Date : 20241223
Dossier : T-1119-20
Référence : 2024 CF 1845
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Montréal (Québec), le 23 décembre 2024
En présence de madame la juge St-Louis
ENTRE :
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JAMIE BOULACHANIS
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demanderesse
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et
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SA MAJESTÉ LE ROI
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défendeur
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JUGEMENT ET DES MOTIFS
I. Introduction
[1] Sa Majesté le Roi, le défendeur dans le litige principal, présente une requête pour demander à la Cour de rejeter la déclaration de la demanderesse pour cause de retard [la requête] en vertu de l’article 167 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles].
[2] L’article 167 des Règles prévoit que « [l]a Cour peut, sur requête d’une partie qui n’est pas en défaut aux termes des présentes règles, rejeter l’instance […] au motif que la poursuite de l’instance par le demandeur […] accuse un retard injustifié »
.
[3] La présente requête s’inscrit dans le contexte général suivant :
Le 21 septembre 2020, la demanderesse a intenté contre le défendeur une action en responsabilité civile pour un montant de quinze millions de dollars;
Depuis novembre 2020, le dossier fait l’objet d’une gestion de l’instance;
À l’exception d’une période d’un mois en février et mars 2022, la demanderesse a été représentée par un avocat;
Près de quatre ans après le dépôt de la déclaration, le dossier en est encore à l’étape préliminaire de la réalisation des engagements convenus lors de l’interrogatoire préalable tenu en 2021 et 2022;
Le 16 avril 2024, la Cour a donné une directive qui prévoyait notamment que, au plus tard le 15 mai 2024, [traduction]
« la demanderesse transmet[te] toutes les réponses aux demandes d’engagement en suspens, après quoi ces renseignements ne pourront être présentés à l’instruction sans le consentement du défendeur ou l’autorisation de la Cour conformément à l’article 248 des Règles »
et que le défendeur signifie et dépose sa défense au plus tard le 15 juillet 2024;Le 3 juillet 2024, le défendeur a déposé la présente requête;
Le 10 juillet 2024, la Cour a suspendu provisoirement les autres étapes de l’instance, à l’exception de la demande de la demanderesse visant à modifier sa déclaration, jusqu’à ce que la requête du défendeur soit tranchée;
Le 15 juillet 2024, la demanderesse a modifié sa déclaration pour la sixième fois et a réduit le montant demandé à cinq millions de dollars.
[4] Dans ses observations écrites, le défendeur expose le critère juridique applicable, en s’appuyant sur les décisions Sweet Productions Inc c Licensing LP International SÀRL, 2022 CAF 111 au para 35 [Sweet Productions], inf pour d’autres motifs par 2023 CanLII 85851 (CSC); Vermillion Networks Inc c Green Circle Ideas Inc, 2024 CF 579 au para 17 [Vermillion], conf par 2024 CF 1455; Nichols v Canada, [1990] FCJ No 567 [Nichols]; Hagwilget First Nation v Canada, 1996 CanLII 10170 au para 16 [Hagwilget].
[5] Le défendeur soutient que la demanderesse s’est vu accorder de multiples délais pour répondre aux engagements convenus lors de son interrogatoire en 2021 et en 2022, qu’elle n’a pas respecté ces délais, soit en ne répondant pas aux engagements, soit en fournissant des réponses incomplètes ou inacceptables, et qu’elle est toujours en défaut. Compte tenu du critère juridique applicable dans le cadre d’une requête déposée en application de l’article 167 des Règles, le procureur général du Canada [le PGC] soutient que : (1) il y a eu retard injustifié depuis le dépôt de la déclaration; (2) le retard est inexcusable; (3) le défendeur a subi un préjudice grave du fait de ce retard; et (4) il n’y a pas d’autre sanction adéquate puisque la gestion de l’instance, souvent proposée à titre subsidiaire, a déjà été essayée en vain. Le défendeur affirme qu’il ne reste plus qu’à rejeter la déclaration de la demanderesse, avec dépens.
[6] Le défendeur a déposé deux affidavits, l’un souscrit le 3 juillet 2024 par Mme Marie-Claude Doucet, parajuriste à Justice Canada, présentant 32 pièces comme éléments de preuve, et l’autre souscrit le 28 juin 2024 par Mme Geneviève Thibault, sous-commissaire adjointe aux opérations à Service correctionnel Canada.
[7] En réponse, la demanderesse prie la Cour de rejeter la requête du défendeur et d’ordonner la tenue d’une conférence de gestion de l’instance afin d’établir l’échéancier des prochaines étapes et de trancher la question de l’applicabilité des engagements énumérés, le tout avec dépens.
[8] La demanderesse répond que la requête du défendeur est sans fondement. Compte tenu du même critère juridique applicable, elle soutient que : (1) elle n’a pas causé de retard injustifié en l’espèce; (2) s’il y a eu un retard, celui-ci était excusable; (3) le défendeur n’est pas susceptible d’avoir subi un préjudice grave; et (4) quoiqu’il en soit, même si la Cour conclut que le retard était injustifié, inexcusable et susceptible de causer un préjudice grave, le rejet de l’affaire n’est pas une sanction adéquate et une approche équilibrée est préférable (Ruggles c Fording Coal Limited, 1998 CanLII 8262 (CF) aux para 4 et 10 [Ruggles]).
[9] La demanderesse soutient que le retard de trois ans et neuf mois en l’espèce n’est pas excessif et doit être évalué à la lumière des défis particuliers auxquels elle a été confrontée. Elle ajoute que le retard est excusable puisqu’il est notamment attribuable : (1) au manque d’efficacité administrative de son avocate en raison de problèmes d’organisation, et non à sa propre négligence; (2) à la tendance du défendeur à étirer excessivement l’interrogatoire préalable, à faire obstacle et à causer des retards; (3) à l’interruption des procédures lors de la requête en injonction interlocutoire; (4) à l’incarcération et à la pandémie, qui ont imposé d’importantes contraintes à sa capacité de gérer efficacement le litige; et (5) au fait qu’elle s’est engagée à répondre de son mieux.
[10] La demanderesse a déposé son propre affidavit, souscrit le 16 septembre 2024, dans lequel elle a présenté dix-sept pièces comme éléments de preuve, et l’affidavit souscrit le 12 septembre 2024 par Mme Neila Benferhat, avocate au sein du cabinet qui la représente, dans lequel elle a présenté six pièces comme éléments de preuve.
[11] Aucun des déposants n’a été contre-interrogé.
[12] À l’audition de la requête, la demanderesse a soulevé un nouvel argument en le qualifiant de remarque préliminaire. Elle a affirmé que la requête du défendeur était irrecevable en raison du libellé du paragraphe 1 de la directive de la Cour du 16 avril 2024.
[13] Pour les motifs qui suivent, la requête du défendeur sera accueillie et la déclaration sera rejetée.
II. Historique de l’interrogatoire et des engagements
[14] Le 27 septembre 2021, lors d’une première journée complète d’interrogatoire préalable, la demanderesse a pris 29 engagements. Selon le défendeur, au moment de déposer sa requête le 3 juillet 2024, la demanderesse n’avait toujours pas répondu correctement à neuf engagements : cinq d’entre eux demeuraient sans réponse (numéros 8, 9, 13, 14, 19), deux réponses étaient incomplètes (numéros 6, 29) et deux étaient incorrectes (numéros 18, 22). Le 28 septembre 2021, lors d’une deuxième journée complète d’interrogatoire préalable, la demanderesse a pris 37 engagements. Le défendeur prétend qu’au moment de déposer sa requête, elle n’avait toujours pas répondu correctement à 13 engagements : sept d’entre eux demeuraient sans réponse (numéros 44, 56, 57, 58, 62, 63, 66), une réponse était incomplète (numéro 42) et cinq étaient incorrectes (numéros 33, 47, 51, 54, 60).
[15] Le 29 juin 2022, lors d’une troisième journée d’interrogatoire préalable, la demanderesse a pris huit engagements. Le défendeur soutient que lorsqu’il a déposé sa requête, deux d’entre eux demeuraient sans réponse (numéros 68 et 74). Le 30 juin 2022, lors d’une quatrième journée complète d’interrogatoire préalable, la demanderesse a pris 19 engagements. Selon le défendeur, au moment de déposer sa requête, la demanderesse n’avait toujours pas répondu correctement à huit engagements : deux d’entre eux demeuraient sans réponse (numéros 92, 93), trois réponses étaient incomplètes (numéros 81, 88, 90) et trois étaient incorrectes (numéros 76, 82, 84). Le 11 juillet 2022, lors d’une cinquième journée complète d’interrogatoire préalable, la demanderesse a pris 25 engagements, quoiqu’un soit soumis à réflexion (numéro 107) et deux aient été omis (numéros 94 et 95). Selon le défendeur, au moment de déposer sa requête, la demanderesse n’avait toujours pas répondu correctement à 14 engagements : quatre demeuraient sans réponse (numéros 100, 101, 113, 114), deux réponses étaient incomplètes (numéros 104, 105) et huit étaient incorrectes (numéros 102, 103, 111, 112, 115, 116, 117, 118).
[16] En résumé, le défendeur soutient que sur les 118 engagements pris, 115 n’ont pas été contestés et ont été abordés. Toutefois, au moment du dépôt de sa requête le 3 juillet 2024, 46 de ces engagements demeuraient problématiques. Plus précisément, 20 demeuraient sans réponse, 8 réponses étaient incomplètes et 18 étaient incorrectes (pièce MCD-31 de l’affidavit de Mme Marie-Claude Doucet).
[17] Dans son affidavit, déposé dans le dossier de la requête avec la réponse de la demanderesse, Mme Benferhat mentionne que l’avocat du défendeur n’a fourni la liste des engagements en attente que le 3 juillet 2024, date à laquelle elle s’est rendu compte que la liste à laquelle elle s’était fiée n’était pas un document interne de leur bureau, mais une liste dressée par la demanderesse indiquant les réponses aux engagements qu’elle leur avait fournies. Mme Benferhat ajoute que la plupart des 19 réponses manquantes avaient été fournies depuis longtemps par la demanderesse et se trouvaient sur leur serveur, mais avaient été oubliées, car on les croyait déjà envoyées.
[18] Le 9 juillet 2024, après le dépôt de la requête du défendeur, la demanderesse a envoyé au défendeur la réponse à 12 engagements par l’entremise de Dropbox. Dans son affidavit, Mme Benferhat déclare que les documents en réponse à trois engagements sont toujours en attente de l’approbation d’une demande d’accès à l’information (numéros 74, 100 et 101), que la demanderesse n’a pas accès aux renseignements liés à deux engagements (numéros 44 et 62), qu’un engagement n’existe pas en raison d’une erreur sténographique (numéro 19) et qu’un engagement concerne des allégations de perte de salaire futur dont elle s’est désistée (numéro 114) et qui ont été retirées le 12 juillet 2024 dans la déclaration remodifiée. Je souligne qu’aucun élément de preuve n’a été présenté à la Cour relativement à la demande d’accès à l’information.
[19] Toujours dans son affidavit, Mme Benferhat a joint une copie du courriel du 9 juillet 2024 dans lequel les réponses aux 12 engagements auraient été fournies au défendeur (pièce NB-6 de l’affidavit de Mme Neila Benferhat). Toutefois, seul le lien vers le compte Dropbox est visible dans le courriel, de sorte que la Cour ne dispose pas du contenu réel des 12 réponses envoyées au défendeur. Le dossier ne permet pas de savoir si le défendeur était satisfait des réponses fournies.
[20] Par ailleurs, la demanderesse n’a pas contesté la position du défendeur concernant les 46 engagements non respectés, réponses incomplètes ou inexactes. À l’audience, elle a plutôt soutenu que si le défendeur n’était pas satisfait des réponses reçues, une requête en rejet n’était pas la réparation appropriée; cette question devrait plutôt être soulevée devant le juge chargé du procès.
III. Nouvel argument soulevé par la demanderesse à l’audience
[21] À l’audience, l’avocat de la demanderesse a cité le paragraphe 1 de la directive de la Cour du 16 avril 2024 pour faire valoir qu’elle traite des engagements et constitue une réponse complète, et que la requête du défendeur est donc irrecevable. Le paragraphe est ainsi rédigé :
[traduction]
1. Au plus tard le 15 mai 2024, la demanderesse transmettra toutes les réponses aux demandes d’engagement en suspens, après quoi les renseignements ne pourront être présentés à l’instruction sans le consentement du défendeur ou l’autorisation de la Cour conformément à l’article 248 des Règles.
[Souligné dans l’original.]
[22] La demanderesse prétend que le paragraphe 1 empêche le défendeur de déposer une requête en application de l’article 167 des Règles.
[23] Le défendeur s’est opposé à la possibilité pour la demanderesse de présenter ce nouvel argument et a répondu que, de toute façon, l’argument de la demanderesse était non fondé.
[24] Je suis d’accord avec le défendeur. La demanderesse a eu amplement le temps avant l’audience de soulever cet argument, qui ne constitue manifestement pas une simple remarque préliminaire. Quoi qu’il en soit, la demanderesse n’a présenté aucune jurisprudence ni aucun précédent à l’appui de sa position et n’a pas démontré comment le paragraphe 1 de la directive s’appliquerait pour empêcher le défendeur de présenter sa requête. Par conséquent, l’argument de la demanderesse ne peut être retenu.
IV. Analyse
A. Le critère juridique de l’article 167 des Règles
[25] Les parties s’entendent sur le critère applicable. Dans la décision Vermillion, la juge adjointe Catherine A. Coughlan a déclaré que la Cour doit déterminer : (1) s’il y a eu retard injustifié depuis le dépôt de la déclaration, (2) si le retard est inexcusable et (3) si le défendeur est susceptible de subir un préjudice grave du fait de ce retard (Vermillion, au para 17, citant Allen v Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd, [1968] 1 All ER 543 (CA); Canada c Aqua-Gem Investments Ltd (CA), 1993 CanLII 2939 (CAF); Sweet Productions, au para 39; voir aussi TSD Holding Inc c Administration portuaire Vancouver Fraser (Port de Metro Vancouver), 2024 CF 1376 au para 50 [TSD]).
[26] La juge adjointe Coughlan s’exprime ainsi :
[traduction]
L’article 167 des Règles reflète le souci philosophique de la Cour fédérale concernant le coût systémique d’un litige prolongé, tant pour la Cour que pour les plaideurs, et confère à la Cour plutôt qu’aux parties le rôle d’exercer un contrôle sur le rythme des procédures. Les requêtes présentées en application de l’article 167 sont devenues relativement rares, en grande partie grâce au recours fréquent de notre Cour au processus de gestion de l’instance. Néanmoins, comme l’illustre la présente requête, les objectifs d’un régime de gestion d’instance peuvent être contrecarrés par le défaut des parties de se conformer aux directives et aux ordonnances de la Cour.
(TSD, au para 51; voir aussi Vermillion, au para 18).
[27] Au paragraphe 13 de la décision Comartin c Marsh, 2024 CF 160 [Comartin], la juge adjointe Coughlan mentionne également qu’il « reste toutefois que “[p]our que la Cour autorise la poursuite d’une affaire, il doit exister une bonne possibilité (habituellement dans le cadre de la gestion de l’instance) que le demandeur ait l’intention de poursuivre l’affaire jusqu’au bout et qu’il ait les moyens de le faire. La Cour ne peut pas se fonder sur une simple conviction ou un simple espoir qu’un demandeur changera de cap, en l’absence de preuve à l’appui” :
Sweet Productions
, au para 46. »
[28] La Cour d’appel fédérale a également souligné que le rejet pour cause de retard peut être accordé lorsque le demandeur n’a presque rien fait pour faire avancer sa demande, les retards étaient excessifs et le demandeur n’a pas vraiment pris de mesures en vue de poursuivre l’affaire dans un délai opportun (Friedrich c Canada, 2001 CAF 325). Quoi qu’il en soit, un rejet pour cause de retard ne devrait pas être accordé à la légère et il ne s’agit pas d’une mesure de réparation présumée dès lors qu’une conclusion de retard injustifié est tirée (TSD, au para 52, citant Sweet Productions, au para 45).
B. Retard excessif ou injustifié
(1) Position des parties
[29] En ce qui concerne le premier élément du critère, le défendeur affirme qu’un retard injustifié est calculé à compter du début d’une instance, et non de la dernière mesure prise (Vermillion, au para 26). Il précise qu’en l’espèce, l’interrogatoire préalable n’est toujours pas terminé alors que la demanderesse a déposé sa déclaration en septembre 2020, il y a presque 4 ans. Le défendeur fait remarquer que la demanderesse n’a pas fait avancer son dossier de façon proactive et diligente et que le dossier en est donc encore à l’étape préliminaire de donner suite aux engagements qu’elle a pris à l’interrogatoire préalable tenu en 2021 et 2022.
[30] Le défendeur ajoute que : a) les engagements font partie de l’interrogatoire préalable; b) la demanderesse n’a toujours pas répondu à tous ses engagements; c) elle n’a donné aucune raison pour justifier son défaut d’honorer ses engagements; d) elle ne peut pas revenir unilatéralement sur un engagement. Par conséquent, le défendeur affirme que le défaut de la demanderesse de terminer son interrogatoire préalable quatre ans après le dépôt de sa déclaration constitue un retard injustifié.
[31] La demanderesse répond que, comme il est précisé au paragraphe 25 de la décision Vermillion : [traduction] « [l’]article 167 des Règles ne dit rien sur la durée du retard nécessaire pour conclure qu’il est injustifié. La Cour a plutôt le pouvoir discrétionnaire d’évaluer les circonstances particulières de chaque instance et la conduite des parties à celle‑ci pour déterminer si le retard est injustifié ou non. Un retard peut être excessif dans une instance et ne pas l’être dans une autre. »
Par conséquent, la demanderesse soutient que, par extension, ce qui justifie un retard varie également selon le cas.
[32] En outre, la demanderesse soutient que la décision Vermillion se démarque de la jurisprudence présentée par le défendeur à l’appui de sa requête, car il s’agit du seul cas récent où le retard dans la poursuite d’une affaire a abouti au rejet de l’action. Elle affirme également que cette décision se distingue nettement du cas en l’espèce, car il s’agit d’une affaire où les progrès ont été retardés de sept ans et où les seules mesures de fond prises ont été la signification de l’affidavit prévue à l’article 306 des Règles et des discussions de règlement, qui ont toutes eu lieu dans la première année suivant le dépôt de l’acte introductif d’instance. La demanderesse soutient qu’au moment où le défendeur a déposé la présente requête, l’affaire était inscrite au rôle depuis trois ans et neuf mois, soit près de la moitié du temps en cause dans la décision Vermillion. Elle soutient en outre que l’affaire a progressé au cours des cinq jours d’interrogatoire préalable de la demanderesse, que cette dernière a répondu à un grand nombre d’engagements, et ce, malgré une interruption de près d’un an en raison d’une requête interlocutoire.
[33] La demanderesse soutient également que :
Elle a eu des difficultés considérables à avoir accès aux renseignements, quels qu’ils soient, un autre facteur important qui distingue la présente affaire de la décision Vermillion;
L’avocat du défendeur aurait également pu prendre acte de certaines complications évidentes de la part de l’avocate de la demanderesse, surtout vu le départ pour un congé de maternité de la personne qui était son principal point de contact. Toutefois, l’avocat du défendeur n’a fourni aucune liste des engagements précis et ne les a pas mentionnés avant que l’avocat de la demanderesse ne les demande expressément et à plusieurs reprises, et ce, après le dépôt de la présente requête par le défendeur;
La demanderesse et son avocat ont fait de leur mieux pour fournir les réponses aux engagements. Toutefois, un engagement de [traduction]
« faire de son mieux n’est pas une garantie que les renseignements ou les documents pertinents seront produits. Si une réponse à un engagement ne peut être fournie, la Cour doit être convaincue que des efforts réels et substantiels ont été faits pour trouver les renseignements ou les documents » (Mukhtiar v The Credit Valley Hospital, 2020 ONSC 4267 (CanLII) au para 33 [Mukhtiar]);
En ce qui concerne le rôle qu’a joué l’avocate de la demanderesse dans le fait que certaines réponses aux engagements n’ont pas été communiquées parce qu’elles ont été égarées, la jurisprudence n’étaye pas la proposition selon laquelle la demanderesse devrait subir le rejet de sa déclaration pour ce motif (Stein c Canada, 2023 CF 1178 au para 10);
Ce n’est qu’en préparant la réponse à la présente requête que l’avocat de la demanderesse a remarqué l’entente conclue entre l’avocat du défendeur et l’ancienne avocate de la demanderesse, qui prévoyait que les réponses aux engagements seraient fournies dans les 60 jours suivant la fin du dernier jour d’interrogatoire.
[34] La demanderesse ajoute que le retard injustifié ressemble au retard excessif (Ruggles, au para 7) et est défini comme [traduction] « un retard abusif, incontrôlé, exagéré et disproportionné par rapport aux questions en litige »
(Azeri v Esmati-Seifabad, 2009 BCCA 133 au para 8). Elle admet que le retard est calculé à compter du début de l’instance, et non à partir de la dernière mesure prise. Cependant, elle soutient également – de façon quelque peu paradoxale – que la question de savoir si un retard était justifié ou non, comme en l’espèce, ne peut être envisagée qu’à partir du présumé manquement de la demanderesse, c’est-à-dire à partir de la date d’échéance de son obligation de fournir les réponses aux engagements, soit le 12 septembre 2022 (60 jours après la fin de l’interrogatoire). La demanderesse soutient que, le retard ainsi calculé, l’affaire aurait stagné pendant environ un an et neuf mois. Selon l’ensemble de la jurisprudence applicable, un retard d’environ 21 mois n’est pas considéré comme « excessif »
(Pilot c McKenzie, 2021 CF 396 aux para 14-15).
[35] À l’audience, le défendeur a répondu aux arguments soulevés par la demanderesse concernant le congé de maternité de son avocate et sa promesse de « répondre de son mieux »
aux engagements dans ses observations relatives au critère du retard inexcusable. Ils seront donc examinés ci-après.
(2) Discussion
[36] La Cour a confirmé qu’un retard excessif ou injustifié est calculé à compter du début d’une instance, et non de la dernière mesure prise (TSD, au para 58, citant Behnke c Canada (Ministère des Affaires extérieures), 2000 CanLII 15883 (CF) au para 25 [Behnke]; voir aussi Vermillion, au para 26).
[37] Comme la demanderesse l’a déjà souligné et la juge adjointe Coughlan énoncé dans la décision TSD, l’article 167 des Règles ne dit rien sur la durée du retard nécessaire pour conclure qu’il est injustifié. La Cour a donc le pouvoir discrétionnaire d’examiner les circonstances particulières de chaque instance et la conduite des parties dans ces instances afin de déterminer si le délai est excessif (TSD, au para 57).
[38] En l’espèce, la requête du défendeur a été déposée près de quatre ans après que la demanderesse eut déposé sa déclaration. Il a fallu 22 mois pour terminer l’interrogatoire préalable et la Cour a donné huit directives au sujet de l’interrogatoire préalable et des engagements (pièces MCD-2, MCD-8, MCD-9, MCD-13, MCD-15, MCD-19, MCD-21 et MCD-28 de l’affidavit de Mme Marie-Claude Doucet). En outre, le dossier révèle que : (1) c’est le défendeur qui a demandé la tenue de l’interrogatoire préalable (pièces MCD-3 et MCD-11 de l’affidavit de Mme Marie-Claude Doucet); (2) la demanderesse a demandé trois fois sur quatre de reporter l’interrogatoire (pièces MCD-3, MCD-4, MCD-6 et MCD-12 de l’affidavit de Mme Marie-Claude Doucet); (3) la demanderesse n’a respecté aucun des délais prévus pour les engagements; et (4) l’interrogatoire préalable n’est toujours pas terminé puisque la réponse à certains engagements n’a pas encore été soumise, ou a été soumise de façon inadéquate, au défendeur.
[39] Je constate que la demanderesse a déclaré dans ses observations écrites et pendant l’audience que le défendeur n’avait toujours pas déposé sa défense. Je ne suis pas convaincue que cette remarque soit pertinente puisque, selon le dossier, il était attendu que le défendeur dépose sa défense après que la demanderesse eut respecté les engagements qu’elle a pris lors de son interrogatoire (pièces MCD-2, MCD-8 et MCD-28 de l’affidavit de Mme Marie-Claude Doucet). De plus, conformément aux directives données par la juge responsable de la gestion de l’instance le 10 juillet 2024, après le dépôt de la requête du défendeur, toutes les autres étapes de l’instance principale ont été provisoirement suspendues en attendant l’issue de la présente requête. Comme la défense devait être présentée au plus tard le 15 juillet 2024, cette étape a également été suspendue.
[40] Par conséquent, près de quatre ans après le dépôt de la déclaration et plus de deux ans après le dernier interrogatoire de la demanderesse par le défendeur, le dossier démontre que l’interrogatoire préalable demeure incomplet, car les engagements n’ont pas tous été respectés. Compte tenu des circonstances de l’espèce et de l’objet des interrogatoires préalables, qui sont détaillés ci-dessous, je suis convaincue que le retard est excessif.
C. Retard inexcusable
(1) Position des parties
[41] En ce qui concerne le deuxième élément du critère, le défendeur soutient que, sauf pour 15 jours, la demanderesse est seule responsable du retard de quatre ans survenu dans le dossier et qu’aucune justification légitime n’a été fournie pour expliquer ce retard. Il ajoute que la demanderesse a reporté son interrogatoire à plusieurs reprises, qu’elle a continuellement omis de respecter ses engagements ou qu’elle a fourni des réponses incomplètes ou inacceptables, et qu’elle ne s’est pas conformée aux directives de la Cour.
[42] Le défendeur affirme que selon le dossier, le retard est inexcusable. Il fait par exemple référence à la période de plus d’un an qui s’est écoulée avant que le premier jour d’interrogatoire de la demanderesse puisse même avoir lieu. Le défendeur souligne que, même sans y être obligé, il a fait de nombreux suivis auprès de l’avocat de la partie adverse afin de faire avancer le litige.
[43] Pour sa part, la demanderesse soutient que le retard est amplement justifié même s’il devait être jugé excessif, qu’il soit calculé à partir du début de l’instance, soit 3 ans et 9 mois, ou à partir du moment où elle a manqué à ses obligations de répondre aux 67 engagements restants (compte tenu des 51 engagements déjà répondus avant la conclusion des interrogatoires), soit 21 mois.
[44] La demanderesse invoque trois raisons principales : (1) le manque d’organisation de son avocate et le fait qu’elle ait égaré les réponses aux engagements mentionnées plus haut; (2) la tendance du défendeur à étirer l’instance; et (3) l’ensemble des circonstances de la demanderesse qui ont empêché la progression normale du litige en raison de son incarcération dans un établissement à sécurité maximale pendant la pandémie.
[45] En ce qui concerne le rôle du défendeur dans la durée de la présente instance, la demanderesse soutient essentiellement ce qui suit :
C’était à l’avantage du défendeur et à sa demande que les interrogatoires ont pris des proportions démesurées;
C’est en raison du caractère excessif de l’interrogatoire que la déclaration de la demanderesse (qui compte au total 116 paragraphes, dont 112 contiennent de réelles allégations) a abouti à 118 engagements;
Quant aux annulations des interrogatoires, la demanderesse soutient qu’il est tout simplement faux de dire qu’aucune justification légitime n’a été fournie – le dossier du défendeur indique les motifs qui ont été fournis et aucun élément de preuve démontrant que le défendeur s’est opposé à l’un ou l’autre des reports n’a été présenté.
Les importantes modifications qui ont été apportées à la déclaration sont le résultat d’un litige fondé sur des événements qui se poursuivent toujours.
[46] En ce qui concerne les difficultés auxquelles la demanderesse affirme avoir été confrontée lorsqu’elle tentait de répondre aux engagements alors qu’elle était dans un établissement à sécurité maximale, elle soutient qu’en tant que détenue sous le contrôle strict du défendeur, elle doit en fait s’en remettre à ce dernier pour avoir accès à ses propres archives et dossiers, pour avoir l’espace pour entreposer et organiser ses documents et pour les envoyer en-dehors de l’établissement. Elle soutient également qu’elle doit s’en remettre au défendeur pour avoir le temps de s’acquitter de ses obligations.
[47] Plus précisément, la demanderesse soutient que tout au long de l’instance, le défendeur a utilisé son pouvoir pour mettre des limites et des obstacles, dont le principal (l’accès de la demanderesse à son ordinateur portatif) a donné lieu à une requête interlocutoire, requête qui a ajouté près d’un an à la présente affaire. Elle donne différents exemples de cas où elle était en cellule d’isolement, maintenant connu sous le nom d’unité d’intervention structurée (UIS), ce qui l’a empêchée de remplir ses obligations. Par conséquent, la demanderesse soutient que, si c’est par l’intention et la détermination d’une partie à faire avancer sa cause que l’on examine si le retard est excessif et inexcusable (citant Hagwilget), ses efforts, combinés à sa coopération, témoignent d’une telle détermination.
[48] À l’audience, le défendeur a répondu à chacune des justifications présentées par la demanderesse, ainsi qu’aux arguments qu’elle a soulevés relativement à son engagement à répondre de son mieux et au congé de maternité de son avocate. Premièrement, en ce qui a trait à l’argument de la demanderesse selon lequel le dossier a été interrompu par la requête pour injonction interlocutoire qu’elle a déposée en 2023, le défendeur répond que la directive de la Cour du 24 novembre 2022 prévoyait expressément que la demanderesse et son avocate continueraient de travailler sur les engagements pris lors de l’interrogatoire préalable tenu les 29 et 30 juin, et le 11 juillet 2022 (pièce MCD-21 de l’affidavit de Mme Marie-Claude Doucet). Le défendeur ajoute que, même une fois l’ordonnance relative à l’injonction interlocutoire rendue, la demanderesse n’a pas donné suite aux étapes suivantes de l’instance, et que deux courriels du défendeur sont demeurés sans réponse (pièces MCD-25 et MCD-26 de l’affidavit de Mme Marie-Claude Doucet).
[49] Deuxièmement, en ce qui concerne l’ensemble des circonstances de la demanderesse, c’est-à-dire la COVID et l’incarcération, le défendeur fait remarquer que : a) elle était déjà incarcérée lorsqu’elle a déposé sa déclaration; b) la description qu’elle fait de la façon dont elle répondait aux engagements n’est pas différente d’une personne qui n’est pas incarcérée, car elle avait un ordinateur dans sa cellule jusqu’au 15 décembre 2022, et les engagements n’ont toujours pas été entièrement respectés; et c) la COVID a eu des conséquences limitées sur sa demande puisqu’elle a passé un total de 63 jours sur plus de 1500 jours dans une UIS depuis qu’elle a déposé sa déclaration.
[50] Troisièmement, en réponse à l’argument de la demanderesse selon lequel le défendeur a contribué au retard, à savoir qu’il avait la possibilité d’obtenir des documents de son client, le défendeur soutient que cela n’est tout simplement pas pertinent compte tenu des objectifs de l’interrogatoire préalable (Glegg c Smith & Nephew Inc, 2005 CSC 31 au para 22 [Glegg]). De plus, le défendeur affirme que, si la demanderesse avait des objections à produire des documents, elle devait les faire valoir en temps opportun puisque les engagements sont contraignants (RE/MAX, LLC v Save Max Real Estate Inc, 2021 CanLII 53761 au para 10 et 14 [RE/MAX]). Le défendeur ajoute que le même raisonnement s’applique pour la durée de l’interrogatoire : les deux parties ont convenu de cette durée et la demanderesse ne peut maintenant prétendre qu’elle était déraisonnable.
[51] Quatrièmement, en réponse à l’argument de la demanderesse selon lequel elle s’est engagée à « répondre de son mieux »
, ce qui ne garantit pas que les renseignements ou les documents pertinents seront produits (Mukhtiar, au para 33), le défendeur soutient qu’un engagement à « répondre de son mieux »
n’élimine pas l’obligation de respecter cet engagement (RE/MAX, au para 45) et que, de toute façon, la demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve démontrant qu’elle avait effectivement fait de son mieux.
[52] Cinquièmement, en ce qui concerne le congé de maternité de l’avocate de la demanderesse, le défendeur soutient que, dès septembre 2021, il a tenté de se renseigner à plusieurs reprises pour savoir si les délais seraient respectés. Le défendeur souligne le fait que plusieurs directives de la Cour prévoyaient que les engagements devaient donner lieu à des réponses de façon continue (pièces MCD-13 au para 1b), MCD-15 au para 3 et MCD-19 au para 2 de l’affidavit de Mme Marie-Claude Doucet). Par conséquent, le défendeur soutient que le fait que la demanderesse ait eu de la difficulté à gérer son dossier n’est pas pertinent puisqu’il lui incombe de faire avancer l’affaire (Vermillion, au para 38; Nichols, au para 10).
(2) Discussion
[53] Il existe peu de jurisprudence sur ce qui constitue une justification valable dans le contexte d’un rejet pour cause de retard, étant donné que la justification valable est intimement liée aux faits de chaque affaire.
[54] Cela dit, il est pertinent de souligner que le défendeur a déposé sa requête à un stade préliminaire de la demande, c’est-à-dire pendant la phase de l’interrogatoire préalable. À cet égard, le défendeur renvoie à l’arrêt Glegg de la Cour suprême du Canada concernant l’objet de l’interrogatoire préalable :
22 […] La procédure d’interrogatoire préalable favorise la divulgation de la preuve dans l’intérêt de la conduite juste et efficace des procès. Son emploi permet ainsi à un plaideur de mieux connaître les fondements de la réclamation présentée contre lui, d’évaluer la qualité de la preuve et, à l’occasion, d’évaluer l’opportunité de maintenir la contestation ou, au moins, de mieux définir le cadre de celle-ci. Bien employée, cette procédure peut contribuer à accélérer la marche du procès et la résolution des débats judiciaires (voir Royer, p. 411; Lac d’Amiante, par. 59-60). Dans ce contexte, l’accès à la preuve pertinente demeure inévitablement lié au droit du défendeur de préparer et de présenter une défense pleine et entière. Si la pertinence de la preuve demeure contestée, le juge est appelé à trancher.
[Non souligné dans l’original.]
[55] De plus, la Cour d’appel fédérale a souligné que les interrogatoires préalables constituent la première étape d’une action et contribuent à « favoriser l’équité et l’efficacité de l’instruction en permettant à chacune des parties de se renseigner pleinement, avant l’instruction, sur la nature exacte des positions de toutes les autres parties, de façon à pouvoir définir avec précision les questions qui se posent »
(Canada c CHR Investment Corporation, 2021 CAF 68 au para 20, citant Bande de Montana c Canada (1re inst), 1999 CanLII 9366 (CF), [2000] 1 CF 267 au para 5).
[56] Plus précisément, la Cour a reconnu que « le but de l’interrogatoire préalable avant le dépôt d’une défense est d’aider le défendeur à préparer cette dernière en prenant connaissance des éléments de preuve auxquels il doit répondre »
(Victory cycle Ltd c Polaris Industries Inc, 2007 CF 466 au para 9, conf par 2007 CAF 259) et que « l’interrogatoire préalable n’est pas une procédure indéfinie »
(Nautical Data International, Inc c Navionics, Inc, 2017 CF 756 au para 24 citant John Labatt Ltd c Molson Breweries, société en nom collectif, [1996] ACF no 1047, 69 CPR (3d) 126 (CF 1re inst).
[57] En ce qui concerne l’importance des engagements pris lors de l’interrogatoire préalable, le défendeur souligne que dans la décision RE/MAX, la juge adjointe Kathleen Ring a conclu que les engagements sont considérés comme étant contraignants et que [traduction] « [l]orsqu'une partie qui n’est aucunement tenue de prendre un engagement s’engage librement à fournir d’autres réponses ou documents, cet engagement doit être respecté »
(RE/MAX, au para 10, citant Bruno c Canada (Procureur général), 2003 CF 1281 au para 5; Angelcare Canada Inc v Munchkin, Inc, 2021 FC 238 au para 62). Ainsi, une partie ne peut unilatéralement revenir sur un engagement. Seule la Cour peut libérer une partie d’un engagement (RE/MAX, au para 11). Enfin, la juge adjointe Ring souligne que [traduction] « si une partie est d’avis que l’obtention de réponses aux questions posées serait onéreuse ou coûteuse, c’est au moment où la question est posée qu’il faut s’y opposer »
et qu’une partie qui s’engage à fournir des renseignements est tenue de répondre à la question (RE/MAX, au para 14, citant AE Hospitality et al v George et al, 2017 ONSC 2861 aux para 52-53).
[58] Je souligne qu’au paragraphe 83 de la décision Vermillion, la juge Jocelyne Gagné souligne qu’[traduction] « il est bien connu que les avocats qui se succèdent prennent le dossier dans l’état où ils le trouvent »
.
[59] Compte tenu de ce qui précède, je souscris aux arguments du défendeur en réponse aux justifications de la demanderesse, mentionnées plus haut, et je conclus qu’elles ne sont pas fondées et que le retard est inexcusable. Je suis consciente de la situation générale de la demanderesse et je comprends que son incarcération apporte des difficultés particulières en ce qui concerne les processus judiciaires. Toutefois, ces difficultés ne suffisent pas en soi pour justifier qu’il lui ait fallu quatre ans pour terminer l’interrogatoire, d’autant plus qu’elle avait un ordinateur dans sa cellule jusqu’en décembre 2022, soit six mois après avoir pris les derniers engagements, et que notre Cour a donné huit directives sur les interrogatoires et les engagements.
[60] En outre, et en réponse à l’argument de la demanderesse selon lequel le défendeur devrait faire part de son insatisfaction à l’égard des engagements pris au juge chargé du procès, je fais remarquer qu’une telle démarche irait à l’encontre de l’objectif de l’interrogatoire préalable. Comme je l’ai déjà mentionné, l’interrogatoire préalable permet au défendeur de mieux connaître les fondements de la réclamation présentée contre lui, d’évaluer la qualité de la preuve et, finalement, de présenter une défense pleine et entière (Glegg, au para 22). Les engagements font partie de l’interrogatoire préalable et, lorsqu’une partie s’engage à fournir des renseignements, l’autre partie a le droit à la communication complète de tous les renseignements (RE/MAX, aux para 9-14; Triteq Lock & Security, LLC v Minus Forty Technologies Corp, 2023 FC 819 aux para 1 et 8 [Triteq]).
D. Le défendeur subirait un préjudice grave du fait de ce retard
(1) Position des parties
[61] En ce qui a trait au troisième élément du critère, le défendeur soutient qu’à ce stade, il ne s’agit pas de savoir si le défendeur a subi un préjudice, mais plutôt si le retard pourrait vraisemblablement lui causer un préjudice grave (Vermillion, au para 59). Selon le défendeur, en l’espèce, la Cour devrait présumer un préjudice fondé uniquement sur le retard excessif et inexcusable (Nichols, au para 11). Subsidiairement, le défendeur soutient qu’il subit un préjudice réel en raison de ce retard excessif et inexcusable, et il souligne ce qui suit :
Les faits sur lesquels repose l’action de la demanderesse remontent à 2016 et nécessiteront que plusieurs témoins se souviennent d’événements qui se seraient produits il y a de nombreuses années. Plus le temps passe, plus il sera difficile pour les témoins de se rappeler les événements en question et pour le défendeur d’obtenir la présence de témoins clés;
En 2022 et 2023, la sous-commissaire adjointe aux opérations correctionnelles pour la région du Québec et le directeur de l’établissement de Joliette ont respectivement pris leur retraite, et ils ne relèvent maintenant plus du défendeur. Compte tenu des allégations contenues dans la déclaration, leurs fonctions font d’eux des témoins clés. L’importance du rôle de la sous-commissaire adjointe aux opérations correctionnelles est mise davantage en évidence par la preuve qu’elle a présentée dans une autre instance mettant en cause la demanderesse (faisant référence à Boulachanis c Thibodeau, 2020 QCCS 1020 au para 150);
Les litiges qui traînent en longueur ont des conséquences défavorables (1196158 Ontario Inc v 6274013 Canada Limited, 2012 ONCA 544 aux para 33 à 45) et des coûts supplémentaires pour les parties (Behnke, aux para 31 et 32). Le défendeur a le droit de s’attendre à ce que l’action soit jugée sans retard excessif (Ruggles, au para 4; Hagwilget, au para 33; Waterside Cargo Co-operative v Canada (National Harbours Board), [1986] FCJ No 921, 1986 CarswellNat 809 [Waterside Cargo]).
[62] En réponse, la demanderesse affirme que le défendeur fait référence à un certain nombre de décisions pour appuyer ses allégations selon lesquelles il est probable en l’espèce qu’il subira un préjudice grave du fait de ce retard de 45 mois (soit trois ans et neuf mois), mais qu’aucune de ces décisions ne se rapproche d’une telle durée. Par exemple, dans les décisions Behnke, Nichols et Waterside Cargo, la durée était de dix ans.
[63] La demanderesse soutient qu’en renvoyant aux décisions susmentionnées, le défendeur tente de faire la distinction entre celles où les témoins avaient pris leur retraite et celles où il était difficile de les citer à comparaître parce qu’elles ne « relevaient »
plus d’une partie. Toutefois, elle affirme que cette situation n’empêche pas une action appuyée par une preuve documentaire exhaustive, comme celle qui a été présentée en l’espèce, et dans laquelle les deux témoins à la retraite n’étaient pas les seules sources de renseignements pertinents.
[64] La demanderesse fait référence à la décision Dodd v Stork Craft Manufacturing Inc, 2022 BCSC 512 pour faire valoir que des souvenirs qui s’estompent ne constituent pas en soi une forme de préjudice. Par conséquent, elle soutient que les témoins nouvellement retraités ne sont pas indispensables à l’affaire, qu’ils ne sont pas encore éloignés des événements (contrairement aux autres décisions) au point d’être incapables de se souvenir d’événements clés, et que le fait de ne plus relever du défendeur ne permet pas de déterminer leur utilité en tant que témoins – au contraire, ils pourraient être enclins à parler plus franchement des événements sur lesquels ils seraient interrogés, si leur témoignage était en fait nécessaire.
(2) Discussion
[65] Notre Cour a déjà établi que « la preuve de préjudice aux autres parties est pertinente, mais non essentielle pour une ordonnance de rejet pour cause de retard »
(Underwriters Laboratories Inc c San Francisco Gifts Ltd, 2009 CF 909 au para 4).
[66] En ce qui concerne la question de la preuve de préjudice, la juge adjointe Coughlan a de surcroît fait remarquer au paragraphe 37 de la décision Comartin que « les défendeurs ne sont pas tenus de fournir une preuve du préjudice réellement subi »
et que « [c]omme l’a conclu la Cour dans la décision
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au paragraphe 35, le critère est celui de savoir si le défendeur est susceptible de subir un préjudice grave du fait du retard »
(souligné dans l’original).
[67] Au paragraphe 79 de la décision TSD, la juge adjointe Coughlan a souscrit à l’argument du demandeur selon lequel la Cour peut inférer l’existence d’un préjudice lorsqu’elle tire une conclusion de retard excessif ou injustifié. En outre, la juge adjointe Coughlan a souligné que le critère que la Cour doit appliquer consiste à déterminer si le défendeur est susceptible de subir un préjudice grave du fait du retard sans devoir conclure à l’existence d’un préjudice « en présumant que la mémoire des témoins s’est estompée avec le temps ou, pis encore, en obligeant la partie défenderesse à démontrer effectivement que la mémoire des témoins s’est estompée, ce qui nuirait par le fait même à la position de cette même partie si la requête devait échouer »
(Universal Graphics Ltd c Canada, 1997 CanLII 16683 (CF)).
[68] Cela dit, plus long est le retard, plus grande est la probabilité qu’une partie subira un préjudice grave lors du procès, car les souvenirs des témoins s’affaiblissent avec le temps. Si le retard de la part de la demanderesse suffit pour justifier une ordonnance en rejet de l’action, tout retard subséquent de la part du défendeur ne change rien à ce fait (Saunders et al dans Federal Courts Practice, 2024 (Toronto : Thomson Reuters) à la p 681 sur la décision Canada c Aqua-Gem Investments Ltd, [1991] ACF no 1119, conf par 1993 CanLII 2939 (CAF), [1993] 2 CF 425).
[69] De plus, dans la décision Morrisonn c Canada (1re inst), 1995 CanLII 3557 (CF), la Cour a souligné que lorsqu’un témoin principal n’a aucun souvenir personnel des événements, le préjudice est suffisamment grave pour rejeter l’affaire :
La défenderesse a probablement subi un préjudice grave en raison du retard parce que le témoin qui aurait pu établir le bien-fondé de la défense est incapable de livrer un témoignage fiable. Un témoin peut raviver sa mémoire, pour témoigner à l’instruction, en consultant ses notes ou une déclaration qu’il a consignées par écrit au moment des événements en question ou peu après ceux-ci. Pour ce qui a trait à la contemporanéité du document, c’est la Cour qui fixe un délai au-delà duquel on ne peut se fier à la mémoire du témoin. L’exigence de la contemporanéité doit être appliquée de façon encore plus stricte dans le cas d’un témoin qui n’a aucun souvenir personnel. Il est très probable qu’un tribunal refuserait que la déclaration du témoin en l’espèce soit utilisée parce qu’elle n’est pas contemporaine aux faits consignés, surtout parce que le témoin n’a aucun souvenir personnel des événements et qu’il est dans l’impossibilité de dire si les allégations qui y sont avancées sont véridiques.
[70] À l’audience, le défendeur a fait valoir qu’en l’espèce, le préjudice est non seulement inféré, mais il est déjà matérialisé, car deux témoins ont déjà pris leur retraite.
[71] Compte tenu de la jurisprudence et de la preuve, je suis d’accord que le défendeur a établi qu’il est susceptible de subir un préjudice grave. Comme l’a déclaré Mme Geneviève Thibault dans son affidavit, deux témoins principaux possibles ont déjà pris leur retraite. Bien que la demanderesse ait soutenu à l’audience que rien dans le dossier n’indique que ces personnes seront appelées à témoigner, je suis d’accord avec le défendeur que les fonctions qu’elles exerçaient, soit celles de sous-commissaire adjointe aux opérations correctionnelles pour la région du Québec et de directeur de l’établissement de Joliette, en feraient probablement des témoins précieux dans l’action de la demanderesse (voir Boulachanis c Thibodeau, 2020 QCCS 1020 au para 150).
E. Y a-t-il d’autres sanctions appropriées?
(1) Position des parties
[72] Enfin, le défendeur affirme qu’il n’y a pas d’autre sanction appropriée, car la présente instance fait l’objet d’une gestion spéciale depuis novembre 2020, en vain. Il ajoute que la Cour a donné de multiples directives pour gérer l’instance et imposer des délais à la demanderesse, mais que l’affaire en est encore à un stade très préliminaire depuis quatre ans. Dans ce contexte, le défendeur soutient qu’il est juste et raisonnable pour la Cour de rejeter la déclaration, car c’est la seule option qui reste.
[73] La demanderesse répond que, même si la Cour conclut que le retard est excessif, inexcusable et susceptible de causer un préjudice grave, le rejet de l’affaire n’est pas la sanction appropriée. Elle répète que le retard, s’il est considéré comme étant excessif, est tout à fait excusable. Toutefois, même si la justification n’est pas satisfaisante compte tenu de la réticence et de l’absence de faute de sa part, la demanderesse soutient que la Cour devrait adopter une approche équilibrée, comme elle le propose, notamment pour proroger les délais et mettre en œuvre des stratégies de gestion de l’instance ou de communication entre les avocats.
[74] En dernier lieu, la demanderesse insiste sur le fait que son avocat a trouvé les réponses aux engagements manquants et qu’elles ont toutes été dûment fournies au défendeur, sous réserve que la Cour autorise leur utilisation au procès. Elle ajoute qu’il existe de nombreux éléments de preuve qui démontrent qu’elle a recommencé à faire avancer l’affaire et qu’elle ne mérite pas d’être privée de son droit d’ester en justice.
(2) Discussion
[75] La Cour d’appel fédérale a déjà conclu que le rejet constituait une sanction draconienne en ce qui concerne le fait que les engagements ont été remplis tardivement, vu que l’affaire aurait vraisemblablement pu être instruite à la date prévue (Dick c Canada, 2000 CanLII 15113 (CAF)). De plus, comme la juge adjointe Coughlan l’a déclaré au paragraphe 21 de la décision Comartin, « […] dans chaque affaire, l’article 167 des Règles exige que la Cour envisage d’imposer des sanctions moins radicales que le rejet de l’action »
. Autrement dit, le rejet n’est pas, d’entrée de jeu, la réparation à appliquer en cas de retard et la Cour doit d’abord décider s’il existe une mesure moins radicale qu’il convient de prendre en considération (TSD, au para 81).
[76] À l’audience, le défendeur a insisté sur le fait que cette affaire faisait déjà l’objet d’une gestion spéciale et que les objectifs de la gestion de l’instance étaient contrecarrés (Vermillion, au para 18). Il renvoie au paragraphe 83 de la décision TSD qui souligne qu’une fois qu’une affaire fait l’objet d’une gestion d’instance, la Cour se montre très peu tolérante envers la partie en défaut.
[77] En outre, le défendeur fait référence au paragraphe 16 de la décision Triteq, dans laquelle le juge adjoint Horne conclut : [traduction] « si un aspect de l’interrogatoire préalable demeure immuable depuis des décennies, c’est que les engagements doivent être respectés intégralement et à temps »
. Le défendeur conclut en faisant valoir que rien dans le dossier ne démontre que la demanderesse agirait différemment à l’avenir si la requête était rejetée. Par conséquent, le défendeur déclare que le rejet pour cause de retard est le seul recours disponible en l’espèce.
[78] En revanche, la demanderesse a fait valoir à l’audience que la Cour hésite à rejeter les instances en vertu de l’article 167 des Règles et que la jurisprudence sur laquelle s’est appuyé le défendeur concerne des affaires dans lesquelles aucune mesure n’avait été prise pour faire avancer l’affaire, ce qui n’est pas le cas de la demanderesse. Par conséquent, la demanderesse suggère, comme solution de rechange au rejet, que la Cour redonne la directive du 16 avril 2024. La demanderesse a également fait valoir qu’au procès, elle n’aura pas le droit d’utiliser ce qui n’a pas encore été produit. Elle ajoute qu’il n’y a aucune raison pour laquelle la défense ne pourrait pas être produite avec célérité.
[79] Je suis consciente que le rejet de l’instance est une sanction de dernier recours et que d’autres solutions doivent être envisagées si possible. Toutefois, en l’espèce, toutes les solutions ont été épuisées sans aucun résultat concret : le dossier a fait l’objet d’une gestion de l’instance et il n’a pas été démontré que le fait de redonner la même directive, comme suggéré, ou de proroger les délais, apporterait des résultats différents. En fait, quatre ans plus tard, l’interrogatoire préalable de la demanderesse n’est pas terminé et, par conséquent, la défense n’a pas été déposée. Il ne semble pas réaliste de croire, comme la demanderesse l’a laissé entendre à l’audience, que le dossier serait prêt à être instruit dans environ six mois.
V. Conclusion
[80] Par conséquent, compte tenu de ma conclusion sur chacun des éléments susmentionnés, je conclus que le rejet est justifié en l’espèce.
[81] Les deux parties ont demandé les dépens. Le défendeur demande le montant le plus élevé compte tenu des circonstances de l’espèce, alors que la demanderesse n’a pas présenté d’observations. Je suis convaincue que l’adjudication des dépens, conformément à l’article 407 des Règles, est appropriée.
JUGEMENT dans le dossier T-1119-20
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La requête du défendeur est accueillie.
La déclaration de la demanderesse est rejetée.
Les dépens sont adjugés en faveur du défendeur conformément à l’article 407 des Règles.
« Martine St-Louis »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-1119-20
|
INTITULÉ :
|
JAMIE BOULACHANIS c SA MAJESTÉ LE ROI
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
MONTRÉAL (QUÉBEC)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 21 OCTOBRE 2024
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE ST-LOUIS
|
DATE DES MOTIFS :
|
le 23 décembre 2024
|
COMPARUTIONS :
Michael N. Bergman
Patrycja Nowakowska
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Lyne Prince
Renalda Ponari
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Bergman et Associés
Westmount (Québec)
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|