Date : 20241120
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Dossier : T-1369-23
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Référence : 2024 CF 1848
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[TRADUCTION FRANÇAISE]
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Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2024
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En présence de monsieur le juge O’Reilly
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ENTRE :
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EMD SERONO, UNE DIVISION D’EMD INC., CANADA
et MERCK SERONO SA
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demanderesses
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et
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LE MINISTRE DE LA SANTÉ et APOTEX INC.
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défendeurs
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et
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ASSOCIATION CANADIENNE DU MÉDICAMENT GÉNÉRIQUE
et MÉDICAMENTS NOVATEURS CANADA
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intervenantes
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JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Une entreprise détenant un brevet de médicament peut protéger ce brevet contre toute contrefaçon par d’autres entreprises en vertu des règles énoncées dans le règlement sur les médicaments brevetés : Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [le Règlement] (les dispositions citées sont énoncées à l’annexe). Cette protection commence lorsque le ministre de la Santé inscrit le brevet au registre des brevets. La date d’inscription est cruciale.
[2] Les demanderesses [collectivement, Serono] sont des entreprises pharmaceutiques qui soutiennent que le ministre a retardé, de manière déraisonnable, l’inscription de leur brevet au registre, ce qui a entraîné la perte de leurs droits de brevet. Selon Serono, l’approche du ministre en matière d’inscription des brevets ne respecte pas les obligations législatives, réglementaires et issues des traités, ainsi que ses propres politiques. Serono me demande d’annuler la décision du ministre et de déclarer le brevet inscrit à une date antérieure, soit celle à laquelle le ministre aurait dû l’ajouter au registre. L’intervenante Médicaments novateurs Canada [MNC] appuie la position de Serono.
[3] Les défendeurs – le ministre de la Santé et Apotex, avec l’appui de l’intervenante, l’Association canadienne du médicament générique [ACMG] – soutiennent que l’approche du ministre était raisonnable et conforme au droit applicable. Les défendeurs me demandent de rejeter la demande de contrôle judiciaire de Serono à l’encontre de la décision du ministre.
[4] La seule question en litige est de savoir si la décision du ministre était déraisonnable.
[5] Je conclus que la décision du ministre concernant la date d’inscription du brevet de Serono n’était pas déraisonnable, compte tenu du Règlement et de la jurisprudence pertinente. Le ministre ajoute les brevets au registre lorsqu’ils sont admissibles à l’inscription – ni avant ni après. Par conséquent, je dois rejeter la demande de contrôle judiciaire de Serono.
II. Contexte
A. Le cadre juridique
[6] Le Règlement appelle les titulaires de brevets de médicament les « première[s] personne[s] »
et les entreprises de médicaments génériques les « seconde[s] personne[s] »
.
[7] Le Règlement oblige le ministre à tenir un registre des brevets pour les médicaments approuvés. Avant d’inscrire un brevet, le ministre doit décider si le brevet répond aux exigences du Règlement, à savoir si le brevet concerne un médicament approuvé, contient une revendication d’une formulation approuvée de ce médicament, identifie une revendication d’une forme posologique approuvée, ou précise une utilisation approuvée du médicament (art 4(2)).
[8] Une fois que le ministre a ajouté un brevet au registre, le Règlement interdit aux secondes personnes d’entrer sur le marché avec le même médicament, sauf en vertu de certaines conditions strictes (art 7(1)). De plus, une seconde personne qui souhaite commercialiser une version générique du médicament breveté doit d’abord se conformer à tous les brevets déjà inscrits au registre (art 5(1) et 5(4)). Cette exigence réglementaire est souvent appelée le « gel du registre »
, puisqu’elle fige dans le temps les brevets auxquels une seconde personne doit se conformer. La seconde personne peut se conformer aux brevets inscrits en acceptant de ne pas entrer sur le marché tant que les brevets n’ont pas expiré, en obtenant le consentement de la première personne, ou en alléguant que le brevet est invalide ou ne serait pas contrefait par le produit de la seconde personne (art 5(2.1)).
[9] Lorsque la seconde personne affirme que le brevet inscrit est invalide ou ne serait pas contrefait, elle doit signifier un avis d’allégation [AA] à la première personne (art 5(3)). La première personne peut alors intenter une action en vue d’obtenir une déclaration selon laquelle le produit de la seconde personne contreferait le brevet (art 6(1)). L’action interdit au ministre d’autoriser la seconde personne à entrer sur le marché pendant 24 mois (art 7(1)d)).
B. Brevet de Serono
[10] Serono a déposé sa demande de brevet canadien no 3 087 419 [le brevet 419] en décembre 2005. Le brevet est intitulé « Schéma posologique à base de cladribine destiné à traiter la sclérose en plaques »
. L’Office de la propriété intellectuelle du Canada [OPIC] a accordé le brevet 419 le 7 mars 2023.
[11] Le 16 mars 2023, neuf jours après l’octroi du brevet, Serono a présenté des listes de brevets pour le brevet 419 en raison d’un produit appelé MAVENCLAD, un médicament utilisé dans le traitement des patients adultes atteints de sclérose en plaques récurrente-rémittente. Santé Canada a examiné les listes de brevets le lendemain, puis, le 21 mars 2023, a effectué une analyse préliminaire de l’admissibilité du brevet à l’inscription. Le 23 mars 2023, le Bureau des présentations et de la propriété intellectuelle [BPPI] a informé Serono, par lettre, que ses listes de brevets avaient été ajoutées au registre à cette date (le 23 mars 2023), soit une semaine après que Serono a présenté ses listes de brevets pour le brevet 419.
[12] Un jour plus tôt, le 22 mars 2023, Apotex a déposé sa présentation réglementaire pour une version générique du MAVENCLAD. Étant donné que les listes de brevets de Serono n’avaient pas encore été ajoutées au registre, il semblait qu’Apotex ne s’était pas conformée au brevet 419.
[13] Néanmoins, le 20 avril 2023, Serono a demandé au BPPI de réexaminer la date d’inscription du 23 mars 2023, soutenant que la date appropriée était celle à laquelle elle avait présenté ses listes de brevets (le 16 mars 2023). Compte tenu de cette date, Apotex aurait dû se conformer au brevet 419 le 22 mars 2023.
C. La décision du ministre
[14] En réponse à la demande de Serono, le BPPI a informé Serono que le ministre maintenait la date d’inscription du 23 mars 2023, à savoir la date de la décision d’admissibilité.
[15] Le ministre a fait remarquer que le Règlement fait la distinction entre la présentation d’une liste de brevets et l’adjonction d’un brevet au registre. Le ministre doit tenir un registre des brevets qui ont été présentés pour inscription en ajoutant les brevets qui satisfont aux critères d’admissibilité applicables, et en refusant d’ajouter les brevets qui ne satisfont pas à ces critères (art 3(2)). Comme il a été mentionné, un brevet est admissible à l’adjonction au registre s’il revendique un ingrédient médicinal, une formulation, une forme posologique ou une utilisation approuvé (art 4(2)).
[16] Le ministre a également mentionné la distinction entre la présentation d’une liste de brevets et l’adjonction de brevets au registre au paragraphe 5(1) du Règlement. Cette disposition exige que les secondes personnes se conforment aux listes de brevets qui ont été présentées. Cependant, les déclarations et les allégations formulées dans l’AA de la seconde personne doivent porter sur les brevets qui sont inclus dans le registre (art 5(2.1)). Le ministre a conclu que, lorsqu’elles sont lues ensemble, ces dispositions renforcent la distinction entre la présentation de listes de brevets et l’adjonction de brevets au registre.
[17] Le ministre a rejeté l’argument de Serono selon lequel les listes de brevets admissibles devraient être ajoutées au registre à la date de leur présentation et que les secondes personnes devraient être tenues de se conformer à ces brevets à partir de la date de la présentation. Le ministre a souligné que le Règlement prévoit que les secondes personnes n’ont pas à se conformer aux brevets qui ont été ajoutés au registre à partir de la date à laquelle la seconde personne a déposé sa demande d’avis de conformité (art 5(1) et (4)). Encore une fois, les dispositions réglementaires confirment la distinction entre la présentation de listes de brevets et l’adjonction de brevets au registre.
[18] À l’appui de son analyse, le ministre a cité le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation de 2006 (DORS/2006-242, le 5 octobre 2006, CP 2006-1077 [REIR 2006]), à la page 1510. À son avis, le REIR 2006 confirme que le Règlement exige que les secondes personnes se conforment aux brevets qui sont admissibles à l’adjonction au registre et qui ont effectivement été ajoutés au registre. Le ministre a également cité la ligne directrice de Santé Canada sur le Règlement, qui réitère cette exigence, appuyant ainsi la conclusion du ministre selon laquelle la date appropriée pour l’adjonction d’un brevet au registre est la date à laquelle ce brevet a été jugé admissible, et non la date à laquelle il a été présenté (Ligne directrice : Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (révisée le 2021/04/08)).
[19] Le ministre a également conclu que l’objet du Règlement est d’« atteindre un équilibre entre la mise en application efficace des droits conférés par les brevets protégeant les nouvelles drogues innovatrices et l’entrée sur le marché en temps opportun des produits génériques concurrents moins coûteux »
. Selon le ministre, cet équilibre serait perturbé si les secondes personnes devaient se conformer à des brevets ajoutés au registre après le dépôt de leurs présentations.
[20] Finalement, le ministre a conclu que sa position était étayée par la jurisprudence : Eli Lilly Canada Inc c Canada (Procureur général), 2009 CF 474 [Eli Lilly]. Dans cette affaire, Eli Lilly avait soutenu que le ministre avait le pouvoir discrétionnaire d’inscrire un brevet au registre à la date de présentation de la liste des brevets. Le juge Robert Barnes a rejeté cet argument et a conclu que les secondes personnes doivent se conformer aux brevets qui ont été jugés admissibles à l’inscription et ajoutés au registre, et non aux brevets qui ont simplement été déposés.
III. La décision du ministre concernant la date d’inscription était-elle déraisonnable?
A. Les observations de Serono et de MNC
[21] Serono décrit les dispositions du Règlement comme une course entre les premières personnes et les secondes personnes. Les premières personnes se précipitent pour faire ajouter leurs brevets au registre; les secondes personnes se dépêchent de déposer leurs présentations de médicaments génériques. Serono affirme avoir remporté la course contre Apotex. Serono a présenté ses listes de brevets le 16 mars 2023; Apotex a déposé sa présentation de médicament le 22 mars 2023. Serono attribue le retard d’une semaine dans l’adjonction de son brevet au registre (le 23 mars 2023) au ministre.
[22] Serono prétend que la décision du ministre d’ajouter le brevet au registre une semaine après sa présentation était déraisonnable, car le Règlement ne confère aucun pouvoir discrétionnaire permettant de retarder l’adjonction; le ministre doit simplement ajouter les brevets admissibles au registre (art 3(2)). Serono soutient que tout délai entre la présentation d’un brevet admissible et son inscription au registre risque de priver les premières personnes de leurs droits de brevet, ce qui est contraire à l’intention du Règlement. Serono affirme que le ministre n’a pas tenu compte de son argument selon lequel le ministre avait tardé, de façon arbitraire, à ajouter le brevet 419 au registre, causant un préjudice à Serono, et que le ministre n’a fourni aucune explication pour le délai entre le 16 mars et le 23 mars.
[23] Serono propose une alternative à l’interprétation du Règlement par le ministre, laquelle est principalement fondée sur le libellé du paragraphe 5(1). Ce paragraphe exige que les secondes personnes se conforment aux listes de brevets présentés par une première personne. Ce libellé est conforme au paragraphe 3(2) du Règlement, qui exige que le ministre tienne un registre des « brevets qui ont été présentés pour adjonction au registre »
. Serono prétend que, par conséquent, une seconde personne doit se conformer aux brevets qui ont été présentés par une première personne avant que la seconde personne ne dépose sa présentation de médicament. Selon Serono, la date critique est la date à laquelle la première personne présente un brevet pour adjonction au registre, et non la date à laquelle le brevet a réellement été ajouté. Serono soutient que toute autre interprétation du Règlement serait déraisonnable parce qu’elle ne donnerait aucun sens au mot « présentés »
.
[24] Serono soutient que la décision Eli Lilly, sur laquelle le ministre s’est appuyé, se distingue. Dans cette décision, le ministre avait conclu que le brevet d’Eli Lilly n’était pas admissible à l’inscription au registre. Un an plus tard, le brevet a été jugé admissible. Eli Lilly a demandé au ministre de juger que le brevet a été ajouté au registre à la date à laquelle il a été présenté, et non à la date à laquelle il a été jugé admissible. Le ministre a refusé et le juge Barnes a conclu que la décision du ministre était correcte. Serono affirme que son argument diffère de celui d’Eli Lilly. Serono ne prétend pas que son brevet aurait dû être ajouté au registre avant d’être jugé admissible; elle soutient plutôt que le ministre avait le devoir d’examiner et de déterminer immédiatement l’admissibilité du brevet, et non une semaine après sa présentation.
[25] Serono se compare à la demanderesse dans la décision Laboratoires Abbott ltée c Canada (Procureur général), 2007 CF 797 [Abbott]. Dans cette affaire, le brevet a été ajouté au registre cinq jours après sa délivrance. Après les modifications au Règlement, le ministre a retiré le brevet de la liste au motif que celui-ci n’était plus admissible. Dans le cadre du contrôle judiciaire, la Cour a conclu que le brevet n’aurait pas dû être retiré de la liste et a ordonné qu’il soit réinscrit de façon rétroactive, à la date à laquelle le ministre l’avait retiré. Serono soutient que son brevet devrait être ajouté au registre à la date à laquelle il aurait dû l’être, c’est-à-dire la date à laquelle il a été présenté. À titre subsidiaire, Serono affirme que son brevet aurait dû être ajouté au registre le 21 mars 2023, date à laquelle le personnel a rempli le formulaire d’examen de l’admissibilité et de la conformité. Selon Serono, rien ne justifie le retard de deux jours entre cet examen et la décision concernant l’admissibilité.
[26] De plus, selon Serono, les retards dans l’inscription violent les obligations du Canada en vertu de l’Accord Canada–États-Unis–Mexique, 30 novembre 2018, [2020] RT Can no 5 (entré en vigueur le 1er juillet 2020) [ACEUM], qui exige que le Canada fournisse un système équitable pour équilibrer et régler les intérêts des premières et secondes personnes. De même, la propre procédure opérationnelle standard du ministre pour l’administration du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) prévoit que le ministre doit examiner les brevets [traduction] « immédiatement »
, dans la mesure du possible.
[27] MNC est d’accord avec Serono pour dire que le brevet aurait dû être ajouté au registre à la date à laquelle le personnel l’a jugé admissible, soit le 21 mars 2023. Le retard de deux jours du ministre dans la communication de la décision concernant l’admissibilité a, en effet, pénalisé de manière déraisonnable Serono.
[28] MNC soutient également qu’une seconde personne devrait être tenue de se conformer à tout brevet présenté pour adjonction au registre avant qu’elle ne dépose sa présentation de médicament. Selon MNC, cette exigence reflète mieux l’objet du Règlement, qui est de garantir que les brevets admissibles sont protégés contre les contrefaçons par de secondes personnes. Le Règlement reconnaît l’intérêt public marqué à encourager l’innovation en matière de médicaments et la grande valeur commerciale des brevets en accordant aux premières personnes un droit d’action pour protéger leurs droits de brevet contre les secondes personnes et une suspension de 24 mois au cours de laquelle il est interdit aux secondes personnes d’entrée sur le marché. Par conséquent, MNC soutient que le ministre doit interpréter le Règlement de manière raisonnable et en tenant compte du respect de ces intérêts importants.
[29] De plus, MNC soutient que le fait d’exiger qu’une seconde personne se conforme à un brevet présenté avant, mais ajouté au registre après que la seconde personne ait déposé sa présentation de médicament ne causerait aucun préjudice; les secondes personnes peuvent toujours modifier ou mettre à jour leurs présentations pour se conformer à ces brevets.
B. La décision du ministre n’était pas déraisonnable.
[30] Je ne souscris pas à la façon dont Serono et MNC ont défini la décision du ministre. La décision n’était pas déraisonnable au regard du Règlement, de la jurisprudence et des faits.
[31] Je souscris à la façon dont Serono et MNC ont décrit les objectifs fondamentaux du Règlement et l’équilibre qu’il cherche à atteindre entre les premières et les secondes personnes. Cependant, je ne suis pas d’accord pour dire que ces facteurs indiquent une interprétation du Règlement qui obligerait le ministre à ajouter immédiatement les brevets au registre, dès leur présentation, ou après un examen préliminaire par le personnel, ou qui obligerait les secondes personnes à se conformer aux brevets qui n’ont pas encore été ajoutés au registre. Le ministre n’a pas le pouvoir discrétionnaire de retarder l’adjonction de brevets au registre, mais le ministre exerce un pouvoir discrétionnaire pour déterminer si les brevets sont admissibles à l’inscription.
[32] Pour interpréter le Règlement de la manière suggérée par Serono et MNC, il faudrait lire certaines dispositions de manière isolée, mais ce n’est pas une approche raisonnable pour interpréter le Règlement. Par exemple, les premiers mots du paragraphe 3(2) indiquent que le ministre doit tenir « un registre des brevets qui ont été présentés pour adjonction au registre […] »
. À lui seul, ce passage semble exiger que le ministre tienne un registre des brevets présentés. Si c’était le cas, les secondes personnes devraient se conformer aux brevets présentés par les premières personnes, et non seulement aux brevets effectivement ajoutés au registre. En effet, cette interprétation est renforcée lorsqu’on lit une autre disposition de manière isolée, à savoir le paragraphe 5(1), qui prévoit, en effet, qu’une seconde personne doit se conformer aux brevets présentés par une première personne. Si le Règlement ne disait rien de plus, on pourrait raisonnablement conclure que les brevets sont ajoutés au registre dès qu’ils sont présentés et que les secondes personnes doivent se conformer à ces brevets. Cependant, le Règlement n’en dit pas plus.
[33] Selon le Règlement, lu dans son ensemble, le registre des brevets contient les brevets que le ministre a jugé admissibles à l’adjonction. Les brevets ne sont pas ajoutés au registre immédiatement après leur présentation. En particulier, en lisant les premiers mots du paragraphe 3(2) en combinaison avec les alinéas qui suivent (a) et b)), le Règlement exige que le ministre « tien[ne] un registre des brevets qui ont été présentés pour adjonction au registre »
en les ajoutant au registre s’ils répondent aux critères d’admissibilité, et en refusant de les ajouter s’ils sont inadmissibles.
[34] Dans la même veine, en lisant le paragraphe 5(1) en combinaison avec les paragraphes qui suivent, les secondes personnes doivent se conformer aux brevets qui ont été présentés par une première personne en formulant des déclarations et des allégations dans leur AA pour chaque brevet pertinent figurant au registre (art 5(2.1)). Les secondes personnes n’ont pas besoin de se conformer aux brevets qui sont ajoutés ultérieurement au registre (art 5(4)a)).
[35] Interpréter le Règlement de la manière limitée dont me demandent Serono et MNC serait déraisonnable, car cela ignorerait le libellé de ces autres dispositions, qui fournissent des renseignements supplémentaires sur les dispositions sur lesquelles elles s’appuient, ainsi qu’un contexte additionnel.
[36] Le ministre s’est raisonnablement appuyé sur le REIR 2006 pour étayer cette interprétation du Règlement. Selon le REIR 2006, le Règlement vise à exiger que les secondes personnes se conforment aux brevets qui ont été jugés admissibles et ajoutés au registre, et non à ceux qui ont simplement été présentés :
Seuls les brevets respectant les exigences énoncées à l’article 4 du règlement relatives au délai, à l’objet et à la pertinence, peuvent être inscrits au registre des brevets de Santé Canada et bénéficier de la protection correspondante de la suspension de 24 mois.
[…]
[U]n fabricant de produits génériques déposant une demande […] est seulement obligé de tenir compte des brevets inscrits au registre à l’égard du produit innovateur à la date de dépôt. Les brevets ajoutés au registre par la suite ne donneront plus lieu à une telle obligation. Le registre sera pour ainsi dire « gelé » en ce qui concerne la demande réglementaire de ce fabricant de produits génériques.
(REIR 2006, aux p 1511 et 1519.)
[37] Dans la même veine, le ministre s’est raisonnablement appuyé sur la ligne directrice sur le Règlement pour étayer sa conclusion. Les passages ci-dessous de la ligne directrice précisent clairement que les brevets ne sont ajoutés au registre qu’après avoir été examinés et jugés admissibles, et que les secondes personnes ne doivent se conformer qu’aux brevets qui ont réellement été ajoutés :
« Les exigences qui doivent être respectées avant qu’un brevet puisse être ajouté au Registre des brevets sont établies par l’article 4 du Règlement sur les MB(AC) »
(section 4.1, à la p 11);« [L]a DGRO [Direction de la gestion des ressources et des opérations] n’ajoutera pas de brevet […] avant d’avoir mené une évaluation finale et qu’elle soit convaincue que le brevet […] satisfait aux exigences d’admissibilité établies à l’article 4 »
(section 4.8, à la p 19);« [La DGRO] doit ajouter tout brevet sur une liste de brevets […] qui respecte les exigences d’ajout au Registre et refuser tout brevet […] qui ne les respecte pas »
(section 7, à la p 30).
[38] L’interprétation du ministre est également étayée par la décision Eli Lilly, qu’il a citée. Dans cette affaire, Eli Lilly a présenté sa liste de brevets en novembre 2006. Deux mois plus tard, le ministre a jugé que le brevet d’Eli Lilly n’était pas admissible à l’inscription. Les parties ont échangé plusieurs communications au cours des mois qui ont suivi, jusqu’à ce que, en novembre 2007, le ministre accepte d’inscrire le brevet. Eli Lilly a ensuite demandé au ministre d’antidater l’inscription à novembre 2006, date à laquelle la liste des brevets avait été initialement présentée. Eli Lilly a soutenu que la date de présentation était la date appropriée pour l’adjonction d’un brevet au registre, car la présentation elle-même fournissait un avis suffisant aux secondes personnes qui pourraient envisager de déposer une présentation de médicament générique pour le médicament breveté. Le ministre a refusé cette demande, concluant que la date d’inscription appropriée était la date à laquelle le brevet a été jugé admissible, soit en novembre 2007. Eli Lilly a demandé au ministre de réexaminer sa décision. Le ministre a refusé, notant que le Règlement exige que les brevets soient ajoutés au registre après avoir été jugés admissibles, et non lorsqu’ils sont présentés pour inscription (au para 5).
[39] Dans le cadre du contrôle judiciaire de la décision du ministre, le juge Barnes (appliquant la norme de la décision correcte, et non celle de la décision raisonnable) a conclu que la décision du ministre était correcte. Il a qualifié l’argument d’Eli Lilly (essentiellement le même que celui de Serono et de MNC en l’espèce) de « lég[er] »
, « isol[é] »
et « intéress[é] »
(au para 11). Le juge Barnes a examiné les mêmes dispositions que j’ai examinées ci-dessus et en est arrivé à la même interprétation (au para 15) :
L’objet manifeste de ces dispositions est la concomitance de l’inscription d’un brevet au registre et de la décision par le ministre de son admissibilité à l’adjonction. Cette concomitance a pour effet qu’en vertu du paragraphe 5(4), la seconde personne n’a pas à traiter de brevets ayant été ajoutés au registre après la date de la présentation de son AC visée aux paragraphes 5(1) ou 5(2).
[40] Le juge Barnes a observé que le fardeau de justifier tout délai entre la présentation et l’inscription incombe aux premières personnes. Cependant, c’était un choix législatif. De plus, l’interprétation proposée par Eli Lilly créerait ses propres problèmes, puisqu’elle exigeait que les secondes personnes se conforment à des brevets qui ne sont pas admissibles à l’inscription.
[41] Bien que Serono soutienne que la distinction Eli Lilly se distingue de celle en l’espèce parce qu’il s’agissait d’une situation où un brevet a d’abord été jugé inadmissible, puis admissible, je ne vois pas en quoi cette différence est pertinente. Le juge Barnes a interprété les mêmes dispositions du Règlement qui sont en cause en l’espèce et, en l’absence de fortes raisons de croire qu’il a commis une erreur, je suis lié par son interprétation. Je ne vois aucune erreur dans son jugement.
[42] Je conclus que les affaires sur lesquelles Serono s’appuie sont distinctes.
[43] Dans l’affaire Abbott, le ministre avait initialement inscrit le brevet d’Abbott en juillet 2006, mais après les modifications apportées au Règlement en octobre 2006, le ministre a jugé que le brevet n’était plus admissible à l’inscription. Il l’a retiré du registre en février 2007. La juge Sandra Simpson a conclu que les modifications accordaient particulièrement au ministre le pouvoir de retirer du registre les brevets qui n’étaient plus admissibles. Cependant, elle a par la suite découvert que le brevet n’était pas, en fait, inadmissible à l’inscription. Elle a ordonné que le brevet soit ajouté au registre à la date à laquelle le ministre l’avait retiré. Je note qu’elle n’a pas ordonné que le brevet soit ajouté au registre à la date à laquelle il avait été initialement présenté, ni même à la date à laquelle il avait été initialement inscrit. La décision Abbott n’aide pas à interpréter les dispositions du Règlement en cause en l’espèce; elle n’étaye pas non plus la position de Serono.
[44] Serono mentionne également la décision Équiterre c Canada (Santé), 2016 CF 554 [Équiterre]. Dans cette affaire, le ministre avait l’obligation légale de procéder à un examen spécial de tout produit antiparasitaire interdit par un pays membre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (Loi sur les produits antiparasitaires, LC 2002, c 28, art 17(2)). Les demanderesses demandaient au ministre de procéder à un certain nombre d’examens spéciaux de produits interdits dans des pays membres de l’OCDE; après plusieurs mois, le ministre a refusé de procéder à un examen de certains de ces produits. Le juge Michael Phelan a conclu que le retard du ministre était déraisonnable, car l’obligation de procéder à un examen spécial a été déclenchée immédiatement après la prise de connaissance de l’interdiction de l’OCDE (au para 58).
[45] Serono soutient que la même obligation existe en l’espèce et que le ministre doit immédiatement examiner les brevets présentés par les premières personnes et les ajouter au registre dès qu’il les juge admissibles. Cependant, je note que, bien que le juge Phelan ait déclaré que l’obligation du ministre était déclenchée « immédiatement »
après la prise de connaissance d’une interdiction de l’OCDE, il a ensuite déclaré que cette obligation exigeait que le ministre procède à des examens spéciaux dans un « délai raisonnable »
et a refusé de définir ce qu’était un « délai raisonnable »
(au para 59). En conséquence, la décision Équiterre n’étaye pas l’argument de Serono selon lequel le ministre doit agir « immédiatement »
. En outre, les éléments de preuve en l’espèce démontrent que Santé Canada a examiné le brevet de Serono le lendemain de sa présentation. Quatre jours plus tard, le 21 mars 2023, le personnel a rempli le formulaire d’examen de l’admissibilité et de la conformité. Cependant, le jour où le personnel a rempli le formulaire d’examen de l’admissibilité et de la conformité n’est pas le jour où le ministre rend sa propre décision quant à l’admissibilité du brevet à l’inscription. Le ministre a ajouté le brevet au registre le jour même où son admissibilité a été déterminée, à savoir le 23 mars 2023. Il n’y a eu aucun retard.
[46] En résumé, l’interprétation du ministre du Règlement n’était pas déraisonnable. Le Règlement permet à une première personne de présenter un brevet pour adjonction au registre. Le ministre doit ajouter au registre les brevets qui satisfont aux exigences réglementaires et doit refuser d’ajouter les brevets qui ne satisfont pas à ces mêmes exigences (art 3(2)a) et b)). Par conséquent, une fois qu’un brevet est présenté pour adjonction au registre, le ministre doit déterminer si les exigences réglementaires sont satisfaites (art 4(2)). L’adjonction d’un brevet au registre n’est pas automatique; on doit attendre une décision quant à l’admissibilité du brevet. Pour déterminer l’admissibilité, il faut procéder à un examen du brevet pour déterminer s’il revendique un ingrédient médicinal, une formulation, une forme posologique ou une utilisation approuvé.
[47] Une seconde personne doit se conformer aux brevets présentés par une première personne, examinés par le ministre et ajoutés au registre (art 5(1) et (2.1)). Une seconde personne n’a pas à se conformer à un brevet présenté par une première personne pour adjonction au registre, mais qui n’a pas encore été ajouté au registre. Une seconde personne n’a pas non plus à se conformer à un brevet ajouté au registre à partir de la date de la présentation de médicament de la seconde personne (art 5(4)a)).
[48] Par conséquent, la décision du ministre selon laquelle le brevet de Serono a été correctement ajouté au registre à la date où il a été jugé admissible (le 23 mars 2023) n’était pas déraisonnable. Lorsqu’Apotex a déposé sa présentation de médicament le 22 mars 2023, le brevet de Serono n’avait pas encore été ajouté au registre; Apotex n’avait donc aucune obligation de s’y conformer.
IV. Conclusion et disposition
[49] La décision du ministre d’inscrire le brevet de Serono à la date à laquelle il a déterminé que le brevet était admissible à l’inscription n’était pas déraisonnable, compte tenu des faits et du contexte réglementaire. Je dois donc rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.
[50] Les parties conviennent que le montant des dépens doit être déterminé conformément au milieu de la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et qu’aucuns dépens ne seront adjugés à l’une ou l’autre des intervenantes, ni à leur encontre. Si les parties souhaitent présenter des observations à la Cour concernant les dépens, elles peuvent le faire dans les 10 jours suivant la publication de la présente décision.
JUGEMENT dans le dossier T-1369-23
LA COUR ORDONNE :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
Les dépens à verser aux défendeurs seront déterminés en fonction du milieu de la colonne III du tarif B de la Cour fédérale;
Les parties peuvent présenter des observations concernant les dépens dans les 10 jours suivant la publication du présent jugement.
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« James W. O’Reilly »
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Juge
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Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
ANNEXE
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-1369-23
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INTITULÉ :
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EMD SERONO ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET AUTRES
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 17 juin 2024
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE O’REILLY
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DATE DES MOTIFS :
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Le 20 novembre 2024
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COMPARUTIONS :
Fiona Legere
James Holtom
Bohdana Tkashuk
Veronica Van Dalen
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Pour les demanderesses
|
J. Sanderson Graham
James Schneider
Leah Bowes
Sahara Douglas
Ben Hackett
Harry Radomski
Caitlin Woodford
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Pour les défendeurs
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Nathaniel Lipkus
Daniel Hnatchuk
Kristin Wall
Sara Penninngton
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Pour les intervenantes
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l.
Toronto (Ontario)
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Pour les demanderesses
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
Goodmans LLP
Toronto (Ontario)
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Pour les défendeurs
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Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l.
Ottawa (Ontario)
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POUR L’ASSOCIATION CANADIENNE DU MÉDICAMENT GÉNÉRIQUE
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Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Toronto (Ontario)
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Pour MÉDICAMENTS NOVATEURS CANADA
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