Date : 20250109
Dossier : T-1165-23
Référence : 2024 CF 2012
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Vancouver (Colombie-Britannique), le 9 janvier 2025
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE :
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BARBARA JUDT
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demanderesse
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS
(Jugement et motifs confidentiels rendus le 11 décembre 2024)
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de deux décisions [les décisions] de l’Agence du revenu du Canada [l’ARC ou le défendeur] de refuser à Barbara Judt la prestation canadienne d’urgence [la PCU] et la prestation canadienne de relance économique [la PCRE]. À l’instar de ce qui a été fait récemment aux paragraphes 24 et 25 de la décision Singh v Canada (Attorney General), 2024 FC 51 [Singh], la Cour a procédé au contrôle judiciaire simultané des deux décisions, car les mêmes faits, des dispositions législatives semblables et le même décideur étaient en cause. Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire.
[2] Il convient de signaler que, le 30 juin 2023, la Cour a rendu une ordonnance de confidentialité à l’égard de certains documents versés au dossier, et, par conséquent, les passages caviardés des présentes sont confidentiels. Une version publique des présents motifs sera publiée avec les motifs confidentiels.
I. Le contexte
[3] Le gouvernement fédéral a mis en place la PCU et la PCRE pour offrir une aide d’urgence aux travailleurs canadiens, en réponse à la COVID-19. L’objet de ces prestations était de fournir un soutien financier, sous forme de paiements ciblés, aux travailleurs qui avaient subi une perte de revenu en raison de la pandémie et qui n’étaient pas admissibles à d’autres régimes de protection ou d’assurance. La perte de revenu pouvait notamment être attribuable à la maladie, l’auto-isolement ou la quarantaine, aux soins à donner aux parents âgés, proches malades ou enfants (lors des fermetures d’écoles et de garderies), ou encore aux mises à pied ou licenciements découlant de la COVID-19. Les prestations avaient principalement pour but d’apporter une aide rapidement et facilement, pas d’apprécier l’admissibilité (Yates v Langley Motor Sport Centre Ltd, 2022 BCCA 398 [Yates] au para 41).
[4] Les critères d’admissibilité à la PCU et à la PCRE sont énoncés dans la Loi sur la prestation canadienne d’urgence, LC 2020, c 5, art 8 [la Loi sur la PCU] et la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2 [la Loi sur les PCRE], respectivement. Pour être admissibles à la PCU, les salariés ou les travailleurs indépendants devaient avoir gagné au moins 5 000 $ en revenu d’emploi ou en revenu d’un travail exécuté pour leur propre compte, en 2019 ou au cours de la période de 12 mois précédant leur demande au titre du programme. Pour être admissibles à la PCRE, les salariés ou les travailleurs indépendants devaient avoir gagné au moins 5 000 $ en revenu d’emploi ou en revenu d’un travail exécuté pour leur propre compte, en 2019, en 2020 ou au cours de la période de 12 mois précédant la date de leur dernière demande.
[5] Mme Judt a demandé la PCU pour 7 périodes entre le 15 mars 2020 et le 26 septembre 2020, ainsi que la PCRE pour 21 périodes entre le 27 septembre 2020 et le 17 juillet 2021. L’ARC a par la suite entamé un processus de vérification de l’admissibilité de Mme Judt à la PCU et à la PCRE. Dans le cadre de sa vérification, l’ARC a tenu compte de l’entente de règlement et du paiement [le règlement] que Mme Judt avait obtenu de son ancien employeur en 2019, à la suite d’une poursuite pour congédiement injustifié.
[6] Le 23 septembre 2021, l’ARC a avisé Mme Judt qu’elle n’était pas admissible à la PCRE. L’ARC a conclu que Mme Judt ne satisfaisait pas au critère du revenu de 5 000 $ prévu par la loi. Mme Judt a demandé un deuxième examen. Le 18 janvier 2022, l’ARC a conclu à nouveau qu’elle n’était pas admissible à la PCRE, parce qu’elle ne satisfaisait pas au critère relatif au revenu. Mme Judt a demandé le contrôle judiciaire de la décision de l’ARC, que cette dernière a ensuite accepté de réviser, et Mme Judt s’est désistée de la demande de contrôle judiciaire. Cependant, le 8 juin 2022, l’ARC a encore avisé Mme Judt qu’elle n’était pas admissible à la PCRE, parce qu’elle ne satisfaisait pas au critère relatif au revenu. Mme Judt a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision de l’ARC. Une fois de plus, le défendeur a convenu de réexaminer l’affaire, et Mme Judt s’est désistée de la demande dont la Cour était saisie.
[7] |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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II. La décision faisant l’objet du contrôle
[8] Dans les décisions que la Cour examine conjointement dans le cadre du présent contrôle judiciaire, le gestionnaire de l’ARC [le gestionnaire] a examiné la demande de PCRE de Mme Judt (pour la troisième fois), ainsi que sa demande de PCU (pour la première fois) le 11 mai 2023. L’ARC a tenu compte de tous les documents pertinents concernant le règlement de Mme Judt, dont une renonciation, des chèques et des états de compte, des dossiers judiciaires et des documents d’emploi. En outre, Mme Judt a produit des renseignements concernant d’autres sources de revenu qu’elle avait touché pendant cette période, principalement pour des dons de plasma. L’ARC a toutefois souligné que l’argent qu’un donneur touche est considéré être un revenu volontaire, pas un revenu admissible.
[9] Plus précisément, l’ARC a avisé Mme Judt qu’elle était inadmissible à ces prestations, car elle ne satisfaisait pas aux critères de revenu. En effet, elle (i) n’avait pas gagné un revenu d’au moins 5 000 $ (avant impôts) provenant d’un emploi ou d’un travail exécuté pour son propre compte en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande et (ii) n’avait pas cessé de travailler, ou ses heures n’avaient pas été réduites, pour des raisons liées à la COVID-19.
[10] Les motifs d’inadmissibilité sont précisés davantage dans les notes informatisées qui font partie des motifs des décisions (Singh, au para 33; voir aussi Lavigne c Canada (Procureur général), 2023 CF 1182 [Lavigne] au para 26; Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 [Aryan] au para 22). Le gestionnaire a consigné la conclusion suivante pour les décisions dans les notes informatisées qui développaient les lettres de décision (dossier certifié du tribunal, aux p 16, 17) :
[traduction]
La contribuable a effectivement soumis la déclaration de la demanderesse qui indique tout simplement le montant qu’elle réclamait de son ancien employeur. |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| La déclaration brosse essentiellement un tableau du revenu qu’elle touchait dans le cadre des divers rôles qu’elle avait occupés au fil des ans et de ce qui pourrait avoir contribué à sa cessation d’emploi.
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La contribuable n’a pas touché de revenu d’emploi en 2020 pour établir que la COVID-19 a influé sur son revenu. La contribuable a déclaré qu’elle avait postulé pour de nombreux emplois dans son domaine, mais qu’elle n’avait pas reçu d’appel lui offrant un emploi. La contribuable a seulement trouvé un nouvel emploi en mai 2021, auprès de Statistique Canada. À la lumière de tous les documents dont je suis saisi, je conclus que la contribuable n’est pas admissible, parce qu’elle n’a pas pu produire assez de documents pour démontrer qu’elle satisfaisait au critère du revenu de 5 000 $ avant de présenter une demande de PCU et de PCRE.
[11] Le gestionnaire a tiré la conclusion suivante :
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La PCU — la contribuable n’a pas gagné un revenu de 5 000 $. Les heures de la contribuable n’avaient pas été réduites pour des raisons liées à la COVID-19. La contribuable n’avait pas cessé de travailler pour des raisons liées à la COVID-19. La PCRE — la contribuable n’a pas gagné un revenu de 5 000 $.
III. La position des parties
[12] Le raisonnement des deux parties a été présenté de façon claire et concise à la Cour dans leurs arguments écrits et leurs plaidoiries. Mme Judt ne souscrivait pas aux décisions. Elle soutenait que le règlement constituait une indemnité de départ, ce qui la rendait admissible à la PCU et à la PCRE. Elle affirmait que son emploi antérieur était directement lié aux fonds issus du règlement. En outre, Mme Judt prétendait que la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e supp) [la LIR], n’empêche pas expressément les indemnités de départ d’être admissibles à titre de revenu. Qui plus est, Mme Judt soutenait, en raison de ses nombreux entretiens et examens, que l’ARC même n’était pas convaincue de la classification appropriée à utiliser à l’égard des fonds issus du règlement.
[13] En revanche, le défendeur affirmait que les décisions étaient raisonnables, car l’ARC avait établi à juste titre que le règlement de Mme Judt ne constituait pas un revenu d’emploi, au sens de la LIR, et qu’elle était donc inadmissible à la PCU et à la PCRE. Le défendeur prétendait que la LIR excluait expressément les fonds issus du règlement de la définition de « revenu d’emploi ».
Les fonds issus du règlement, qui découlent d’un litige lié à l’emploi, constituent plutôt une « allocation de retraite »
assujettie à une autre section de la LIR. Cette allocation se distingue du revenu d’emploi et elle ne répond donc pas aux critères d’admissibilité à la PCU et à la PCRE. Le défendeur affirme que le gestionnaire avait raisonnablement expliqué pourquoi le règlement ne constituait pas un revenu d’emploi, mais plutôt un revenu de retraite ou une indemnité de départ.
[14] Pendant l’audience, j’ai permis aux parties de présenter des commentaires sur trois jugements récents dont elles n’avaient pas traité dans leurs observations écrites, soit (i) Yates, précité; (ii) Oostlander v Cervus Equipment Corporation, 2023 ABCA 13 [Oostlander]; et (iii) Dansereau c Annexair inc, 2023 QCCQ 10222 [Dansereau], quant à la question de savoir s’ils s’appliquaient aux faits en l’espèce. Comme les parties n’avaient pas connaissance de ces trois jugements, je leur ai permis de présenter des observations postérieures à l’audience, notamment quant à l’interprétation des dispositions de la LIR sur le traitement fiscal de montants de règlements liés à l’emploi.
[15] Le défendeur a donc présenté d’autres observations écrites le 9 septembre 2024. Il a souligné que, selon l’arrêt Yates, la PCU ne devrait pas réduire des dommages-intérêts qui avaient été octroyés; cet arrêt avait été suivi dans l’arrêt Oostlander et dans la décision Dansereau. Le défendeur a prétendu que ces jugements se distinguaient donc de la présente espèce, car ils portaient sur une autre question, soit la doctrine de l’avantage compensatoire selon le droit des dommages-intérêts (c.-à-d. la question de savoir si les paiements de PCU et de PCRE constituaient un « avantage compensatoire »
qui devrait réduire les dommages-intérêts payables à un ancien employé).
[16] En revanche, le défendeur a affirmé que la question à trancher en l’espèce est celle de savoir comment considérer le règlement d’un litige lié à l’emploi sous le régime de la LIR, pour déterminer si la demanderesse était admissible à la PCU et à la PCRE, comparativement aux trois affaires provinciales susmentionnées, où les demandeurs y étaient manifestement admissibles. La question qui se posait dans ces affaires était plutôt celle de savoir s’il fallait réduire ou compenser les sommes versées au titre de la PCU et de la PCRE des fonds issus du règlement découlant d’un renvoi injustifié. Autrement dit, ces affaires ne s’articulaient pas autour de la question de savoir si les demandeurs étaient admissibles à la PCU ou à la PCRE, qui est la question qu’il faut trancher en l’espèce.
[17] De plus, le défendeur a présenté d’autres observations sur la structure de la LIR et sur ce qui constituait un revenu d’emploi. Il a précisé que la LIR excluait expressément les fonds reçus à la suite de la perte d’emploi du « revenu d’emploi »
et considérait plutôt ces fonds comme une « allocation de retraite »
. Le défendeur fait valoir que sa thèse repose sur les dispositions de la section B, partie I, de la LIR, qui présentent le traitement fiscal réservé au revenu d’emploi. Le défendeur prétend que le gestionnaire a pris les décisions de refuser l’admissibilité de Mme Judt à la lumière de ces facteurs.
[18] Mme Judt n’a pas présenté d’observations postérieures à l’audience.
IV. Analyse
A. La question préliminaire
[19] À titre préliminaire, le défendeur s’est d’abord opposé à l’inclusion de documents que Mme Judt avait joints à ses observations, mais qui n’avaient pas été soumis au décideur, notamment un courriel et un article de presse. Le défendeur soutient qu’un nouvel élément de preuve est inadmissible, sauf s’il correspond à l’une de trois exceptions, soit qu’il (i) contient des renseignements généraux, (ii) porte sur des questions d’équité procédurale ou (iii) fait ressortir l’absence de preuve dont disposait le tribunal.
[20] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’aucune de ces exceptions ne s’applique aux éléments de preuve que Mme Judt a essayé d’inclure dans ses observations. Ces nouveaux éléments de preuve ne seront pas versés au dossier, en raison des principes énoncés dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 (aux para 19, 20).
B. La norme de contrôle applicable
[21] Je me penche maintenant sur la question principale en l’espèce, à savoir celle du caractère raisonnable des décisions, car la Cour examine les décisions de l’ARC relatives au paiement de la PCU et de la PCRE selon la norme de la décision raisonnable (Komleva v Canada (Attorney General), 2024 FC 1562 au para 17, citant Aryan, au para 16). Dans le cas qui nous occupe, je dois trancher la question de savoir si les décisions de l’ARC d’exclure le règlement du calcul du revenu d’emploi de Mme Judt étaient fondées sur une analyse intrinsèquement cohérente et étaient justifiées au regard des contraintes juridiques et factuelles (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). À cet égard, les motifs doivent être transparents et intelligibles (Vavilov, au para 15). Les décideurs de l’ARC sont assujettis aux contraintes découlant du droit régissant les décisions relatives à la PCRE et à la PCU, et n’ont « d’autre choix que d’évaluer l’admissibilité à des prestations ou à d’autres formes de réparation en fonction des critères établis dans la loi »
(Devi c Canada (Procureur général), 2024 CF 33 au para 29, citant Flock c Canada (Procureur général), 2022 CAF 187 au para 7).
[22] En outre, je reconnais qu’une cour de révision ne devrait pas « créer son propre critère »
pour ensuite jauger la décision qui fait l’objet du contrôle, mais je souligne aussi que « l’examen du caractère raisonnable n’est pas une “simple formalité”; il s’agit d’un contrôle rigoureux »
(Onex Corporation c Canada (Procureur général), 2024 CF 1247 [Onex] au para 42, renvoyant à Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason] aux para 8, 61, 63, et Vavilov, aux para 12, 13, 83).
C. Les décisions sont déraisonnables
[23] J’estime que les décisions sont déraisonnables, car elles (1) ne fournissent pas de motifs expliquant pourquoi une interprétation législative plus restrictive a été retenue plutôt qu’une autre interprétation plausible qui aurait été plus favorable à Mme Judt et qui est conforme au texte, au contexte et à l’objet de la Loi sur la PCU et de la Loi sur les PCRE; et (2) ne respectent pas l’obligation de justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées quant à la décision selon laquelle Mme Judt a été déclarée inadmissible, au regard des contraintes juridiques et factuelles.
(1) L’interprétation législative
[24] Lors de l’interprétation des lois, il faut tenir compte du texte, du contexte et de l’objet des lois (Vavilov, aux para 117–120, citant Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27 au para 21). Qui plus est, comme le juge Régimbald l’a signalé récemment dans la décision Onex, les principes de l’interprétation des lois « exigent, dans la mesure du possible, que la préférence soit accordée à une interprétation réparatrice qui garantit le mieux l’atteinte de l’objet de la disposition légale »
(au para 52, renvoyant à Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 RCS 559 au para 26, qui cite Elmer A Driedger, Construction of Statutes, 2e éd (Toronto, Butterworths, 1983) à la p 87; Vavilov, aux para 117, 118; Mason, aux para 69, 83.
[25] L’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21 [la Loi d’interprétation], est ainsi libellé :
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[26] Comme il ressort du paragraphe 121 de l’arrêt Vavilov, le décideur doit interpréter la disposition législative concernée :
[…] d’une manière qui cadre avec le texte, le contexte et l’objet, compte tenu de sa compréhension particulière du régime législatif en cause. Toutefois, le décideur administratif ne peut adopter une interprétation qu’il sait de moindre qualité — mais plausible — simplement parce que cette interprétation paraît possible et opportune. Il incombe au décideur de véritablement s’efforcer de discerner le sens de la disposition et l’intention du législateur, et non d’échafauder une interprétation à partir du résultat souhaité.
[27] Pour ce qui est de l’analyse effectuée selon les contraintes des lois régissant la PCU et la PCRE, j’admets que les décideurs administratifs ne sont pas tenus, dans tous les cas, de procéder à une interprétation formaliste de la loi. La majorité des cas relatifs à la PCU dont la Cour est saisie portent tout simplement sur la question de savoir si le demandeur respectait le critère du revenu requis pendant la période indiquée dans la loi, et ces cas ne nécessitent pas d’exercice d’interprétation.
[28] À l’occasion toutefois, comme c’est le cas en l’espèce, un décideur interprète la loi et il doit tenir compte au moins brièvement du texte, du contexte et de l’objet de la disposition (Vavilov, aux para 119, 120). De plus, les motifs doivent indiquer clairement que l’interprétation plus restrictive a été retenue, plutôt qu’une interprétation réparatrice qui reflète mieux le régime législatif, comme l’exige l’article 12 de la Loi d’interprétation (comme il est indiqué ci-dessus, voir Onex, au para 105, citant Mason, au para 76; Vavilov, au para 133).
[29] La Cour d’appel de l’Alberta, qui a été suivie par d’autres cours, a déclaré que [traduction] « la PCU était un programme d’avantages exceptionnel de courte durée qui a été conçu pour s’appliquer rapidement et simplement, à grande échelle. […] La PCU était une mesure d’urgence qui offrait une aide financière pendant les premières semaines et les premiers mois d’une pandémie sans précédent. Le programme avait pour objet d’atténuer les dommages pour les particuliers dans une période de grande incertitude »
(Yates, aux para 61, 62; Oostlander, au para 20; Dansereau, aux para 73–79).
[30] Je reconnais que ces trois jugements abordaient une autre question, soit celle de savoir si la PCU devait être déduite des dommages-intérêts octroyés dans des affaires de congédiement injustifié, compte tenu des arguments formulés quant au principe de l’avantage compensatoire (voir le paragraphe 15 ci-dessus). Dans ces trois jugements, la Cour a effectivement conclu, à la lumière des objectifs généraux de la PCU et en l’absence de règles, que la politique de la PCU était [traduction] « un programme de soutien du revenu conçu dans l’intérêt de travailleurs touchés par la pandémie de COVID-19. En cas d’avantage imprévu, il semble plus conforme à l’intention du législateur de le conférer au travailleur »
(Yates, au para 48; Oostlander, au para 20; Dansereau, au para 73).
[31] La LIR n’a pas d’objectif général semblable; elle constitue plutôt un régime d’autocotisation dont le but consiste à remettre une partie du revenu des contribuables à l’État (Guindon c Canada, 2015 CSC 41 au para 54, renvoyant à R c McKinlay Transport Ltd, [1990] 1 RCS 627 à la p 636, 1990 CanLII 137 (CSC)).
[32] Dans le cas qui nous occupe, l’ARC n’a pas analysé l’article 12 de la Loi d’interprétation ou son application dans les décisions. En outre, l’ARC n’a pas tenu compte du caractère réparateur de la Loi sur la PCU et de la Loi sur les PCRE. Le décideur de l’ARC n’a donc pas dûment tenu compte des contraintes juridiques et factuelles sous-tendant ses décisions dans les deux questions dont la Cour est saisie (voir, par analogie, la décision Onex, au para 44).
[33] L’interprétation restrictive donnée à la LIR relativement au revenu de Mme Judt, dans le contexte de la Loi sur la PCU et de la Loi sur les PCRE, n’aborde pas le contexte ou l’objet de ces textes législatifs, et ne tient pas compte des distinctions entre ces lois adoptées en lien avec la COVID et la LIR. Compte tenu de ce principe, je conclus que l’ARC a commis une erreur parce qu’elle n’a pas expliqué pourquoi le règlement que Mme Judt avait obtenu en 2019, dont la valeur dépassait largement 5 000 $ et qui remplaçait le revenu d’emploi perdu, n’avait pas été reconnu en tant que revenu admissible, mais plutôt comme revenu de retraite, sauf pour mentionner brièvement que Mme Judt avait déposé ces fonds dans son REER et avait déclaré le revenu comme tel.
[34] Selon la jurisprudence, plus la décision a des incidences graves sur les droits et intérêts d’une partie, plus les motifs doivent refléter les enjeux et être suffisants pour les parties, et expliquer pourquoi la décision reflète le mieux l’intention du législateur (Onex, au para 46, citant Mason, au para 76; Vavilov, aux para 133, 134). L’ARC n’est pas tenue de suivre les principes d’interprétation législative fixés par les tribunaux, et la norme de perfection ne s’applique pas lorsqu’elle se livre à cet exercice (Onex, au para 45).
[35] Il ne s’agissait toutefois pas d’une analyse déficiente ou imparfaite en l’espèce. L’ARC a plutôt complètement omis d’indiquer pourquoi elle favorisait une interprétation plus restrictive par préférence à une interprétation réparatrice plausible existante qui aurait favorisé Mme Judt, soit que le règlement ait constitué une somme forfaitaire qui avait pour objet de remplacer le revenu que Mme Judt aurait gagné si elle n’avait pas perdu son emploi.
[36] Bref, l’emprunt de principes tirés de la LIR et leur application stricte à des appréciations menées au titre de la Loi sur la PCU et de la Loi sur les PCRE, comme le défendeur le propose, porte atteinte à une application raisonnable et réparatrice des principes concernant la PCU et la PCRE.
(2) La justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées
[37] Je conclus que l’ARC n’a pas respecté le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées lorsqu’elle a conclu que le règlement ne satisfaisait pas aux critères d’admissibilité.
[38] Mon point de départ est l’observation selon laquelle l’ARC était bien au fait du fondement de la demande de Mme Judt et du règlement qui en a découlé, puisque la demanderesse lui avait présenté la documentation pertinente (dont la déclaration initiale ainsi que les modalités de l’entente ultérieure entre Mme Judt et son ancien employeur). Il ressort clairement de la déclaration de Mme Judt que la quasi-totalité des fonds réclamés dans le cadre de la poursuite était pour remplacer son revenu d’emploi, exception faite d’une faible somme en dédommagement de dépenses de téléphone cellulaire (moins de 2 % du total des dommages-intérêts demandés). À l’instar de l’erreur commise relativement à la première question (interprétation législative), l’ARC a aussi omis d’examiner ces détails dans ses décisions.
[39] Mme Judt n’a pas réclamé d’autres dommages-intérêts dans sa demande, notamment pour des questions concernant les droits de la personne, un préjudice moral, une atteinte à sa réputation, ou son incapacité à obtenir un emploi futur. Le règlement remplaçait donc manifestement le revenu d’emploi que Mme Judt aurait par ailleurs touché si elle n’avait pas perdu son emploi.
[40] À cet égard, le gestionnaire a signalé que Mme Judt avait déclaré elle-même un revenu de 3 000 $ pour 2019, elle avait investi les fonds issus du règlement dans son REER et elle n’avait pas modifié sa déclaration d’impôt pour refléter que ces fonds constituaient un revenu d’emploi. Le défendeur soutient que la déclaration d’impôt de Mme Judt est présumée être exacte.
[41] En principe, les contribuables peuvent organiser leurs affaires et structurer leur revenu pour réduire l’impôt payable (Neuman c MNR, [1998] 1 RCS 770 aux para 39, 63, 1998 CanLII 826 (CSC); voir aussi Canada (Procureur général) c Collins Family Trust, 2022 CSC 26 au para 12).
[42] La déclaration d’impôt de Mme Judt n’est que l’un des éléments dont l’ARC doit tenir compte pour déterminer si Mme Judt est admissible à la PCU ou à la PCRE, et ce document n’est pas déterminant. En effet, l’ARC devrait tenir compte des circonstances propres à chaque cas et, ce faisant, elle peut demander d’autres documents (voir, entre autres, Aryan, aux para 40, 41; Brychka c Canada (Procureur général), 2023 CF 1062 au para 8).
[43] Par conséquent, bien que Mme Judt ait effectivement déposé les fonds issus du règlement dans son REER, ce fait ne peut pas à lui seul être déterminant de l’affaire. Si l’ARC croyait que la cotisation au REER était déterminante, elle n’a pas justifié sa conclusion pour l’application, dans les décisions, du critère du revenu pour la PCU. Même si le défendeur a habilement indiqué dans ses arguments oraux comment le gestionnaire était arrivé à la conclusion selon laquelle les fonds constituaient une allocation de retraite, et non un revenu d’emploi, et même si cette analyse peut avoir été appropriée, le gestionnaire n’a pas fourni de motifs pour expliquer cette issue et il n’a pas tenu compte des documents que Mme Judt avait fournis quant au fondement du règlement.
[44] Il ne revient pas à la cour de révision d’interpréter ou d’inventer cette analyse. Les motifs doivent plutôt être justifiés : il ne suffit pas que la décision soit justifiable (Mason, aux para 59, 60; Vavilov, aux para 86, 96). Je reconnais que la Cour doit adopter une approche contextuelle et globale à l’égard des motifs du gestionnaire (Vavilov, au para 97; Mason, au para 61). Pour justifier les décisions, la Cour devrait toutefois tenir compte des arguments avancés par le défendeur après le prononcé des décisions, afin de rendre raisonnables des décisions qui sont par ailleurs non justifiées et non transparentes.
V. LES DÉPENS
[45] Comme c’est la première fois que Mme Judt a pu plaider sa demande de contrôle judiciaire sur le fond, étant donné le désistement des deux premières demandes, je lui adjugerai la somme de 1 000 $ au titre des dépens.
[46] Cela étant, je tiens à remercier les deux parties de l’aide qu’elles ont apportée à la Cour et de leur courtoisie dans le cadre de l’instance. Mme Judt était une justiciable non représentée très posée et fort éloquente. Elle a présenté une demande de PCU et de PCRE de bonne foi, et elle a expliqué clairement, dans le cadre de l’instance, sa situation personnelle difficile. L’avocat du défendeur a grandement aidé la Cour lorsqu’il lui a présenté des observations écrites très instructives ainsi que des arguments oraux respectueux et empathiques. On ne saurait trop insister sur la civilité dont les parties ont fait preuve dans la présente affaire.
VI. Conclusion
[47] Les décisions n’expliquaient pas pourquoi le gestionnaire avait choisi une approche stricte lorsqu’il avait interprété le règlement de 2019 alors qu’une interprétation réparatrice s’offrait aussi à lui selon le régime législatif. De même, les décisions n’expliquaient pas pourquoi le revenu que Mme Judt avait obtenu à la suite du règlement de 2019 n’était pas admissible aux prestations demandées.
[48] Cela est particulièrement troublant à la lumière de l’historique du litige, notamment parce que la question de l’admissibilité de Mme Judt avait déjà été débattue à deux reprises et parce que l’ARC avait renvoyé l’affaire pour nouvel examen à deux reprises, obligeant la demanderesse à se désister de ses deux demandes antérieures de contrôle judiciaire.
[49] Comme les décisions comportent des lacunes à l’égard de l’interprétation législative et de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées, la présente demande de contrôle judiciaire, qui est la troisième, sera donc accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen, conformément aux présents motifs.
JUGEMENT dans le dossier T-1165-23
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen, conformément aux présents motifs.
Il n’y a aucune question à certifier.
Mme Judt aura droit à des dépens de 1 000 $.
« Alan S. Diner »
Juge
Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1165-23
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INTITULÉ :
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BARBARA JUDT c PGC
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LEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 15 AOÛT 2024
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE DINER
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DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS CONFIDENTIELS :
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LE 11 DÉCEMBRE 2024
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JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS :
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Le 9 janvier 2025
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COMPARUTIONS :
Barbara Judt
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POUR LA DEMANDERESSE
Pour son propre compte
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Darren Grunau
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Winnipeg (Manitoba)
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POUR LE DÉFENDEUR
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