de mise en œuvre s’avèrent être faibles ou négligeables;
c)l’ordonnance a un effet dissuasif, ne limite pas indûment les droits d’autrui et a une portée limitée — dans l’éventualité où les tierces parties qui n’ont pas eu l’occasion de présenter des observations dans le contexte de la présente requête croient être touchées par l’ordonnance, elles ont le droit de demander une modification de l’ordonnance dès lors qu’elles sont touchées par celle‑ci;
d)l’ordonnance est juste et est le résultat d’une soigneuse mise en balance des droits des personnes concernées.
[16] Il est indiqué dans l’ordonnance que celle‑ci arrivera à échéance deux ans à compter de la date de sa délivrance, sauf ordonnance contraire de la Cour.
[17] Tout comme dans l’affaire Columbia Pictures, les tierces parties intimées en l’espèce ne se sont pas opposées à l’ordonnance de blocage de sites demandée par les demanderesses. Cette ordonnance prévoit des mesures visant à exclure les sites Web licites et constitue un complément modeste et nécessaire à la réparation généralement accordée dans ce type d’affaires.
[18] Le jugement par défaut et l’ordonnance de blocage de sites sont reproduits aux annexes A et B des présents motifs.
« Simon Fothergill »
Juge
Annexe A
Annexe B
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T‑1125‑23 |
INTITULÉ :
|
BELL MÉDIA INC ET AL c JEAN UNTEL 1 FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE SOAP2DAY.TO ET AL OU ZHANG YONG ET BELL CANADA ET AL |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 9 DÉCEMBRE 2024
|
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : |
LE JUGE FOTHERGILL
|
DATE DES MOTIFS :
|
le 22 janvier 2025
|
COMPARUTIONS :
Guillaume Lavoie Ste‑Marie |
POUR LES DEMANDERESSES ET LA TIERCE PARTIE INTIMÉE BELL CANADA |
Daniel Pink |
POUR LES TIERCES PARTIES INTIMÉES FIDO SOLUTIONS INC. ET ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC. |
Andrea Daly |
POUR LA TIERCE PARTIE INTIMÉE TELUS COMMUNICATIONS INC. |
Andy Kaplan‑Myrth |
POUR LA TIERCE PARTIE INTIMÉE TEKSAVVY SOLUTIONS INC. |
Zoé Foustokjian |
POUR LA TIERCE PARTIE INTIMÉE VIDÉOTRON LTÉE ET 2251723 ONTARIO INC. FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE VMEDIA |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Smart & Biggar S.E.N.C.R.L.
Avocats Montréal (Québec) |
POUR LES DEMANDERESSES ET LA TIERCE PARTIE INTIMÉE BELL CANADA |
Service du contentieux, Rogers Communications, Fido Solutions Inc. et Rogers Communications Canada Inc. Vancouver (Colombie‑Britannique) |
POUR LES TIERCES PARTIES INTIMÉES FIDO SOLUTIONS INC. ET ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC. |
Conseiller juridique en matière de réglementation Telus Communications Inc. Vancouver (Colombie‑Britannique) |
POUR LA TIERCE PARTIE INTIMÉE TELUS COMMUNICATIONS INC. |
Affaires réglementaires et distributeurs Teksavvy Solutions Inc. Chatham (Ontario) |
POUR LA TIERCE PARTIE INTIMÉE TEKSAVVY SOLUTIONS INC. |
Québecor Média Inc., Vidéotron Ltée et 2251723 Ontario Inc. faisant affaire sous le nom de VMedia Montréal (Québec) et Vaughan (Ontario) |
POUR LA TIERCE PARTIE INTIMÉE VIDÉOTRON LTÉE ET 2251723 ONTARIO INC. FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE VMEDIA |