Référence : 2025 CF 74
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ENTRE :
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TIMOTHY COBB
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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ORDONNANCE et MOTIFS
[1] Le défendeur sollicite une ordonnance radiant l’avis de demande de contrôle judiciaire du demandeur (la Demande) sans possibilité de modification. Le défendeur soutient que la nature essentielle de la Demande qui recherche d’un jugement déclaratoire concernant une décision de la directrice de l’institution Archambault:
a) est erronée en droit;
b) a été instituée hors délai; et,
c) est prématurée puisque le demandeur n’a pas épuisé les recours administratifs qui lui sont disponibles avant d’instituer sa Demande devant la Cour.
[2] Pour les motifs qui suivent, la requête du défendeur est accordée et la Demande du demandeur est rejetée sans possibilité de modification.
I. Le droit applicable
[3] Le Juge Pentney résume bien le droit applicable aux requêtes en radiation d’un avis de demande de contrôle judiciaire aux paragraphes 52 à 54 de Regroupement des pêcheurs professionnels du sud de la Gaspésie c. Premières Nations de Listuguj Mi’gmaq, 2023 CF 1206 (CanLII) comme suit :
[52] L’arrêt de principe portant sur le critère relatif aux requêtes en radiation d’un avis de demande de contrôle judiciaire devant la Cour est JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 [JP Morgan], dans lequel la Cour d’appel fédérale a décrit l’approche à suivre de la façon suivante :
[47] La Cour n’accepte de radier un avis de demande de contrôle judiciaire que s’il est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli » : David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., 1994 CanLII 3529 (CAF), [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), à la page 600. Elle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande : Rahman c. Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117, au paragraphe 7; Donaldson c. Western Grain Storage By‑Products, 2012 CAF 286, au paragraphe 6; Hunt c. Carey Canada Inc., 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 959.
[48] Il existe deux justifications d’un critère aussi rigoureux. Premièrement, la compétence de la Cour fédérale pour radier un avis de demande n’est pas tirée des Règles, mais plutôt de la compétence absolue qu’ont les cours de justice pour restreindre le mauvais usage ou l’abus des procédures judiciaires : David Bull, précitée, à la page 600; Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance‑vie RBC, 2013 CAF 50. Deuxièmement, les demandes de contrôle judiciaire doivent être introduites rapidement et être instruites « à bref délai » et « selon une procédure sommaire » : Loi sur les Cours fédérales, précitée, au paragraphe 18.1(2) et à l’article 18.4. Une requête totalement injustifiée — de celles qui soulèvent des questions de fond qui doivent être avancées à l’audience — fait obstacle à cet objectif.
[53] Lorsqu’elle examine un avis de demande de contrôle judiciaire, la Cour « doit faire une “appréciation réaliste” de la “nature essentielle” de la demande en s’employant à en faire une lecture globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme » (JP Morgan, au para 50, renvois omis). (Voir aussi Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 aux para 33‑34; Bernard c Canada (Procureur général), 2019 CAF 144 au para 33.)
[54] Les affidavits ne sont généralement pas admissibles à l’appui de requêtes en radiation d’une demande de contrôle judiciaire, essentiellement parce que le vice dans l’avis de demande doit être fondamental et manifeste. « Un vice dont la démonstration nécessite le recours à un affidavit n’est pas manifeste » (JP Morgan, au para 52.) Les faits allégués dans l’avis de demande de contrôle judiciaire sont tenus pour avérés à condition qu’ils puissent être prouvés devant un tribunal (Turp c Canada (Affaires étrangères), 2018 CF 12 au para 20). Puisque le demandeur est tenu de présenter l’ensemble de ses motifs dans son avis de demande, il n’a pas besoin de déposer d’affidavit pour compléter sa version des faits. Constitue une exception relative à l’interdiction de présenter un affidavit le fait que chaque partie peut déposer un affidavit comprenant des renseignements contextuels, lequel est mentionné et incorporé par renvoi à l’avis de demande (JP Morgan, au para 54).
[4] La preuve par affidavit est admissible pour introduire de la preuve portant sur la compétence de la Cour à entendre l’instance en raison d’une absence de compétence ou pour présenter des arguments sur la prématurité d’un recours en raison de l’existence d’autre recours dans le processus administratif (Picard v Canada (Attorney General), 2019 CanLII 97266 (FC), aux paras 17 et 18 et la jurisprudence qui y est citée (Picard); Tait v Canada (Royal Canadian Mounted Police), 2024 FC 217, au para 27 (Tait); Hodgson c. Bande indienne d'Ermineskin no 942, 2000 CanLII 15066 (CF) au para 16, affirmé 2000 CanLII 16686 (CFA) (Hodgson); Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, au para 24).
[5] La décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 (Wenham) confirme par ailleurs à son paragraphe 33 que le test applicable sur une requête en radiation, sans égard aux mots utilisés pour le décrire, exige qu’il soit manifeste et évident que l’avis de demande soit voué à l’échec.
[6] Au paragraphe 36 de l’arrêt Wenham, la Cour d’appel fédérale nous rappelle qu’une demande de contrôle judiciaire peut être vouée à l’échec à l’une ou l’autre des trois étapes de la demande:
[36] Une demande peut être vouée à l'échec à l'une ou l'autre de ces trois étapes :
I. Objections préliminaires. Une demande qui n'est pas autorisée par la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., 1985, ch. F‑7, ou qui ne vise pas des questions de droit public peut être annulée dès le départ : JP Morgan, au paragraphe 68; Highwood Congregation of Jehovah's Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750; Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605. Les demandes qui ne sont pas présentées en temps opportun peuvent être prescrites en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. Les contrôles judiciaires qui portent sur des questions qui ne sont pas justiciables peuvent également être interdits : Première nation des Hupacasath c. Ministre des Affaires étrangères, 2015 CAF 4. Parmi les autres interdictions possibles, mentionnons la chose jugée, la préclusion découlant d'une question déjà tranchée et l'abus de procédure (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77), l'existence d'un autre recours à un autre tribunal (caractère prématuré) (C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332; JP Morgan, aux paragraphes 81 à 90), et le caractère théorique (Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342).
II. Le bien-fondé de l'examen. Les décisions administratives peuvent comporter des erreurs de fond, des erreurs de procédure ou les deux. Les erreurs de fond sont évaluées conformément à l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; les erreurs de procédure sont évaluées en grande partie selon Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817. Dans certaines circonstances, la demande est vouée à l'échec dès le départ. Par exemple, une demande fondée sur des vices de procédure qui ont fait l'objet d'une renonciation n'a aucune chance d'être accueillie : Irving Shipbuilding Inc. c. Canada (Procureur général), [2010] 2 R.C.F. 488, 2009 CAF 116.
III. La réparation. Dans certains cas, la réparation demandée n'est pas disponible en droit (JP Morgan, aux paragraphes 92 à 94), et la demande peut donc être annulée en tout ou en partie pour cette raison.
II. L’Avis de demande
[7] Le demandeur décrit ce qu’il recherche dans sa Demande dans ses premiers paragraphes comme suit :
La présente est une demande de jugement déclaratoire concernant la décision du Service correctionnel du Canada, et plus précisément, de la Direction de l’établissement Archambault, de s’immiscer dans la décision rendue par la Commission des libérations conditionnelles du Canada, en modifiant unilatéralement le programme de permissions de sortir sans escorte octroyé par la CLCC, seule habilitée à rendre cette décision et en faisant fi des régies et critères légaux établis dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, lorsqu’il est requis d’intervenir;
La présente est une demande de jugement déclaratoire en vertu des articles 18 et 64 de la Loi sur les Cours fédérales puisque la Direction de l ’établissement Archambault a pris une décision hors sa compétence, décision qu’elle est prête à répéter ne comprenant pas ou choisissant de ne pas comprendre qu’elle est ultra vires des pouvoirs dont elle dispose selon les prescriptions de sa loi constitutive, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, ayant plutôt choisi de retenir que la souffrance psychologique des victimes devait la guider dans son appréciation des pouvoirs que lui confère le Législateur. L’objet de la demande est le suivant :
1. DÉCLARER que la Direction de l‘établissement Archambault, ne peut pas, de sa propre initiative et hors les règles prescrites par le Législateur, interférer, dans les décisions rendues par la Commission des libérations conditionnelles qui a, seule, le pouvoir d’octroyer ou de suspendre des permissions de sortir sans escorte, et en plus, le faire en s’appuyant sur des critères non prévus par le Législateur;
2. RENDRE toute autre ordonnance que le tribunal estimera juste et convenable eu égard aux circonstances de la présente affaire;
[8] Dans son essentiel la Demande allègue ce qui suit.
[9] Les articles 116 et 117 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la Loi) règlementent au moins en partie les permissions pour la libération conditionnelle sans escorte des détenus pour une durée maximale de 72 heures (les « PSSE »
). Bien que les PSSE sont de la compétence exclusive de la Commission des libérations conditionnelles du Canada (la « CLCC »
), la Loi prévoit que la CLCC peut déléguer ses pouvoirs ayant trait aux PSSE aux commissaires nommés en vertu de la Loi ou au directeur du pénitencier dans lequel un délinquant est incarcéré, aux conditions et pendant une durée déterminée par le CLCC.
[10] L’alinéa 117(3) de la Loi prévoit qu’un directeur du pénitencier où est incarcéré le délinquant peut suspendre une PSSE accordée par la CLCC s’il est convaincu qu’il est nécessaire de le garder en détention ou de le réincarcérer pour protéger la société, compte tenu de renseignements qui ne pouvaient raisonnablement avoir été communiqués à la CLCC lorsque la permission a été accordée. Si tel est le cas, le directeur de pénitencier renvoie sans délai le dossier à la CLCC pour qu’elle décide si la PSSE doit être annulée.
[11] Le demandeur est un détenu depuis 1998. Il est détenu dans des pénitenciers de sécurité minimale depuis janvier 2018, et sous la responsabilité de la Direction de l’établissement Archambault (la Direction) depuis janvier 2023.
[12] Le 17 avril 2024, la Direction aurait annulé la PSSE du demandeur prévue pour le 22 au 27 avril 2024 sans lui fournir d’explications. Suite à des demandes du demandeur, la Direction aurait justifié ses actions en communiquant qu’il n’y avait pas eu d’annulation de la PSSE du demandeur, mais « que c’est pour assurer la sécurité psychologique des victimes que la décision avait été prise »
.
[13] Le demandeur plaide que cette décision est une décision d’annulation de PSSE, et était la seconde décision prise dans un bref lapsus de temps au motif d’assurer la sécurité psychologique des victimes du délinquant. La Direction aurait été informée que la PSSE coïnciderait avec l’anniversaire de la victime dans le dossier du demandeur, mais la base d’informations communiquées à la Direction qui ont mené à la décision n’ont pas été partagés avec le demandeur.
[14] Le demandeur allègue que la décision de la Direction est purement arbitraire, sans aucun lien avec les critères d’annulation de PSSE établis par le législateur dans la Loi, et que l’interprétation législative de la Loi par la Direction est contraire à la jurisprudence.
[15] Le demandeur allègue n’avoir posé aucun geste pour justifier l’annulation de sa PSSE.
III. La requête en rejet et la preuve présentée
[16] Le défendeur produit l’affidavit de Sandra Haley, Directrice adjointe aux interventions à l’établissement Archambault, pour le Service correctionnel du Canada à l’appui de sa requête.
[17] Madame Haley produit huit pièces par son affidavit. Les trois premières pièces sont présentées comme étant des pièces auxquelles réfère le demandeur dans sa Demande. Madame Haley ne précise pas les paragraphes auxquels lesdits documents sont plaidés soit explicitement ou implicitement dans la Demande.
[18] La première pièce, soit la Pièce SH-1 décrite comme étant la Décision de la CLCC, du 30 janvier 2024, n’est pas plaidée par le demandeur dans sa Demande. Comme cette pièce n’est pas plaidée par le demandeur dans sa Demande et ne s’inscrit pas dans l’une ou l’autre des autres exceptions à la prohibition à la preuve par affidavit dans le cadre d'une requête en radiation (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, aux paras 53 et 54 (JP Morgan), Picard et Tait), la pièce SH-1 est irrecevable à titre de preuve dans cette requête et ne sera pas considérée.
[19] La deuxième, la Pièce SH-2, décrite comme étant la « Lettre de Me Sylvie Bordelais, en date du 17 avril 2024 »
est plaidée par le demandeur au paragraphe 7 de la Demande. La troisième pièce, la Pièce SH-3, décrite comme étant la « Lettre de la Directrice de l’établissement Archambault, du 18 avril 2024 »
est plaidée par le demandeur au paragraphe 7 de la Demande. Ces deux pièces sont recevables à titre de preuve en conformité avec la jurisprudence citée ci-dessus.
[20] La pièce SH-4 est une copie du grief déposé par le demandeur en date du 28 avril 2024. L’existence du grief à l’encontre de la décision de la Directrice du 17 avril 2024 ainsi que sa disposition éventuelle par le processus du traitement des griefs en vertu des articles 74 et suivants du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous conditions, DORS/92-620 et des articles 90 et suivants de la Loi est pertinent et recevable à titre de preuve sur l’épuisement des recours administratifs qui pourraient être à la disposition du demandeur Picard, Tait et Hodgson).
[21] La pièce SH-5, la « Directive du commissaire 081 - « Plaintes et griefs des délinquants »
s’inscrit dans la même exception à la prohibition de la preuve et est recevable à titre de preuve portant sur l’épuisement des recours administratifs qui pourraient être à la disposition du demandeur (Picard, Tait et Hodgson).
[22] La pièce SH-6, « Évaluation en vue d’une décision, 13 mai 2024 »
n’est pas plaidée par le demandeur dans sa Demande et porte ni sur la compétence de la Cour à entendre la demande, ni sur l’épuisement des recours administratifs qui pourraient être disponibles au demandeur dans la poursuite de son grief. La pièce SH-6 est donc irrecevable.
[23] Les pièces SH-7 et SH-8 font état des normes des permissions qui pourraient suivre advenant une décision favorable suivant la considération de la pièce SH-6 par la CLCC. Comme ces pièces représentent la présentation de normes relatives à des événements futurs et incertains et non pas à des faits matériels plaidés dans la Demande, ces pièces ne s’inscrivent pas dans les exceptions à la prohibition de la preuve sur cette requête. Elles sont donc irrecevables pour les fins de cette requête.
[24] L’affidavit de Madame Haley, lui, contient 10 paragraphes. Les paragraphes 1, 2, 4 et 5 contiennent de la preuve recevable concernant les documents plaidés dans la Demande ainsi que de la preuve portant sur l’épuisement des recours administratifs qui pourraient être disponibles au demandeur. Les paragraphes 3, 6, 7, 8, 9 et 10 sont irrecevables puisque la preuve qui y est présentée porte sur des sujets qui tombent dans la prohibition de la preuve par affidavit dans le cadre d'une requête en radiation expliquée par la jurisprudence.
[25] Le demandeur, lui, n’a produit aucun affidavit en réplique, aucune preuve quelconque et se fie uniquement sur ses prétentions écrites en réponse à la requête en radiation.
IV. Les arguments
a) Le défendeur, partie requérante
[26] Le défendeur plaide que le droit applicable reconnait qu’une requête en radiation est un remède exceptionnel qui ne devrait être accueilli que si la demande est si manifestement irrégulière qu’elle n’a aucune chance de succès (Apotex Inc. c. Gouverneur en Conseil, 2007 CAF 374, par. 16; JP Morgan aux paras 47 et 48; David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., 1994 CanLII 3529 (CAF) (CB Powell).
[27] Il plaide que la Cour d’appel fédérale a reconnu qu’une requête en radiation fondée sur le caractère prématuré d’une demande de contrôle judiciaire est « d’une efficacité assez radicale »
(un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base la capacité de la Cour à instruire la demande (JP Morgan, au para 47), puisqu’il est bien établi qu’à défaut de circonstance exceptionnelle, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif (Forner c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2016 CAF 35, par. 9, et 10 à 14).
[28] Le défendeur plaide qu’une appréciation réaliste de la nature essentielle de la demande démontre que le demandeur recherche le contrôle judiciaire de la décision du 17 avril 2024 prise par la Directrice malgré l’utilisation de l’expression « jugement déclaratoire »
dans le texte de l’acte de procédure. Il remarque que la Demande « concern[e] la décision du Service […], et plus précisément, de la Direction de l’établissement Archambault, de s’immiscer dans la décision rendue par la Commission »
et a été entreprise « puisque la Directrice de l’Établissement Archambault a pris une décision hors de sa compétence, décision qu’elle est prête à répéter »
.
[29] Que le recours ait été entrepris pour effectuer le contrôle judiciaire de la décision et non pas la recherche d’un jugement déclaratoire de droits est confirmé par l’appréciation des motifs plaidés dans la Demande, lesquels sont rattachés à la décision et au prétendu excès de compétence par la Directrice, ou encore par son prétendu non-respect de l’équité procédurale en rendant sa décision le 17 avril 2024.
[30] Le défendeur avance que la demande de contrôle judiciaire a été déposé 48 jours après la date de la décision alors que le délai fixé par l’alinéa 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales est de trente jours après la première communication de la décision sans qu’une ordonnance de prorogation de délai soit requise. Le recours ayant été entrepris hors délai, aux dires du défendeur, la Cour n’est pas compétente pour entendre l’affaire.
[31] Le défendeur plaide également que le recours du demandeur est prématuré et que la Cour devrait décliner sa compétence à l’entendre puisque le demandeur a déposé un grief à l’encontre de la décision en vertu du processus prévu aux articles 90 et suivantes de la Loi et que le processus de grief n’est pas épuisé. Le processus de grief en vertu de la Loi a été maintes fois reconnu comme étant un mécanisme complet qui constitue une solution de rechange adéquate au contrôle judiciaire hormis l’existence de circonstances exceptionnelles plaidées par le demandeur (Haug c. Canada (Procureur général), 2023 CF 682, par. 21; Ritch c. Canada (Procureur général), 2022 CF 1462, par. 26; Blair c. Canada (Procureur général), 2022 CF 957, par. 44 (Blair). Il plaide que le demandeur ne peut demander parallèlement à cette Cour de se pencher dès maintenant sur la même décision et d’y remédier par l’émission d’un jugement déclaratoire. Dire autrement serait de permettre le court-circuitage du mécanisme de griefs établi par le législateur.
[32] Le défendeur plaide que la Demande est manifestement mal fondée puisque la crainte du demandeur relative à des décisions futures défavorables ne saurait donner ouverture à un jugement déclaratoire, et que la demande elle-même se fonde sur une fausse prémisse, soit, sur la prémisse que la Directrice a « suspendu »
ou « annulé »
la permission de sortir sans escorte du demandeur au sens des paras. 117(3) et (4) de la Loi, ce qui n’est manifestement pas le cas.
[33] Finalement, le défendeur plaide que le remède recherché par le demandeur ne peut pas être accordé en raison des alinéas 116(2) et 117(3) de la Loi qui, eux, habilitent la Directrice à prendre la décision sous contrôle.
b) Le demandeur
[34] Le demandeur ne plaide pas à l’encontre des arguments du défendeur. Plutôt, il se fie sur des extraits jurisprudentiels applicables dans d’autres circonstances et domaines de droit pour appuyer sa demande de jugement déclaratoire (Jim Shot Both Sides c. Canada 2024 SCC 12, au para 66, entre autres).
[35] Il plaide que la Loi n’habilite pas à la Directrice d’un établissement à s’immiscer dans le dossier d’un délinquant détenu dans un établissement sous sa direction et que le défendeur ne dispose d'aucun autre recours réel pour s’assurer que la Direction de l’établissement n’interviendra pas arbitrairement dans son dossier pour des raisons non prévues par la Loi.
[36] Il plaide que le fait qu’il ait décidé de se prévaloir de la procédure de griefs prévue par la Loi ne peut lui être opposé alors qu’il doit être de connaissance judiciaire que les délais pour le traitement des griefs sont tel que seuls les délinquants ayant encore de nombreuses années d’incarcération à purger peuvent entamer le processus et s’attendre à recevoir une réponse. Il plaide, sans preuve au dossier à l’appui et sans argument ou appui juridique voulant que la Cour puisse prendre connaissance d'office des délais institutionnels administratifs ou autrement, que le délai anticipé pour une décision sur son grief dépasse son temps d’attente d’une nouvelle décision de la CLCC à son égard.
[37] Le demandeur cite la décision Bilodeau-Massé c. Canada (Procureur général), 2017 CF 604 à l’appui de son argument que la Directrice ici a agi de façon purement arbitraire et non en s’appuyant sur des dispositions législatives de sorte que sa décision ne peut être maintenue. Comment cette jurisprudence s’applique au cas présent n’est pas expliqué par le demandeur dans ses prétentions écrites.
[38] Il plaide que la Cour peut rendre le jugement déclaratoire recherché tout comme elle l’a fait dans l’affaire MacDonald c. Canada (Procureur général), 2007 CF 1277. Comment cette jurisprudence s’applique au cas présent n’est pas élucidé par le demandeur.
[39] Finalement, le demandeur plaide qu’il est « en accord avec la demande de prorogation des délais »
pour instituer son recours et demande une ordonnance prorogeant son délai pour instituer sa demande.
c) La Réplique
[40] Le défendeur fait remarquer en réplique qu’il ressort des prétentions écrites du demandeur en réponse qu’il ne conteste pas que son recours entrepris vise une décision et que le délai pour demander le contrôle judiciaire d’une décision d’un office fédéral qui a une incidence sur ses droits commence à courir à compter du moment où le demandeur prend connaissance de la décision en cause, et non pas à compter de la date d’explications fournies postérieurement d’explications demandées et reçues par la suite (Meeches c. Assiniboine, 2017 CAF 123, par. 32 et 33).
[41] Le défendeur fait remarquer que les prétentions écrites du demandeur démontrent que ce dernier recherche véritablement le contrôle judiciaire d’une décision, alors qu’il affirme que « le remède recherché est clair et peut être rendu par cette Cour, tout comme elle l’a fait dans MacDonald [2007 CF 1277]11. »
Dans l’affaire MacDonald la Cour était saisie d’une demande en contrôle judiciaire (certiorari) d’une décision du Service correctionnel du Canada et le remède octroyé a été d’annuler la décision en cause. Aucun jugement déclaratoire n’a été prononcé dans le jugement.
[42] Le défendeur remarque également que le principe cité par le demandeur en se fiant sur l’arrêt Shot Both Sides ne s’applique pas ici. Le principe sur lequel le demandeur s’appuie est qu'un jugement déclaratoire portant sur la constitutionnalité de la conduite de la Couronne n’est pas assujetti aux règles sur les délais de prescription applicables aux revendications de droit ancestral ou issu de traités lorsque demandé dans le cadre d’une action en dommages-intérêts en Cour fédérale. La Demande ne s’inscrit pas dans le principe de Shot Both Sides portant sur les jugements déclaratoires.
V. Analyse
[43] La Cour est d’accord avec le défendeur que la Demande du demandeur est véritablement une demande de contrôle déguisée par l’utilisation des mots « jugement déclaratoire »
.
[44] Les allégations contenues dans la Demande reflètent une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative plaidée à la lumière de la Règle 301(c) des Règles des cours fédérales plutôt qu’une demande de jugement déclaratoire qui, elle, allèguerait plutôt que : a) la Cour a compétence pour entendre le litige; b) la question en cause est réelle et non pas simplement théorique, c) que le demandeur a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue; et, d) qu’il y un litige actuel entre les parties (Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, au para 11; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3 (CanLII). Les demandes de jugement déclaratoire telles que plaidées par le demandeur ne sont qu’un jeu de mots contraire à la véritable nature de la demande en contrôle judiciaire avec une demande de déclarations nécessairement subordonnées au contrôle judiciaire (JP Morgan, au para 49).
[45] Tout au plus, il y a lieu de comprendre que le demandeur demande à la Cour de faire des déclarations par rapport à la conduite de la Direction qui dépendent tous et ne peuvent être prononcées sans une décision sur la demande de contrôle judiciaire la décision du 17 avril 2024. Bref, le recours entrepris n’est pas une réelle demande de jugement déclaratoire.
[46] La Cour est également d’accord avec le défendeur que la demande de contrôle judiciaire du demandeur devait être déposée dans les trente jours de la date à laquelle il a pris connaissance de la décision en question, sans quoi la demande est déposée hors délai sous réserve d’une ordonnance prorogeant le délai pour l’institution de l’instance (Loi sur les Cours fédérales, alinéa 18.1(2)). Rien dans la Demande ne suggère que la première communication de la décision au demandeur a eu lieu à une date autre que la date de la décision, soit, le 17 avril 2024. D’ailleurs, le texte du grief du demandeur admis en preuve sur cette requête fait état du fait qu’il a reçu sa première communication de la décision de façon orale le 17 avril 2024. Ceci étant, le demandeur disposait d’un délai jusqu’au 17 mai 2024 pour instituer son recours en contrôle judiciaire. La demande n’a été déposée que le 4 juin 2024, hors délai.
[47] Le demandeur n’a pas présenté de requête pour une ordonnance prorogeant le délai prévu à l’alinéa 18.1(2) de la Loi sur les cours fédérales. Inclure une phrase dans ses prétentions écrites en réponse à la requête en rejet qu’il est « en accord avec la demande de prorogation des délais »
n’est pas équivalent ou un substitut à une requête pour une ordonnance en prorogation de délai. Une telle requête doit être introduite de la même manière que toutes les requêtes prévues aux Règles des cours fédérales, soit, par un avis de requête et un dossier de requête qui présente de la preuve et des arguments (Règles 358, 359, 363 et 364 des Règles des cours fédérales). N’ayant aucune requête pour une ordonnance de prorogation de délai devant la Cour et n’ayant aucune preuve devant la Cour qui pourrait satisfaire les exigences jurisprudentielles pour une telle ordonnance (Canada (Procureur Général) c. Hennelly, 1999 CanLII 8190 (CAF); Canada (Procureur Général) c. Larkman, 2012 CAF 204; Alberta c. Canada, 2018 CAF 83; Greenblue Urban North America Inc. v. Deeproot Green Infrastructure, LLC, 2024 FCA 19, au para 6), il est clair que la Demande du demandeur est hors délai et peut être rejeté sans plus. Mais il y a plus.
[48] La Cour est d’accord avec le défendeur que la demande du demandeur est prématurée et doit être rejetée puisqu’il n’a pas épuisé les recours internes qui lui sont disponibles en vertu de la Loi avant de se rendre devant cette Cour (Blair; Nome c Canada, 2016 CF 187 aux para 19 et suivants; CB Powell, aux para 30 à 33).
[49] La jurisprudence assimile une décision qui peut être l’objet d’un grief en vertu du processus de griefs prévu aux articles 90 et suivantes de la Loi comme une décision interlocutoire jusqu’à ce que les recours administratifs prévus par la Loi soient épuisés. Les propos de la Cour d’appel fédérale dans Dugré c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 8, aux paragraphes 37 et 38, par rapport au rejet sommaire de telles décisions sont clairs, instructifs et déterminants :
[37] Somme toute, la limite à l’exercice de recours interlocutoires est quasi-absolue. Un critère amoindri ne ferait qu’inciter les recours prématurés provoquant ainsi une recrudescence des maux identifiés dans l’arrêt C.B. Powell. Pour cette raison, certaines tentatives récentes de la Cour fédérale de reformuler le test établi en précisant des critères d’exception sont mal venues et ne font pas autorité (voir Whalen c. Fort McMurray No. 468 First Nation, 2019 CF 732, [2019] 4 R.C.F. 217, par. 20 et 21 et les décisions de la Cour fédérale qui l’ont suivie). Cette tentative de reformuler les critères, si bien intentionnée soit-elle, ne fait que brouiller les cartes et atténue la rigueur du principe de non-ingérence.
[38] En outre, la jurisprudence entourant l’interdiction des contrôles judiciaires prématurés démontre sans équivoque que la Cour peut rejeter un recours de façon sommaire de sa propre initiative (Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75, par. 22; Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 241, par. 47 à 56).
[50] Puisque le demandeur n’a ni allégué ni prouvé des circonstances exceptionnelles qui justifierait que la Cour entende son recours malgré sa prématurité (Blair, aux paras 44 à 54), ni allégué ni démontré que son grief en vertu de la Loi n’est pas un recours utile (Strickland c Canada (Attorney General), 2015 CSC 37, aux paras 42 à 45), la Cour doit conclure que sa demande est prématurée et doit être rejetée.
[51] En faisant un rappel au paragraphe 36 de Wenham, ci-dessus aux paragraphes 5 et 6, la demande du demandeur est vouée à l’échec à l’étape de la question préliminaire et peut, et doit, être rejetée.
[52] Aucune modification à l’Avis de demande n’est susceptible de rectifier son caractère prématuré compte tenu de la nature du recours entamé. Aucune autorisation pour la modification de la Demande est appropriée dans les circonstances puisqu’il n’existe pas la moindre trace d’une cause d’action plaidable (Al Omani c. Canada, 2017 CF 786, aux paras 32 à 34).
VI. Conclusions
[53] La requête du défendeur est accordée et la Demande du demandeur est rejetée, avec dépens payables au défendeur.
[54] Le défendeur demande ses dépens. Les parties sont encouragées à discuter et régler la question des dépens entre eux, et à déposer un projet d’ordonnance sur les dépens sur consentement à la Cour s’ils s’entendent sur les dépens avant le 27 janvier 2025. Si les parties ne s’entendent pas sur les dépens avant cette date, chacune d’elles peut signifier et déposer ses prétentions sur les dépens n’excédant pas trois (3) pages à double interligne jusqu’au 28 janvier 2025, à 17h00, à défaut de quoi aucuns dépens ne seront accordés.
1. La requête du défendeur est accordée.
2. La demande du demandeur est rejetée sans autorisation de la modifier.
3. La Cour se réserve l’occasion de rendre une ordonnance sur les dépens suite à sa considération des prétentions écrites des parties à cet égard.
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1334-24 |
INTITULÉ :
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TIMOTHY COBB c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
DATE DE L’AUDIENCE :
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PAR ÉCRIT |
ORDONNANCE ET MOTIFS :
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B.M. DUCHESNE J. |
DATE DES MOTIFS :
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LE 14 JANVIER 2025 |
PRÉTENTIONS ÉCRITES :
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Me Sylvie Bordelais |
POUR LE DEMANDEUR |
Me Virginie Harvey |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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Bordelais, Nguyen S.N.A. Montréal, Québec |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Montréal, Québec |
POUR LE DÉFENDEUR |