Dossier : IMM-1515-23
Référence : 2025 CF 124
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 21 janvier 2025
En présence de madame la juge Sadrehashemi
ENTRE : |
JA |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La demanderesse vit au Canada depuis plus de 20 ans. Elle a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle a demandé à rester au Canada en invoquant son établissement, l’intérêt supérieur de sa filleule, les difficultés qu’elle rencontrerait si elle retournait au Cameroun en raison de l’accès irrégulier aux médicaments contre le VIH et de la stigmatisation qu’elle subirait à cause de sa séropositivité.
[2] Un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (l’agent
) a rejeté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La demanderesse conteste ce rejet au motif que l’agent a adopté une approche axée sur les difficultés et n’a pas tenu compte des éléments de preuve contradictoires et pertinents concernant l’accès aux médicaments et la stigmatisation ainsi que la discrimination à l’égard des personnes vivant avec le VIH au Cameroun. Je suis d’avis, comme l’affirme la demanderesse, que l’analyse de l’agent sur cette question est déraisonnable.
[3] Le défendeur a soulevé le principe de la « conduite irréprochable »
et a demandé à la Cour de ne pas statuer sur le fond de l’affaire et de ne pas accorder le redressement demandé pour cette raison. Je conclus que, bien que la demanderesse ait commis une faute grave, celle-ci ne compromet pas ma capacité à examiner la demande de contrôle judiciaire sur le fond et, compte tenu des intérêts importants en jeu et de la solidité de la contestation de la demanderesse, je conclus que je suis en mesure d’accorder le redressement sollicité par la demanderesse.
II. Contexte
[4] La demanderesse est une citoyenne du Cameroun. Elle vit au Canada de façon continue depuis plus de vingt-deux ans. Peu après son arrivée au Canada, elle a appris qu’elle était séropositive. Elle a tenté plusieurs démarches afin de rester au Canada. Sa demande d’asile a été rejetée en 2004. Une demande d’examen des risques avant renvoi (l’ERAR
) a été rejetée en 2011. La demanderesse a présenté deux autres demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, qui ont été rejetées en 2011 et en 2016. Élément crucial, la demanderesse explique que les critères servant à déterminer que les frais médicaux constituent un « fardeau excessif »
ont fondamentalement changé depuis le rejet de sa deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en 2016, ce qui l’a incitée à présenter la demande qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.
[5] Le 7 septembre 2022, l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse. Celle-ci a sollicité la prorogation du délai pour déposer la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire ainsi qu’une demande d’ordonnance d’anonymat. Le juge Gleeson a accordé la prorogation de délai et fait droit à la demande d’anonymat.
III. Analyse
A. Principe de la « conduite irréprochable »
[6] La demanderesse était censée quitter le Canada et prendre l’avion vers son pays de citoyenneté, le Cameroun, le 19 août 2021. Elle ne s’est pas présentée à l’aéroport comme le lui avait enjoint l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC
), de sorte qu’un mandat d’arrestation a été lancé contre elle. Quelques semaines avant la date de son renvoi, la demanderesse a présenté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.
[7] Le défendeur a invoqué le principe de la « conduite irréprochable »
pour faire obstacle à l’octroi par la Cour du redressement demandé par la demanderesse. La Cour d’appel fédérale a expliqué dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF 14 [Thanabalasingham] que, si la juridiction de contrôle est d’avis que le demandeur est coupable d’inconduite, « elle peut rejeter la demande sans la juger au fond ou, même ayant conclu à l’existence d’une erreur sujette à révision, elle peut refuser d’accorder la réparation sollicitée »
(Thanabalasingham, au para 9 [en italique dans l’original]). Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, « la Cour doit s’efforcer de mettre en balance d’une part l’impératif de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d’empêcher les abus de procédure, et d’autre part l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne »
. La Cour d’appel fédérale donne une liste non exhaustive des facteurs à prendre en compte dans cet exercice : la gravité de l’inconduite du demandeur et la mesure dans laquelle cette inconduite menace la procédure en cause, la nécessité d’une dissuasion à l’égard d’une conduite semblable, la nature de l’acte prétendument illégal de l’administration et la solidité apparente du dossier, l’importance des droits individuels concernés, enfin les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l’acte administratif contesté est confirmée (Thanabalasingham, au para 10).
[8] J’ai soigneusement examiné les facteurs énumérés dans l’arrêt Thanabalasingham pour décider si l’inconduite de la demanderesse devrait l’empêcher d’obtenir la réparation qu’elle sollicite en l’espèce. La demanderesse admet que son inconduite est grave. Je suis aussi de cet avis. Il s’agit également d’une conduite qui justifie la dissuasion. Cependant, je souscris au raisonnement du juge Norris dans la décision Alexander c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 762 [Alexander], selon lequel « il existe d’autres mécanismes pour y parvenir [décourager la conduite reprochée à la demanderesse] (p. ex., le processus de contrôle des motifs de détention en vertu de la LIPR et des règlements connexes) »
(Alexander, au para 44).
[9] Je suis d’avis que l’inconduite de la demanderesse ne limite pas ma capacité à évaluer le caractère raisonnable de la décision en cause. Comme je l’explique ci-dessous, la demanderesse a établi que l’agent a effectué un examen déraisonnable de la preuve relative à un facteur clé. Je conclus également que les intérêts en jeu sont importants pour elle, notamment la possibilité d’obtenir des médicaments et des soutiens sociaux sans craindre la discrimination et la stigmatisation.
[10] Il ne fait aucun doute que la demanderesse a commis une faute grave qui justifie une mesure de dissuasion, mais sa contestation de la validité juridique d’une décision qui porte atteinte à ses droits fondamentaux de la personne repose sur de solides arguments. Dans les circonstances particulières de l’espèce, même si j’ai conclu que la demanderesse s’était livrée à une inconduite grave, j’ai décidé d’examiner le bien-fondé de la décision et d’accorder le redressement demandé par la demanderesse.
B. Évaluation de la preuve sur l’accès aux médicaments et la stigmatisation
[11] L’étranger qui sollicite le statut de résident permanent au Canada peut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin que soient levées les exigences prévues dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient (LIPR, art 25(1)). Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], qui renvoie à l’arrêt Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351, la Cour suprême du Canada a confirmé que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est d’offrir « une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” »
(Kanthasamy, au para 21, citant Chirwa, à la p 364).
[12] Étant donné que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est de « mitiger la sévérité de la loi selon le cas »
, il n’existe pas d’ensemble déterminé de facteurs justifiant d’accorder une dispense (Kanthasamy, au para 19). Ces facteurs varieront selon les circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids »
(Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 aux para 74-75).
[13] La demanderesse a invoqué la stigmatisation et la discrimination à l’égard des personnes séropositives au Cameroun comme motif principal de sa demande de redressement. Elle a expliqué que, bien qu’elle soit proche des membres de sa fratrie, qu’elle soutient financièrement depuis le Canada, elle ne leur a pas révélé son état de santé lié au VIH. Elle a également expliqué que, même si n’était pas atteinte du VIH lorsqu’elle vivait au Cameroun, il y a plus de vingt ans, elle sait, d’après son expérience au sein de la communauté camerounaise au Canada, qu’il existe une stigmatisation importante à l’égard des personnes séropositives au Cameroun. Elle a fourni des rapports sur les conditions au Cameroun relativement aux personnes qui y vivent avec le VIH, notamment la stigmatisation et la discrimination auxquelles elles font face et l’incidence de cette stigmatisation sur l’accès aux médicaments, à l’emploi et aux prêts bancaires.
[14] Bien que l’agent admette que la demanderesse [traduction] « puisse rencontrer certaines difficultés en tant que femme séropositive si elle retournait au Cameroun »
, il ne reconnaît pas que [traduction] « les difficultés possibles découlant de la stigmatisation justifient une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire »
. L’évaluation de ce facteur par l’agent est limitée et fondée sur une interprétation sélective des éléments de preuve qui ne tient pas compte des parties contradictoires et pertinentes de cette même preuve.
[15] Par exemple, l’agent a conclu – sur la base d’une étude auprès d’un groupe de soutien dans le district de santé de Dschang – que [traduction] « des groupes de soutien, très semblables à ceux dont la demanderesse est membre au Canada, sont également présents au Cameroun »
. L’agent a également affirmé que [traduction] « la demandresse pourrait être en mesure d’accéder à un traitement sans être stigmatisée au Cameroun »
. Or une grande partie de l’étude à laquelle l’agent fait référence décrit une réalité différente. Elle fait état de la stigmatisation et de la discrimination profondes subies par les personnes vivant avec le VIH au Cameroun. Oui, le fait d’avoir un groupe de soutien est utile, mais un point clé de l’article que ne mentionne pas l’agent dans son analyse concerne les difficultés que rencontrent les personnes séropositives, même lorsqu’elles ont pu accéder à un groupe de soutien. De plus, l’hypothèse de l’agent, selon laquelle le groupe de soutien à Dschang est semblable aux mesures de soutien dont bénéficie la demanderesse au Canada, ne concorde pas avec la preuve. Le groupe de soutien en question ne se trouve pas non plus dans la même région que celle où vivent les membres de la fratrie de la demanderesse, de qui l’agent présume qu’elle recevra du soutien.
[16] Un autre exemple où l’agent examine les éléments de preuve de manière sélective a trait à l’expérience vécue par la demanderesse au Canada. Selon l’agent, la demanderesse a déclaré [traduction] « qu’elle avait été victime de stigmatisation en tant que femme séropositive pendant son séjour au Canada »
. L’agent ne précise pas que cette stigmatisation était le fait de membres de la communauté camerounaise au Canada. Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a affirmé que, même si elle n’a pas vécu au Cameroun avec le VIH, elle était [traduction] « consciente de la stigmatisation importante à l’égard des personnes séropositives au Cameroun, en particulier parce qu’[elle en a] également fait l’expérience au sein de la communauté camerounaise au Canada »
.
[17] L’agent s’appuie ensuite sur cette preuve pour souligner [traduction] « qu’aucun pays, pas même le Canada, n’est en mesure de protéger ses citoyens ou d’autres personnes contre la stigmatisation »
. Suivant le raisonnement de l’agent, donc, puisque ni le Canada ni aucun autre pays ne peut éliminer la stigmatisation, l’ampleur de la stigmatisation n’a pas d’importance. Voilà qui ne tient pas compte du fondement même de la demande présentée par la demanderesse, soit la fréquence et la gravité de la stigmatisation et de la discrimination auxquelles elle serait confrontée au Cameroun.
[18] Enfin, pour ce qui touche l’accès à des médicaments, l’agent n’a pas tenu compte d’un facteur pertinent et important qui a été porté à son attention par la demanderesse. On peut lire dans les éléments de preuve, soulignés dans les observations du conseil, qu’en raison de la stigmatisation et de la discrimination graves auxquelles sont confrontées les personnes séropositives, nombre d’entre elles ne consultent pas régulièrement un médecin et ne prennent pas de médicaments antiviraux.
[19] Les motifs de l’agent ne sont pas transparents, intelligibles ou justifiés compte tenu des éléments de preuve dont il disposait. Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a soulevé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-1515-23
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
-
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
-
La décision du 7 septembre 2022 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.
-
Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Lobat Sadrehashemi »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-1515-23 |
INTITULÉ : |
JA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
TORONTO (ONTARIO) |
DATE DE L’AUDIENCE |
LE 18 JUILLET 2024 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE SADREHASHEMI |
DATE DU JUGEMENT : |
LE 21 JANVIER 2025 |
COMPARUTIONS :
Alexandra Veall |
POUR LA DEMANDERESSE |
Nimanthika Kaneira |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
HIV & Aids Legal Clinic Ontario Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LA DEMANDERESSE |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |