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Date : 20241217


Dossier : IMM-8392-23

Référence : 2024 CF 2044

Ottawa (Ontario), le 17 décembre 2024

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

OFELIA SALOME TRIGUEROS JUAREZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Ofelia Salome Trigueros Juarez sollicite le contrôle judiciaire du refus de sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] par un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC]. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent ne répond pas aux exigences d’une décision raisonnable et doit être infirmée. La demande de contrôle judiciaire de Mme Trigueros est donc accueillie.

[2] Cette Cour contrôle le refus d’une demande d’ERAR selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23–25; Bah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 570 au para 11. En appliquant cette norme, la Cour n’entreprend pas sa propre analyse de la preuve pour en tirer ses propres conclusions, et ne modifie les conclusions factuelles d’un agent que dans des circonstances exceptionnelles : Vavilov aux para 83, 125–126. Ainsi, elle décide seulement si la décision de l’agent est raisonnable, c’est-à-dire qu’elle est justifiée au regard des faits et de la preuve : Vavilov au para 126.

[3] Mme Trigueros vient du Nicaragua, où elle était membre active de plusieurs organisations non gouvernementales [ONG] ayant pour objectif la protection des droits de la personne et de la démocratie. Selon son narratif, sa participation à des manifestations et son soutien aux étudiants activistes l’a rendue visible au gouvernement de Daniel Ortega et de ses forces policières et paramilitaires. En 2022, elle a reçu de multiples menaces directement liées à son implication dans ces manifestations :

  • Au début de l’année, elle a reçu plusieurs appels d’hommes se présentant comme des membres du « Frente Sandinista de Liberación Nacional » (Front sandiniste de libération nationale) [FSLN], un groupe soutenant Daniel Ortega. Les hommes l’ont averti que si elle continuait à s’impliquer dans des manifestations, cela lui couterait la vie.
  • Quelques semaines plus tard, alors qu’elle livrait des provisions à un centre d’aide, elle a été arrêtée par des hommes dans un véhicule de police, dont un en uniforme qui a braqué un pistolet sur elle. Les collègues de l’homme ont alors dit à Mme Trigueros que les menaces à son encontre étaient réelles et qu’elle devait arrêter de se mêler d’affaires politiques qui ne la regardaient pas.
  • Quelques semaines après ce dernier incident, elle a recommencé à livrer des provisions. Sur le chemin du retour, elle a été dépassée par un véhicule de police qui lui a bloqué la route. Des individus masqués portant des tenues militaires et des badges du FSLN lui ont dit que le temps et les avertissements étaient terminés et qu’elle devait maintenant quitter le pays, ce qu’elle a fait.

[4] Mme Trigueros est arrivée au Canada au mois de mai 2022. N’ayant pas droit de déposer une demande d’asile parce qu’elle est arrivée des États-Unis, elle a soumis une demande d’ERAR : Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR], arts 101(1)(e), 112.

[5] Un agent d’IRCC a déterminé la demande d’ERAR de Mme Trigueros sans tenir une audience. Comme l’a concédé le Ministre lors de l’audience, on peut ainsi comprendre que l’agent n’a pas mis en doute la crédibilité de Mme Trigueros au sujet des aspects centraux de sa demande : LIPR, art 113(b); Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art 167; Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 au para 31. De plus, l’agent n’a émis aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité de Mme Trigueros dans sa décision. On doit donc conclure que l’agent a accepté la véracité de son récit quant aux menaces qu’elle a reçues.

[6] Néanmoins, la décision de l’agent ne fait aucune analyse de ce récit, si ce n’est que pour noter que Mme Trigueros travaillait pour des ONG et qu’elle était membre de l’Église catholique. La décision ne contient pas d’analyse des affirmations de Mme Trigueros au sujet des évènements décrits ci-dessus.

[7] L’agent a fait un examen assez détaillé des autres éléments de preuve, soit la preuve documentaire objective ainsi que les lettres des ONG, des amis de Mme Trigueros, de sa sœur et d’un voisin. Dans chaque cas, l’agent a accordé peu de poids aux éléments de preuve quant à leur capacité à démontrer l’intérêt du gouvernement à l’égard de Mme Trigueros, la raison de cet intérêt et/ou les risques auxquels elle ferait face advenant son retour au Nicaragua.

[8] En particulier, l’agent a conclu que la preuve soumise par Mme Trigueros ne contenait pas assez de détails quant aux activités qui ont fait d’elle une cible du gouvernement nicaraguayen, tels que les manifestations particulières auxquelles elle avait assisté, les dates de ces manifestations ou comment elles étaient perçues par le gouvernement. L’agent a conclu que Mme Trigueros [traduction] : « n’a pas fourni suffisamment de preuves pour démontrer que son implication dans ces organisations a fait d’elle une cible du régime gouvernemental actuel ». L’agent a donc refusé sa demande d’ERAR.

[9] Appliquant la norme de la décision raisonnable, je conclus que la décision de l’agent n’est pas raisonnable parce qu’elle n’est pas justifiée au regard des faits. L’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve centraux, notamment la déclaration de Mme Trigueros.

[10] Dans son évaluation de la preuve, la seule mention que l’agent fait des affirmations de Mme Trigueros au sujet des évènements menaçants de 2022 se trouve dans son analyse de la lettre d’un voisin. Le voisin a raconté qu’un paramilitaire du régime Ortega a mis un pistolet sur la tête de Mme Trigueros et a menacé de la tuer si elle ne quittait pas le pays. L’agent a noté que Mme Trigueros a raconté une histoire semblable, et que dans son récit à elle, le voisin n’était pas présent. L’agent a donc conclu qu’il y avait peu de preuve pour établir que le voisin a été témoin de cet évènement. Cela dit, l’agent n’a pas analysé ni remis en question le récit de Mme Trigueros.

[11] À mon avis, la conclusion de l’agent selon laquelle Mme Trigueros « n’a pas fourni suffisamment de preuves pour démontrer que son implication dans ces organisations a fait d’elle une cible du régime gouvernemental actuel » n’est simplement pas justifiée au regard du fait que l’agent a accepté qu’elle a été menacée avec un pistolet à deux reprises par des agents du gouvernement qui ont spécifiquement fait référence à ses activités politiques. En présumant que l’agent n’a pas douté de la crédibilité de Mme Trigueros, et donc que ces évènements se sont déroulés comme décrit, il est impossible de conclure qu’elle n’était pas une cible du régime gouvernemental, surtout sans fournir aucune analyse ou explication à cet égard. Les évènements qui démontrent clairement qu’elle a été ciblée ont été acceptés. L’intérêt du gouvernement étant ainsi établi, le manque de détails quant aux manifestations et aux autres activités qui ont soulevé cet intérêt n’est que périphérique par rapport à la question centrale du risque auquel Mme Trigueros ferait face advenant son retour au Nicaragua.

[12] À cet égard, je ne peux pas souscrire à l’argument du Ministre présenté lors de l’audience selon lequel la déclaration de Mme Trigueros ne contient que des allégations et non de la preuve. Sa déclaration constitue son témoignage au sujet des évènements, fondée sur ses expériences et ses souvenirs.

[13] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. Le refus de la demande d’ERAR de Mme Trigueros est infirmé et sa demande est renvoyée à un autre agent pour une nouvelle décision.

[14] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑8392-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision datée du 15 mai 2023, rejetant la demande d’examen des risques avant renvoi d’Ofelia Salome Trigueros Juarez, est infirmée et cette demande est renvoyée à un autre agent pour une nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8392-23

 

INTITULÉ :

OFELIA SALOME TRIGUEROS JUAREZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JUiLLET 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 décembre 2024

 

COMPARUTIONS :

Manuel Antonio Centurion

 

Pour LE DEMANDEResse

 

Sherry Rafai Far

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Manuel Antonio Centurion

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour lE DEMANDEResse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

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