Date : 20250120
Dossier : IMM-13685-23
Référence : 2025 CF 112
Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2025
En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond
ENTRE :
|
MARCOS ANDRES RALEK HORODIUK |
ARELYS DE LA SANTISIMA TRINIDA ROJAS CARDIVILLO |
SARAH VALENTINA RALEK ROJAS |
demandeurs |
et
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a rejeté la demande d’asile des demandeurs. Elle a estimé que M. Ralek pouvait bénéficier de la protection de l’Argentine, pays dont il est citoyen. De plus, elle a conclu que Mme Rojas était visée par l’exclusion prévue à l’article 1E de la Convention relative au statut des réfugiés [la Convention].
[2] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR. J’accueille leur demande, puisque l’analyse de la SPR concernant la protection de l’État était déraisonnable. Par ricochet, cela vicie également les conclusions de la SPR concernant l’article 1E, puisque celles-ci sont directement fondées sur la disponibilité de la protection de l’État.
I. Contexte
[3] Le demandeur, M. Ralek, est citoyen de l’Argentine et de l’Équateur. Son épouse, la demanderesse, Mme Rojas, est citoyenne du Venezuela. Leur fille, la demanderesse Sarah, est citoyenne du Venezuela et de l’Équateur. Jusqu’en 2016, ils habitaient au Venezuela. Ils affirment avoir fui ce pays pour se rendre en Équateur. En 2018, ils ont fui l’Équateur pour s’établir en Argentine.
[4] En Argentine, M. Ralek et Mme Rojas ont lancé un mouvement destiné à défendre les droits des migrants, notamment des Vénézuéliens, et à dénoncer la discrimination et la persécution dont ceux-ci sont victimes. À partir de 2019, ils se sont impliqués en faveur d’un candidat aux élections présidentielles, lequel a ultimement perdu, et ont dénoncé des liens allégués entre le kirchnérisme et le narcotrafic. En raison de ces activités, ils ont reçu des menaces de mort.
[5] Les demandeurs allèguent avoir sollicité à plusieurs reprises une protection policière, mais ne pas l’avoir reçue. Dès qu’il a pris connaissance d’une première menace de mort en décembre 2019, M. Ralek s’est rendu au commissariat pour la rapporter. Il y a été mal accueilli et a été promptement redirigé vers le siège principal de la police. Un agent du bureau du procureur a alors pris sa plainte et a assuré M. Ralek qu’une voiture de patrouille serait déployée pour surveiller sa résidence, qu’une enquête serait déclenchée et que les demandeurs seraient tenus informés du progrès de l’enquête. Les demandeurs n’ont cependant jamais vu la patrouille et n’ont reçu aucun suivi. Les demandeurs sont donc retournés au siège de la police deux jours plus tard pour exprimer leur indignation et se sont fait répéter les mêmes informations par l’agent. Le lendemain, lorsqu’ils ont encore reçu une menace de mort par téléphone, ils ont décidé de déménager dans une autre ville.
[6] En avril 2020, lorsqu’ils ont reçu une nouvelle menace sur WhatsApp, les demandeurs ont alerté la police locale de la ville qu’ils avaient quittée au mois de décembre précédent. La police leur a répondu sèchement qu’ils devraient être patients et soumettre une nouvelle plainte puis la joindre à leur première plainte.
[7] En novembre 2020, les demandeurs ont reçu un appel d’extorsion sur leur ligne téléphonique résidentielle. Ils ont alors appelé la police locale, qui leur a promis de dépêcher une patrouille. Lorsqu’ils ont constaté qu’aucune patrouille n’avait été déployée, les demandeurs ont contacté la police à nouveau et une patrouille s’est finalement présentée à leur résidence. Les agents ont toutefois adopté une attitude déplaisante et ont refusé de prendre leur plainte sur place.
[8] De fait, lorsqu’ils ont reçu une nouvelle menace de mort par téléphone en mars 2021, les demandeurs ont senti qu’ils avaient épuisé tous leurs recours auprès de la police et qu’ils devaient fuir l’Argentine.
[9] En 2021, les demandeurs se sont rendus aux États-Unis, puis au Canada, où ils ont demandé l’asile. La SPR a rejeté leur demande. Elle a accepté le fait que les menaces de mort reçues par les demandeurs étaient liées à leurs opinions politiques et qu’elles constituaient de la persécution. Cependant, elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption selon laquelle l’Argentine était en mesure d’assurer leur protection.
[10] Quant à la question de la protection de l’État, la SPR a analysé en détail les interactions entre les demandeurs et la police en Argentine. Elle a estimé que les demandeurs n’avaient pas fait suffisamment d’efforts pour attirer l’attention de la police sur leur situation et qu’ils auraient dû se plaindre auprès des supérieurs hiérarchiques des policiers avec qui ils ont communiqué. De toute manière, la police aurait fait preuve d’une volonté d’agir. La SPR a également souligné que la preuve documentaire ne démontrait pas que la protection de l’État était déficiente en Argentine. Elle a donc conclu que M. Ralek n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.
[11] Par ailleurs, la SPR a conclu que Mme Rojas était visée par l’exclusion prévue à l’article 1E de la Convention. Après avoir examiné les lois pertinentes, elle a conclu que Mme Rojas n’a probablement pas perdu son statut de résidente de l’Argentine puisque son conjoint possède la citoyenneté de ce pays. Appliquant le guide jurisprudentiel relatif à l’article 1E, la SPR s’est ensuite demandée si Mme Rojas serait exposée à une possibilité sérieuse d’être persécutée en Argentine. Elle a donné une réponse négative, essentiellement en raison de ses conclusions relatives à la protection de l’État. Elle a donc statué que Mme Rojas était exclue selon l’article 1E.
[12] Quant à Sarah, la SPR a conclu qu’elle serait soit dans la situation de son père, soit dans celle de sa mère. Elle ne serait donc ni réfugiée ni personne à protéger, ou alors elle serait visée par l’exclusion de l’article 1E.
[13] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR.
II. Analyse
[14] J’accueille la demande. L’analyse de la SPR concernant la protection de l’État est déraisonnable, puisqu’elle méconnait le cadre d’analyse établi par la jurisprudence de notre Cour, notamment en imposant aux demandeurs une exigence excessivement élevée de solliciter la protection de l’Argentine. De plus, cette erreur rend déraisonnable le second volet de la décision de la SPR qui concerne l’exclusion selon l’article 1E, puisque les deux volets de la décision sont inextricablement liés.
A. La protection de l’État
[15] La SPR a rendu une décision déraisonnable, car son raisonnement s’écarte des balises fixées par la jurisprudence concernant la protection de l’État. Selon l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], les décideurs administratifs doivent respecter les contraintes qui encadrent leur processus décisionnel. L’une de ces contraintes découle de la jurisprudence : Vavilov, aux paragraphes 111 et 112. Pour cette raison, je débuterai par un examen de la manière dont les tribunaux ont défini le concept de protection de l’État. J’analyserai ensuite la décision de la SPR afin de déterminer si son raisonnement respecte les contraintes posées par la jurisprudence.
(1) Principes
[16] Même si une personne a des raisons bien fondées de craindre la persécution pour un des motifs prévus par la Convention, le statut de réfugié peut lui être refusé si elle peut se prévaloir de la protection de son propre pays. Il s’agit d’un concept connu sous le nom de « protection de l’État »
. On présume qu’un État est en mesure de protéger ses ressortissants. En d’autres mots, les demandeurs d’asile assument le fardeau de prouver non seulement qu’ils ont un motif valable de craindre d’être persécutés, mais aussi que leur pays de nationalité n’est pas en mesure ou n’a pas l’intention de les protéger, ou encore qu’ils ont des motifs valables de ne pas chercher cette protection : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 aux pages 724 et 725 [Ward].
[17] Dans cette analyse, il ne suffit pas de faire état des efforts déployés par les autorités du pays concerné pour assurer la protection. Il faut plutôt se concentrer sur les résultats ou sur ce qu’on appelle généralement l’ « efficacité opérationnelle »
des mesures réellement disponibles : AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237 au paragraphe 19 [AB]; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 au paragraphe 21; Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 966 au paragraphe 25; Cervenakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 477 au paragraphe 26; Whyte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1420 au paragraphe 21.
[18] On affirme souvent que lorsque l’État n’est pas lui-même à la source de la persécution alléguée, le demandeur d’asile a l’obligation d’« épuiser les recours »
disponibles dans son pays d’origine. Il ne faut cependant pas donner à cette prétendue règle une portée qui aurait pour effet de contrecarrer les objectifs de la Convention. Dans l’arrêt Ward, le juge La Forest de la Cour suprême du Canada a effectué la mise en garde suivante, à la page 724 :
[…] le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale.
[19] Il a ensuite posé les jalons de la méthode d’analyse appropriée :
[…] le demandeur ne sera pas visé par la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention » s’il est objectivement déraisonnable qu’il n’ait pas sollicité la protection de son pays d’origine; autrement, le demandeur n’a pas vraiment à s’adresser à l’État.
Il s’agit donc de savoir comment, en pratique, un demandeur arrive à prouver l’incapacité de l’État de protéger ses ressortissants et le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection. […] il faut confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée.
[20] Dans la décision Majoros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 421, [2014] 4 RCF 482 [Majoros], mon collègue le juge Russell Zinn a résumé ces principes de la manière suivante :
[…] le demandeur d’asile n’est pas — à proprement parler — tenu par la loi d’avoir cherché, ou diligemment cherché, à obtenir la protection de l’État pour que l’asile lui soit accordé. La question est plutôt celle de savoir si le demandeur d’asile a fourni la preuve « claire et convaincante » nécessaire pour réfuter la présomption de protection de l’État. En raison de la forte présomption de protection de l’État, les tentatives concrètes que fait une personne pour obtenir la protection de l’État pourraient être — à titre de preuve — habituellement nécessaires (selon les circonstances et les autres éléments de preuve) pour réfuter cette présomption. En ce sens seulement, chercher à obtenir la protection de l’État peut équivaloir à une exigence de fait dans bien des cas.
[21] De la même manière, dans la décision Marinaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 548 aux paragraphes 63 à 67, mon collègue le juge John Norris souligne que « le fait de chercher en vain à obtenir la protection de son pays de nationalité n’est pas une condition préalable à l’asile »
. Autrement dit, l’analyse des efforts que le demandeur d’asile a faits pour obtenir la protection de l’État ne vise pas à assurer une quelconque forme d’équité procédurale aux forces policières d’un pays étranger, mais plutôt à évaluer la disponibilité de cette protection.
[22] De plus, la jurisprudence de notre Cour souligne qu’il appartient à la police et non à d’autres organismes de fournir la protection de l’État. On ne peut donc exiger que les demandeurs d’asile fassent des démarches auprès de commissions des droits de la personne, d’ombudsmans ou d’organismes semblables. Voir, à ce sujet, Zepeda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 491 aux paragraphes 24 et 25, [2009] 1 RCF 237; Katinszki c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1326 aux paragraphes 14 et 15; Aurelien c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 707 au paragraphe 16; Majoros, au paragraphe 20; Graff c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 437 aux paragraphes 20 à 25; Varga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 102 aux paragraphes 102 et 103.
[23] Enfin, la protection de l’État doit être évaluée au moyen d’une approche contextuelle, qui prend notamment en considération le profil du demandeur d’asile : Gonzalez Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 234 aux paragraphes 37 et 38, [2011] 2 RCF 480; Jaworowska c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 626 au paragraphe 45; Matthias v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 619; Andre v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1563 [Andre]. En effet, un État qui protège ses citoyens de façon générale peut faire défaut d’offrir une protection adéquate à certaines catégories de personnes ou relativement à certaines formes de persécution. L’affaire Ward en donne un exemple frappant : bien que l’on puisse penser que l’Irlande est normalement en mesure de protéger ses ressortissants, la nature de la menace dont M. Ward faisait l’objet rendait cette protection illusoire.
(2) Application
[24] J’estime que la décision de la SPR est déraisonnable, car elle a méconnu les principes que je viens d’exposer. Dans les faits, la SPR a traité l’épuisement des recours en Argentine comme une obligation stricte plutôt que comme un moyen de preuve. Elle a ainsi commis l’erreur constatée dans l’affaire Majoros.
[25] Rappelons, à cet égard, que la SPR a jugé les demandeurs crédibles et a conclu que les menaces de mort dont ils ont fait l’objet équivalaient à de la persécution. Or, plutôt que d’examiner la manière dont la police a répondu ou a fait défaut de répondre aux appels des demandeurs, la SPR s’est principalement concentrée sur les démarches additionnelles que les demandeurs auraient pu faire, mais n’ont pas faites.
[26] Ainsi, la SPR reproche aux demandeurs d’avoir, en réponse à certaines menaces, déménagé plutôt que de porter plainte à nouveau. J’ai du mal à accepter que la SPR interprète défavorablement ce déménagement, alors qu’il semble plutôt confirmer la gravité des craintes qui animaient alors les demandeurs et leur sentiment de ne pas être adéquatement protégés par la police. L’objectif de l’analyse, faut-il le rappeler, est de déterminer si la protection de l’État est adéquate et non de juger le comportement des demandeurs à l’aune de ce qu’un « réfugié raisonnable »
aurait fait ou aurait dû faire.
[27] De plus, la SPR impose aux demandeurs une obligation de s’adresser aux supérieurs hiérarchiques des policiers avec lesquels ils ont interagi. Au paragraphe 43 de sa décision, elle écrit ceci :
En aucun temps n’ont-ils entrepris des démarches auprès d’autres unités de la police ou cherché l’intervention d’officiers supérieurs aux policiers ou aux fonctionnaires avec qui ils avaient interagi. Ils n’ont pas non plus activement fait le suivi de la seule plainte officielle déposée, outre les démarches susmentionnées, et n’étaient donc pas au courant de l’issue de celle-ci.
[28] Comme je l’ai mentionné plus haut, on s’attend à ce que la protection de l’État soit fournie par la police. Un demandeur d’asile n’est pas tenu de porter plainte auprès d’autres organismes. Si la réponse de la police est inadéquate, on doit conclure que la présomption de protection de l’État a été réfutée. Il n’y a aucun fondement à l’imposition d’une obligation d’entreprendre des démarches additionnelles. Cela est d’autant plus vrai lorsque les résultats concrets de ces démarches paraissent aléatoires. À cet égard, la SPR a suggéré que les demandeurs auraient pu se prévaloir d’un « mécanisme par courriel »
prévu dans un formulaire de plainte, lequel « invite une victime à partager son opinion sur sa prise en charge »
. Or, la SPR n’offre aucune analyse de l’efficacité d’un tel recours afin d’assurer la protection des demandeurs qui, je le rappelle, faisaient l’objet de menaces de mort. Elle n’explique pas comment une plainte auprès des autorités hiérarchiques des agents rencontrés aurait permis aux demandeurs de bénéficier de la protection de l’État.
[29] Enfin, lors de l’audience, la SPR a exigé que les demandeurs effectuent des démarches additionnelles afin de connaître le sort réservé aux plaintes qu’ils avaient déposées alors qu’ils étaient toujours en Argentine. La SPR a conclu que les démarches effectuées par les demandeurs étaient « trop peu, trop tard »
(paragraphe 45). Or, à l’audience devant notre Cour, le ministre a reconnu que les demandeurs n’avaient aucune obligation d’effectuer des démarches additionnelles pour obtenir la protection de l’Argentine après leur arrivée au Canada.
[30] Bref, la SPR a fait principalement porter son analyse sur le caractère raisonnable des démarches des demandeurs plutôt que sur le caractère adéquat de la protection de l’État sur le plan opérationnel. L’extrait suivant de ses motifs montre bien que la SPR a imposé aux demandeurs une obligation d’effectuer des démarches soutenues afin de solliciter la protection de l’État, plutôt que de s’interroger sur le caractère adéquat de cette protection :
Bien que le tribunal soit sensible à l’état d’esprit des demandeurs au moment des menaces, il estime que les efforts déployés [pour] attirer l’attention des autorités, les outiller avec tous les renseignements à leur disposition, les solliciter au fur et à mesure de la survenance de faits nouveaux, et les interpeller avec vigueur – sous forme de suivis réguliers ou démarches additionnelles – ont été somme toute limités.
[31] Quant à la question centrale qu’elle devait trancher, à savoir l’efficacité opérationnelle de la protection de l’État, la SPR se borne à dire que la police a pris note de la plainte et que l’absence de résultat ne fait pas présumer de l’absence de protection de l’État. Or, comme je l’ai expliqué dans l’affaire AB, au paragraphe 19, « le fait que des policiers ont pris certaines mesures dans un cas particulier ne prouve pas que la protection de l’État est adéquate »
. La SPR se contente de noter le déploiement d’une autopatrouille et la réception d’une plainte. Elle ne se demande cependant pas si ces mesures accordent une protection adéquate aux demandeurs, dans la mesure où ceux-ci font l’objet de menaces de mort répétées. Autrement dit, il ne suffit pas de constater la « volonté de réagir »
des policiers : la protection doit être réelle et adéquate, et la SPR devait donc évaluer si, concrètement, la police a protégé les demandeurs, comme l’exige la jurisprudence citée plus haut. Or, en se concentrant exclusivement sur la prétendue « volonté de réagir »
de la police, la SPR fait l’impasse sur l’efficacité opérationnelle de la protection offerte et adopte une analyse qui a pour effet de banaliser les menaces de mort que les demandeurs ont reçues. Cette analyse est déraisonnable.
[32] La SPR commet une autre erreur en omettant de considérer le profil particulier des demandeurs, lequel devait être pris en compte dans l’analyse du caractère adéquat de la protection de l’État. En l’espèce, les demandeurs sont perçus comme des étrangers. De plus, ils ont organisé des activités visant la défense des droits des migrants et ont exprimé des opinions négatives à l’égard du parti au pouvoir. Il ne faut pas non plus oublier que plusieurs pays d’Amérique du Sud font face à un afflux de réfugiés en provenance du Venezuela. La SPR devait examiner le caractère adéquat de la protection de l’État non dans l’abstrait, mais plutôt en tenant compte du profil particulier des demandeurs. Comme dans l’affaire Andre, la SPR devait envisager que les forces policières puissent se montrer indifférentes, voire hostiles à certains groupes.
[33] En réalité, le seul aspect du profil des demandeurs qui retient l’attention de la SPR est le fait que ceux-ci « sont sophistiqués, connaissent extensivement leurs droits et sont diplômés universitaires »
. La SPR semble en inférer que les demandeurs auraient un fardeau plus lourd d’effectuer des démarches auprès des différents organismes que la SPR mentionne dans sa décision. Cependant, ni la SPR, ni le ministre n’ont renvoyé à une quelconque autorité selon laquelle des demandeurs d’asile « sophistiqués »
doivent faire preuve d’efforts rehaussés afin de réclamer la protection de l’État, et je n’en connais aucune. J’ai bien du mal à comprendre pourquoi des demandeurs d’asile qui sont diplômés universitaires devraient supporter un fardeau plus lourd.
[34] En somme, lorsque la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État, elle a commis quatre erreurs qui rendent sa décision déraisonnable et justifient l’intervention de cette Cour en ce qui a trait à la demande de M. Ralek : (1) elle a exigé des démarches trop onéreuses pour solliciter la protection de l’État; (2) elle n’a pas analysé l’efficacité de l’action de la police; (3) elle n’a pas conduit une analyse contextuelle adaptée au profil des demandeurs; et (4) elle a alourdi le fardeau des demandeurs étant donné leur degré de « sophistication »
. Ce faisant, la SPR s’écarte de la question fondamentale qu’elle doit trancher, à savoir si la protection offerte par l’Argentine était efficace sur le plan opérationnel.
B. L’analyse selon l’article 1E de la Convention
[35] Il faut maintenant se tourner vers la situation de Mme Rojas. La SPR a estimé que celle-ci était exclue de la protection offerte par les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], en raison de l’effet combiné de l’article 1E de la Convention et de l’article 98 de la Loi. Elle a présenté deux raisonnements alternatifs au soutien de cette conclusion.
[36] Premièrement, elle a conclu que Mme Rojas disposait du statut de résidente permanente en Argentine et qu’elle ne s’était pas déchargée du fardeau de démontrer qu’elle avait perdu son statut en raison de son départ. Appliquant le guide jurisprudentiel MB8-00025, selon lequel il faut examiner le risque auquel le demandeur d’asile serait exposé dans son pays de résidence avant de conclure à son exclusion selon l’article 1E, la SPR s’est demandée si Mme Rojas serait exposée à un risque en retournant en Argentine. Elle a donné une réponse négative à cette question, essentiellement pour les motifs qui l’ont conduit à rejeter la demande d’asile de M. Ralek, c’est-à-dire la disponibilité de la protection de l’État.
[37] Deuxièmement, et à titre subsidiaire, la SPR a envisagé la possibilité que Mme Rojas ait perdu le statut de résidente permanente en Argentine. Elle a alors appliqué la grille d’analyse de l’arrêt Zeng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 118, [2011] 4 RCF 3. Elle a soupesé les différents facteurs mentionnés dans cet arrêt pour décider s’il serait raisonnable d’exiger que Mme Rojas fasse des efforts pour acquérir ce statut à nouveau et retourne en Argentine. Pour conclure que c’était le cas, elle s’est fortement appuyée sur le fait que Mme Rojas disposerait de la protection de l’État et qu’elle ne serait donc exposée à aucun risque en cas de retour dans ce pays.
[38] On constate donc que la disponibilité de la protection de l’État était un maillon essentiel des deux chaînes de raisonnement que la SPR a mises de l’avant pour justifier sa conclusion que Mme Rojas était exclue selon l’article 1E. Ainsi, puisque les conclusions de la SPR concernant la protection de l’État sont déraisonnables, son raisonnement en ce qui a trait à l’exclusion de Mme Rojas l’est également.
[39] Il convient de souligner que ma conclusion se fonde sur la grille d’analyse proposée par la Section d’appel des réfugiés [SAR] dans le guide jurisprudentiel MB8-00025, selon lequel il faut examiner le risque auquel un demandeur d’asile serait exposé dans son pays de résidence avant de conclure à son exclusion selon l’article 1E. À l’audience, les deux parties ont confirmé qu’elles estimaient que ce guide jurisprudentiel était bien fondé et qu’en l’espèce, la SPR devait adopter l’approche qu’il propose.
[40] Je suis néanmoins conscient de la décision Tshimuangi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 1354 [Tshimuangi], dans laquelle une décision de la SAR qui avait appliqué le guide jurisprudentiel a été jugée déraisonnable. Cette décision fait écho à certaines décisions antérieures de la Cour, qui avaient également conclu que le risque dans le pays de résidence n’a aucune incidence sur l’exclusion selon l’article 1E : Saint-Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 493 aux paragraphes 55 à 57 [Saint-Paul]; Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97, [2020] 2 RCF 677 [Celestin]. Par contre, d’autres décisions de notre Cour ont statué qu’il fallait tenir compte d’un tel risque : Mwano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 792 au paragraphe 23; Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1121 au paragraphe 36; Exavier v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1240 au paragraphe 27. Enfin, certaines décisions ont jugé raisonnables des décisions de la Commission qui avaient évalué le risque dans le pays de résidence, sans se prononcer sur la portée de l’article 1E : Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 839 au paragraphe 6; Jean Philippe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 48 au paragraphe 14.
[41] À mon humble avis, dans une situation où le ministre et les demandeurs d’asile s’entendent pour affirmer que le guide jurisprudentiel est bien fondé, la Cour doit faire preuve de la plus grande retenue. C’est à la Commission que le Parlement a confié l’application de la Loi. Le contrôle judiciaire est fondé sur la prémisse que le Parlement a entendu conférer aux organismes administratifs une grande latitude dans l’interprétation des lois que ceux-ci doivent appliquer : Vavilov, au paragraphe 24. Il s’ensuit que « les cours de justice devraient généralement hésiter à se prononcer de manière définitive sur l’interprétation d’une disposition qui relève de la compétence d’un décideur administratif »
: Vavilov, au paragraphe 124.
[42] Avec égards, je ne peux souscrire au raisonnement mis de l’avant dans la décision Tshimuangi. J’estime plutôt que le guide jurisprudentiel MB8-00025 est raisonnable. Dans celui‑ci, la SAR analyse minutieusement le texte, le contexte et l’objet de l’article 1E de la Convention afin de conclure qu’il est nécessaire de tenir compte du risque dans le pays de résidence dans l’application de cette disposition. Elle examine attentivement les arguments en sens contraire développés dans les décisions Saint-Paul et Celestin, mais explique de façon convaincante « pourquoi il est préférable d’adopter une autre interprétation »
: Vavilov, au paragraphe 112. Elle a tenu compte des règles pertinentes de droit international, comme l’exige la Cour suprême dans l’arrêt Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, aux paragraphes 104 à 117. Par sa motivation impeccable, la SAR démontre qu’elle a rendu sa décision « en mettant à contribution son expertise et son expérience institutionnelle »
: Vavilov, au paragraphe 93.
[43] Selon l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, « [u]n traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but »
. Cette méthode coïncide avec la méthode d’interprétation moderne consacrée en droit canadien dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27. Or, on ne saurait s’appuyer sur le caractère prétendument « clair »
du libellé de l’article 1E pour éviter de prendre en considération son contexte et son objet. Il était autrefois courant d’affirmer qu’il est interdit d’interpréter un texte dont le sens est « clair »
. Même si cette idée a été exprimée dans des décisions de la Cour suprême jusque dans les années 1990, la méthode d’interprétation moderne exige plutôt que l’on tienne compte dans tous les cas du texte, du contexte et de l’objet de la disposition pertinente. Dans l’arrêt ATCO Gas & Pipelines Ltd c Alberta (Energy & Utilities Board), 2006 CSC 4 au paragraphe 48, [2006] 1 RCS 140, la Cour a rappelé que :
Notre Cour a affirmé maintes fois que le sens grammatical et ordinaire d’une disposition n’est pas déterminant et ne met pas fin à l’analyse. Il faut tenir compte du contexte global de la disposition, même si, à première vue, le sens de son libellé peut paraître évident […].
[44] Plus récemment, dans l’arrêt La Presse inc c Québec, 2023 CSC 22 au paragraphe 23, la Cour a réaffirmé le principe selon lequel on ne saurait se borner à la lecture du libellé de la loi, tout « clair »
puisse-t-il paraître :
[…] le sens ordinaire du texte n’est pas déterminant en soi et doit être examiné au regard des autres indicateurs du sens de la loi — le contexte et l’objet de la disposition ainsi que les normes juridiques pertinentes […]. La clarté apparente de mots considérés isolément ne suffit pas, car ces mots « peuvent, en fait, se révéler ambigus une fois placés dans leur contexte. La possibilité que le contexte révèle une telle ambiguïté latente découle logiquement de la méthode moderne d’interprétation » […].
[45] Dans le guide jurisprudentiel, la SAR a analysé le libellé de l’article 1E, mais ne l’a pas jugé concluant. Elle a accordé un poids plus important au contexte et à l’objet de la disposition. J’estime que la SAR n’a pas méconnu les principes d’interprétation des lois en tirant de telles conclusions.
[46] Par ailleurs, la SAR a souligné les conséquences étranges qui découleraient d’une interprétation contraire : la Commission ne pourrait examiner le risque auquel une personne serait exposée dans un pays où elle détient un statut de résidente, alors qu’elle doit examiner le même risque dans le cas d’un citoyen de ce pays. Les circonstances de la présente affaire illustrent parfaitement cette absurdité : la SPR a examiné le risque en Argentine à l’égard de M. Ralek, qui est citoyen de ce pays, alors qu’elle ne pourrait le faire à l’égard de Mme Rojas, dont le statut en Argentine est plus précaire.
[47] L’affaire doit donc être renvoyée à la SPR pour qu’elle évalue si Mme Rojas est exclue selon l’article 1E en se fondant sur la conclusion qu’elle tirera concernant le risque auquel elle serait exposée en Argentine. L’évaluation de ce risque dépendra évidemment de la disponibilité de la protection de l’État, analysée en tenant compte des présents motifs. Il convient de souligner qu’une conclusion selon laquelle Mme Rojas n’est pas exclue selon l’article 1E ne mettrait pas fin à l’analyse. Comme la SAR le souligne dans le guide jurisprudentiel, la SPR devrait alors examiner si Mme Rojas est exposée à un risque visé par les articles 96 et 97 de la Loi dans le pays dont elle détient la citoyenneté, le Venezuela.
[48] Les demandeurs en l’espèce ont soulevé d’autres arguments afin de démontrer que les conclusions de la SPR à l’égard de Mme Rojas étaient déraisonnables. Étant donné la manière dont je tranche l’affaire, il n’est pas nécessaire que j’aborde ces questions. À la réflexion, j’estime également qu’il n’est pas nécessaire que je me prononce sur les répercussions que la décision Freeman v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1839, pourrait avoir sur le raisonnement de la SPR. Selon la manière dont elle abordera l’affaire lorsqu’elle sera à nouveau saisie du dossier, la SPR pourra examiner attentivement ces questions.
III. Conclusion
[49] Pour les motifs qui précèdent, j’estime que l’analyse de la SPR en ce qui a trait à la disponibilité de la protection de l’État en Argentine était déraisonnable. Cela vicie également les conclusions de la SPR tant à l’égard de M. Ralek que de Mme Rojas, ainsi que de leur fille. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie et l’affaire sera renvoyée à la SPR pour que celle-ci l’examine à nouveau.
JUGEMENT dans le dossier IMM-13685-23
LA COUR STATUE que :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. La décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est annulée et l’affaire est renvoyée à une formation différente de la Section pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
« Sébastien Grammond »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
|
Dossier :
|
IMM-13685-23 |
INTITULÉ :
|
MARCOS ANDRES RALEK HORODIUK, ARELYS DE LA SANTISIMA TRINIDA ROJAS CARDIVILLO, SARAH VALENTINA RALEK ROJAS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION |
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
par visioconférence |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 7 novembre 2024 |
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GRAMMOND |
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 20 janvier 2025
|
|
COMPARUTIONS :
Julio Cesar Tulena Salom |
Pour les demandeurs |
Zoé Richard |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Salom Avocat Montréal (Québec) |
Pour les demandeurs |
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
Pour le défendeur |