Date : 20250120
Dossier : IMM-13815-23
Référence : 2025 CF 111
Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2025
En présence de l'honorable juge Régimbald
ENTRE :
|
GUILNAVE LAPAIX |
demandeur |
et
|
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le Ministre de la citoyenneté et de l’immigration [Ministre] prétend que M. Guilnave Lapaix [le Demandeur ou M. Lapaix] est interdit de territoire pour raison de sécurité en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Il allègue plus précisément que M. Lapaix a été membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle a été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force, soit le Corps des Léopards [Léopards] au sein des Forces armées d’Haïti, pour une tentative de coup d’État en avril 1989 à l’encontre du président haïtien, le Général Prosper Avril. M. Lapaix serait donc interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f), par référence à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.
[2] Le Demandeur a volontairement révélé aux autorités, dans le cadre du processus de sa demande d’asile au Canada, avoir été membre des forces armées d’Haïti, et plus particulièrement des Léopards. Devant la Section d’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR], le Demandeur soutient qu’il n’était pas au courant de la planification ou de l’exécution de la tentative de coup d’État. Plutôt, la tentative de coup d’État en avril 1989 fut le fruit de certains membres des Léopards, tentative qui fut répudiée par les autres membres du bataillon, ce qui démontre une division au sein du groupe. Ainsi, seuls les membres ayant participé à la tentative de coup d’État devraient être tenus responsables des actes allégués par le Ministre. L’argument du Demandeur consiste en une stratégie qui tient pour acquis son adhésion au groupe, mais qui met en garde contre l’attribution des actes de certains soldats à l’ensemble des Léopards.
[3] Dans une décision datée du 28 juin 2022, la SI a conclu que le Demandeur était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)f), par référence à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. Cette décision repose en grande partie sur une conclusion de fait qu’a effectuée la SI, soit que la SI ne souscrivait pas à l’argument du Demandeur selon lequel « seulement certains officiers des Léopards étaient impliqués dans le coup d’État et non tout la bataillon »
et que la « preuve démontre que c’est le commandant des Léopards, Himmler Rébu, qui a organisé la tentative [de coup d’État…] Il ne s’agit pas d’un acte de quelques soldats qui n’a aucun lien avec l’organisation »
(Décision aux para 26–27). Le Demandeur ne pouvait donc guère s’y dissocier en invoquant son désaccord ou sa non-complicité vis-à-vis la tentative. L’interdiction de territoire devait suivre l’adhésion avérée du Demandeur aux Léopards.
[4] Le Demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale. Il allègue que les motifs de la SI n’ont pas suffisamment tenu compte d’une préoccupation centrale qu’il a soulevée en sa faveur, soit l’existence d’une division interne au sein des Léopards en avril 1989. Les principes de la justification et de la transparence exigent selon lui une analyse plus approfondie de cette question, surtout étant donné les répercussions sévères qu’il risque de subir en cas d’expulsion du Canada en Haïti. Il demande ainsi l’intervention de cette Cour afin d’annuler la décision rendue par la SI, qu’il estime déraisonnable en vertu des principes énoncés par l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
[5] La demande de contrôle judiciaire est accordée. Selon moi, les motifs de la SI en l’espèce ont omis d’expliquer en quoi une préoccupation centrale soulevée par le Demandeur, soit cette question de la division interne au sein des Léopards, devait être écartée. L’aspect omis de l’analyse n’est pas accessoire ni superficiel; il s’agit du fondement même de l’argument avancé par le Demandeur. Il convient donc à la Cour de renvoyer cette affaire à la SI pour qu’elle revoie la décision, mais cette fois à la lumière des motifs qui suivent.
II. Contexte factuel
[6] M. Lapaix est un citoyen d’Haïti. Le 1er juin 1987, il a volontairement rejoint les Léopards des Forces armées d’Haïti et y a demeuré au sein de sa 45e compagnie jusqu’à la dissolution des Léopards en avril 1989. Il était alors au grade de simple soldat.
[7] Les événements qui ont mené à la dissolution des Léopards sont complexes et contestés, et il n’est pas nécessaire de les examiner en détail. Il suffit de mentionner qu’en avril 1989, Philippe Biamby avec ses camarades de promotion, Himmler Rébu, Guy François et Léonce Qualo ont participé à une tentative de coup d’État contre le président haïtien Prosper Avril. Himmler Rébu était alors commandant des Léopards, qui avaient été créés pour renforcer le pouvoir présidentiel et réduire l’influence des autres branches des Forces armées de l’Haïti, tout en empêchant les coups d’État militaires.
[8] Dans son témoignage, le Demandeur allègue que la 45e compagnie des Léopards n’a pas participé à la tentative de coup d’État organisée par Himmler Rébu. Il relate que seulement quelques personnes faisant partie de la garde rapprochée du colonel Rébu ont participé à la tentative et que le reste des Léopards n’y était pas au courant. Pour sa part, il se trouvait au camp des Léopards avec d’autres soldats qui avaient reçu la consigne de ne pas sortir du camp. Il dit n’avoir rien su au préalable de la tentative de putsch, et avoir seulement appris de cette tentative quand certains des soldats qui s’y étaient impliqués ont commencé à réintégrer le camp.
[9] De ce fait, le Demandeur prétend également avoir été en désaccord avec la tentative de renversement du gouvernement par la force, puisque les quelques personnes qui ont pris part à cet événement ont démontré qu’elles allaient à l’encontre de la mission organisationnelle des Léopards qui était précisément le contraire, soit de prévenir les tentatives de coup d’État. Selon son témoignage, il existait alors une division idéologique au sein des Léopards et seule la division rebelle des Léopards a participé au putsch. Le Demandeur nie avoir été associé avec cette branche des Léopards, et n’a jamais été emprisonné ou poursuivi en justice par le gouvernement d’Haïti à la suite des événements d’avril 1989.
[10] Les Léopards furent ensuite dissous en avril 1989, après cette tentative de coup d’État. C’est alors que le Demandeur a été muté à la 20e compagnie, jusqu’à l’arrivée des Forces américaines en Haïti en septembre 1994. Le Demandeur a ensuite été affecté à la 58e compagnie à la Gonâve jusqu’à la démobilisation des Forces armées d’Haïti en décembre 1994 ou janvier 1995. La carrière militaire de M. Lapaix a donc pris fin après plus de sept ans au sein des Forces armées de son pays.
[11] Le ou vers le 25 octobre 2017, M. Lapaix a présenté une demande d’asile au Canada pour avoir vécu de la persécution et craindre pour sa vie ainsi que celle de sa famille en Haïti. Dans le cadre de ce processus d’asile, il a volontairement révélé aux autorités son implication dans les Léopards.
[12] Le 29 octobre 2019, l’Agence des services frontaliers du Canada a délivré au Demandeur un rapport aux termes du paragraphe 44(1) de la LIPR indiquant qu’il était membre d’une organisation dont il existait des motifs raisonnables de croire qu’elle est, avait été ou serait l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force, dont une tentative de putsch en avril 1989.
[13] Le rapport a ensuite été déféré à la SI aux termes du paragraphe 44(2) de la LIPR, le 17 mai 2021. M. Lapaix a donc participé à une audience devant la CISR le 10 février 2022, dans lequel son témoignage a été jugé crédible et n’a pas été remis en question. Néanmoins, la SI a rendu une décision le 28 juin 2022 l’interdisant de territoire vertu des alinéas 34(1)f) et 34(1)b) de la LIPR. Il s’agit de la décision contestée dans le présent dossier.
III. Décision contestée
[14] La SI a déclaré M. Lapaix inadmissible au Canada pour raison de sécurité, en vertu des alinéas 34(1)f) en référence avec 34(1)b) de la LIPR. Avant d’en arriver à cette déclaration, la SI a tiré trois conclusions importantes au cours de son raisonnement. Seule la troisième est contestée, mais j’aborderai les trois par souci d’exactitude.
[15] En premier lieu, la SI a confirmé que M. Lapaix a été membre des Forces armées d’Haïti et plus particulièrement des Léopards. Elle est arrivée à cette conclusion à la lumière de la preuve versée au dossier, ce qui inclut le témoignage du Demandeur qui n’a jamais nié son adhésion à l’organisation.
[16] En deuxième lieu, la SI a affirmé que les Forces armées d’Haïti satisfont aux critères nécessaires pour être considérées comme une organisation au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, et que les Léopards ont fait partie de cette organisation. Elle est arrivée à cette conclusion à la lumière de la « preuve documentaire objective et crédible établissant l’identité, les objectifs et la structure organisationnelle des [Forces armées d’Haïti], ainsi que le témoignage de M. Lapaix »
(Décision au para 13). Sans citer pour autant l’autorité jurisprudentielle en la matière, la SI a donc fait allusion ici aux critères « non essentiels »
servant à identifier les « organisations »
dans le contexte de l’interdiction de territoire (Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CAF 326 au para 38 [Sittampalam]). Le Demandeur ne s’oppose pas à cette conclusion.
[17] En troisième lieu, la SI a conclu que les Léopards ont commis des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR, soit la tentative de coup d’État en avril 1989 mené par Himmler Rébu. Au cours de son raisonnement, la SI a cité les autorités applicables afin d’interpréter chaque terme de l’alinéa, soit « visant au renversement »
(Najafi c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2014 CAF 262 aux para 65, 70 [Najafi]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c USA, 2014 CF 416 au para 36 [USA]), le critère relatif à un « gouvernement »
(Najafi au para 70) et la nécessité que ce soit « par la force »
(Oremade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1077 aux para 25–28 [Oremade]). À cet effet, elle a également cité la définition du dictionnaire Larousse du terme « coup d’État »
.
[18] Après avoir établi le cadre d’analyse relatif à l’alinéa 34(1)b), la SI a cité plusieurs extraits issus de la preuve documentaire qui ont affirmé le rôle central d’Himmler Rébu, commandant des Léopards, dans la tentative de putsch en avril 1989. C’est à la lumière de cette preuve que la SI a affirmé que les Forces armées d’Haïti « ont été l’auteur d’un acte visant le renversement du gouvernement par la force »
et que « [l]e corps des Léopards était directement impliqué »
(Décision au para 24).
[19] M. Lapaix, pour sa part, a soulevé qu’il n’avait aucune implication directe dans cette tentative de coup d’État et que la tentative n’était pas des Léopards ni de l’armée, mais de soldats agissant en leur propre nom. En réponse, la SI a fait valoir que le test jurisprudentiel en vigueur n’exige pas que la personne ait sciemment appuyé le renversement d’un gouvernement par la force, ou qu’elle y ait participé activement. Il suffit qu’elle ait été membre de l’organisation impliquée (voir par exemple Zahw c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 934 au para 32 [Zahw] citant Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922 aux para 33–35 [Alam]).
[20] Finalement, la SI a observé qu’elle ne pouvait souscrire à l’argument avancé par M. Lapaix voulant que « seulement certains officiers des Léopards étaient impliqués dans le coup d’État et non tout le bataillon »
(Décision au para 26). Selon elle, « [l]a preuve démontre que c’est le commandant des Léopards, Himmler Rébu, qui a organisé la tentative […] Il ne s’agit pas d’un acte de quelques soldats qui n’a aucun lien avec l’organisation »
(Décision au para 27). La SI a donc conclu que le Demandeur était interdit de territoire en vertu des alinéas 34(1)f) et 34(1)b) de la LIPR, et a émis une mesure d’expulsion contre lui.
[21] Le caractère raisonnable de cette dernière conclusion constitue l’objet principal de ce contrôle judiciaire.
IV. Question en litige et norme de contrôle
[22] La seule question en litige est à savoir si la décision de la SI est raisonnable.
[23] Nul ne conteste que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Vavilov aux para 10, 25; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 aux para 7, 39–44 [Mason]). Ce cadre d’analyse impose à la Cour un rôle circonscrit, empreint de déférence et fondé sur le respect du choix du législateur à déléguer certaines tâches à des décideurs non judiciaires. Aux termes de la LIPR, il revient à la CISR, et non à la Cour fédérale, de décider sur le mérite de l’affaire sous contrôle (voir l’art 162(1) de la LIPR). Il s’agit d’une pierre angulaire du droit administratif canadien en matière d’immigration : le commissaire est le juge sur le mérite et non notre Cour (voir Safe Food Matters Inc c Canada (Procureur général), 2022 CAF 19 au para 37 et les autorités qui y sont citées).
[24] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Mason au para 64 ; Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité »
(Vavilov au para 99).
[25] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique »
[en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle judiciaire en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit adopter une méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision »
, examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse »
et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Mason aux para 58, 60 ; Vavilov au para 84).
[26] Dans l’arrêt Mason, la Cour suprême du Canada [CSC] nous indique comment une cour de révision doit procéder au contrôle judiciaire d’une décision. Ainsi, une décision peut être déraisonnable si la cour de révision identifie une lacune fondamentale, soit en raison du manque de logique interne du raisonnement, soit en raison du manque de justification compte tenu des contraintes factuelles et juridiques ayant une incidence sur la décision (Mason au para 64).
[27] La CSC identifie une série de contraintes factuelles et juridiques que le décideur doit examiner et justifier, selon le contexte applicable, afin que sa décision soit suffisamment justifiée au sens de l’arrêt Vavilov. Le fardeau de justification est variable, mais le décideur doit se montrer « conscient »
des éléments essentiels, « sensible à la question qui lui [est] soumise »
et « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties »
(Mason aux para 69, 74; Vavilov aux para 120, 128). Le décideur se doit de considérer les arguments principaux et la preuve des parties et motiver sa décision quant à l’impact de ces arguments sur sa décision (Mason aux para 73–74; Vavilov aux para 126–128).
[28] Notamment, le décideur doit s’assurer de considérer les principes d’interprétation législatifs, les règles législatives, de common law ou de droit international applicables, la preuve et les arguments principaux des parties, les pratiques et décisions antérieures du tribunal administratif, et les conséquences potentielles et possiblement sévères de la décision sur la partie visée ou sur une vaste catégorie de personnes, ainsi que les enjeux globaux. L’omission de bien considérer un de ces éléments, ou de ne pas suffisamment motiver sa décision, peut constituer une lacune grave qui amène une cour de révision à « perdre confiance »
en la décision contestée (Mason aux para 64, 66–76).
[29] Lorsque le décideur expose ses motifs, il ne suffit pas que la décision soit justifiable, mais qu’elle soit justifiée au moyen de motifs qui établissent la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel (Mason aux para 59–60; Vavilov aux para 81, 84, 86). La Cour doit déterminer si, en examinant le raisonnement suivi et le résultat obtenu, la décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et peut être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Mason aux para 8, 58–61; Vavilov aux para 12, 15, 24, 85–86). La décision ne sera pas raisonnable si elle manque de logique interne ou que la cour de révision n’est pas en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans se buter sur « une faille décisive dans la logique globale »
(Mason au para 65, citant Vavilov aux para 102–103).
[30] Par contre, la cour de révision ne doit pas établir son propre critère («
yardstick »
) pour ensuite jauger ce qu’a fait le décideur (Mason au para 62; Vavilov au para 83). Néanmoins, l’évaluation de la Cour est sensible et respectueuse, mais elle n’est pas une formalité : le contrôle judiciaire demeure un exercice rigoureux (Mason au para 8, 63; Vavilov au para 12).
[31] Par conséquent, lors d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit évaluer les motifs de la décision « de façon globale et contextuelle »
en fonction de l’historique de l’instance, de la preuve soumise et des arguments principaux des parties (Mason au para 61; Vavilov aux para 91, 94, 97). Le rôle de la Cour n’est pas de soupeser de nouveau les éléments de preuve qui ont été présentés au ministère, ni de mettre en doute l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, ni de faire sa propre interprétation de la loi. Il incombe au décideur de remplir ces rôles. Tant que l’interprétation faite de la loi par le décideur est raisonnable, et que les motifs de sa décision sont justifiables, précis et intelligibles, la cour doit faire preuve de retenue (Vavilov aux para 75, 83, 85–86, 115–124).
[32] Quelle que soit l’approche adoptée par le décideur, la tâche de la cour de révision est de veiller à ce que l’interprétation de la disposition législative soit conforme au « principe moderne »
d’interprétation des lois qui est axée sur le contexte global de la loi, suivant le sens ordinaire et grammatical des mots choisis par le législateur, et qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, son objet, le contexte et l’intention du législateur (Mason aux para 67, 69–70, 83; Vavilov aux para 110, 115–124; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 42; Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Attorney General), 2021 CAF 157 aux para 20, 36 [Alexion]; Le-Vel Brands, LLC c Canada (Procureur général), 2023 CAF 66 au para 16; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 RCS 27 au para 21; Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 RCS 559 au para 26; Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2e éd, Toronto, Butterworths, 1983 à la p 87). De même, une interprétation qui comporte une « analyse axée sur les résultats »
et qui est faite de manière expéditive ou non authentique est déraisonnable (Alexion au para 37, citant Vavilov aux para 120–121; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 au para 42).
[33] En l’espèce, le commissaire de la SI n’est pas tenu d’imiter la façon dont les tribunaux motivent leurs décisions—la norme de perfection ne s’applique pas. La SI n’a pas non plus à exprimer des motifs sur tous les arguments, dispositions législatives ou détails soulevés par les parties (Mason aux para 61, 69–70; Vavilov aux para 119–120). La longueur des motifs eux-mêmes n’est pas non plus un indicateur déterminant du caractère raisonnable de la décision (Vavilov aux para 92, 292–293; Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 aux para 16–19; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77 au para 17).
[34] Par contre, plus la décision a des répercussions sévères sur les droits et les intérêts d’une partie, plus les motifs doivent refléter ces enjeux, être suffisants pour les parties et le décideur doit expliquer « pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur »
(Mason au para 76; Vavilov aux para 133–134; Alexion au para 21). Par conséquent, une décision peut être déraisonnable simplement parce que le décideur ne tient pas compte ou ne traite pas, dans ses motifs, des conséquences particulièrement graves pour les parties (Mason aux para 69, 76; Vavilov aux para 133–135; Onex Corporation c Canada (Procureur général), 2024 CF 1247 aux para 92, 105, 121, 137, 147).
[35] Ceci dit, il en demeure que les motifs portant sur les éléments clés ne doivent pas toujours être explicites. Ils peuvent être implicites ou sous-entendus. Comme l’a reconnu la Cour d’appel fédérale [CAF] dans l’arrêt Zeifmans LLP c Canada, 2022 CAF 160 au paragraphe 10 [Zeifmans], « [e]n examinant l’ensemble du dossier, la cour de révision doit avoir la certitude que le décideur administratif était bien au fait des questions litigieuses importantes, notamment des questions d’interprétation législative, pour en arriver à ses décisions, en vérifiant ce qui est explicite dans les motifs ou ce qui est implicite ou sous-entendu dans le dossier »
(voir aussi Vavilov aux para 94, 128).
[36] Lorsque la cour de révision examine « l’ensemble du dossier »
pour déterminer si l’administrateur était conscient des questions clés et qu’il a pris une décision à leur sujet, ce dossier comprend tous les documents, preuves et arguments qui furent présentés au décideur (Zeifmans au para 10; Vavilov au para 94). Cependant, bien que la cour de révision puisse examiner « l’ensemble du dossier »
en l’absence de motifs précis sur une question importante, elle ne peut que « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent peuvent être facilement discernées »
(Vavilov au para 97). La cour de révision ne peut pas déduire du dossier ou voir dans les motifs du décideur une justification « implicite »
dans l’abstrait, pour justifier le résultat que le décideur n’a pas lui-même donné (Mason aux para 96–97, 101).
[37] Les principes de la justification et de la transparence exigent que les décisions administratives tiennent véritablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Cette notion est étroitement liée à l’équité procédurale. Les personnes visées par une décision ont le droit de présenter entièrement et équitablement leur position, et les motifs du décideur administratif sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a vraiment écouté les parties (Vavilov au para 127).
[38] Bien entendu, les cours de révision ne peuvent pas s’attendre à ce que les décideurs administratifs répondent à tous les arguments qui leur sont soumis, peu importe leur importance relative au dossier. L’enjeu principal est de « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties »
de telle manière à ce qu’on ne puisse jamais mettre en doute si le décideur « était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise »
(Vavilov au para 128). Il s’agit d’un cadre d’analyse axé sur le renforcement d’une « culture de la justification »
(Vavilov au para 2).
V. Analyse
A. Le cadre législatif de l’interdiction de territoire en vertu des alinéas 34(1)f) et 34(1)b) de la LIPR.
[39] Le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir, est réservé aux citoyens canadiens (Loi constitutionnelle de 1982, art 6, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11). Le Canada dispose d’un plein contrôle sur l’admission (ou non) de ressortissants étrangers sur son territoire. Ce contrôle est en large partie régi par la LIPR, dont l’un des objectifs en matière d’immigration est « de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité »
(art 3(1)i), LIPR).
[40] Les dispositions pertinentes en l’espèce ont trait à l’interdiction de territoire pour raison de sécurité. En l’espèce, les articles 33 et 34 de la LIPR sont pertinents, lesquels prévoient :
|
|
|
|
B. Le test jurisprudentiel relatif à l’interdiction de territoire en vertu des alinéas 34(1)f) et 34(1)b) de la LIPR
(1) La norme d’appréciation
[41] L’alinéa 34(1)b) de la LIPR vise la participation concrète à des actes visant le renversement d’un gouvernement, alors que l’alinéa 34(1)f) ne concerne que l’appartenance à une organisation s’étant livrée à de tels actes (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 24 [Kanagendren]). Dans les deux cas, les faits emportant une interdiction de territoire doivent être appréciés à la lumière de l’article 33 de la LIPR.
[42] Selon l’article 33 de la LIPR, les faits qui constituent l’interdiction de territoire en vertu de l’article 34 doivent être « appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir »
. Cette norme d’appréciation exige davantage qu’un simple soupçon, mais se situe néanmoins en deçà de la norme de la prépondérance des probabilités applicable en matière civile (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 au para 114 [Mugesera]). Suivant cette norme, la croyance que des faits sont survenus, surviennent ou peuvent survenir « doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi »
(Mugesera au para 114).
[43] Dans le contexte d’un contrôle judiciaire, la tâche dont est saisie la Cour ne consiste pas à déterminer s’il y avait des motifs raisonnables de croire que le Demandeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, mais plutôt à déterminer si la conclusion de la SI, selon laquelle il y avait de tels motifs, était raisonnable en soi (Rahaman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 947 au para 9). La Cour doit ainsi faire l’analyse et déterminer si la décision fait preuve des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99).
[44] Bien que la norme d’appréciation sous l’article 33 de la LIPR soit plutôt indulgente, elle n’est pas sans limites. Les renseignements sur lesquels repose le fondement objectif des faits appréciés doivent être « concluants et dignes de foi »
(Mugesera au para 114), et la décision qui fait l’objet du contrôle judiciaire ne peut s’appuyer sur un raisonnement ou sur une appréciation de la preuve « qui amène la cour de révision à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur »
(Vavilov au para 122). En d’autres mots, une norme d’appréciation moins rigoureuse n’autorise pas le décideur à s’appuyer sur des renseignements ambigus, suspects et invérifiables (Gonzalez Nunez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 1948 au para 40; USA aux para 19–24).
(2) Le renversement d’un gouvernement par la force
[45] L’expression « renversement d’un gouvernement par la force »
n’est pas expressément définie dans la LIPR. Une jurisprudence en la matière existe et sert à orienter l’interprétation des termes aux fins de l’application de l’alinéa 34(1)b).
[46] Dans Najafi, la CAF a notamment conclu « que le législateur voulait que cette disposition soit appliquée de façon large »
(au para 80), et qu’il n’y a aucun critère de « légalité »
ou de « légitimité »
qui puisse être appliqué à l’appréciation des actes visés par l’alinéa 34(1)b) (au para 90). La CAF a expliqué que l’interdiction de territoire prévue à l’article 34 devait être large car le législateur a accordé le pouvoir au Ministre de dispenser des étrangers d’une telle interdiction s’il n’est pas contraire à l’intérêt national de le faire. Ainsi, le fait que le renversement d’un gouvernement pourrait être légitime, dans le cadre d’un peuple dirigé par un dictateur par exemple, pourrait être un facteur pertinent pour la considération du Ministre en vertu de l’article 42.1 de la LIPR, mais n’est pas un facteur pertinent dans le cadre de l’analyse de l’interdiction de territoire prévue à l’article 34 (au para 90; voir aussi Oremade au para 18). Lors d’une demande en vertu de l’article 42.1, le Ministre se devra d’examiner les faits de l’affaire, et de faire la mise en balance avec les autres valeurs fondamentales canadiennes, comme l’intérêt national et la sécurité nationale (au para 106). Dans la mesure où le « membre »
au sens de l’alinéa 34(1)f) n’a pas participé de façon active ou suffisamment importante aux activités reprochées à l’organisation, ou pour d’autres motifs, le Ministre pourrait lever l’interdiction de territoire puisqu’il ne serait pas contraire à l’intérêt national de le faire. En d’autres mots, le caractère licite ou illicite des actes subversifs n’importe pas au stade de l’interdiction de territoire. Le type de « gouvernement »
visé par ces actes n’importe pas non plus : « les termes de la loi ne sous-entendent pas, à première vue, de qualification quelconque quant au gouvernement en question »
(Najafi au para 70). Il suffit que les actes aient été commis dans l’intention de contribuer au processus de renversement d’un gouvernement (USA au para 36).
[47] L’aspect essentiel de l’analyse est celui de la « force »
. Cette expression connote pour sa part de la coercition ou de la contrainte par des moyens violents, à laquelle s’ajoute « la perception raisonnable du risque qu’on exerce une coercition par des moyens violents »
(Oremade au para 27; voir aussi Fituri v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 502 au para 15). Il est donc possible d’établir l’existence d’une intention en présumant « qu’une personne connaissait ou aurait dû connaître et avoir envisagé la conséquence naturelle de son action »
(Oremade au para 30).
[48] Dans son ensemble, le test jurisprudentiel applicable au « renversement d’un gouvernement par la force »
est défini par sa souplesse.
[49] Il convient néanmoins de clarifier un aspect de l’interprétation de l’alinéa 34(1)b) relativement aux « peuples opprimés »
et au principe de l’autodétermination des peuples. Bien que la question de la « légalité »
ou de la « légitimité »
ne soit pas strictement pertinente dans l’analyse d’un « renversement d’un gouvernement par la force »
, il existe un ensemble très précis de circonstances dans lesquelles un « peuple opprimé »
peut avoir recours à la force pour exercer son droit de disposer de lui-même (voir généralement James Crawford, Brownlie’s Principles of Public International Law, 9e éd, Oxford, Oxford University Press, 2019 aux pp 113–114, 125, 131–132, 622; voir aussi Phillip M Saunders & Robert J Currie, dir, Kindred’s International Law: Chiefly as Interpreted and Applied in Canada, 9e éd, Toronto, Emond Publishing, 2018 aux pp 131–137). Ces circonstances sont définies dans le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), 8 juin 1977, 1125 RTNU 3 art 1(4) (entrée en vigueur : 7 décembre 1978, accession du Canada 20 novembre 1990), lequel est incorporé en droit canadien par l’entremise de la Loi sur les conventions de Genève, LRC 1985, c G-3, Annexe V, paragraphe 2(2) (voir aussi Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 RCS 217 aux para 131–139). Il est question ici de « conflits armés dans lesquels les peuples luttent contre la domination coloniale et l’occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes »
(Protocole I, art 1(4); voir aussi Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne, 12 août 1949, 75 RTNU 31 art 2, RT Can 1965 no 20).
[50] Dans de telles situations spécifiques et uniques, l’usage de la force à des fins de libération nationale n’est pas nécessairement assimilable au « renversement d’un gouvernement par la force »
au sens de l’alinéa 34(1)b). Il s’agit plutôt d’un conflit armé à caractère international tel qu’encadré par les Conventions de Genève, notamment l’article 2 (disposition qui est commune à toutes les Conventions de Genève), puisque le conflit armé implique un peuple opprimé face à un gouvernement « étranger »
ou un « régime raciste »
qui occupe son territoire (Comité international de la Croix-Rouge, Commentaires sur Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), Genève, 1987, aux pp 38–46). Il ne faut pas dans de tels cas parler de « renversement d’un gouvernement »
au sens du paragraphe 34(1)b) de la LIPR, mais bien d’un véritable conflit armé international entre l’autorité occupante et le peuple opprimé (Antonio Cassese, « The Geneva Protocols of 1977 on the Humanitarian Law of Armed Conflict and Customary International Law »
(1984) 3 UCLA Pac Basin LJ 55 aux pp 68–71). En principe, le standard applicable à la participation des groupes non-étatiques aux conflits armés définis sous le paragraphe 1(4) du Protocole I est le même que pour tout autre conflit armé à caractère international, c’est-à-dire que le conflit, même s’il se déroule au sein des frontières d’un seul pays, est régi par le droit du conflit armé international et est considéré comme étant une guerre régulière tout comme le conflit actuel entre l’Ukraine et la Russie. Les combattants participent donc à un conflit armé à caractère international au sens du droit de la guerre et non à une activité de subversion ou d’insurrection—une activité qui n’est pas, en soi, encadrée ou permise par le droit international (voir Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies, AGNU, 25e sess, Doc NU A/RES/2625(XXV) (1970) Rés 2625 (XXV)).
[51] Une décision administrative qui omet de considérer les contraintes imposées par le droit international risque de ne pas être raisonnable (Mason aux para 85, 104–109, 111). Dans le cadre précis des conflits armés décrits au paragraphe 1(4) du Protocole I, il pourrait donc être opportun pour la SI de considérer le Protocole I et de tirer les conclusions de fait nécessaires selon le cas. Suite à une conclusion que le paragraphe 1(4) du Protocole I s’applique au conflit, un demandeur pourrait ne pas être exclu en raison d’un « renversement d’un gouvernement par la force »
, puisque les circonstances précises établies en droit international au paragraphe 1(4) du Protocole I sont rencontrées. Le cas échéant, même si le conflit entraîne à son échéance un changement de gouvernement en raison du conflit, il s’agirait du résultat d’un conflit armé international au sens du droit international et non d’un acte de « renversement par la force »
d’un gouvernement au sens de l’alinéa 34(1)b).
(3) Le critère d’être « membre d’une organisation »
[52] Le fait d’être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle a été l’auteur d’un acte visé à l’alinéa 34(1)b) entraîne l’interdiction de territoire sous l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Bien que la LIPR n’ait pas défini le mot « membre »
ni le mot « organisation »
, la jurisprudence fournit plusieurs pistes interprétatives en la matière.
[53] La jurisprudence de la CAF donne au terme « organisation »
une « interprétation libérale, sans restriction aucune »
(Sittampalam au para 36). Cette amplitude interprétative s’explique en partie par le contexte factuel dans lequel opèrent les actes visés sous le paragraphe 34(1) : il est plutôt rare que les organisations qui se livrent aux actes énumérés sous le paragraphe 34(1) disposent d’une structure formelle, mais ce manque de structure ne devrait pas cependant venir contrecarrer ou nuire aux objectifs de sécurité nationale entérinés par la LIPR (Sittampalam au para 39; Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 au para 92 [Mahjoub]). En d’autres mots, un groupe qui est l’auteur d’actes visés par l’alinéa 34(1)f) peut être caractérisé comme « organisation »
aux fins de la LIPR même s’il n’est pas « doté d’une charte, de règlements ou d’un acte constitutif »
(Sittampalam au para 39). Il se peut bien qu’un groupe ait plusieurs caractéristiques organisationnelles, à savoir « l’identité, le leadership, des liens hiérarchiques lâches et une structure organisationnelle de base »
(Sittampalam au para 38), mais aucun de ces facteurs n’est essentiel lorsqu’il faut rendre une décision fondée sur l’alinéa 34(1)f). Il s’agit encore une fois d’une analyse flexible et contextuelle, peu rigoureuse sur le plan conceptuel.
[54] Ce cadre d’analyse se transpose au terme « membre »
, qui à son tour doit recevoir « une interprétation large et libérale »
afin de répondre aux objectifs visés par le paragraphe 34(1) de la LIPR, soit la sécurité publique et la sécurité nationale du Canada (Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 au para 27 [Poshteh]; B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146 aux para 28–29).
[55] Ainsi, dans l’arrêt Mahjoub aux paragraphes 92, 96–97, la CAF suggère que l’appartenance passive à un groupe peut être insuffisante afin de porter à une interdiction de territoire sous l’alinéa 34(1)f), mais que le fait de participer à certaines activités qui appuient les objectifs du groupe peut suffire (même si ces actes ne sont pas en soi violents), sans nécessiter une preuve d’intention de contribuer au groupe ou satisfaire un élément mental (Mahjoub aux para 93–94). Une participation officieuse ou un appui peut donc suffire à étayer une conclusion d’appartenance (Kanapathy c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 459 au para 34).
[56] Ainsi, rien dans l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne suppose « que le “membre” est un “véritable” membre de l’organisation, qui a contribué de façon significative aux actions répréhensibles du groupe »
(Kanagendren au para 22). Au contraire, une conclusion d’appartenance à une organisation se livrant à la subversion au titre de l’alinéa 34(1)f) comporte des exigences peu strictes (Kanagendren au para 22; Mirmahaleh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1085 au para 10; Haqi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1167 aux para 36–37). Rien n’exige une appartenance réelle ou formelle à une organisation ni une participation réelle ou active aux actes de subversion commis par cette organisation (Opu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 650 au para 100). En outre, rien n’exige un niveau important d’intégration au sein de l’organisation (Poshteh aux para 30–31).
[57] Par exemple, dans la décision Zahw au paragraphe 32, la juge Walker (maintenant à la Cour d’appel) a déterminé qu’il était raisonnable pour la SI de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée égyptienne avait été l’instigateur et l’auteur du renversement du gouvernement Morsi par la force en été 2013. Par conséquent, il était aussi raisonnable pour la SI de conclure que le demandeur, qui était membre des forces armées égyptiennes, était interdit de territoire au Canada puisqu’il suffisait d’établir son appartenance à l’organisation en question pour les fins l’application de l’alinéa 34(1)f). La SI n’était donc pas tenue de procéder à une enquête relative à la fonction ou au rôle précis qu’occupait ce demandeur au sein de l’armée, et n’était pas tenue de conclure que le demandeur avait participé ou été complice des actes allégués (voir aussi Alam aux para 33–25). Tous les membres de l’armée égyptienne étaient ainsi, a priori, interdits de territoire au Canada.
[58] À ce stade de l’analyse, et à la lumière des arguments soulevés par le Demandeur en l’espèce, il est utile de clarifier que le standard d’appartenance applicable à l’alinéa 34(1)f) n’est pas celui qui s’applique à l’article 1Fa) de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 art 1Fa) (entrée en vigueur : 22 avril 1954, accession du Canada 4 juin 1969) [Convention sur les réfugiés]. Cet article est incorporé en droit canadien par l’entremise de l’article 98 de la LIPR.
[59] La Convention sur les réfugiés exclut de son champ d’application les « personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes »
. Les personnes visées par cette exclusion ne peuvent avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger (voir article 98 de la LIPR).
[60] Selon l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], l’article 1Fa) doit recevoir une interprétation stricte. Pour refuser l’asile à un demandeur en vertu de cette exception, il doit exister des « raisons sérieuses de penser qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation »
(Ezokola au para 8). Le critère sur lequel repose ce moyen d’exclusion est donc « axé sur la contribution significative »
, et non sur le fait simple d’être membre de l’organisation (Ezokola au para 8). Il s’agit d’un mode d’imputation qui requiert une contribution à la fois « volontaire, consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe »
(Ezokola au para 36), par opposition à la « culpabilité par association »
(Ezokola aux para 81–82; voir par exemple Gupa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 157 aux para 89–122).
[61] Le motif précis évoqué dans la décision Ezokola ne s’applique pourtant pas dans le contexte présent. Il est peut-être difficile de comprendre le raisonnement selon lequel un individu pourrait représenter un danger pour la « sécurité »
du Canada en vertu de l’alinéa 34(1)f), suffisant pour emporter une interdiction de territoire, pour le simple motif d’être membre d’une organisation, mais sans preuve qu’il a personnellement contribué à un acte. Ce type de raisonnement est d’ailleurs rejeté dans le contexte de la révocation de la citoyenneté, la CAF ayant conclu sur la base d’Ezokola (au para 79) qu’une personne ne peut être tenue responsable des actions d’un groupe à moins d’y avoir fait une contribution consciente et significative (Oberlander c Canada, 2016 CAF 52, aux para 21–22).
[62] Ceci dit, dans la décision Kanagendren (au para 22), la CAF a conclu que la décision Ezokola ne changeait pas le sens large du mot « membre »
à l’alinéa 34(1)f) puisque « rien dans l’alinéa 34(1)f) n’exige ou n’envisage une analyse relative à la complicité lorsqu’il est question d’appartenance à une organisation »
et rien n’exige que le « membre »
ait contribué de façon significative aux actions du groupe (au para 22). La CAF explique que la question de la complicité n’est pas pertinente en ce qui concerne la question de l’interdiction de territoire à l’article 34, cette question revenant au Ministre dans le cadre d’une demande en vertu de l’article 42.1, qui lui permet de lever cette interdiction dans la mesure où ce ne serait pas contraire à l’intérêt national (au para 26; voir aussi Najafi aux para 80, 106-107). Le critère applicable en l’espèce est donc celui réitéré dans Zahw, selon lequel « il suffit, pour l’application de l’alinéa 34(1)f), d’établir l’appartenance à l’organisation en question »
(Zahw au para 32).
[63] Cependant, comme l’explique le juge O’Reilly dans Hosseini c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 171 aux paragraphes 47–48 [Hosseini], « les effets de la décision
Ezokola se font sentir hors du champ des clauses d’exclusion dans lesquelles elles se sont posées »
et « [i]nvoquer l’idée de culpabilité par association peut ne plus être acceptable »
(Hosseini aux para 43, 47–48). Cette affaire portait sur l’alinéa 34(1)d) puisqu’il était allégué que le demandeur avait participé au développement d’armes de destruction massive en Iran. Il n’était donc pas question d’être membre d’une organisation en vertu de l’alinéa 34(1)f), mais bien de savoir si l’individu était exclu pour lui-même avoir participé à des actes constituant un danger pour la sécurité du Canada. Au sujet de l’alinéa 34(1)f), le juge O’Reilly affirme en obiter au paragraphe 43 que « la préoccupation de la Cour suprême selon laquelle les individus ne doivent pas être jugés complices d’un comportement fautif en se basant simplement sur leur association avec un groupe impliqué dans des crimes internationaux pourrait s’étendre généralement à la notion d’interdiction de territoire et, plus spécifiquement, à la définition d’“appartenance” »
, et que, sans imposer le critère de Ezokola, « pour conclure qu’une personne est interdite de territoire en se basant sur son association avec un groupe terroriste particulier, il faut au moins la preuve que cette personne avait plus qu’un lien indirect avec ce groupe »
. Le juge O’Reilly continue au paragraphe 44 et s’appuie sur la décision de la CAF dans Mahjoub (Mahjoub aux para 92–94) où le juge Stratas suggère que l’appartenance passive à un groupe peut être insuffisante pour les fins de l’alinéa 34(1)(f), mais affirme néanmoins qu’une preuve de complicité du type de celle décrite dans Ezokola n’est pas nécessaire.
[64] Il y a aussi lieu de s’interroger si l’interprétation actuelle de la portée de l’alinéa 34(1)f) demeure adéquate suite à l’arrêt Mason, lequel portait sur l’interprétation du terme « raison de sécurité »
au paragraphe 34(1) en application de l’alinéa 34(1)e). La CSC suggère que pour se conformer au principe de non-refoulement prévu à l’article 33 de la Convention sur les réfugiés, il faut que l’alinéa 34(1)e) (en conjonction avec le terme « raison de sécurité »
) soit interprété comme exigeant un lien avec la sécurité nationale ou la sécurité du Canada. D’ailleurs, le demandeur dans cette affaire a plaidé que l’article 34 dans son ensemble exigeait un lien avec la sécurité nationale ou la sécurité du Canada (para 92), ce qui fut accepté par la CSC (aux para 121, 183). Une interprétation trop souple de l’alinéa 34(1)f) qui n’exige aucun lien actif ou même une connaissance des activités de l’organisation en question pourrait donc être trop large, dans la mesure où le simple fait d’être « membre d’une organisation »
n’entraîne pas nécessairement un risque pour la « sécurité nationale »
ou la « sécurité du Canada »
.
[65] La suggestion que l’arrêt Mason s’étend au-delà de l’alinéa 34(1)e) et exige la révision de la portée de certaines autres mesures d’interdiction de territoire, notamment de l’alinéa 34(1)a) et l’article 35, fut acceptée dans l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Weldemariam, 2024 CAF 69 (aux para 51, 53, 59–60, 64–65, 80–81, 97–99, 103) [Weldemariam] et la décision Wahab c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 1985 [Wahab], respectivement.
[66] Dans Weldemariam, la CAF indique que le principe de non-refoulement est fondamental aux questions pouvant mener à une interdiction de territoire en raison des conséquences sévères sur les intérêts de la personne concernée, et que la SI ne peut y faire abstraction dans son interprétation des dispositions (aux para 5, 43–47, 51–52, 62–65; voir aussi Wahab aux para 19–26). Dans cette affaire, il s’agissait d’un individu ayant été un employé d’un service de renseignement et de sécurité de l’État éthiopien, lequel était soupçonné d’avoir commis des actes d’espionnage « contraire aux intérêts du Canada »
au sens de l’alinéa 34(1)a). Le Ministre réclamait une interdiction de territoire à l’encontre de M. Weldemariam puisqu’il était « membre »
de cette organisation au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, malgré qu’il n’y avait aucune preuve que M. Weldemariam avait lui-même participé aux activités d’espionnage (Weldemariam aux para 10, 14).
[67] L’affaire Wahab, bien que sous l’alinéa 35(1)b), porte sur une question connexe à celle en l’espèce, soit celle d’être responsable d’actes, sans avoir nécessairement participé aux actes reprochés. L’alinéa 35(1)b) impute une participation lorsque l’individu occupe un poste de rang supérieur au sein d’un régime (en l’espèce les Forces armées afghanes) qui s’est livré à des violations graves ou répétées des droits de la personne. Bien que le critère de Ezokola ne s’y applique pas, un individu occupant un rang supérieur est réputé par présomption irréfutable pouvoir influencer l’exercice du pouvoir du fait de ses fonctions, et donc y être responsable des actes commis. La juge Fuhrer tire la conclusion que l’arrêt Mason, et le principe de non-refoulement en droit international, doivent être considérés afin de déterminer la portée de l’alinéa 35(1)b) et si la présomption irréfutable de responsabilité établie par l’alinéa 16e) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 demeure valide (aux para 33, 36–37).
[68] Il convient de réitérer que la présomption d’interprétation législative selon laquelle la « législation est réputée s’appliquer conformément aux obligations internationales du Canada »
(Mason au para 105, citant Vavilov au para 114; Weldemariam au para 54, 63) est d’autant plus importante dans le contexte législatif de la LIPR. À cet effet, le Parlement a spécifiquement enjoint aux cours de justice et aux décideurs administratifs d’interpréter et d’appliquer la LIPR de manière à « se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire »
(voir l’alinéa 3(3)f) de la LIPR). Une décision de la CISR qui omet de considérer les contraintes imposées par le droit international selon l’alinéa 3(3)f) risque d’être déraisonnable (Mason aux para 85, 108–109, 111; Weldemariam aux para 81–82; Wahab aux para 10, 20–25, 37, 64–65).
[69] Comme la simple complicité par association ou l’acquiescement passif peut être incompatible avec le droit international dans certains contextes, tel qu’explicité dans l’arrêt Ezokola au paragraphe 83, la portée de l’interdiction de territoire sur la base d’avoir simplement été un « membre d’une organisation »
, sans nécessairement y avoir participé activement, doit peut-être être examinée avec attention. Si tel que discuté dans la décision Wahab, le principe de non-refoulement peut influencer la validité de la présomption irréfutable de responsabilité applicable à l’alinéa 35(1)b) qui impute une responsabilité à un individu sur la base d’avoir occupé un poste de rang supérieur d’un régime (mais sans preuve concrète d’une intention ou d’une participation aux actes reprochés), le même principe de non-refoulement pourrait avoir un impact sur le critère applicable pour qu’un individu soit interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) pour avoir été « membre d’une organisation »
(sans là non plus établir une quelconque intention ou participation quant aux actes reprochés à l’organisation).
[70] Ceci dit, si le critère substantif imposé actuellement à l’alinéa 34(1)f) doit être clarifié, que ce soit de requérir plus qu’un lien indirect ou passif avec le groupe et nécessiter qu’une certaine preuve d’activités supplémentaires appuyant les objectifs du groupe existe, comme le suggèrent les juges O’Reilly dans Hosseini (aux para 43–44) et Stratas dans Mahjoub (aux para 92, 96–97), le critère doit demeurer plus souple que pour une interdiction de territoire en vertu des alinéas 34(1)a) à 34(1)e), au risque de rendre l’alinéa 34(1)f) redondant (Kanagendren au para 24; Mahjoub au para 97; R c Proulx, 2000 CSC 5 au para 28).
[71] Quoi qu’il en soit, la Cour n’est pas invitée à trancher cette question en l’instance, le Demandeur ayant admis avoir été membre des Léopards et de l’armée haïtienne. Pour la même raison, la question n’a pas eu à être tranchée par la CAF dans Weldemariam, le demandeur ayant reconnu que son emploi dans un service de renseignements et de sécurité de l’État éthiopien était suffisant pour établir qu’il y était « membre »
aux fins de l’application des alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la LIPR pour les actes d’espionnage de son employeur, malgré que la SI ne disposait d’aucun élément de preuve suggérant que M. Weldemariam avait participé aux activités d’espionnage et n’a tiré aucune conclusion sur cette question (Weldemariam aux para 10, 14).
[72] Enfin, tel que discuté dans Najafi au paragraphe 54, il ne faut pas confondre l’interdiction de territoire avec un renvoi. Ainsi, le fait pour une personne d’être interdit de territoire n’implique pas automatiquement que la personne sera renvoyée, puisqu’elle continue de bénéficier d’autres dispositions importantes de la LIPR qui visent à assurer une protection contre le « refoulement »
, tel que l’exige la Convention sur les réfugiés. Ceci dit, tel qu’expliqué par la CSC dans Mason et par la CAF dans Weldemariam, la protection offerte par la LIPR diffère dans le cas d’un individu interdit de territoire, ce qui implique que la protection contre le non-refoulement demeure un principe qui constitue le « noyau »
ou la « pierre angulaire »
du régime de protection des réfugiés et qui doit être considéré dans le cadre de l’analyse de l’interdiction de territoire (Mason aux para 93, 106–114; Weldemariam aux para 43–51, 53–57, 61–64, 100–102).
C. La décision de la SI est déraisonnable puisque les motifs n’adressent pas un argument principal du Demandeur
(1) Les arguments principaux en l’espèce
[73] Le Demandeur ne conteste son adhésion aux Léopards ni la conclusion selon laquelle il s’agit d’une « organisation »
au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Il allègue plutôt que la SI a passé sous silence des éléments de preuve contradictoires relatifs à la division idéologique qu’aurait existée au sein des Léopards en avril 1989, et n’a donc pas rendu une décision transparente et intelligible à la lumière des contraintes juridiques et factuelles du dossier.
[74] En soutien à cet argument, le Demandeur cite plusieurs extraits issus de son témoignage et de la preuve documentaire versée au dossier qui démontrent selon lui que les gestes du colonel Himmler Rébu étaient condamnés, non seulement par le Demandeur, mais également par d’autres membres des Léopards. Il dit que la SI avait l’obligation de motiver sa décision en expliquant les raisons pour lesquelles elle rejetait ces éléments de preuve, qui selon lui démontraient que seulement quelques personnes étaient impliquées dans l’événement d’avril 1989 et que cet événement n’était pas en lien avec les Léopards, mais plutôt avec un groupe de militaires rebelles.
[75] Dans le seul passage abordant la question de la division au sein des Léopards, la SI conclut de manière assez abrupte que « [l]a preuve démontre que c’est le commandant des Léopards, Himmler Rébu, qui a organisé la tentative »
(Décision au para 27). Selon le Demandeur, il s’agit d’une conclusion hâtive et erronée. M. Lapaix réfère à la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au paragraphe 17 [Cepeda-Gutierrez] pour soulever l’argument selon lequel la SI avait l’obligation de lui fournir une explication en fonction de la pertinence de la preuve en question et au regard des faits contestés dans le dossier. Une déclaration synoptique affirmant que la SI a examiné la preuve ne suffit pas lorsque les éléments passés sous silence semblent contredire la conclusion du décideur (Cepeda-Gutierrez au para 17).
[76] En revanche, le Ministre maintient qu’il revenait à la SI d’évaluer la preuve et d’en venir à une conclusion. Elle pouvait donc conclure que la tentative de coup d’État a été faite par les Léopards et non quelques individus rebelles au sein de l’organisation. Par l’entremise de sa demande de contrôle judiciaire, M. Lapaix demande à cette Cour de pondérer à nouveau la preuve au dossier et de substituer ses propres conclusions à celles de la SI. Il s’agit donc d’une demande qui forcerait à la cour de révision à sortir de son rôle circonscrit en la matière.
(2) Les motifs de la SI ont omis de considérer une préoccupation centrale du Demandeur
[77] Comme point de départ, la Cour rappelle que la SI est présumée avoir considéré toute la preuve et que le poids qu’elle y accorde est de son ressort (Simpson c Canada (Procureur général), 2012 CAF 82 au para 10). Le Demandeur ne peut pas s’attendre à renverser cette présomption en reprochant tout simplement au décideur administratif le poids accordé aux différents éléments de preuve : « la Cour n’envisagera la possibilité d’écarter cette présomption que lorsque la valeur probante des éléments de preuve auxquels l’auteur n’aura pas expressément fait référence est telle que ces éléments de preuve auraient dû être abordés »
(Lee Villeneuve c Canada (Procureur général), 2013 CF 498 au para 51, citant Cepeda‑Gutierrez aux para 14–17). Il en demeure qu’un décideur administratif n’est pas tenu de faire état de chacun des détails et des facettes d’un enjeu en prenant sa décision (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16).
[78] Néanmoins, il est également acquis que des preuves contradictoires ne doivent pas être négligées. Cela est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit d’éléments clés sur lesquels s’appuie le décideur pour arriver à ses conclusions. Bien que les motifs ne doivent pas être scrutées à la loupe par la Cour, un décideur ne peut pas agir « sans tenir compte des preuves »
(Cepeda-Gutierrez aux para 16–17). Lorsqu’un tribunal passe sous silence des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions, la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.
[79] Dans le présent dossier, la SI a fait un survol des faits pertinents aux alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR. Elle a ensuite identifié le bon test juridique et l’a appliqué aux faits. Par contre, je partage l’avis du Demandeur selon lequel la SI a omis d’expliquer en quoi la preuve cruciale et contradictoire en l’espèce ne pouvait être retenue.
[80] Tout au long de son témoignage et de ses observations écrites, le Demandeur s’est efforcé de démontrer qu’il existait une division interne au sein des Léopards (voir par exemple le Dossier certifié du tribunal à la p 981; voir aussi Pièce A: Dossier constitué devant la Section de l’immigration, Dossier certifié du tribunal aux pp 84–85). Il s’agit de sa préoccupation centrale et de son argument principal. À cet effet, il cite à maintes reprises des passages issus de la preuve documentaire selon lesquels il existait une division interne au sein des Léopards au sujet des événements survenus en avril 1989 (Dossier certifié du tribunal aux pp 119, 126, 136; Mémoire du Demandeur aux para 94–95, 98–99, 105).
[81] Sans reproduire de manière exhaustive la preuve en l’espèce, des articles cités par le demandeur indiquent « que seule une partie des Léopards ait participé au putsch, une autre y étant hostile »
et « que le point de vue exprimé par [certains Léopards] ne reflétait pas celui de la totalité du bataillon »
(Mémoire du Demandeur aux para 94–95; Dossier certifié du tribunal aux pp 119, 126). Ces passages ne sont pas examinés dans les motifs du décideur; rien ne démontre qu’ils ont été pris en compte.
[82] Les seuls passages dans lesquels la SI traite de la division interne chez les Léopards sont les suivants :
[26] Le tribunal ne souscrit pas à l’argument avancé dans les soumissions de M. Lapaix qui dit :
Si on arrivait à conclure, comme en a témoigné le répondant que seulement certains officiers des Léopards étaient impliqués dans le coup d'État et non tout le bataillon, l’organisation comme telle ne serait pas visée par l’article 34(1)b). (soumissions écrites Par. 53)
[27] La preuve démontre que c’est le commandant des Léopards, Himmler Rébu, qui a organisé la tentative. Ceci a été confirmé par M. Lapaix dans son témoignage. Il ne s’agit pas d’un acte de quelques soldats qui n’a aucun lien avec l’organisation.
(Décision de la SI aux para 26-27)
[83] Il était loisible au décideur de pondérer la preuve et d’en tirer ses conclusions. Mais la SI ne pouvait pas omettre et rejeter une preuve importante et contradictoire sans fournir de motifs transparents ou intelligibles pour le faire (voir Banovic v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1990 au para 66). Dans la situation actuelle, la Cour ne peut pas s’assurer que la SI a véritablement pris en compte les arguments et les preuves qui lui ont été soumis par le Demandeur. En l’espèce, la SI tire la conclusion qu’en effet, des soldats qui ont un lien avec les Léopards ont participé à la tentative de coup d’État. Par contre, il n’y a aucun motif justifiant le rejet de la preuve qui pourrait suggérer que ces soldats, malgré qu’ils font partie des Léopards, ont agi en leur propre nom et non pour le compte des Léopards. La déclaration de la SI citée ci-dessus se résume à une affirmation générale qu’elle a examiné la preuve, ce qui est insuffisant lorsque de la preuve importante et contradictoire est passée sous silence (Cepeda-Gutierrez au para 17). À mon avis, une telle déclaration de la part de la SI ne rencontre donc pas le critère exigé par les principes de transparence et de justification sous Vavilov.
[84] En l’absence de motifs suffisants en la matière, la décision ne peut être raisonnable et doit être renvoyée à la SI pour réexamen devant un commissaire différent. Il n’appartient pas à cette Cour d’élaborer « ses propres motifs pour appuyer la décision administrative […] ni d’y substituer sa propre justification du résultat »
(Vavilov au para 96).
VI. Conclusion
[85] Une culture de la justification exige que les motifs du décideur administratif prennent en compte de manière suffisante les préoccupations centrales des parties. La décision contestée a omis de considérer une telle préoccupation en l’espèce, ce qui mine la confiance de cette Cour à l’égard du résultat obtenu par la SI. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.
[86] Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification, et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-13815-23
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Guy Régimbald »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-13815-23 |
|
INTITULÉ :
|
GUILNAVE LAPAIX c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
MONCTON (NOUVEAU-BRUNSWICK) |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 28 NOVEMBRE 2024 |
|
JUGEMENT ET MOTIFS |
LE JUGE RÉGIMBALD |
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 20 janvier 2025 |
|
COMPARUTIONS :
Said Le Ber-Assiani Adèle Delarue |
Pour LE DEMANDEUR |
Sherry Rafai Far |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
HASA Avocats Montréal (Québec) |
Pour LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour le défendeur |