Dossier : T-2293-12
Référence : 2024 CF 1921
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2024
En présence de madame la juge Strickland
ENTRE :
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PARADIS HONEY LTD., HONEYBEE ENTERPRISES LTD. ET ROCKLAKE APIARIES LTD.
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demanderesses
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et
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SA MAJESTÉ LE ROI, représenté par LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE, et L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS
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défendeurs
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JUGEMENT ET MOTIFS
Table des matières
iii. Autorisation du recours collectif
B. Exposé conjoint partiel des faits
D. Contestation par les demanderesses de la qualité de témoin expert de M. Winston
iii. Document de référence relatif à l’importation
A. Santé et maladie des abeilles domestiques
ii. Loque américaine et loque américaine résistante
iii. Petit coléoptère des ruches
B. Modèles de gestion des abeilles domestiques
A. Fermeture de la frontière en 1987
B. Évaluation des risques de 2003
D. Évaluation des risques de 2013
A. Principes généraux – Critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
i. Première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
ii. Deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
B. Première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
i. Les obligations de diligence invoquées sont‑elles nouvelles?
a) Question préliminaire – Conclusions tirées dans l’arrêt Paradis CAF
b) Le régime légal permet‑il ou non de conclure à l’existence d’un lien de proximité?
c) Aucune obligation positive de proposer des options d’atténuation des risques
d) Existait‑il un lien étroit et direct?
(i) Rapports avec les défendeurs
(ii) La preuve des demanderesses
(iii) Observations préliminaires
(iv) Nature des communications avec les demanderesses
(v) ACPA et apiculteurs provinciaux
(viii) Absence d’engagement à examiner chaque année la santé des abeilles provenant des É.-U.
(ix) Interactions avec le CCM et confiance dans celui-ci
(x) Jurisprudence concernant la consultation du secteur
(xi) Conclusion sur les interactions
e) Conclusion – Première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
C. Deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
c) Quelle est la décision ou la conduite en cause?
ii. Décision de politique ou décision opérationnelle?
b) Application des facteurs énoncés dans l’arrêt Marchi
c) Conclusion sur les facteurs énoncés dans l’arrêt Marchi
iii. Autres considérations de politique résiduelles
e) Conclusion sur les considérations de politique résiduelles
iv. Deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper – conclusion
A. Quelle est la norme de diligence?
B. Manquements allégués à la norme de diligence
i. Maintien et exécution du régime réglementaire
a) L’Accord SPS et le Code de l’OIE ne créent pas de droits ou d’obligations issus du droit privé
(i) Recevabilité du témoignage du Dr Zagmutt au sujet du droit international
b) L’Accord SPS et le Code de l’OIE définissent la norme de diligence
c) Les parties applicables de l’Accord SPS, du Code de l’OIE et du Protocole de l’ACIA
C. Y a-t-il eu manquement à la norme de diligence?
i. Question préliminaire – évaluation des risques et analyse des risques
ii. Évaluation des risques de 2003
iii. Évaluation des risques de 2013
iv. Atténuation des risques à la suite d’une évaluation des risques
c) Réduction du risque – séparation des reines
E. Examen approprié des dangers
F. Conclusion sur la norme de diligence
Question commune no 3 – Une perte récupérable ou un préjudice indemnisable a-t-il été subi?
C. Application du critère dit du « facteur déterminant »
i. Commentaire préliminaire – assertions et éléments de preuve pertinents
c) Témoignage des experts en santé des abeilles sur la migration, le zonage et la certification
d) Importance de l’apiculture nomade aux É.-U.
e) Importation de reines du Nord de la Californie – certification et zonage obligatoires
(i) Applicabilité des conditions à [traduction] « l’ensemble des ruchers »
(ii) Avis du Dr Zagmutt selon lequel des mesures d’atténuation étaient possibles
g) Atténuation de risques précis
(i) Petit coléoptère des ruches
(iii) Loque américaine résistante
(v) Conclusion – options d’atténuation visant les dangers identifiés
(vi) Preuve sur la modification du niveau de risque
h) Exigences de certification et collaboration du Service d’inspection des É.‑U.
i) Conclusion sur le lien de causalité factuel
j) Lien de causalité juridique
a) Résumé de la preuve d’expert en matière financière
(iii) Rapport de M. Sumner déposé en réponse
b) Question préliminaire – le poids à accorder à la preuve d’expert
(i) Indépendance de M. Nickerson
(ii) Fiabilité de la preuve de M. Sumner
d) Hypothèses mises en doute ‒ productivité comparée
(i) Productivité des paquets en provenance de la Nouvelle-Zélande
(ii) Analyse de la productivité
e) Conclusion sur la preuve de perte financière
f) Non-respect des obligations prévues par l’OIE
A. Point préliminaire – abandon de la thèse fondée sur l’article 8
ii. La notion de faute dans l’exercice d’une charge publique ne s’applique pas
D. Prétentions quant à la mauvaise foi
i. Pouvoir légal d’envisager l’abeille africanisée dans les Évaluations des risques
ii. Atténuation des risques ‒ Évaluation des risques de 2013
iv. Délégation par l’ACIA au Conseil canadien du miel
Résumé
[1] Les demanderesses, des apiculteurs commerciaux, sollicitent des dommages-intérêts dans le cadre du présent recours collectif en leur nom et au nom des autres membres du groupe. Selon elles, le préjudice financier qu’elles ont subi découle de la négligence des défendeurs, qui ont interdit l’importation de paquets d’abeilles vivantes en provenance de la partie continentale des États-Unis [É.-U.] après 2006. La Cour était appelée à statuer sur cinq questions communes à l’audience sur les questions communes.
[2] Grosso modo, le présent recours concerne le maintien ou l’exécution de ce qui est décrit dans la première question commune comme une interdiction de fait relative à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Plus précisément, il porte sur deux évaluations visant à identifier les risques découlant de l’importation de ces produits, à savoir : l’Évaluation des risques associés aux abeilles domestiques en provenance des États-Unis [Risk Assessment on Honey Bees from the United States], datée du 10 octobre 2003 [l’Évaluation des risques de 2003], et l’Évaluation des risques associés à l’importation de paquets d’abeilles domestiques (Apis mellifera) en provenance des États-Unis, de janvier 2014 [l’Évaluation des risques de 2013], ci-après les Évaluations des risques.
[3] La première question commune appelle la Cour à se demander si les défendeurs, ou l’un d’eux, ont à l’égard du groupe proposé une obligation de diligence consistant à ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait, notamment une obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques. Il s’agit pour la Cour de décider s’il y a lieu d’imposer aux défendeurs une obligation de diligence de droit privé, à la lumière de l’analyse que commande le critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper (Anns v Merton London Borough Council, [1978] AC 728 [Anns]; Cooper c Hobart, 2001 CSC 79 [Cooper]).
[4] Suivant cette analyse, il faut d’abord se demander si les obligations de diligence invoquées par les demanderesses sont nouvelles ou si les rapports entre les parties ressortissent à une catégorie établie ou y sont analogues. En l’espèce, j’estime que les deux obligations invoquées - à savoir l’obligation de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction d’importation et l’obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques - sont nouvelles (même si, selon moi, la première englobe la seconde dans les faits). Par conséquent, une analyse suivant le critère en deux étapes énoncé dans les arrêts Anns/Cooper s’impose.
[5] La première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper concerne la prévisibilité et la proximité. Au regard de la preuve, et même si les défendeurs n’en ont guère traité, je suis d’avis que les défendeurs pouvaient raisonnablement prévoir que le maintien de l’interdiction d’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. était susceptible d’avoir pour certains apiculteurs commerciaux, dont des membres du groupe, des répercussions financières défavorables en raison des coûts supérieurs d’importation en provenance d’autres pays et des coûts d’hivernage. Toutefois, la prévisibilité ne suffit pas lorsqu’il s’agit de décider s’il y a une obligation de diligence à l’égard du groupe. Il faut également conclure à l’existence d’un lien de proximité. À cet égard, j’estime en l’espèce que le régime légal - la Loi sur la santé des animaux, LC 1990, c 21 [la LSA], et le Règlement sur la santé des animaux, CRC, c 296 [le RSA], - ne crée pas d’obligation de diligence issue du droit privé envers les demanderesses, voire y fait implicitement obstacle. Même à supposer que ce ne soit pas le cas, les communications et les rapports entre l’Agence canadienne d’inspection des aliments [l’ACIA] et le groupe relèvent du rôle de l’organisme de réglementation et n’emportent pas d’obligation de diligence de droit privé visant à protéger les intérêts financiers du groupe en ce qui a trait à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Comme elles n’ont pas démontré de lien de proximité, les demanderesses ne se sont pas acquittées de leur fardeau d’établir l’existence d’une obligation de diligence prima facie.
[6] Pour cette seule raison, les demanderesses sont déboutées. Comme elles n’ont pas démontré l’existence d’un lien de proximité entre le groupe et les défendeurs, il ne saurait y avoir d’obligation de diligence et, partant, de négligence (Taylor v Canada, 2020 ONSC 1192, au para 594 [Taylor 2020]). À défaut d’une obligation de diligence, il n’y a pas lieu de se demander si d’autres considérations de politique générale peuvent « supplanter »
une telle obligation (Fullowka c Pinkerton’s of Canada Ltd, 2010 CSC 5, au para 57 [Fullowka]). Il s’agit de la question déterminante dans la présente instance.
[7] Par conséquent, point n’est besoin de poursuivre l’analyse.
[8] Toutefois, vu le temps et les efforts consacrés au procès, et au cas où j’aurais fait erreur, j’examine également la deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper.
[9] À la deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper, le tribunal est appelé à décider s’il existe des considérations de politique générale, outre la relation entre les parties, susceptibles de faire obstacle à l’imposition d’une obligation de diligence. En l’espèce, je suis d’avis que, si l’analyse effectuée à la deuxième étape avait révélé l’existence d’une obligation de diligence prima facie, il faudrait l’écarter sur le fondement de plusieurs considérations de politique générale. Plus précisément, les décisions relatives au maintien ou à l’exécution de l’interdiction quant à l’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. s’inscrivent dans le cadre des mesures prises par l’ACIA pour protéger la santé animale. Comme elles concernent des politiques, elles échappent à toute action en justice. À supposer que ce ne soit pas le cas, d’autres considérations de politique générale - les conflits qui opposent l’obligation de droit public de l’ACIA et l’obligation de droit privé proposée, qui consiste à protéger les intérêts financiers des apiculteurs commerciaux, ainsi que les réserves quant à la reconnaissance d’une obligation indéterminée et à la possibilité d’un effet paralysant sur les consultations administratives - auraient pour effet d’écarter l’obligation. À mon avis, dans les circonstances, il n’y a pas d’obligation distincte quant à la proposition d’options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques. Or, même s’il y en avait, elle tomberait sous le coup de ces autres considérations de politique générale.
[10] La deuxième question commune appelle la Cour à se demander si les défendeurs, ou l’un d’eux, ont manqué à la norme de diligence nécessaire. À mon avis, en l’espèce, la norme applicable est celle d’un organisme de réglementation raisonnable dans une situation semblable.
[11] Il faut tenir compte de plusieurs documents et regroupements dans cette analyse. L’Organisation mondiale du commerce [l’OMC] a été constituée par l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, le 15 avril 1994, 1867 RTNU 3 (entré en vigueur le 1er juin 1995) [l’Accord instituant l’OMC]]. En annexe à l’Accord instituant l’OMC figure l’Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires [l’Accord SPS]. L’Organisation mondiale de la santé animale [l’OMSA] est un autre organisme important dans l’analyse. Elle fait suite à l’Office international des épizooties [l’OIE], et c’est l’appellation qui figure dans les présents motifs. Elle publie le Code sanitaire pour les animaux terrestres, ou Code terrestre, anciennement connu sous le titre de Code de l’OIE. Dans les présents motifs, on renvoie au Code de l’OIE.
[12] Les demandeurs affirment que l’Accord SPS et le Code de l’OIE établissent la norme de diligence à laquelle les défendeurs sont assujettis. Or, à mon avis, ces sources ne permettent pas de fonder, pour l’ACIA, une obligation de diligence de droit privé envers les demanderesses ou, pour les défendeurs, une norme de diligence à l’égard des demanderesses. Comme il ressort de leur libellé, ces documents intéressent le commerce international entre les États membres, ainsi que les différends commerciaux qui opposent les États membres. En l’espèce, rien ne démontre l’existence d’un différend commercial entre les É.‑U. et le Canada sur l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. En outre, à mon avis, il ressort clairement de la décision Pfizer Inc c Canada (1re inst), [1999] 4 CF 441, 1999 CanLII 8291, conf par Pfizer Inc c Canada, 1999 CanLII 8952 (CAF) [Pfizer] que la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce [la Loi sur l’OMC], LC 1994, c 47, fait obstacle à l’imposition d’une obligation de diligence de droit privé fondée sur l’Accord instituant l’OMC. Par conséquent, l’Accord SPS, qui fait partie de l’Accord instituant l’OMC, ne saurait non plus fonder une obligation de diligence de droit privé quant à la proposition d’options d’atténuation des risques. Comme il n’y a pas d’obligation de diligence de droit privé et comme l’Accord SPS et le Code de l’OIE ne sont pas opposables aux parties (qui ne sont pas des États membres de l’OMC), les normes d’évaluation des risques qui sont prévues par ces documents ne sont pas applicables à l’ACIA. Ainsi, elle n’est pas tenue, en droit, de tenir compte des normes de l’OIE comme le prévoit l’article 5.1 de l’Accord SPS. L’argument des demanderesses selon lequel le Code de l’OIE établit les normes de diligence et les défendeurs ont manqué à ces normes en ne proposant pas d’options d’atténuation des risques, ce qui a rendu les Évaluations des risques [traduction] « invalides »
, ne saurait donc être retenu.
[13] Toutefois, l’Accord SPS et le Code de l’OIE permettent de définir la norme de diligence, et ce même s’ils ne sont pas opposables aux parties. Il en est ainsi parce que la procédure d’analyse des risques, qui englobe l’évaluation des risques, décrite dans l’Accord SPS et le Code de l’OIE, indique les pratiques exemplaires et est reproduite dans le Protocole de l’ACIA (les versions de 2001, 2005 et 2009 sont au dossier). Dès lors, ces sources éclairent la norme de diligence.
[14] Pour qu’il soit satisfait à la norme de diligence, les gestionnaires de risque de l’ACIA, dans leur rôle d’organisme de réglementation raisonnable, étaient tenus de déterminer, dans la foulée des Évaluations des risques, s’il existait des options d’atténuation des risques. Il n’était pas forcément nécessaire, pour ce faire, de refaire les Évaluations des risques en bonne et due forme. Or, quant à l’Évaluation des risques de 2003, le dossier n’établit pas que les gestionnaires de risque aient effectivement envisagé des options d’atténuation des risques relativement à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. ou qu’ils aient fait quoi que ce soit pour confirmer que la certification n’était pas possible ou que le zonage n’était pas réaliste. Par conséquent, je suis d’avis que les actes des défendeurs ne satisfaisaient pas à la norme de l’organisme de réglementation raisonnable à l’égard de l’Évaluation des risques de 2003. Toutefois, la preuve établit que les défendeurs ont respecté la norme de diligence en ce qui a trait à l’Évaluation des risques de 2013. La Dre Connie Rajzman, une gestionnaire de risque au sein de l’ACIA, a tenté de cerner des options d’atténuation des risques (la première étape de l’évaluation des options). Selon elle, aucune n’est ressortie, ni de l’ACIA, ni des apiculteurs provinciaux, qui avaient été expressément consultés à cet égard.
[15] La troisième question commune appelle la Cour à se demander si une perte récupérable ou un préjudice indemnisable a été subi (par suite du manquement à la norme de diligence). Il faut, dans le cadre de cette analyse, démontrer tant un lien de causalité factuelle, au moyen du critère du « facteur déterminant »
, qu’un lien de causalité juridique.
[16] Je suis d’avis qu’un lien de causalité en droit a été établi. En effet, la nature des pertes alléguées par les apiculteurs, soit le préjudice, est précisément le genre de pertes qui était prévisible, à savoir une perte financière découlant de l’impossibilité de se procurer des paquets en provenance des É.‑U.
[17] Quant au lien de causalité dans les faits, les demanderesses affirment qu’il s’agit d’un lien de causalité général, et non spécifique. La question à poser est de savoir si la négligence est susceptible d’avoir causé le préjudice allégué (sur le fondement de l’arrêt Levac v James, 2023 ONCA 73 [Levac] et du jugement Wise v Abbott Laboratories, Limited, 2016 ONSC 7275 [Wise]), plutôt que de savoir si le préjudice s’était concrétisé. Or, s’il est possible, dans des affaires complexes, de distinguer le lien de causalité général du lien de causalité spécifique, j’estime qu’il ne convient pas de procéder ainsi en l’espèce. Dans les circonstances, la possibilité pour la négligence reprochée d’avoir causé les pertes alléguées ne nécessite pas qu’une preuve d’expert scientifique compliquée soit produite ou que des inférences soient tirées. La question commune, telle qu’elle est libellée, ne fait pas la différence.
[18] Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que, pour démontrer le lien de causalité, les demanderesses doivent établir : primo, que le groupe aurait pu importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. si l’ACIA avait procédé à l’évaluation des demandes de permis au cas par cas ou si des options d’atténuation des risques avaient été proposées dans les Évaluations des risques; secundo, que les paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. auraient constitué une solution plus économique et productive pour remplacer les pertes hivernales que d’autres solutions.
[19] Selon moi, les demanderesses n’ont pu établir que, n’eût été la négligence des défendeurs, elles auraient été autorisées à importer les paquets en provenance des É.‑U. Tout particulièrement, il ressort de la preuve d’expert que les conditions applicables à l’importation de reines en provenance des É.‑U. à l’époque de l’Évaluation des risques de 2003 n’étaient pas applicables à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. ou n’auraient pas convenu. Au vu de la preuve, je conclus que d’autres conditions n’étaient pas non plus applicables.
[20] À l’appui de leurs arguments respectifs, les parties ont cité des témoins experts en économie. Les demanderesses ont produit la preuve de M. Daniel Sumner, et les défendeurs, celle de M. Peter Nickerson. Dans leurs observations finales, les demanderesses ont mis en doute l’indépendance de M. Nickerson et l’ont accusé de partialité. Je rejette pareille thèse.
[21] Les défendeurs ont mis en doute la fiabilité du témoignage de M. Sumner. Il a formulé un modèle mathématique complexe visant à calculer les pertes financières subies par les apiculteurs, mais les paramètres qu’il a employés étaient fondés sur son propre jugement plutôt que sur de véritables données. Les experts convenaient toutefois de l’inexistence des données pertinentes. Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que le manque de fiabilité des données de M. Sumner aurait été susceptible de nuire à la valeur probante de son témoignage s’il y avait eu une audience pour déterminer les dommages-intérêts. Toutefois, je ne suis pas convaincue que la conclusion globale de M. Sumner, à savoir que les apiculteurs commerciaux canadiens ont subi des pertes financières causées par l’interdiction d’importation, était dépourvue de toute valeur probante.
[22] La quatrième question commune appelle la Cour à se demander si les articles 3, 8 ou 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50 [la LRCECA], confèrent une immunité aux défendeurs ou à l’un d’eux ou limitent par ailleurs leur responsabilité. Les défendeurs, dans leurs observations finales, ont indiqué qu’ils n’invoquaient plus l’article 8. À mon avis, les articles 3 et 10 de la LRCECA ne confèrent aucune immunité, mais habilitent plutôt les demanderesses à poursuivre l’État. L’État peut être tenu responsable des délits civils commis par ses préposés. L’ACIA est un préposé de l’État au sens de la LRCECA, et l’État est donc responsable de la négligence du fait de l’ACIA.
[23] La cinquième question commune appelle la Cour à se demander si l’article 50.1 de la LSA vient limiter la responsabilité de l’ACIA à l’égard des actes ou omissions de son fait après le 27 février 2015. L’article 50.1 confère une immunité pour les faits accomplis de bonne foi. Aucun critère particulier ne permet de déterminer en quoi consiste la bonne foi, mais la jurisprudence expose les considérations dont il faut tenir compte dans l’analyse. Je suis d’avis que le rôle de l’ACIA sous le régime de la LSA et du RSA consiste à protéger la santé des animaux et des humains. Selon moi, la preuve ne permet pas de conclure que les défendeurs ont agi dans un but étranger à ce rôle ni qu’ils ont fait preuve d’insouciance ou d’imprudence grave au regard de ce rôle. À la lumière de la jurisprudence qui intéresse l’analyse de la mauvaise foi et à la lumière du dossier, je conclus que les défendeurs n’ont pas agi de mauvaise foi, ni en général ni à l’égard des prétentions précises des demanderesses.
[24] Par conséquent, les demanderesses sont déboutées.
Questions de procédure
A. Historique de l’affaire
[25] La présente action a un long historique procédural dont les détails n’ont en grande partie pas besoin d’être exposés dans la présente décision. Je résume plus loin les étapes et décisions antérieures qui sont pertinentes ou qui apportent du contexte à mes motifs.
i. Déclaration
[26] La présente action a été lancée par le dépôt d’une déclaration, le 28 décembre 2012. Une version définitive de la déclaration modifiée de nouveau a été déposée le 6 avril 2017, après l’autorisation de la présente instance comme recours collectif.
ii. Requête en radiation
[27] Le 8 novembre 2013, les défendeurs ont déposé une requête en radiation de la déclaration, au motif qu’elle ne révélait aucune cause d’action valable. Notre Cour a accueilli cette requête (Paradis Honey Ltd c Canada (Procureur général), 2014 CF 215). La Cour d’appel fédérale, devant laquelle les demanderesses avaient interjeté appel, a annulé la décision du juge saisi de la requête radiant l’action et a autorisé la poursuite de l’instance (Paradis Honey Ltd c Canada (Procureur général), 2015 CAF 89 [Paradis CAF]). La demande d’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada a été rejetée le 29 octobre 2015 (Canada c Paradis Honey Ltd, [2015] CSCR no 227). Comme je l’explique plus loin, les demanderesses affirment que certaines des conclusions tirées par la Cour d’appel fédérale dans son jugement annulant la décision relative à la requête en radiation sont pertinentes ou contraignantes pour notre Cour.
iii. Autorisation du recours collectif
[28] Dans les motifs de sa décision du 17 février 2017, le juge Manson a autorisé la présente instance comme recours collectif (Paradis Honey Ltd c Canada, 2017 CF 199 [la décision relative à l’autorisation]). Le juge Manson a également autorisé la modification que suggéraient d’apporter les demanderesses à la définition du groupe proposé. Le groupe a donc été défini ainsi : [traduction] « Toutes les personnes au Canada qui maintiennent ou qui ont maintenu plus de 50 colonies d’abeilles à un moment donné à des fins commerciales depuis le 31 décembre 2006. »
iv. Questions communes
[29] Dans la décision relative à l’autorisation, le juge Manson a également conclu qu’il était approprié de certifier les neuf questions communes proposées par les demanderesses, en notant que l’article 334.19 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles] permet la modification d’une ordonnance d’autorisation (aux para 70, 89). Ces questions étaient les suivantes :
- Les défendeurs, ou l’un d’eux, ont‑ils à l’égard du groupe proposé une obligation de diligence consistant à ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait?
- Les défendeurs, ou l’un d’eux, ont‑ils manqué à la norme de diligence nécessaire?
- Une perte récupérable ou un préjudice indemnisable a‑t‑il été subi?
- Quel est le montant des dommages‑intérêts qu’il convient d’attribuer, y compris :
a)est‑il possible d’accorder des dommages‑intérêts globaux et, le cas échéant, quels en sont le fondement et le montant;
b)quels sont les critères à appliquer pour répartir les dommages‑intérêts globaux entre les membres du groupe proposé;
c)subsidiairement, si des dommages‑intérêts individuels sont adjugés, quel est le cadre ou quelle est la formule qui permet de les calculer?
- Peut‑on dire que la cause d’action
« n’est pas survenue dans une province »
, comme le prévoit le paragraphe 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, de sorte que le délai de prescription applicable correspond à six ans à partir du moment où la cause d’action est survenue? - Les articles 3, 8 ou 10 de la LRCECA confèrent‑ils aux défendeurs ou à l’un d’eux une immunité ou limitent‑ils par ailleurs la responsabilité des défendeurs?
- Les actes ou les omissions des défendeurs, tel qu’il est allégué dans l’action, relèvent‑ils de la souveraineté et de la prérogative de la Couronne, de sorte que les défendeurs n’ont aucune responsabilité civile?
- Les actes ou les omissions des défendeurs constituent‑ils des mesures administratives abusives, les préjudices desquelles ils devraient être tenus responsables?
- Dans l’affirmative, quel est le montant des dommages‑intérêts qu’il convient d’attribuer, y compris :
a)est‑il possible d’accorder des dommages‑intérêts globaux et, le cas échéant, quels en sont le fondement et le montant;
b)quels sont les critères à appliquer pour répartir les dommages‑intérêts globaux entre les membres du groupe proposé;
c)subsidiairement, si des dommages‑intérêts individuels sont adjugés, quel est le cadre ou quelle est la formule qui permet de les calculer?
[30] Cependant, peu de temps avant le début du procès, tel qu’il a été demandé par les demanderesses et qu’il a été consenti par les défendeurs, le juge responsable de la gestion de l’instance, par une ordonnance datée du 15 août 2023, a statué que les questions communes à trancher lors de l’audience sur les questions communes étaient les suivantes :
- Les défendeurs, ou l’un d’eux, ont‑ils à l’égard du groupe proposé une obligation de diligence consistant à ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait, notamment une obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013?
- Les défendeurs, ou l’un d’eux, ont‑ils manqué à la norme de diligence nécessaire?
- Une perte récupérable ou un préjudice indemnisable a‑t‑il été subi?
- Les articles 3, 8 ou 10 de la LRCECA confèrent‑ils aux défendeurs ou à l’un d’eux une immunité ou limitent‑ils par ailleurs la responsabilité des défendeurs?
- L’article 50.1 de la Loi sur la santé des animaux, LC 1990, c 21, vient‑il limiter la responsabilité de l’ACIA à l’égard des actes ou omissions de son fait après le 27 février 2015?
[31] Il n’est pas contesté que ces cinq questions sont les seules questions communes que notre Cour est maintenant appelée à trancher. L’ordonnance du 15 août 2023 se trouve à l’onglet 25 du dossier.
v. Les « assertions »
[32] Dans une lettre adressée aux avocats des défendeurs, le 17 octobre 2023, les avocats des demanderesses indiquent qu’ils ont présenté leur mémoire des faits et du droit (observations écrites préliminaires) et que le but de leur lettre est de préciser les questions en litige et de réduire le nombre de témoignages nécessaires étant donné l’échéancier très serré.
[33] Tel qu’ils l’ont mentionné dans leur mémoire des faits et du droit, les avocats des demanderesses affirment que la question fondée sur l’obligation de diligence qu’elles soulevaient par rapport aux Évaluations des risques de 2003 et de 2013 se limitait à celle de savoir s’il fallait proposer des options d’atténuation des risques et les analyser dans ces évaluations des risques. Si les témoignages des témoins du Canada, en particulier de la Dre James, de la Dre Rajzman, du Dr Alexander, de Mme Rheault et de M. Pernal, devaient porter sur le caractère adéquat des autres éléments des deux Évaluations des risques (p. ex. l’identification des risques applicables), les avocats des demanderesses ont fait valoir que ces témoignages n’étaient pas pertinents quant aux questions communes. Voici ce qu’ils ont fait valoir :
[traduction]
À cet égard, les demanderesses feront les assertions suivantes au début de l’audience :
- une personne raisonnable pourrait ne pas souscrire à l’évaluation des risques;
- les demanderesses et le groupe ne prennent pas position sur les conclusions énoncées dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013; leur contestation porte plutôt sur l’absence ou l’omission de certains éléments;
- la teneur des Évaluations des risques de 2003 et de 2013 n’est pas en litige, si ce n’est qu’elles ne proposent pas d’options d’atténuation des risques, ce qui constituerait un manquement à la norme de diligence.
[34] En ce qui a trait aux pratiques de gestion des abeilles domestiques, les avocats des demanderesses ont fait remarquer que le Canada avait l’intention de faire témoigner cinq apiculteurs qui, selon les sommaires des dépositions, devaient parler des pratiques de gestion des abeilles domestiques et de leurs expériences avec des colonies d’abeilles créées à partir de colonies divisées et de paquets d’abeilles importés (ces termes sont définis plus loin). Selon la lettre des avocats, les questions de savoir si les apiculteurs canadiens utilisent diverses pratiques de gestion des abeilles, ou s’ils ont obtenu des résultats différents lorsqu’ils ont créé des colonies d’abeilles à partir de colonies divisées et de paquets d’abeilles importés, ne sont pas contestées et ne sont pas pertinentes quant aux questions communes. Voici ce que les avocats des demanderesses ont fait valoir :
[traduction]
À cet égard, les demanderesses feront les assertions suivantes au début de l’audience :
• les membres du groupe utilisent diverses pratiques de gestion des abeilles domestiques, qui comprennent différentes techniques d’hivernage, de contrôle des maladies, d’évaluation de la vigueur des colonies et de reproduction;
• le choix que fait un membre du groupe de se spécialiser dans la fourniture de services de pollinisation ou de production de miel, ou les deux, peut avoir une incidence sur les pratiques de gestion des abeilles domestiques utilisées;
• les expériences des membres du groupe par rapport à la création de colonies d’abeilles domestiques à partir de colonies divisées et de paquets d’abeilles importés varient, notamment pour ce qui est des taux de réussite et des coûts.
[35] Les avocats des demanderesses ont affirmé qu’ils croyaient que le témoignage de la plupart des témoins mentionnés ci‑dessus et probablement de tous les apiculteurs exclus qui devaient témoigner deviendrait inutile par suite de ces assertions. Ils ont demandé aux avocats des défendeurs si, compte tenu de ces assertions, ils modifieront la liste de leurs témoins ou le moment de leur témoignage.
[36] Dans une deuxième lettre, datée du 27 octobre 2023, les avocats des demanderesses ont répondu à la lettre des avocats des défendeurs datée du même jour (cette lettre n’est pas au dossier). Les avocats des demanderesses ont fait valoir que la première et la deuxième assertions ne revenaient pas à admettre que les Évaluations des risques avaient été menées de manière raisonnable et que les demanderesses étaient d’avis qu’elles ne l’avaient pas été, car elles ne tenaient pas compte des mesures qui pouvaient être prises pour atténuer les dangers identifiés. Les avocats ont indiqué que les demanderesses ne soutiendraient pas que les Évaluations des risques comportaient d’autres omissions. En ce qui a trait à la première assertion, ils ont ajouté que les demanderesses ne contesteraient pas les opinions exprimées par les examinateurs canadiens – lesquelles portaient sur les Évaluations des risques et étaient destinées à l’agent de programme, qui était en droit de les prendre en compte – sauf si elles comprenaient des observations sur la question de l’atténuation des risques, qui demeure en litige. Les avocats des demanderesses ont également affirmé que les demanderesses feraient valoir que les défendeurs avaient fait preuve de négligence et avaient agi de mauvaise foi en continuant de s’appuyer sur l’Évaluation des risques de 2013 au cours des années qui ont suivi.
[37] Les avocats des demanderesses ont également soulevé ces assertions dans leur déclaration liminaire. Les deux lettres décrivant les assertions ont été admises en preuve comme pièce 1.
[38] Je note que des cinq apiculteurs exclus du recours qui devaient témoigner au procès, trois ont au bout du compte été appelés à la barre par les défendeurs.
B. Exposé conjoint partiel des faits
[39] Le 24 octobre 2023, les parties ont déposé à la Cour un exposé conjoint partiel des faits sur lequel elles s’appuient durant le procès. Une copie de ce document se trouve dans le dossier.
C. Entente des parties concernant le protocole à suivre pour l’admission de documents au procès et recueil conjoint de documents
[40] Avant le début du procès, les parties ont convenu du protocole à suivre pour faire admettre des documents au procès [le protocole], dont une copie figure au dossier. Conformément à ce protocole, pour faciliter l’utilisation des documents, simplifier la procédure et éviter, le cas échéant, les coûts et les délais associés à la convocation de témoins pour prouver l’authenticité ou la véracité de la teneur des documents pendant le procès, les parties ont convenu de déposer conjointement, au début du procès, un recueil conjoint de documents contenant tous les documents qu’elles acceptaient de faire admettre sans autre preuve, suivant les modalités du protocole. Selon le protocole, ce recueil conjoint de documents devait être consigné comme pièce 1 le premier jour du procès. Le dernier paragraphe du protocole indique qu’il est assujetti aux directives et aux décisions pouvant être formulées par la Cour.
[41] Bien que le protocole prévoie que tous les documents du recueil conjoint de documents soient déposés en une seule pièce, la Cour est d’avis que, d’un point de vue logistique, il est préférable de déposer chaque document comme pièce individuelle au moment de l’interrogatoire des témoins. Cette façon de faire a été approuvée par les avocats des demanderesses, puis adoptée. Or, plus tard pendant le procès, l’un des avocats des demanderesses a fait valoir que le recueil conjoint de documents devait être admis. Il a en outre affirmé que le recueil conjoint de documents ne devait pas constituer une seule pièce, comme le prévoit le protocole, et qu’il s’attendait à ce que chaque document qu’il contient soit déposé séparément et se voit attribuer un numéro de pièce distinct. Cependant, comme je l’ai alors souligné, telle n’était pas l’approche envisagée par le protocole convenu par les parties.
[42] Au bout du compte, j’ai conclu que chaque document devait encore être déposé en preuve comme pièce individuelle au moment des interrogatoires. De plus, le recueil conjoint de documents pouvait être déposé en une seule pièce conformément au protocole, comme l’envisageaient les parties. Ma conclusion est fondée sur l’affirmation des parties selon laquelle elles avaient convenu que tous les documents contenus dans le recueil conjoint de documents seraient déposés en preuve de cette manière, conformément aux modalités du protocole.
[43] Toutefois, j’ai avisé les avocats que, comme le recueil conjoint de documents renferme 1 664 documents, et, selon les avocats, compte environ 50 000 pages ou 28 volumes de documents, je m’attendais donc à ce que leurs témoins fassent référence aux documents que les parties jugeaient les plus importants pour étayer leurs thèses respectives. À cet égard, le processus suivi au procès est le processus habituel : au moment de l’interrogatoire d’un témoin, le document est déposé en preuve et se voit attribuer un numéro de pièce. Par ailleurs, bien que le recueil conjoint de documents puisse être déposé en une seule pièce, il incombait tout de même aux avocats de faire valoir leurs arguments. La Cour ne peut être tenue d’examiner, à l’issue de l’instance, les milliers de pages du recueil conjoint de documents auxquelles les témoins ne se sont pas référés dans le but de déterminer lesquels de ces documents peuvent être pertinents et importants pour étayer les différentes thèses exposées par les parties durant le procès.
[44] En d’autres termes, le recueil conjoint de documents ne saurait servir de dépotoir ni, dans l’éventualité d’un appel, justifier une chasse au trésor qui serait menée à la recherche d’éléments de preuve dont il n’a pas été fait mention au procès.
[45] Ainsi, il a été convenu que les parties indiquent dans leur exposé final quels documents du recueil conjoint de documents n’ayant pas été soulevé à l’interrogatoire et déposés en tant que pièces individuelles au procès doivent être cités en référence dans leur dossier, et telle est la conclusion à laquelle je parviens. Plus précisément, puisque chaque document a été versé dans la trousse de procès électroniques de la Cour (un système électronique de gestion des documents du procès) et s’est vu attribuer un numéro CF, les parties identifieront les documents à l’aide de leur numéro CF dans leurs observations écrites finales respectives et indiqueront de façon claire et explicite en quoi la référence à ces documents est importante; elles ne se contenteront pas de faire simplement référence à un document. Autrement dit, elles préciseront pourquoi elles s’appuient sur un document et en quoi celui‑ci satisfait aux conditions d’admissibilité du protocole. Les parties doivent également faire des renvois précis (numéro de lignes, de paragraphes, de pages), car bon nombre des documents sont volumineux.
[46] Nul besoin d’ajouter qu’il revient à la Cour de décider de l’admissibilité d’un document cité et du poids qui y est accordé (le cas échéant).
[47] Enfin, les parties ont conclu une entente en ce qui concerne le recueil conjoint de documents, laquelle entente confirme que, puisque le recueil conjoint de documents est trop volumineux pour être téléversé en une seule pièce dans la trousse de procès électroniques, l’entente sera déposée à sa place et formera la pièce 471. De plus, le recueil conjoint de documents est composé des documents CF00001 à CF01553, CF01724 à CF01845, CF01853 et CF01854, comme il est indiqué dans la trousse de procès électroniques.
D. Contestation par les demanderesses de la qualité de témoin expert de M. Winston
[48] Avant le début du procès, les avocats des demanderesses ont fait parvenir une lettre à la Cour, datée du 1er novembre 2023, dans laquelle ils mentionnaient que les demanderesses entendaient contester l’admissibilité des témoignages d’expert de M. Mark Winston et de M. Dewey Caron. Les défendeurs cherchaient à faire reconnaître M. Winston comme [traduction] « expert de la biologie et du comportement des abeilles domestiques (Apis mellifera), ainsi que des abeilles africanisées; des pratiques de gestion des abeilles domestiques; et des maladies, des organismes nuisibles, des parasites et des vecteurs touchant les abeilles domestiques, ce qui comprend leur transmission, leur propagation, leur distribution, leur prévalence et leur traitement ».
Les défendeurs cherchaient également à faire reconnaître M. Caron comme expert de l’apiculture américaine, de la santé des abeilles domestiques et des pratiques de gestion des abeilles domestiques (Apis mellifera).
[49] Dans leur lettre, les avocats précisaient que la contestation des demanderesses reposait sur le fait que M. Winston ne satisfait pas au quatrième volet du critère énoncé dans les arrêts R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 [Mohan] et White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co, 2015 CSC 23 [White Burgess], [traduction] « parce qu’il ne pourra pas rendre un témoignage juste, objectif et impartial ».
Ils indiquaient en outre que les témoignages attendus de MM. Winston et Caron sont contestés [traduction] « pour des raisons liées à la pertinence compte tenu de la portée des opinions exprimées dans leurs rapports et du recoupement de leurs points de vue ».
Les avocats des demanderesses mentionnaient également dans leur lettre qu’il serait prématuré d’exposer leurs arguments à l’appui de cette contestation avant le procès.
[50] Enfin, M. Winston devait témoigner le vendredi 1er décembre 2023. Ce n’est que le jeudi 30 novembre 2023, à 19 h 30, que les demanderesses ont présenté des observations écrites dans lesquelles elles détaillaient la contestation qu’elles entendaient soulever. Puisque les demanderesses n’avaient présenté aucune autre observation écrite, les défendeurs ont présenté des observations écrites anticipées au cours de la journée du jeudi.
[51] Les défendeurs ont cherché à faire reconnaître M. Winston comme témoin expert le matin du 1er décembre 2023. Les demanderesses ont contesté la qualité d’expert de ce témoin au moyen d’un voir‑dire. Des arguments ont ensuite été présentés.
[52] Il est regrettable que les demanderesses aient tardé à énoncer leur contestation, ce qui a placé la Cour dans une position difficile où elle était appelée à trancher immédiatement cette question pour ne pas être contrainte d’y consacrer du temps pendant le procès. Comme les demanderesses cherchaient à faire exclure la totalité du témoignage d’expert de M. Winston, il était d’autant plus important pour les défendeurs que la Cour se prononce sur cette question. Pour cette raison, j’ai ajourné l’audience et j’ai informé les parties que je leur ferais part de ma décision le lundi matin suivant. Le témoignage de M. Winston, s’il était jugé admissible, a été reporté au mardi.
[53] Après avoir entendu les observations orales et avoir lu les observations écrites, j’ai refusé d’exclure le témoignage d’expert de M. Winston. J’ai fait part de ma décision aux parties le lundi 4 décembre 2023 et je les ai informées que les motifs de celle‑ci seront énoncés dans la décision sur le fond. Voici donc ces motifs.
[54] Le critère à deux volets servant à déterminer l’admissibilité de la preuve d’expert est énoncé dans l’arrêt Mohan. Selon ce critère, la preuve d’expert est admissible dans les cas suivants :
- Lorsqu’elle satisfait aux conditions d’admissibilité suivantes :
a)la preuve est logiquement pertinente;
b)la preuve est nécessaire pour aider le juge des faits;
c)la preuve n’est pas assujettie à une règle d’exclusion;
d)l’expert est suffisamment qualifié et doit notamment être disposé et apte à s’acquitter de son obligation envers le tribunal de présenter une preuve qui soit :
impartiale,
indépendante,
objective;
e)Les témoignages fondés sur une théorie scientifique nouvelle ou contestée, ou sur une théorie scientifique utilisée à des fins nouvelles, reposent sur des principes scientifiques fiables;
- Le juge du procès, en jouant son rôle de gardien, établit que les avantages d’admettre la preuve l’emportent sur les risques en tenant compte des facteurs suivants :
a)la pertinence juridique,
b)la nécessité,
c)la fiabilité,
d)l’absence de parti pris.
[55] La preuve d’expert proposée est exclue si elle ne satisfait pas aux conditions d’admissibilité. Si elle satisfait aux conditions d’admissibilité, le juge du procès joue alors son rôle de gardien. Il doit être convaincu que les avantages d’admettre la preuve l’emportent sur les risques. Si le juge du procès en est convaincu, la preuve d’expert est admise; sinon, la preuve sera exclue même si elle satisfait aux conditions d’admissibilité (R v Abbey, 2017 ONCA 640 aux para 48‑49 [Abbey ONCA]).
[56] À titre préliminaire, je souligne que, pendant le voir‑dire, les avocats des demanderesses ont posé plusieurs questions qui semblaient avoir pour but de contester la qualité d’expert en santé des abeilles domestiques de M. Winston. Les avocats des défendeurs se sont opposés à ces questions, car les avocats des demanderesses avaient affirmé que la contestation des demanderesses à l’égard de l’admissibilité du rapport d’expert de M. Winston reposait non pas sur sa qualité d’expert en abeilles domestiques, mais plutôt sur son impartialité, son indépendance et son absence de parti pris. Au bout du compte, les avocats des demanderesses ont confirmé à la Cour que les demanderesses reconnaissaient la qualité d’expert en santé des abeilles domestiques de M. Winston.
i. Indépendance de M. Winston
[57] M. Winston a souscrit un affidavit dans lequel il attestait avoir lu le Code de déontologie régissant les témoins experts [le Code de déontologie] (art 52.2(1)c) et formule 52.2 des Règles), qui est joint comme pièce B à son affidavit, et a convenu d’être lié par ce code. Il a également indiqué dans son affidavit que l’opinion formulée dans son rapport d’expert (qui constitue la pièce A de son affidavit) et dans tous ses témoignages, le cas échéant, constitue une [traduction] « opinion d’expert objective fondée sur des données probantes ».
Il a confirmé qu’il comprend que, en tant qu’expert, il ne doit pas plaider le point de vue d’une partie.
[58] Lorsque les avocats des défendeurs l’ont interrogé, M. Winston a confirmé que, avant de signer son affidavit, il a lu les articles 1 et 2 du Code de déontologie, qui énoncent le devoir général qu’ont les témoins envers la Cour. Plus précisément, ces articles sont ainsi libellés :
1 Le témoin expert désigné pour produire un rapport qui sera présenté en preuve ou pour témoigner dans une instance a l’obligation primordiale d’aider la Cour avec impartialité quant aux questions qui relèvent de son domaine de compétence.
2 Cette obligation l’emporte sur toute autre qu’il a envers une partie à l’instance notamment envers la personne qui retient ses services. Le témoin expert se doit d’être indépendant et objectif. Il ne doit pas plaider le point de vue d’une partie.
[59] La contestation des demanderesses à l’égard de l’indépendance de M. Winston repose sur ses examens antérieurs d’une version préliminaire de l’Évaluation des risques de 2003 et de l’Évaluation des risques de 2013, ainsi que sur son appartenance au comité d’importation et de transport des abeilles de l’Association canadienne des professionnels de l’apiculture [le comité d’importation de l’ACPA], qui, selon les demanderesses, a [traduction] « recommandé [à l’ACIA] de maintenir la fermeture de la frontière ».
[60] Comme l’indique l’exposé conjoint partiel des faits, l’Évaluation des risques de 2003 a été préparée par la Dre James de l’ACIA. La Dre James a mis au point cinq versions de cette évaluation des risques. Elle a envoyé la deuxième version à trois tiers pour qu’ils l’examinent. Il s’agissait de M. Winston, de Mme Cynthia Scott‑Dupree, professeure à l’Université de Guelph, et de M. Don Dixon, apiculteur provincial du Manitoba. Ces tiers ont conjointement fait parvenir leurs commentaires à l’ACIA. La Dre James a révisé la deuxième version de l’évaluation, en partie pour donner suite aux commentaires reçus. Une troisième version de l’Évaluation des risques a été transmise au Conseil canadien du miel [le CCM], à l’ACPA et à un représentant de l’association des apiculteurs de l’Alberta. La Dre James a également reçu des commentaires des associations provinciales d’apiculteurs et de l’association des apiculteurs de l’Alberta. De nombreuses autres personnes ont examiné les versions préliminaires de l’Évaluation des risques de 2003 avant la production de sa version définitive le 10 octobre 2003.
[61] En ce qui a trait à l’Évaluation des risques de 2013, M. Winston a été sélectionné, avec deux autres personnes, pour examiner cette évaluation au nom des provinces du Manitoba et de l’Alberta.
[62] Les demanderesses affirment que M. Winston est incapable d’apporter une aide objective et impartiale à la Cour, et ce, pour deux raisons.
[63] Premièrement, M. Winston a formulé un [traduction] « avis »
à l’ACIA concernant l’Évaluation des risques de 2003 qui allait en grande partie dans le même sens que les conclusions de l’Agence et [traduction] « recommandait »
l’attribution d’un niveau de risque plus élevé à la loque américaine résistante, laquelle recommandation a été adoptée par l’ACIA dans la version définitive de l’Évaluation des risques. Dans leurs observations orales, les demanderesses ont ajouté que les opinions de M. Winston concernant les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 révélaient qu’il prônait le maintien de l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles domestiques en provenance des É.‑U.
[64] Deuxièmement, en tant que membre du comité d’importation de l’ACPA, M. Winston a conseillé à l’ACIA de maintenir la fermeture de la frontière entre le Canada et les É.‑U. à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Selon les demanderesses, la [traduction] « réputation professionnelle »
de M. Winston est en jeu, de sorte qu’il doit confirmer dans son témoignage les opinions qu’il a déjà exprimées; son témoignage n’est donc pas objectif et ne peut pas l’être (citant par analogie Kobilke v Jeffries, 2014 ONSC 1786).
[65] En ce qui concerne l’Évaluation des risques de 2003, je note que la Dre James a envoyé un courriel à M. Winston, le 29 janvier 2003, dans lequel elle mentionne qu’on lui a donné son nom en tant qu’expert des abeilles domestiques et du secteur de l’apiculture canadienne. Elle lui demande de passer en revue une version préliminaire de son évaluation des risques afin [traduction] « de garantir que les données scientifiques qui s’y trouvent sont claires et complètes et sont bien interprétées ».
Elle l’informe qu’elle a également demandé à Mme Cynthia Scott‑Dupree d’examiner le document. M. Winston a accepté et a proposé à la Dre James de demander à une personne au fait de la réglementation applicable, comme un apiculteur provincial, d’examiner lui aussi la version préliminaire de l’évaluation. Il a alors proposé M. Don Dixon, ancien président de l’ACPA et apiculteur provincial du Manitoba.
[66] Par la suite, les trois examinateurs ont produit collectivement leurs [traduction] « Commentaires sur l’évaluation des risques concernant les abeilles domestiques en provenance des États‑Unis »
. Dans ce document, les examinateurs ont formulé les observations suivantes :
[traduction]
Nous avons examiné la version de février 2003 de l’Évaluation des risques concernant l’importation d’abeilles au Canada et nos analyses indépendantes sont, à maints égards, similaires. Nous en arrivons à la conclusion que l’auteure du rapport sous‑estime les risques dans plusieurs domaines et nous jugeons que les conséquences possibles pour le secteur de l’apiculture canadienne sont plus importantes que celles décrites. Le rapport qui suit fait la synthèse de nos commentaires indépendants. Il peut donc être quelque peu répétitif, mais nous espérons qu’il met en lumière nos préoccupations communes.
[67] Dans leur rapport, les examinateurs indiquent que, dans l’ensemble, la lacune la plus importante de la version préliminaire de l’Évaluation des risques est que l’incidence de la loque américaine résistante a été sous‑estimée à tous les niveaux de l’évaluation. Ils expliquent ensuite pourquoi ils en sont arrivés à cette conclusion et affirment que le potentiel d’introduction et d’exposition présente un risque allant de modéré à élevé et que les conséquences et le risque global présentent un risque élevé. Les examinateurs ont également formulé plusieurs autres commentaires sur des pages de la version préliminaire de l’Évaluation des risques. En conclusion, les examinateurs mentionnent qu’ils ont apprécié l’occasion qui leur a été donnée de commenter le document et qu’ils seraient heureux de fournir des commentaires supplémentaires si cela s’avère utile à l’avenir.
[68] La Dre James a par la suite révisé le niveau de risque qu’elle avait attribué, dans la version de janvier 2003, au potentiel d’introduction (faible), au potentiel d’exposition (faible), aux conséquences (faible) et aux risques (négligeable) concernant la loque américaine résistante, le faisant passer, dans la version de mars 2003, à élevé (potentiel d’introduction et d’exposition), à modéré (conséquences) et à modéré (risques).
[69] Les demanderesses soulignent ce changement entre les deux versions et affirment que M. Winston [traduction] « recommandait »
donc l’attribution d’un niveau de risque plus élevé à la loque américaine résistante, laquelle recommandation a été adoptée dans la version définitive de l’Évaluation des risques de 2003. Il convient toutefois de noter que le sommaire des estimations du risque concernant la loque américaine résistante est pourtant différent dans la version définitive de l’Évaluation des risques de 2003 (produite le 10 octobre 2003). Il correspond à faible pour l’introduction, à modéré pour l’exposition, à modéré pour les conséquences et à faible pour l’estimation des risques. Je ne souscris pas non plus à l’argument selon lequel les commentaires conjoints des examinateurs donnent à penser que ces derniers [traduction] « recommandai[en]t »
une augmentation du niveau de risque attribué. Il est important de préciser que les examinateurs ont simplement fait ce qu’on leur avait demandé et ont formulé des commentaires étayés de justifications. Le rapport des examinateurs ne contient aucun commentaire ni aucun avis en ce qui a trait à l’ouverture ou à la fermeture de la frontière.
[70] En ce qui a trait à l’examen de l’Évaluation des risques de 2013, l’exposé conjoint partiel des faits indique qu’après l’Évaluation des risques de 2014 (2013), l’Alberta et le Manitoba ont retenu trois experts pour examiner cette évaluation de façon indépendante. Il s’agissait de M. Winston, de Kerry Clark et de Denis Anderson.
[71] Comme le font valoir les défendeurs, cet examen n’a pas donné lieu à la création de rapports avec l’ACIA. Il a été mené pour le compte de l’Alberta et du Manitoba.
[72] Toutefois, les demanderesses soutiennent que la conclusion à laquelle sont parvenus les experts à l’issue de cet examen appuie la thèse selon laquelle M. Winston prônait le maintien de la fermeture de la frontière et n’est pas capable de fournir une preuve indépendante à la Cour. Les demanderesses renvoient la Cour à la pièce 342, qui comprend un document préparé par M. Craig Stephen le 22 mai 2014 intitulé [traduction] « Rapport sommaire des examens par des tiers de l’Évaluation des risques concernant l’importation de paquets d’abeilles domestiques (Apis mellifera) en provenance des États‑Unis menée par l’Agence canadienne d’inspection des aliments ».
Les apiculteurs provinciaux de l’Alberta et du Manitoba ont fait appel à M. Stephen pour passer en revue les examens par des tiers de l’Évaluation des risques de 2013 qui ont été transmis à l’ACIA, et en faire la synthèse. Dans son rapport sommaire, M. Stephen précise qu’il n’était pas tenu d’effectuer un examen critique de l’Évaluation des risques de l’ACIA ni de confirmer les opinions des examinateurs. Il était plutôt appelé à résumer les points d’accord et de désaccord des examinateurs pour déterminer s’il y avait consensus et à analyser les incidences de l’ampleur de ce consensus. Il ne nomme pas les examinateurs. Dans son rapport sommaire, M. Stephen indique qu’aucun des examinateurs n’a rejeté l’argument de l’ACIA selon lequel il y a encore une forte probabilité d’introduire des maladies et des organismes nuisibles au Canada si l’on importe des paquets d’abeilles en provenance de la partie continentale des É.‑U. Il affirme en outre que tous les examinateurs ont accepté, à une petite différence près, le niveau qualitatif de risque attribué aux quatre dangers examinés. Selon lui, le processus suivi par l’ACIA est crédible et respecte les normes internationales.
[73] Les avocats des demanderesses ont fait remarquer à M. Winston que son opinion en 2013 était la même qu’en 2003, à savoir que la frontière devait rester fermée. Il a répondu qu’en 2013, lorsque les examinateurs ont préparé leur rapport pour les gouvernements du Manitoba et de l’Alberta, ils ont apprécié l’évaluation des risques, le niveau de risque et les données scientifiques sur lesquelles reposait l’estimation du risque. Il ne se souvient pas qu’on leur ait demandé d’exprimer directement leur opinion sur l’ouverture ou la fermeture de la frontière. De façon générale, le but de leur rapport était plutôt d’évaluer la qualité de l’Évaluation des risques de 2013 et non de formuler des recommandations ou des décisions. Lorsqu’on lui a demandé si son opinion – personnelle et professionnelle – en 2003 et en 2013 était que la frontière devait rester fermée, il a affirmé que, selon les informations dont il disposait à l’époque, il avait des réserves quant à la réouverture de la frontière.
[74] Les avocats des demanderesses ont ensuite demandé à M. Winston si sa réputation professionnelle serait ternie si la Cour concluait que son [traduction] « opinion »
en 2003 était « erronée »
. Il a répondu par la négative. Il a affirmé que, s’il avait commis un acte illégal, s’il avait délibérément omis de communiquer des renseignements ou s’il avait menti, sa réputation aurait alors pu s’en trouver ternie. Or, les examinateurs n’ont rien fait de tel. Ils se sont plutôt appuyés sur les renseignements disponibles à l’époque, ainsi que sur leurs connaissances et leur expertise collective, pour donner une opinion objective de façon consciencieuse. À titre d’exemple, il a souligné que leurs réputations auraient pu être ternies si, cinq ans plus tard, une nouvelle étude avait démontré que l’opinion des examinateurs était incorrecte, mais qu’ils avaient refusé de changer d’avis. Quoi qu’il en soit, il ne s’inquiétait pas pour sa réputation, car il avait fait preuve de ce qu’il espérait être une intégrité absolue. Lorsqu’on l’a interrogé, on lui a demandé s’il était en mesure d’aider la Cour avec impartialité à cet égard et d’être indépendant et objectif. Il a répondu par l’affirmative.
[75] Pour ce qui est de l’affiliation de M. Winston à des associations professionnelles, ce dernier a affirmé qu’il a été membre des sociétés d’entomologie des É.‑U., du Canada et de la Colombie‑Britannique, de même que de l’ACPA et de son homologue américain, l’American Association of Professional Apiculturists [l’AAPA], pendant presque toute sa carrière. Lors de son contre‑interrogatoire, il a mentionné qu’il était membre de l’ACPA depuis probablement 1980 ou 1981. En ce qui concerne la mention sur son curriculum vitæ indiquant qu’il était membre du comité d’importation de l’ACPA, il a déclaré qu’il avait cessé de faire partie de ce comité il y a 20 à 25 ans. Lorsque les avocats des demanderesses lui ont ensuite demandé de confirmer qu’il était membre de ce comité en 2003, il a répondu qu’il ne s’en souvenait pas, mais qu’il pensait que ce n’était pas le cas, car, avant 2003, il était président de l’ACPA et il ne croyait pas qu’il avait continué d’être membre de ce comité – ou de tout autre comité – pendant sa présidence. D’après son souvenir, aucun des comptes rendus du comité d’importation produits vers 2003 ne révélait qu’il appartenait à ce comité.
[76] Je note que les comptes rendus de l’ACPA pour 2003 indiquent que Rob Currie était président de l’Association à l’époque et que Doug McRory était à la tête du comité d’importation de l’ACPA. La liste des autres membres du comité figure également dans ces comptes rendus, et M. Winston n’en fait pas partie. Bien qu’il ne semble faire aucun doute que l’ACPA est formée de professionnels qui possèdent une expertise scientifique dans le domaine des abeilles domestiques et que l’ACPA fournit des avis scientifiques à l’ACIA lorsque cette dernière lui en fait la demande, les demanderesses n’ont pas établi que M. Winston, en tant que membre de l’ACPA ou du comité d’importation de l’ACPA, a fourni un avis à l’ACIA concernant l’importation d’abeilles.
[77] Comme la Cour suprême du Canada l’a déclaré dans l’arrêt White Burgess :
[48] Une fois que l’expert a produit cette attestation ou a déposé sous serment en ce sens, il incombe à la partie qui s’oppose à l’admission du témoignage de démontrer un motif réaliste de le juger inadmissible au motif que l’expert ne peut ou ne veut s’acquitter de son obligation. Si elle réussit, la charge de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a été satisfait à ce critère d’admissibilité incombe toujours à la partie qui entend présenter le témoignage. Si elle n’y parvient pas, le témoignage, ou les parties de celui‑ci qui sont viciées par un manque d’indépendance ou d’impartialité, devrait être exclu. Cette démarche est conforme à la règle générale du cadre établi dans l’arrêt Mohan, et généralement en droit de la preuve, selon laquelle il revient à la partie qui produit la preuve d’en établir l’admissibilité.
[49] Ce critère n’est pas particulièrement exigeant, et il sera probablement très rare que le témoignage de l’expert proposé soit jugé inadmissible au motif qu’il ne satisfait pas au critère. Le juge de première instance doit déterminer, compte tenu tant de la situation particulière de l’expert que de la teneur du témoignage proposé, si l’expert peut ou veut s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Par exemple, c’est la nature et le degré de l’intérêt ou des rapports qu’a l’expert avec l’instance ou une partie qui importent, et non leur simple existence : un intérêt ou un rapport quelconque ne rend pas d’emblée la preuve de l’expert proposé inadmissible. Dans la plupart des cas, l’existence d’une simple relation d’emploi entre l’expert et la partie qui le cite n’emporte pas l’inadmissibilité de la preuve. En revanche, un intérêt financier direct dans l’issue du litige suscite des préoccupations. Il en va ainsi des liens familiaux étroits avec une partie et des situations où l’expert proposé s’expose à une responsabilité professionnelle si le tribunal ne retient pas son opinion. De même, l’expert qui, dans sa déposition ou d’une autre manière, se fait le défenseur d’une partie ne peut ou ne veut manifestement pas s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Je tiens à souligner que la décision d’exclure le témoignage à la première étape de l’analyse pour non‑conformité aux critères d’admissibilité ne devrait être prise que dans les cas manifestes où l’expert proposé ne peut ou ne veut fournir une preuve juste, objective et impartiale. Dans les autres cas, le témoignage ne devrait pas être exclu d’office, et son admissibilité sera déterminée à l’issue d’une pondération globale du coût et des bénéfices de son admission.
[50] Comme nous l’avons vu en examinant la jurisprudence anglaise, la décision de permettre ou non à un expert de témoigner malgré son intérêt dans un litige ou son rapport avec celui‑ci dépend de leur importance et des faits. La notion d’apparence de parti pris n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer si le témoin expert pourra ou voudra s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Lorsque l’on se penche sur l’intérêt d’un expert ou sur ses rapports avec une partie, il ne s’agit pas de se demander si un observateur raisonnable penserait que l’expert est indépendant ou non; il s’agit plutôt de déterminer si la relation de l’expert avec une partie ou son intérêt fait en sorte qu’il ne peut ou ne veut s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal, en l’occurrence apporter au tribunal une aide juste, objective et impartiale.
[78] Ainsi, à l’étape de l’analyse de l’admissibilité, il revient aux demanderesses de démontrer un motif réaliste voulant que M. Winston ne puisse ou ne veuille s’acquitter de son obligation.
[79] À mon avis, les demanderesses ne se sont pas acquittées de ce fardeau. D’abord, elles n’ont pas établi que M. Winston [traduction] « recommandait »
le maintien de la fermeture de la frontière à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U., comme elles l’alléguaient. Le rôle de M. Winston consistait simplement à examiner et à commenter les Évaluations des risques en tant que tiers indépendant. Le fait que les examinateurs souscrivaient en grande partie aux évaluations ou, en ce qui concerne la version préliminaire de l’Évaluation des risques de 2003, qu’ils étaient d’avis qu’un niveau de risque plus élevé aurait dû être attribué à l’un des dangers identifiés ne démontre pas que M. Winston croit et continue de croire que la fermeture de la frontière à l’importation des abeilles en provenance des É.‑U. devait être maintenue et que son opinion n’est donc pas impartiale. Qui plus est, bien que, en 2003 et en 2013, M. Winston ait été d’avis, à titre personnel ou professionnel, que des inquiétudes concernant la santé des abeilles domestiques justifiaient le maintien de la fermeture de la frontière, tel n’était pas le sujet de ses commentaires. De plus, ses opinions étaient fondées sur les données scientifiques et les renseignements mis à sa disposition à l’époque. Ces éléments ne démontrent pas que M. Winston ne serait pas disposé ou apte à fournir un avis indépendant et impartial sur la santé des abeilles canadiennes au procès.
[80] En outre, comme l’a déclaré la Cour fédérale dans la décision AstraZeneca Canada c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2017 CF 142, « le fait de sous‑entendre que leurs opinions [d’expert] sont biaisées par leurs affiliations ou leurs travaux antérieurs ne tient la route que si une preuve convaincante est produite à cet égard »
(au para 72). Dans les circonstances, M. Winston n’était pas un ancien employé de l’ACIA et ses commentaires à titre de tiers indépendant ne portaient que sur les Évaluations des risques. Il n’y a aucune preuve convaincante – ou de preuve tout court – que ses opinions sont biaisées ou influencées par son rôle antérieur d’examinateur.
[81] À cet égard, je ne souscris pas non plus à l’idée que M. Winston était [traduction] « investi »
ou qu’il avait un intérêt personnel dans l’issue de l’action, et qu’il serait donc obligé de défendre les commentaires et les opinions qu’il avait précédemment exprimés. M. Winston est à la retraite et, comme il l’a bien expliqué, ses commentaires en qualité d’examinateur étaient fondés sur les données scientifiques et les renseignements dont il disposait à l’époque. Il a agi au mieux de ses connaissances et, même si des données scientifiques et des renseignements nouveaux et différents l’amenaient maintenant à tirer une autre conclusion, sa réputation ne s’en trouverait pas ternie et il ne serait pas obligé de défendre ses opinions antérieures.
[82] En bref, je conclus que la nature et l’ampleur du rôle de M. Winston dans l’examen des Évaluations des risques de 2003 et de 2013 ne l’ont pas empêché de s’acquitter de son obligation envers notre Cour. Il a satisfait aux critères régissant l’admissibilité de la preuve et aux exigences inhérentes au rôle de gardien que sont l’indépendance, l’impartialité et l’absence de parti pris.
[83] Je tranche tout nouveau doute quant à l’impartialité, à l’indépendance et à l’absence de parti pris de M. Winston, ou de tout autre expert témoignant au procès, s’il en est, en déterminant le poids qu’il convient d’accorder à cette preuve en la matière.
[84] En ce qui a trait au rôle de gardien et aux facteurs de la pertinence et de la nécessité, comme je le mentionne plus haut, les défendeurs cherchaient à faire reconnaître M. Winston comme [traduction] « expert de la biologie et du comportement des abeilles domestiques (Apis mellifera), ainsi que des abeilles africanisées; des pratiques de gestion des abeilles domestiques; et des maladies, des organismes nuisibles, des parasites et des vecteurs touchant les abeilles domestiques, ce qui comprend leur transmission, leur propagation, leur distribution, leur prévalence et leur traitement ».
[85] Il importe de souligner qu’une grande partie du rapport d’expert de M. Winston constitue une réponse au rapport de M. Pettis, témoin expert des demanderesses, qui avait déjà témoigné lorsque les demanderesses ont contesté l’admissibilité du rapport d’expert de M. Winston.
[86] M. Pettis avait été reconnu, en partie, comme étant qualifié [traduction] « à titre d’entomologiste pour fournir une preuve d’expert sur la santé et la gestion des abeilles domestiques au Canada et aux É.‑U. durant la période visée par le recours et, en particulier, sur les maladies examinées dans le cadre de l’évaluation des risques de l’ACIA ».
[87] Je note que, dans son affidavit, auquel est joint son rapport à titre de pièce, M. Winston indique qu’on lui avait demandé de répondre au rapport d’expert de M. Jeffery Pettis ainsi qu’à des questions précises concernant le rapport de M. Daniel Sumner. M. Sumner avait lui aussi déjà livré son témoignage au procès de la présente affaire lorsque les demanderesses ont contesté l’admissibilité du rapport d’expert de M. Winston. Dans son rapport d’expert comme tel, M. Winston donne un aperçu du secteur de l’apiculture canadienne avant de formuler des commentaires généraux et précis en réponse au rapport d’expert de M. Pettis, lesquels constituent la plus grande partie de son rapport. M. Winston répond également à des questions précises, dans la section [traduction] « Autres points »
, puis traite du rapport de M. Sumner.
[88] Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire qu’ils ont le droit de citer des experts qui donnent un point de vue canadien sur la santé et la gestion des abeilles domestiques en réponse à la preuve d’expert de M. Pettis et que M. Winston commente effectivement les opinions de ce dernier dans son rapport d’expert. À mon avis, la preuve de M. Winston est pertinente et nécessaire.
[89] En outre, comme l’ont souligné les défendeurs, le témoignage de M. Pettis au procès portait sur la production de reines et de paquets, l’apiculture de transhumance, ainsi que la présence, la répartition et la surveillance des abeilles africanisées, du petit coléoptère des ruches, du varroa résistant et de la loque américaine résistante au Canada et aux É.‑U. La preuve de M. Winston porte sur ces dangers, de même que sur leur gestion, leur propagation et leurs incidences sur les populations d’abeilles domestiques. Je conviens que cette preuve pourrait être pertinente pour trancher la question de savoir si l’ACIA a manqué à la norme de diligence dans le maintien et l’exécution de l’interdiction de fait relative à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Qui plus est, l’état de santé des abeilles dans les deux pays, les difficultés auxquelles étaient confrontés les autorités compétentes sur le plan de la gestion de la santé des abeilles et les renseignements concernant les réalités du secteur de l’apiculture de chaque pays pourraient aussi être pertinents quant à savoir si des mesures d’atténuation viables auraient pu être mises en place en 2003 ou en 2014.
[90] Les défendeurs ont fait valoir que les demanderesses avaient tenté [traduction] « d’utiliser comme arme »
les « assertions »
ou admissions formulées peu avant le début du procès. À cet égard, ils renvoient aux lettres des avocats des demanderesses datées des 17 et 27 octobre 2023, qui sont décrites plus haut.
[91] J’ai fait observer que ces « assertions »
ne portent pas sur le témoignage des témoins experts proposés par les défendeurs. J’estime d’ailleurs qu’elles ne constituent pas non plus une raison pour exclure cette preuve. Les demanderesses ont fait témoigner leurs témoins experts au sujet des points auxquels M. Winston a répondu ou répond explicitement dans son rapport et son témoignage. À mon avis, s’appuyer sur ces « assertions »
dans le but d’affaiblir les témoignages d’expert en réponse est un stratagème injustifié qui, si la Cour l’autorisait, porterait préjudice aux défendeurs.
[92] Les demanderesses ont également fait valoir que la preuve de M. Winston n’est pas nécessaire pour répondre à celle de M. Pettis. Cet argument repose sur le fait que la Cour a déjà entendu [traduction] « une multitude “d’experts participants” [des défendeurs] sur la question de la santé des abeilles domestiques au Canada (et aux É.‑U.) ».
Les demanderesses soutiennent que la preuve de M. Winston sur le même sujet n’est donc pas [traduction] « nécessaire ».
Selon elles, les défendeurs ont déjà présenté de nombreux éléments de preuve sur les pratiques apicoles et la santé des abeilles au Canada; la santé et la mobilité des abeilles pour la pollinisation aux É.U.; et l’utilisation de produits chimiques et d’antibiotiques pour le contrôle des maladies dans le secteur de l’apiculture. Par conséquent, l’effet préjudiciable de la preuve de M. Winston l’emporte sur sa valeur probante, car elle s’ajoute à celle des experts participants, et le temps que consacrera donc la Cour à l’audition de cette preuve sera sans commune mesure avec sa valeur.
[93] Je ne suis pas d’accord avec les demanderesses. Premièrement, les demanderesses ont pris la peine de rappeler à la Cour que les [traduction] « experts participants »
ne sont pas des témoins experts. C’est vrai. Ainsi, bien qu’ils possèdent une vaste expertise scientifique, ces témoins ont fait état d’événements factuels où, dans certains cas, ils ont mis à profit leurs connaissances spécialisées. Cela dit, comme l’ont fait valoir les défendeurs, si ces témoins ont donné leur opinion, cette dernière servait à mettre en contexte et à justifier les conseils qu’ils avaient prodigués et les gestes qu’ils avaient posés lors des événements en question. Leur témoignage ne rend toutefois pas inutile la preuve d’expert des défendeurs en ce qui a trait à l’état de santé général des abeilles ou aux pratiques de gestion des abeilles, et ce, même si le témoignage de ces experts recoupe d’autres éléments de preuve.
[94] Deuxièmement, je suis d’avis que la preuve de M. Winston est, de toute évidence, logiquement pertinente et satisfait donc aux critères d’admissibilité de la preuve de l’arrêt Mohan. L’argument des demanderesses présenté plus haut s’inscrit dans le deuxième volet du critère, qui appelle la Cour à jouer son rôle de gardien.
[95] À cette étape, le juge du procès procède à une analyse « des coûts et des avantages »
. En ce qui a trait à la preuve d’expert, le juge du procès doit décider si la preuve d’opinion qui satisfait aux conditions d’admissibilité doit tout de même être jugée inadmissible au motif qu’un autre préjudice potentiel, pour le procès, peut découler de son admission et l’emporter sur ses avantages possibles; le juge du procès est ainsi appelé à déterminer si l’effet préjudiciable potentiel de la preuve d’expert l’emporte sur sa valeur probante (Abbey ONCA, au para 114).
[96] Comme l’ont indiqué Sidney N. Lederman, Michelle K. Fuerst et Hamish C. Stewart dans Sopinka, Lederman & Bryant ‒ The Law of Evidence in Canada, 6e éd (LexisNexis, 2022) :
[traduction]
12.156 Le juge du procès doit tenir compte de l’effet préjudiciable potentiel de la preuve d’expert produite. L’effet préjudiciable ne s’entend pas de l’incidence négative que peut avoir la preuve d’opinion sur la cause de la partie adverse. Il s’agit plutôt de l’effet préjudiciable que peut avoir la preuve présentée sur l’équité du procès ou l’intégrité de la procédure. Le juge du procès peut exercer son pouvoir d’exclure une preuve potentiellement préjudiciable pour l’une ou plusieurs des raisons suivantes : 1) la preuve d’opinion peut être utilisée à mauvais escient par le juge des faits; 2) la preuve d’expert peut induire en erreur le juge des faits; ou 3) la preuve d’expert peut fausser le processus de recherche des faits. Le juge du procès peut également exercer son pouvoir résiduel si l’audition de la preuve exige un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec sa valeur probante. Le juge du procès peut examiner la mesure dans laquelle la preuve d’opinion est fondée sur une preuve par ouï‑dire inadmissible (par exemple, la preuve non assermentée d’une partie qui fait le choix de ne pas témoigner).
[97] Je ne suis point convaincue que permettre l’admission en preuve du rapport d’expert de M. Winston et de son témoignage au procès exigerait un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec la valeur probante de cette preuve.
[98] Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus que la preuve d’expert de M. Winston est admissible.
[99] M. Winston a été reconnu comme expert de la biologie et du comportement des abeilles domestiques (Apis mellifera), ainsi que des abeilles africanisées; des pratiques de gestion des abeilles domestiques; et des maladies, des organismes nuisibles, des parasites et des vecteurs touchant les abeilles domestiques, ce qui comprend leur transmission, leur propagation, leur distribution, leur prévalence et leur traitement. Il devait traiter de ces sujets principalement d’un point de vue canadien.
[100] Avant de passer à une autre question, je souligne que dans leurs observations finales, les demanderesses soutiennent que, contrairement à M. Winston, M. Pettis n’a pas d’opinion arrêtée sur la question de savoir si l’importation au Canada de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. devrait être autorisée et n’est pas non plus d’avis que [traduction] « l’apiculture durable »
l’emporte sur l’utilisation de ces paquets pour regarnir le stock d’abeilles. Les demanderesses affirment que c’est avec ces deux partis pris que M. Winston se prononce. Elles ajoutent que M. Pettis continue d’exercer activement sa profession d’entomologiste, alors que M. Winston a lui‑même indiqué à l’ACIA qu’il ne serait pas en mesure d’examiner l’Évaluation des risques de 2013 de manière adéquate. Compte tenu des divergences d’opinion de ces deux experts, les demanderesses demandent donc à la Cour d’accorder davantage de poids à la preuve de M. Pettis. Or, j’ai déjà conclu que M. Winston est impartial et qu’il est un expert en santé des abeilles domestiques. Qui plus est, le témoignage de M. Winston au procès ne donne point à penser qu’il avait un parti pris. Pour ces raisons, je refuse donc d’accorder davantage de poids à la preuve de M. Pettis.
[101] Au bout du compte, les demanderesses n’ont pas contesté l’admissibilité de la preuve d’expert de M. Caron.
E. Requête des défendeurs visant à contester les extraits que les demanderesses proposaient de consigner en preuve
[102] Durant le procès, le 14 décembre 2023, le procureur général a déposé une requête écrite, au titre de l’article 369 des Règles, dans laquelle il demandait à la Cour d’ordonner aux demanderesses, en vertu de l’article 289 des Règles, d’ajouter aux extraits qu’elles proposaient de consigner en preuve d’autres extraits pertinents de l’interrogatoire préalable de M. Mohit Baxi et de M. Parthiban Muthukumarasamy. À ce moment‑là, tous les témoins avaient été entendus, mais les parties n’avaient pas encore présenté leurs observations orales finales.
[103] J’énonce ci‑après ma décision relativement à cette requête.
[104] Les articles 288 et 289 des Règles traitent de l’utilisation de l’interrogatoire préalable lors de l’instruction :
Extraits des dépositions
288 Une partie peut, à l’instruction, présenter en preuve tout extrait des dépositions recueillies à l’interrogatoire préalable d’une partie adverse ou d’une personne interrogée pour le compte de celle‑ci, que la partie adverse ou cette personne ait déjà témoigné ou non.
Extraits pertinents
289 Lorsqu’une partie présente en preuve des extraits des dépositions recueillies à l’interrogatoire préalable, la Cour peut lui ordonner de produire tout autre extrait de ces dépositions qui, à son avis, est pertinent et ne devrait pas être omis.
[105] Dans la décision Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada, 2020 CF 1058, le juge Diner a examiné la jurisprudence de notre Cour, dont les décisions Apotex Inc c AstraZeneca Canada Inc, 2017 CF 545, au paragraphe 3, et Mediatube Corp c Bell Canada, 2016 CF 1066, et a déclaré ce qui suit :
[14] En résumé, pour que la Cour puisse autoriser la production d’un autre extrait de réponse jugé pertinent, il est nécessaire que l’un ou l’autre des critères suivants soit établi : (i) le témoin a mal compris la question; (ii) l’extrait de réponse que la partie adverse consigne en preuve dénature les véritables propos du témoin[;] (iii) cet extrait manque de contexte ou de matière. La Cour doit s’assurer que les réponses aux questions reflètent de façon juste les réponses véritablement données et que, si un extrait seulement de la réponse complète est consigné au dossier, cet extrait ne crée pas un préjudice vu le portrait incomplet du contexte. Le fait d’omettre certains éléments de réponse ne devrait pas faire en sorte de rompre le lien entre les réponses et le témoignage présenté dans le cadre de l’interrogatoire préalable. Selon la jurisprudence au sujet des extraits des dépositions qu’une partie entend faire consigner comme éléments de sa preuve, les tribunaux se montrent prudents et préfèrent des réponses complètes plutôt que sélectives, et cette pratique devrait constituer la règle par défaut, par souci d’équité pour la partie soumise à un interrogatoire préalable.
[106] Le principe fondamental de l’article 289 des Règles est « de veiller à ce que les extraits des réponses aux questions reflètent de façon juste les vraies réponses fournies »
(Weatherford Canada Ltd c Corlac Inc, 2009 CF 449 au para 2 [Weatherford]). Ainsi, les questions et les réponses doivent opérer une mise en contexte (Weatherford, au para 3). Cela ne signifie pas que les autres questions et réponses sur le même sujet doivent être ajoutées autrement que pour préciser l’objet de la question en particulier (Weatherford, au para 4). La Cour doit toujours se soucier de l’équité et du préjudice à l’égard des parties et du procès (Weatherford, au para 5).
[107] Toutefois, la mise en contexte est particulièrement importante dans les cas où elle permet au juge du procès d’accorder le poids voulu à la preuve (Almecon Industries Ltd c Anchortek Ltd, 2001 CFPI 1404).
[108] En plus de tenir compte de ces principes généraux, j’ai lu et pris en considération les observations écrites des parties concernant les autres extraits pertinents que les défenderesses cherchent à faire ajouter. Je note que les demanderesses renvoient à la jurisprudence d’autres ressorts, comme les arrêts Saskatchewan Co‑Operative Wheat Producers, Limited v Luciuk, 1931 CanLII 250 (SK CA), au paragraphe 6, et Andersen v St Jude Medical, Inc, 2010 ONSC 1824, au paragraphe 15.
[109] Par souci de commodité, je renvoie ci-dessous aux annexes A, B et C telles qu’elles figurent dans les observations écrites des défendeurs. Ces annexes comprennent des tableaux présentant les extraits que les demanderesses proposent de faire consigner en preuve, les réponses apportant des précisions que les défendeurs cherchent à faire ajouter, ainsi que les corrections apportées par les défendeurs aux transcriptions précédemment transmises à l’avocat des demanderesses et qui auraient été acceptées par ces dernières.
[110] Je tire les conclusions suivantes :
M. Muthukumarasamy – Annexe A
A‑1 – Extrait que les demanderesses proposent de consigner en preuve : p 7, Q 13, lignes 3‑23. Extrait que les défendeurs proposent d’ajouter : pp 6‑7, Q 13, lignes 25, 1‑3.
L’extrait de trois lignes que les défendeurs cherchent à faire ajouter constitue la première partie de la question 13. Les demanderesses sont d’avis que ce préambule à la question n’est pas pertinent, mais elles ne s’opposent pas à son ajout. J’autorise la consignation en preuve de cet extrait.
A‑2 – Extrait que les demanderesses proposent de consigner en preuve : pp 8‑9, Q 16‑19, lignes 11‑25, 1‑17.
Les demanderesses approuvent les corrections apportées aux lignes 19 et 20 de la page 8 et à la ligne 15 de la page 9 de la transcription. J’autorise les corrections.
A‑3 – Extrait que les demanderesses proposent de consigner en preuve : p 51, Q 145‑146, lignes 6‑9. Extrait que les défendeurs proposent d’ajouter : p 51, lignes 20‑24.
L’extrait que les défendeurs proposent d’ajouter fait partie de la réponse à la question 146, mais ne figure pas parmi l’extrait que les demanderesses proposent de consigner en preuve. Ces dernières affirment que l’extrait de réponse qu’elles souhaitent consigner en preuve constitue une réponse claire et complète à la question posée et que, dans le reste de sa réponse, M. Muthukumarasamy ne répond pas à la question précise qui lui a été posée. Toutefois, il s’agit d’une réponse claire à la question qui a été posée, et l’extrait que tentent d’exclure les demanderesses met en contexte la réponse donnée. J’autorise la consignation en preuve de cet extrait.
M. Baxi – Annexe B
B‑1 – Extrait que les demanderesses proposent de consigner en preuve (12 septembre 2018) : pp 224‑226, Q 786‑788, lignes 21‑25, 1‑25, 1. Extrait que les défendeurs proposent d’ajouter : pp 211‑212, Q 730, lignes 25, 1‑2; pp 212‑213, Q 731‑735, lignes 14‑25, 1‑15.
Extrait que les demanderesses proposent de consigner en preuve : pp 226‑227, Q 792, lignes 22‑25, 1‑20. Extrait que les défendeurs proposent d’ajouter : p 226, Q 789‑790, lignes 3‑12; p 228, Q 794, lignes 5‑9; pp 229‑230, Q 798‑804, lignes 3‑25, 1‑19.
Extrait que les demanderesses proposent de consigner en preuve (18 décembre 2018) : pp 562‑563, Q 2065‑2066, lignes 18‑25, 1‑10. Extrait que les défendeurs proposent d’ajouter (11 septembre 2018) : pp 168‑169, Q 578‑584, lignes 9‑25, 1‑23.
Les défendeurs soutiennent également que les extraits que les demanderesses proposent de consigner en preuve ne comprennent pas la réponse demandée par l’avocat des demanderesses à la question de l’engagement relatif à l’examen annuel, à savoir la réponse de la Couronne à l’engagement no 94 : En ce qui concerne le document CAN‑00063, CF00006 (Gazette du Canada, partie II, REIR concernant le Règlement de 1999), [traduction] « [d]es demandes de renseignements ont été formulées. Outre le REIR concernant le Règlement de 1999, personne ne se souvient qu’un engagement a été pris pour revoir chaque année l’interdiction relative à l’importation. »
Toutes les questions posées dans les extraits que les demanderesses proposent de consigner en preuve concernent le Règlement de 1999 interdisant l’importation des abeilles domestiques et la modification proposée de ce règlement qui a été publiée dans la partie II de la Gazette du Canada, le 30 août 2000. Plus précisément, ces questions portent sur le résumé de l’étude d’impact de la réglementation [le REIR] accompagnant la modification proposée qui indique que l’ACIA continuera d’évaluer la situation tous les ans, ainsi que sur la question de savoir si l’ACIA a pris d’autres engagements à cet égard. Tous les extraits de réponse que les défendeurs proposent d’ajouter traitent de ce sujet. Par exemple, aux questions 786 à 788, on demande pourquoi l’examen annuel a été effectué en 1999, et les extraits apportant des précisions, soit les questions 789 et 790 et leurs réponses, vont dans le même sens, tout comme la question 794 et sa réponse. De même, les questions 798 à 804 et leurs réponses, ainsi que les questions 730 à 735 et leurs réponses, que les défendeurs cherchent à faire ajouter, traitent toutes du même sujet.
Les défendeurs affirment que les extraits qu’ils cherchent à faire ajouter sont nécessaires pour communiquer de façon juste les vraies réponses fournies. C’est aussi mon avis. J’autorise leur consignation en preuve.
B‑2 – Extrait que les demanderesses proposent de consigner en preuve : pp 245‑249, Q 862‑876, lignes 14‑25, 1‑25, 1‑25, 1‑25, 1‑10. L’extrait que les défendeurs cherchent à faire ajouter serait nécessaire pour fournir une mise en contexte : [traduction]
« Le 11 mars 2019, les défendeurs ont fourni la précision supplémentaire suivante à la réponse à la question 876 des demanderesses : L’ordonnance d’interdiction est une mesure temporaire visant à répondre à des préoccupations précises. L’ordonnance d’interdiction en question a initialement été examinée tous les ans jusqu’en 2000, où elle a été reconduite pour cinq années de plus jusqu’en décembre 2004. Cependant, compte tenu de l’évaluation des risques menée en 2003, l’ordonnance d’interdiction a été abrogée en mai 2004 afin d’autoriser l’importation de reines en provenance des É.‑U. jusqu’au 31 décembre 2006. Puisque l’ordonnance d’interdiction n’est qu’une mesure temporaire, l’ACIA a décidé de modifier le Règlement sur la santé des animaux afin de permettre l’importation d’abeilles au moyen de permis d’importation, laquelle modification a été publiée dans la partie I de la Gazette du Canada le 16 décembre 2006. La version définitive de ce règlement a quant à elle été publiée dans la partie II de la Gazette du Canada le 21 février 2007. Par conséquent, compte tenu des modifications apportées au Règlement, il n’était pas nécessaire de reconduire l’ordonnance d’interdiction. Enfin, toutes ces modifications ont été communiquées à la population canadienne par une publication dans la Gazette du Canada. »
Les défendeurs affirment qu’ils comprennent que les demanderesses ne contestent pas les extraits pertinents proposés concernant la question 876.
À cet égard, les demanderesses indiquent dans leurs observations écrites que les défendeurs ont regroupé les extraits qu’ils cherchent à faire ajouter dans quatre catégories et qu’elles s’opposent à seulement deux de ces catégories, soit les [traduction] « Questions relatives au résumé de l’étude d’impact de la réglementation concernant le Règlement de 1999 interdisant l’importation des abeilles domestiques publié dans la partie II de la Gazette du Canada et ses documents connexes »
(B‑1) et les « Questions concernant l’élément déclencheur dans les cas où une nouvelle évaluation des risques est demandée »
(B‑3). Il semble donc que les demanderesses ne s’opposent pas aux [traduction] « Questions concernant l’expiration du Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques en décembre 2006 »
(B‑2), qui comprend la question 876.
Or, dans un tableau se trouvant dans leurs observations écrites, les demanderesses indiquent qu’elles s’opposent aux éléments B‑1 à B‑4. Quant à l’élément B‑2, elles affirment que ce que les défendeurs proposent de faire ajouter n’est pas un extrait et qu’ils cherchent plutôt à faire admettre des éléments de preuve au moyen d’explications et d’arguments et utilisent indûment leur requête pour faire valoir leurs arguments en dehors des observations finales. Les demanderesses ne confirment pas et ne nient pas non plus qu’elles ont reçu la précision apportée subséquemment à la réponse à la question 876, dont une copie figure dans les documents de la requête des défendeurs. Dans leurs observations écrites, les demanderesses indiquent également qu’elles approuvent les [traduction] « corrections proposées [par les défendeurs] aux éléments de preuve à l’annexe C »
. L’annexe C comprend une correction allant de la ligne 18 de la page 248 à la ligne 23 de la page 252, de même que le texte de la précision apportée à la question 876.
Je ne puis concilier les positions des demanderesses. Toutefois, si les demanderesses contestent l’élément B‑2, je conclus que l’extrait que les défendeurs cherchent à faire ajouter ne constitue pas un extrait à consigner au sens où on l’entend dans les Règles.
B‑3 – Extrait que les demanderesses proposent de consigner en preuve : pp 294‑295, Q 1054‑1057, lignes 5‑25, 1‑7; p 296, Q 1062‑1063, lignes 13‑25, 1‑21. Extrait apportant des précisions que les défendeurs proposent d’ajouter : pp 295‑296, Q 1058‑1061, lignes 8‑25, 1‑12; pp 296‑297, Q 1064, lignes 22‑25, 1‑4.
Les questions 1054 à 1064 et leurs réponses sont entièrement liées et traitent du même sujet, à savoir ce qui est nécessaire pour obtenir la réalisation d’une nouvelle évaluation des risques. Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que les extraits proposés fournissent la réponse complète du témoin à l’interrogatoire préalable. J’autorise leur consignation en preuve.
B‑4 – Extrait que les demanderesses proposent de consigner en preuve : p 355, Q 1299‑1302, lignes 8‑24. Extrait apportant des précisions que les défendeurs proposent d’ajouter : pp 354‑355, Q 1298, lignes 23‑25, 1‑7.
Les défendeurs affirment qu’ils comprennent que les demanderesses ne contestent pas cet extrait. Cependant, à l’instar de l’élément B‑2, les demanderesses semblent dire qu’elles ne contestent pas l’extrait pertinent que les défendeurs proposent d’ajouter à l’élément B‑4, mais l’élément B‑4 figure pourtant sur la liste des éléments auxquels elles s’opposent.
L’extrait que les défendeurs proposent de faire ajouter, à savoir la question 1298, est la première d’une série de questions. On y lit un extrait d’un document au témoin avant de lui demander s’il souscrit à cet extrait. Les questions suivantes, à savoir les questions 1299 à 1302, qui constituent les extraits que les demanderesses proposent de consigner en preuve, portent sur le même document (non identifié). L’extrait apportant des précisions que les défendeurs cherchent à faire ajouter est manifestement lié à ces questions et en fait partie. J’autorise sa consignation en preuve.
B‑5 ‒ Extrait que les demanderesses proposent de consigner en preuve : p 453, Q 1714, lignes 3‑9. Extrait apportant des précisions que les défendeurs proposent d’ajouter : pp 452‑453, Q 1714, lignes 20‑25, 1‑9.
Les défendeurs affirment qu’ils comprennent que les demanderesses ne contestent pas cet extrait pertinent, et tel semble être le cas selon les observations des demanderesses. J’autorise la consignation en preuve de cet extrait.
Témoins
[111] Le procès a duré cinq semaines, au cours desquelles de nombreux témoins ont été appelés à la barre, de nombreux documents ont été déposés en preuve et de nombreux arguments ont été soulevés par les parties dans leurs observations préliminaires et finales. J’ai entendu et pris en compte l’ensemble des témoignages, de la preuve et des arguments. Par contre, je ne décris et ne mentionne pas chaque point soulevé et chaque élément de preuve dans les présents motifs. Il peut cependant être utile que je commence par identifier chaque témoin et le rôle qu’il ou elle joue dans la présente action.
A. Témoins des demanderesses
[112] Les demanderesses ont fait témoigner les trois représentants demandeurs, soit M. John Gibeau, M. Jean Paradis et M. Bill Lockhart, ainsi qu’un apiculteur commercial, M. Brent Ash. Chacun de ces témoins a décrit les activités apicoles commerciales auxquelles il participe ou a participé et les modèles de gestion qu’il utilise ou a déjà utilisés.
[113] Conformément à mon ordonnance du 24 octobre 2023, les demanderesses ont également fait témoigner M. Chris Forbes, qui était sous‑ministre d’Agriculture et Agroalimentaire Canada [AAC] de mai 2017 au 20 février 2023 et sous‑ministre des Finances au moment du procès, ainsi que le Dr Harpreet Kochhar, qui était président de l’ACIA au moment du procès. Comme l’ont proposé les demanderesses et comme je l’indique dans mon ordonnance, le sous‑ministre Forbes et le Dr Kochhar ne devaient être interrogés que sur des éléments se rapportant à la période pendant laquelle ils ont été au service d’AAC et de l’ACIA et sur leurs processus décisionnels dans l’exercice de leurs fonctions.
[114] Les demanderesses ont fait témoigner trois experts : le Dr Francisco Zagmutt, qui a été reconnu compétent pour témoigner sur les normes internationales régissant les évaluations des risques, en particulier les évaluations des risques sanitaires liés à l’importation d’animaux; M. Jeffery Pettis, un entomologiste qui a été reconnu compétent pour fournir une preuve d’expert sur la santé et la gestion des abeilles domestiques au Canada et aux É.‑U. durant la période visée par le recours et, en particulier, sur les maladies qui ont été examinées dans le cadre des Évaluations des risques et qui ont été signalées par l’OIE et sont réglementées par celui‑ci; et M. Daniel Sumner, un économiste qui a été reconnu compétent pour témoigner sur l’agroéconomie et les retombées économiques des restrictions relatives à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Les compétences, l’expertise et l’expérience de ces trois témoins experts sont décrites dans leur curriculum vitæ, qui ont été présentés à la Cour. Point n’est besoin d’en fournir une description dans les présents motifs.
B. Témoins des défendeurs
[115] Les défendeurs ont fait témoigner la Dre Cheryl James, une vétérinaire et épidémiologiste qui a travaillé à l’Unité d’évaluation des risques zoosanitaires de l’ACIA de 2001 à 2007. C’est elle qui a effectué l’Évaluation des risques de 2003.
[116] Les défendeurs ont fait témoigner Mme Nancy Rheault, qui était gestionnaire nationale de l’Unité d’évaluation des risques zoosanitaires lorsque l’Évaluation des risques de 2013 a été menée. Au moment du procès, elle était directrice principale de la Division de l’importation et de l’exportation des aliments de la Direction générale des affaires internationales [la DGAI]. M. Pascal Moreau était l’évaluateur principal des risques lorsque l’Évaluation des risques de 2013 a été effectuée, mais il est décédé en 2017. Mme Rheault a donc été appelée à la barre pour parler de la réalisation de l’Évaluation des risques de 2013.
[117] Les défendeurs ont également fait entendre plusieurs gestionnaires des risques de l’ACIA qui ont témoigné de leurs activités relativement à ce qui est décrit à l’Agence comme le [traduction] « dossier des abeilles domestiques ».
Il s’agissait des personnes suivantes :
- La Dre Samira Belaissaoui, vétérinaire. En 2003, elle était gestionnaire des risques et a prêté main‑forte au Dr Brian Jamieson, qui était alors responsable du dossier des abeilles domestiques. Au moment du procès, elle était gestionnaire nationale de la Section de l’importation et de l’exportation des animaux vivants et du matériel génétique de la Division de l’importation et de l’exportation des animaux de la DGAI.
- Le Dr Gary Kruger, vétérinaire. Il a travaillé à l’ACIA de 2000 à 2021 et a été responsable du dossier des abeilles domestiques d’environ janvier 2008 à avril 2010. À cette époque, il était spécialiste du programme vétérinaire (Importations) de la Division de la santé des animaux et de l’élevage [la DSAE] (maintenant la Division de l’importation et de l’exportation des animaux).
- La Dre Maria Perrone, vétérinaire (maintenant à la retraite). De mai 2005 à décembre 2007, elle a été responsable du dossier des abeilles domestiques à titre de spécialiste du programme vétérinaire et ensuite à titre de vétérinaire principale à la Division de l’importation et de l’exportation des animaux.
- La Dre Amy Snow, vétérinaire. Elle a travaillé à la Division de l’importation et de l’exportation des animaux et a géré le dossier des abeilles domestiques de mars 2010 à novembre 2012. Au moment du procès, la Dre Snow était gestionnaire nationale de la Division des programmes de santé des animaux de l’ACIA.
- La Dre Connie Rajzman, vétérinaire. Elle s’est jointe à la Division de l’importation et de l’exportation des animaux de la DGAI en 2010. Elle est responsable du dossier des abeilles domestiques depuis 2012. Elle a témoigné au sujet de ses activités liées aux importations d’abeilles domestiques, notamment ses consultations relativement à l’Évaluation des risques de 2013.
[118] Les défendeurs ont également fait témoigner les quatre experts suivants :
- M. Winston, qui a été reconnu comme expert de la biologie et du comportement des abeilles domestiques (Apis mellifera), ainsi que des abeilles africanisées; des pratiques de gestion des abeilles domestiques; et des maladies, des organismes nuisibles, des parasites et des vecteurs touchant les abeilles domestiques, ce qui comprend leur transmission, leur propagation, leur distribution, leur prévalence et leur traitement. Il devait parler de ces sujets principalement d’un point de vue canadien.
- M. Dewey Caron, un entomologiste qui a été reconnu compétent pour fournir une opinion d’expert sur l’apiculture américaine, la santé des abeilles domestiques et les pratiques de gestion des abeilles domestiques (Apis mellifera), y compris l’apiculture commerciale à petite échelle et l’apiculture de transhumance; la production de paquets d’abeilles domestiques, de nucléi et de reines; la santé des abeilles domestiques et la biosûreté, y compris le syndrome d’effondrement des colonies; les maladies, les organismes nuisibles, les parasites et les vecteurs, ce qui comprend leur transmission, leur propagation, leur distribution, leur prévalence et leur traitement aux É.‑U.; et la biologie, la propagation, la distribution et la prévalence des abeilles africanisées en Amérique.
- Mme Helen Roberts, une conseillère en matière de stratégies, de données scientifiques et de risques, qui fait partie de l’équipe de lutte contre les maladies exotiques du ministère de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales de Londres, en Angleterre. Elle est évaluatrice des risques zoosanitaires et a été reconnue compétente pour donner une opinion d’expert sur les recommandations de l’OMSA (OIE) concernant le commerce, les évaluations des risques sanitaires liés à l’importation d’animaux, les normes internationales applicables aux méthodes d’évaluation des risques et aux analyses des risques et l’application de l’analyse des risques.
- M. Peter Nickerson, un économiste et le directeur général et président de Nickerson & Associates LLC, une firme d’experts en économie et en statistique de Seattle dans l’État de Washington. Il a été reconnu à titre d’expert en économie appliquée et en analyse économique, économétrique et statistique pour l’évaluation des préjudices financiers.
[119] Les défendeurs ont également appelé à la barre trois apiculteurs commerciaux : M. Timothy Townsend, M. Calvin Parsons et M. Neil Specht. Chacun de ces témoins a décrit l’entreprise apicole qu’il possède et les modèles de gestion qu’il utilise.
[120] Les défendeurs ont aussi fait témoigner plusieurs autres témoins, à savoir :
- M. Stephen Pernal, qui est chercheur pour AAC. Il travaille à la ferme expérimentale de Beaverlodge, en Alberta, où ses projets de recherche portent sur les abeilles domestiques. M. Pernal a occupé plusieurs postes à l’ACPA, dont il a assuré la présidence de 2006 à 2010. L’ACIA l’a consulté par le passé au sujet de la santé des abeilles domestiques, notamment lorsque l’Évaluation des risques de 2013 a été réalisée. Son témoignage portait notamment sur ces consultations, sur une enquête sur la santé des abeilles à laquelle il a participé, sur les rapports de l’ACPA et sur les pertes hivernales.
- M. Medhat Nasr est entomologiste. Il a été l’apiculteur provincial de l’Alberta de 2002 à 2019. Il est également membre de l’ACPA depuis environ 1990. Il a été président du comité d’importation de l’ACPA pendant environ huit ans avant d’en devenir le vice‑président. Il a ensuite été président de l’ACPA pendant quatre années, au cours desquelles il a été membre d’office du comité d’importation. Au moment du procès, il faisait encore partie du comité d’importation. L’ACIA a consulté M. Nasr dans ses diverses fonctions au cours de la période visée par le recours. Son témoignage portait notamment sur ces fonctions et consultations, ainsi que sur le protocole pour l’importation de reines en provenance des É.‑U. qu’il avait créé.
- M. Paul Kozak est l’apiculteur provincial de l’Ontario depuis 2010. Il est également membre de l’ACPA depuis environ 2006. Il a fait partie de différents comités de l’ACPA, dont le comité d’importation, dont il a assuré la coprésidence en 2019. Son témoignage portait sur les consultations de l’ACIA, les organismes nuisibles et les maladies des abeilles domestiques et, en particulier, l’incursion du petit coléoptère des ruches en Ontario.
- La Dre Caroline Dubé est vétérinaire et possède un doctorat en médecine des populations. Elle s’est jointe à l’Unité des maladies animales exotiques de l’ACIA en 2002, puis à l’Unité d’évaluation des risques zoosanitaires vers 2011. Pendant quelques mois en 2014, elle a travaillé aux Nations Unies comme agente de santé animale, mais elle est revenue à l’ACIA en 2014 à titre d’épidémiologiste et conseillère scientifique. À partir de 2021, elle a été gestionnaire nationale par intérim. Elle a été nommée gestionnaire nationale en 2022. Elle occupait d’ailleurs ce poste lors du lancement de l’appel de données, qui est décrit plus loin dans les présents motifs. Son témoignage portait sur cet appel et sur ses activités liées au dossier des abeilles domestiques.
- Le Dr Ian Alexander est vétérinaire et possède un doctorat en pharmacologie et en toxicologie. Il a occupé divers postes à l’ACIA, plus récemment celui de directeur exécutif des initiatives stratégiques liées à la santé animale à la Direction générale des sciences d’avril 2021 à janvier 2023. Il a également été vétérinaire en chef du Canada de septembre 2012 à janvier 2014. Le Dr Alexander n’a pas participé à l’Évaluation des risques de 2013, mais il en a assumé la responsabilité générale. Son témoignage portait sur les programmes de surveillance provinciaux et nationaux et le zonage, l’évaluation au cas par cas des demandes et la nécessité de revoir l’Évaluation des risques de 2003.
PARTIE I
A. Parties
i. Représentants demandeurs
[121] Il y a trois représentants demandeurs en l’espèce [les représentants demandeurs].
[122] Paradis Honey Ltd. [Paradis Honey] se décrit comme une entreprise familiale, enregistrée en Alberta, dont les activités principales sont l’apiculture et la production de miel. M. Jean Paradis a fondé Paradis Honey en 1974. Il a vendu ses parts de l’entreprise à son fils, Michael Paradis, en 2010. Paradis Honey exploite actuellement environ 3 500 colonies d’abeilles domestiques.
[123] Honeybee Enterprises Ltd. [Honeybee Enterprises] est une entreprise enregistrée en Colombie‑Britannique qui mène ses activités à Surrey, en Colombie‑Britannique, et à DeBolt, en Alberta. M. John Gibeau a fondé Honeybee Enterprises en 2000. Il a vendu ses parts de l’entreprise à ses fils en 2018. Les activités principales de Honeybee Enterprises étaient la fourniture de services de pollinisation des plants de bleuets et d’autres cultures et la récolte de miel à la fin de la saison de pollinisation. Elle possède environ 2 200 ruches et exploite environ 1 000 autres ruches appartenant à son gestionnaire apicole. Depuis 2012 ou 2013, Honeybee Enterprises a restreint ses activités à l’achat et à la vente de miel, et une société sœur, Honeybee Honey Farm, gère les activités apicoles et la production de miel.
[124] Rocklake Apiaries Ltd. [Rocklake Apiaries] est une entreprise enregistrée au Manitoba spécialisée dans l’apiculture et la production de miel et de cire d’abeille. M. William Lockhart a fondé Rocklake Apiaries en 1978 et en est devenu l’unique propriétaire en 2003. En 2013, il a vendu l’entreprise à son frère et à ses neveux.
ii. Défendeurs
[125] Le ministre en question est le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire [le ministre]. Ses pouvoirs et fonctions s’étendent d’une façon générale à l’agriculture, aux produits dérivés de l’agriculture et à la recherche dans ces domaines (Loi sur le ministère de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, LRC 1985, c A‑9, art 4).
[126] L’ACIA est un organisme mandataire de l’État qui a été constitué en vertu de l’article 3 de la Loi sur l’Agence canadienne d’inspection des aliments, LC 1997, c 6 [la Loi sur l’ACIA]. Le ministre est responsable de l’ACIA et fixe pour elle les grandes orientations à suivre (Loi sur l’ACIA, art 4(1)). L’ACIA est chargée d’assurer et de contrôler l’application de plusieurs lois, dont la LSA (Loi sur l’ACIA, art 11(1)).
[127] L’ACIA compte plusieurs directions générales ayant des responsabilités et des rôles différents.
[128] La Direction générale des sciences soutient les programmes de l’ACIA en créant des plans de surveillance des maladies animales réglementées et en fournissant des avis scientifiques sur les évaluations des risques, y compris les évaluations de pays. L’Unité d’évaluation des risques zoosanitaires fait partie de la Direction générale des sciences.
[129] La DGAI (anciennement la Direction générale des politiques et des programmes) mène des activités internationales et commerciales dans les secteurs de la salubrité des aliments, de la santé des animaux et de la protection des végétaux. La Division de l’importation et de l’exportation des animaux (anciennement la Division de la santé des animaux et de l’élevage, puis la Division de la santé des animaux terrestres) fait partie de la DGAI. Les gestionnaires de risque de cette division peuvent demander des évaluations des risques. Ils peuvent également communiquer avec des membres du secteur au sujet des évaluations des risques.
[130] La Direction générale des opérations a des employés sur le terrain dont les tâches consistent notamment à effectuer des inspections et à vérifier les permis d’importation lors de l’arrivée d’animaux. Les inspecteurs de la Direction générale des opérations traitent également les demandes de permis.
B. Autres regroupements
[131] Les autres regroupements pertinents en l’espèce sont le CCM, une organisation nationale du secteur de l’apiculture dont le conseil d’administration est composé de représentants élus par chacune des associations provinciales d’apiculteurs; les apiculteurs provinciaux, qui sont chargés de contrôler l’application des lois provinciales sur les abeilles et qui assurent la liaison avec les gouvernements et participent aux activités de sensibilisation à l’apiculture; et l’ACPA, un groupe d’universitaires et de professionnels en apiculture ou de professionnels dont les travaux portent sur les espèces d’abeilles domestiquées. Chacun de ces regroupements est décrit plus en détail plus loin dans les présents motifs.
C. Régime légal
[132] Le régime légal applicable en l’espèce comprend la LSA, le RSA, le Document de référence relatif à l’importation (qui est défini plus loin) et la Loi sur l’ACIA.
i. LSA et Loi sur l’ACIA
[133] Conformément à la LSA et à la Loi sur l’ACIA, le ministre s’entend du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire (LSA, art 2(1); Loi sur l’ACIA, art 2).
[134] Comme je le mentionne plus haut, l’ACIA est un organisme mandataire de l’État qui a été constitué en vertu de l’article 3 de la Loi sur l’ACIA.
[135] Aux termes du paragraphe 4(1) de la Loi sur l’ACIA, le ministre est responsable de l’ACIA et fixe pour elle les grandes orientations à suivre (Loi sur l’ACIA, art 4(1)). En vertu du paragraphe 4(2), le ministre peut déléguer à toute personne les attributions qui lui sont conférées sous le régime de la Loi sur l’ACIA ou de toute autre loi ou disposition dont l’ACIA est chargée d’assurer ou de contrôler aux termes de l’article 11, sauf le pouvoir de prendre des règlements et le pouvoir de délégation prévu au paragraphe 4(2). L’article 11 de la Loi sur l’ACIA énonce les responsabilités de l’ACIA. Selon cet article, l’ACIA est chargée d’assurer et de contrôler l’application de plusieurs lois, dont la LSA (Loi sur l’ACIA, art 11(1)).
[136] En vertu de l’article 5 de la Loi sur l’ACIA, le gouverneur en conseil nomme le président et le premier vice‑président de l’ACIA. Le président est le premier dirigeant de l’ACIA; à ce titre, il jouit des pouvoirs d’un administrateur général de ce ministère. Il assure la direction de l’Agence et contrôle la gestion de son personnel (Loi sur l’ACIA, art 6(1)). Le président peut déléguer à toute personne les attributions qui lui sont conférées sous le régime de la Loi sur l’ACIA ou de toute autre loi (Loi sur l’ACIA, art 7).
[137] L’article 14 de la LSA permet au ministre de prendre des règlements pour interdire l’importation d’animaux sur le territoire canadien; l’interdiction est en vigueur le temps qu’il juge nécessaire pour prévenir l’introduction ou la propagation au Canada d’une maladie ou d’une substance toxique :
Règlement : importation
14 Le ministre peut, par règlement, interdire l’importation d’animaux ou de choses soit sur tout ou partie du territoire canadien, soit à certains points d’entrée seulement; l’interdiction, qui peut être générale ou viser uniquement des provenances précises, est en vigueur le temps qu’il juge nécessaire pour prévenir l’introduction ou la propagation au Canada d’une maladie ou d’une substance toxique.
[138] Il est interdit de prendre toute mesure de disposition – notamment de destruction – à l’égard d’un animal ou d’une chose qu’on sait importés en contravention avec la LSA ou le RSA (LSA, art 15(1)).
[139] La LSA traite également de l’inspection des animaux ou choses importés :
Présentation pour inspection
16 (1) La personne qui importe des animaux, des produits ou sous‑produits de ceux‑ci, des aliments pour animaux ou des produits biologiques vétérinaires, ainsi que toute autre chose soit se rapportant aux animaux, soit contaminée par une maladie ou une substance toxique, les présente, au plus tard à l’importation, à un inspecteur, à un agent d’exécution ou à un agent des douanes qui peut les examiner lui‑même ou les retenir jusqu’à ce que l’inspecteur ou l’agent d’exécution s’en charge.
Règlements
(2) Le ministre peut, par règlement, soustraire tout animal ou toute chose à l’application du présent article et prévoir les modalités de présentation pour inspection.
[140] Si le ministre constate qu’il y a eu importation – ou tentative d’importation – d’animaux ou de choses en contravention avec la LSA ou le RSA ou qu’une exigence imposée sous le régime d’un règlement relativement à des animaux ou à des choses importés n’a pas été respectée, les animaux ou choses en cause sont confisqués au profit de la Couronne; il peut en être disposé, notamment par destruction, conformément aux instructions du ministre (LSA, art 17).
[141] En ce qui concerne les inspecteurs et les agents d’exécution, le président de l’ACIA peut nommer, en vertu de l’article 13 de la Loi sur l’ACIA, les analystes, les inspecteurs – vétérinaires ou non – et les agents d’exécution conformément à la LSA (LSA, art 32(1)). Les inspecteurs et les agents d’exécution peuvent exercer, aux conditions fixées par le ministre, les pouvoirs et fonctions conférés à celui‑ci sous le régime de la LSA, à l’exception des pouvoirs énoncés aux paragraphes 27(1) et 27.1(1) et (2) et aux articles 27.4 et 27.5 (LSA, art 33(1)).
[142] Afin de vérifier l’existence de maladies ou de substances toxiques ou à toute fin liée à la vérification du respect ou à la prévention du non‑respect de la LSA, les inspecteurs ou les agents d’exécution peuvent exercer les pouvoirs de perquisition et de saisie et tout autre pouvoir prévus aux articles 38 à 41 de la LSA.
[143] La LSA traite également de la responsabilité :
Non‑responsabilité de Sa Majesté
50 Sa Majesté du chef du Canada n’est pas tenue responsable des pertes, dommages ou frais – notamment loyers ou droits – entraînés par l’exécution des obligations imposées sous le régime de la présente loi.
Immunité judiciaire
50.1 Toute personne qui exerce des attributions sous le régime de la présente loi bénéficie de l’immunité judiciaire pour les faits – actes ou omissions – accomplis de bonne foi dans l’exercice de ces attributions.
[144] L’article 50.1 est entré en vigueur en 2015.
[145] La LSA décrit (du paragraphe 51(1) jusqu’à l’article 59) le régime d’indemnisation dont peuvent se prévaloir les propriétaires d’animaux.
[146] Le pouvoir de prendre des règlements en vertu de la LSA est prévu au paragraphe 64(1), qui est ainsi libellé :
Règlements
Règlements et décrets
64 (1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, prendre des mesures visant à protéger la santé des personnes et des animaux par la lutte contre les maladies et les substances toxiques ou leur élimination, ainsi que toute autre mesure d’application de la présente loi et, notamment :
a) régir ou interdire l’importation, l’exportation et la possession d’animaux ou de choses, afin d’empêcher l’introduction de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques soit au Canada, soit dans tout autre pays en provenance du Canada;
[...]
f) contrôler, éliminer, empêcher la propagation de vecteurs, de maladies et de substances toxiques et prendre toute mesure — notamment l’isolation, la mise en quarantaine, le traitement ou la destruction — à l’égard de telles substances ainsi que des animaux ou choses qui :
(i) soit sont contaminés par une maladie ou une telle substance, ou sont soupçonnés de l’être,
(ii) soit ont été en contact avec des animaux ou choses de la catégorie visée au sous‑alinéa (i) ou se sont trouvés dans leur voisinage immédiat,
(iii) soit sont des vecteurs, des agents causant des maladies ou des substances toxiques, ou soupçonnés d’en être;
Incorporation par renvoi
64.1 (1) Les règlements pris en vertu de l’article 64 peuvent incorporer par renvoi tout document, indépendamment de sa source, soit dans sa version à une date donnée, soit avec ses modifications successives.
Accessibilité
(2) Le ministre veille à ce que tout document incorporé par renvoi dans les règlements pris en vertu de l’article 64 ainsi que ses modifications ultérieures soient accessibles.
Ni déclaration de culpabilité ni sanction administrative
(3) Aucune déclaration de culpabilité ni aucune sanction administrative ne peut découler d’une contravention faisant intervenir un document qui est incorporé par renvoi dans les règlements pris en vertu de l’article 64 et qui se rapporte au fait reproché, sauf si, au moment de ce fait, le document était accessible en application du paragraphe (2) ou était autrement accessible à la personne en cause.
Ni enregistrement ni publication
(4) Il est entendu que les documents qui sont incorporés par renvoi dans les règlements pris en vertu de l’article 64 n’ont pas à être transmis pour enregistrement ni à être publiés dans la Gazette du Canada du seul fait de leur incorporation.
ii. RSA
[147] La partie II du RSA (Importation) traite de l’importation d’animaux.
[148] La définition du terme « animal réglementé »
, qui inclut les abeilles à miel, figure à l’article 10 du RSA :
animal réglementé Œuf d’incubation, tortue terrestre ou aquatique, oiseau, abeille à miel ou mammifère, à l’exclusion de ce qui suit :
a) leur matériel génétique;
b) tout animal des ordres des cétacés, des pinnipèdes et des siréniens;
c) tout animal de l’ordre des rongeurs, sauf :
(i) les chiens de prairie (Cynomys sp.), les rats géants de Gambie (Cricetomys gambianus) et les écureuils de la famille des sciuridés, quel que soit leur pays de provenance,
(ii) tout autre animal de cet ordre provenant d’Afrique. (regulated animal)
[149] L’importation d’animaux réglementés est régie par l’article 12, qui est ainsi libellé :
Animaux réglementés
12 (1) Sous réserve de l’article 51, il est interdit d’importer un animal réglementé, sauf en conformité avec :
a) soit un permis délivré par le ministre en vertu de l’article 160;
b) soit les paragraphes (2) à (6) et les dispositions applicables énoncées dans le document de référence.
[150] La partie XIII du RSA traite des permis et des licences :
Permis et licences
Formules et conditions
160 (1) La demande visant à obtenir un permis ou une licence exigés sous le régime de la Loi est présentée dans une forme approuvée par le ministre.
(1.1) Le ministre délivre un permis ou une licence exigés sous le régime de la Loi s’il conclut que l’activité visée par le permis ou la licence n’entraînera pas ou qu’il est peu probable qu’elle entraîne l’introduction ou la propagation de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques au Canada ou leur introduction dans tout autre pays, en provenance du Canada.
(1.2) Tout permis ou toute licence délivrés par le ministre en vertu du présent règlement peut être délivré, à titre de permis ou de licence d’application générale, aux propriétaires ou aux personnes qui ont la possession, la responsabilité ou la charge des soins d’animaux ou de choses visés par le permis ou la licence.
(2) Tout permis ou licence exigés sous le régime de la Loi :
a) est dans une forme approuvée par le ministre; et
b) renferme les conditions nécessaires pour empêcher l’introduction et la propagation de maladies transmissibles au Canada ou leur introduction dans tout autre pays, en provenance du Canada.
[...]
[151] Avant le 14 décembre 2012, le paragraphe 160(1.1) conférait au ministre un pouvoir discrétionnaire. Il était formulé ainsi :
Le ministre peut, sous réserve de l’alinéa 37(1)b) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, délivrer tout permis ou licence exigé par le présent règlement s’il est d’avis que, autant qu’il sache, l’activité visée par le permis ou la licence n’entraînera pas ou qu’il est peu probable qu’elle entraîne l’introduction ou la propagation de vecteurs, de maladies, ou de substances toxiques soit au Canada, soit dans tout autre pays, en provenance du Canada.
iii. Document de référence relatif à l’importation
[152] Le Document de référence relatif à l’importation
(tel qu’il est mentionné dans le RSA) est accessible en ligne à l’adresse https://inspection.canada.ca/fr/sante-animaux/animaux-terrestres/importation/politiques-limportation/general/2002-3. Les parties pertinentes de ce document sont reproduites dans le cahier conjoint des lois, règlements, jurisprudence et doctrine. Ce document, qui a été préparé le 25 janvier 2007, fait partie du répertoire des documents d’orientation. De plus, il est incorporé par renvoi dans le RSA et toute modification qui y est apportée doit être effectuée conformément à la Politique de l’ACIA sur l’incorporation par renvoi. Cette politique prévoit que le pouvoir d’incorporer un document par renvoi dans les règlements pris par le gouverneur en conseil découle des lois dont l’application relève de l’ACIA. Cette politique dispose en outre que les lois qui y sont énumérées contiennent des exigences ou des exceptions spécifiques sur l’incorporation par renvoi. La LSA, plus précisément l’article 64.1, fait partie des lois énumérées dans la politique (art 6).
[153] Dans l’introduction du Document de référence relatif à l’importation, il est précisé que les articles 11 et 12 du RSA « interdisent l’importation d’animaux et de matériel génétique réglementés de toute provenance, sauf en conformité avec a) soit un permis délivré par le ministre, b) soit les dispositions applicables énoncées à l’article 12 du Règlement et dans le [document de référence] ».
Il est également indiqué que les définitions figurant dans la LSA et le RSA s’appliquent dans le Document de référence relatif à l’importation.
[154] Les « régions à risque équivalent »
et les « régions à faible risque »
sont décrites respectivement à la partie I et à la partie II du Document de référence relatif à l’importation, qui indique qu’aucune région n’est ainsi désignée pour le moment. En ce qui a trait aux « régions non désignées »
, la partie III précise que le monde est une région non désignée pour les animaux réglementés et, en ce qui concerne les abeilles domestiques :
24.1 Abeilles domestiques
L’importation d’abeilles domestiques est assujettie à l’alinéa 12.(1)a) du Règlement.
D. Processus d’importation
[155] Le processus d’importation a été décrit par plusieurs des témoins des défendeurs, dont la Dre Belaissaoui, le Dr Kruger, la Dre Dubé, la Dre Snow et la Dre Perrone. Je résume ci‑après leurs témoignages à cet égard.
[156] Pour lancer le processus, l’importateur potentiel présente une demande de permis d’importation dans la forme demandée et paie les frais exigés.
[157] Cependant, avant de présenter une demande, l’importateur potentiel peut consulter le Système automatisé de référence des importations [le SARI], qui est accessible au public en ligne, afin de savoir si l’importation d’un produit est autorisée et, le cas échéant, prendre connaissance des conditions d’importation auxquelles est assujetti tout permis pour l’importation de ce produit. La Dre Belaissaoui a déclaré que ce système est accessible au public depuis au moins 2003.
[158] Après la réception d’une demande de permis, un vétérinaire de l’ACIA vérifie si un tel permis peut être délivré, c’est‑à‑dire si des conditions d’importation ont déjà été établies pour le produit en question, lesquelles, si elles sont respectées, permettent de réduire à un niveau acceptable le risque pour la santé des animaux découlant de l’importation de ce produit. Pour ce faire, il consulte le SARI. Si de telles conditions existent, un permis d’importation assorti de ces conditions est délivré.
[159] La demande de permis est rejetée si les conditions d’importation interdisent l’importation du produit visé par la demande (selon la Dre Belaissaoui, cela peut se produire si, par exemple, il y a présence d’une maladie préoccupante pour le Canada dans le pays d’exportation, comme la fièvre aphteuse, la peste porcine classique ou la peste porcine africaine).
[160] Si le SARI ne comporte aucune condition à la délivrance d’un permis d’importation pour le produit en question et si ce dernier n’est frappé d’aucune interdiction, l’importateur potentiel est dirigé vers le bureau d’Ottawa de l’ACIA. Un agent des opérations de l’ACIA explique ensuite les prochaines étapes possibles au demandeur de permis. Plus précisément, il l’informe qu’une évaluation des risques doit être réalisée pour les importations de toute nouvelle espèce, tout nouveau produit ou toute nouvelle denrée d’un nouveau pays, comme le précise le Protocole de la Division de la santé des animaux et de l’élevage et du Groupe d’évaluation des risques zoosanitaires, de la Division des avis scientifiques et contrôle des biorisques de l’ACIA [la version de 2005 du Protocole de l’ACIA].
[161] Si l’importateur potentiel souhaite procéder à une évaluation des risques, sa demande est alors transmise à un gestionnaire de risque de la Division de l’importation et de l’exportation, qui détermine s’il est possible de réaliser une telle évaluation. La Dre Belaissaoui a expliqué que, dans certains cas, une évaluation des risques n’est pas nécessaire pour que le gestionnaire de risque conclue que les risques liés à l’importation seraient trop élevés, notamment lorsqu’il y a présence de maladies préoccupantes pour le Canada dans le pays d’exportation. Dans de tels cas, l’importation est déjà interdite et le résultat d’une évaluation des risques ne pourrait être favorable. De même, selon la Dre Dubé, si le Code de l’OIE recommande la mise en place de mesures sanitaires pour atténuer un risque en particulier, de telles mesures peuvent être prises sans qu’une évaluation des risques soit menée.
[162] Si une évaluation des risques est nécessaire, et si l’importateur souhaite toujours aller de l’avant avec sa demande lorsqu’on l’informe du temps que prendra une telle évaluation, une évaluation des risques est alors effectuée.
[163] L’évaluation des risques peut révéler que le risque lié à l’importation est négligeable, auquel cas le produit peut être importé sans que des mesures sanitaires soient prises. Dans le cas contraire, la Dre Belaissaoui a déclaré que, si le résultat de l’évaluation des risques est favorable, il est possible d’établir des conditions d’importation afin de rendre acceptable le risque lié à l’importation du produit. Cependant, si aucune condition d’importation ne peut être établie pour réduire ce risque à un niveau acceptable, la demande de permis d’importation est rejetée.
[164] Après l’analyse des risques, le SARI est mis à jour en conséquence. Les futurs importateurs ont ainsi accès aux conditions d’importation applicables au produit en provenance du même pays duquel on demandait son importation.
[165] Dans certains cas, les demandes de permis d’importation sont évaluées au cas par cas. La Dre Snow a indiqué que le niveau de risque doit alors être acceptable pour autoriser l’importation d’un produit. En général, l’ACIA évalue les demandes au cas par cas lorsque des conditions d’importation sont en place et qu’il existe des circonstances atténuantes, ou si les risques liés à l’importation d’un produit inadmissible sont atténués par des conditions qui s’appliquent après l’importation et qui font l’objet d’un contrôle rigoureux. D’après l’expérience de la Dre Snow, les produits dont l’importation a été autorisée au cas par cas étaient destinés à des laboratoires de confinement.
PARTIE II
A. Santé et maladie des abeilles domestiques
i. Varroa et varroa résistant
[166] Le varroa (Varroa destructor) est un acarien parasite externe visible à l’œil nu qui se nourrit du corps gras des abeilles domestiques adultes et se reproduit dans les alvéoles nymphales en développement. L’exposé conjoint des faits indique que le varroa est un vecteur de plusieurs maladies de l’abeille domestique. Dans l’ensemble, les experts s’entendaient pour dire que le varroa transmet des virus et affaiblit les abeilles.
[167] Il existe plusieurs options de traitement contre le varroa, dont les acaricides synthétiques, comme le fluvalinate et l’amitraze, et les acides organiques, comme l’acide formique et l’acide oxalique.
[168] Le varroa a développé une résistance aux acaricides synthétiques.
[169] Selon l’Évaluation des risques de 2003, le varroa résistant au fluvalinate constitue un danger. À en juger par la preuve d’expert, le varroa était au moins présent au Canada en 2003, quoique peut‑être pas dans toutes les provinces, et sa présence était circonscrite dans les zones des provinces où il avait été repéré. À l’époque, il a été noté que sa présence aux É.‑U. était répandue.
[170] Le varroa résistant à l’amitraze a été désigné comme un danger dans l’Évaluation des risques de 2013. Les experts ont convenu de manière générale qu’il n’était pas présent au Canada en 2013, mais ils ne s’entendaient pas sur la question de savoir s’il était présent aux É.‑U. à l’époque.
ii. Loque américaine et loque américaine résistante
[171] La loque américaine est une maladie causée par une bactérie sporulée susceptible d’être présente dans les colonies d’abeilles. Cette maladie persistante se propage par l’intermédiaire de ruches et d’équipements contaminés. Elle peut affecter une colonie sans aucun signe. D’après l’exposé conjoint des faits, la loque américaine est très contagieuse. Elle est la plus répandue et la plus destructive des maladies du couvain de l’abeille. La bactérie infecte les larves des abeilles domestiques et peut affecter les abeilles adultes de la colonie. La loque américaine peut conduire à la mort d’une colonie si elle n’est pas contrôlée et peut se répandre par le contact entre les colonies, avec la nourriture, le nectar, le miel, les rayons de miel ou l’équipement apicole contaminé par des spores.
[172] Un antibiotique comme l’oxytétracycline [l’OTC] peut être utilisé dans le traitement de la loque américaine. Cependant, il n’éradique pas la maladie au stade de la sporulation, mais a pour effet d’en masquer les symptômes. Diverses méthodes de lutte culturale, telle que l’incinération, sont également utilisées pour détruire les colonies et l’équipement infectés. La loque américaine peut devenir résistante aux antibiotiques à la suite d’expositions répétées, et c’est ce qui s’est produit. La loque américaine résistante à l’OTC était considérée comme un danger dans les deux Évaluations des risques.
[173] Selon la preuve d’expert, la loque américaine résistante pourrait avoir été présente au Canada lorsque les deux Évaluations des risques ont été réalisées. D’après les observations de M. Winston, de Mme Cynthia Scott‑Dupree et de M. Don Dixon, qui ont examiné une version préliminaire de l’Évaluation des risques de 2003 de façon indépendante, ils craignaient que l’auteure de cette évaluation ait sous‑estimé l’incidence de la loque américaine résistante, en partie notamment à cause de sa distribution limitée au Canada. Aux É.‑U., sa présence était fréquemment signalée, mais sa fréquence demeurait inconnue, car elle ne faisait pas l’objet d’une surveillance régulière.
iii. Petit coléoptère des ruches
[174] Le petit coléoptère des ruches (Aethina tumida), qui ravage les abeilles domestiques, est une espèce endémique de l’Afrique subsaharienne qui a été introduite aux É.‑U. en 1996. Il se nourrit du couvain, du miel et du pollen dans les ruches. Sa présence peut poser problème, car la matière fécale de ses larves peut causer la fermentation du miel et si les larves sont nombreuses, elles peuvent entraîner l’effondrement de la colonie en raison des dommages causés aux couvains et au stock de miel.
[175] Rien n’indique que le petit coléoptère des ruches se trouvait au Canada lorsque l’Évaluation des risques de 2003 a été réalisée. Avant l’Évaluation des risques de 2013, des infestations de petit coléoptère des ruches avaient été détectées plusieurs fois au Québec et, surtout, dans le Sud‑Ouest de l’Ontario. Des zones de quarantaine avaient été mises en place et les colonies avaient été traitées.
[176] Le petit coléoptère des ruches était présent aux É.‑U. lorsque les deux Évaluations des risques ont été menées.
iv. Abeille africanisée
[177] L’abeille africanisée est une sous‑espèce hybride de l’abeille domestique européenne qui a été introduite au Brésil en provenance de l’Afrique du Sud. Elle se montre plus agressive et est également plus susceptible de piquer et d’attaquer en groupe. Dans les deux Évaluations des risques, l’introduction de gènes africanisés dans les populations d’abeilles domestiques européennes au Canada était considérée comme préoccupante et l’abeille africanisée était considérée comme un danger.
[178] La preuve concernant la présence d’abeilles africanisées au Canada en 2003 ou en 2013 était contradictoire. En effet, M. Pettis affirmait que, [traduction] « lorsque les évaluations des risques de 2003 et de 2014 ont été réalisées, l’abeille africanisée se trouvait au Canada (du moins les gènes d’abeilles africanisées) sans que le public en ait été informé et sans que sa présence pose problème au secteur de l’apiculture ».
M. Winston a quant à lui déclaré qu’il n’y avait aucune abeille africanisée au Canada en 2003 ou en 2014.
[179] C’est un fait admis que l’abeille africanisée a été introduite pour la première fois aux É.‑U. en 1990. Cet organisme nuisible était présent au moins dans la partie la plus au sud des États américains longeant le Mexique lorsque les deux Évaluations des risques ont été menées.
B. Modèles de gestion des abeilles domestiques
[180] Il est bien établi qu’avant 1986, les apiculteurs canadiens pouvaient importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. pour remplacer leurs pertes hivernales ou augmenter le nombre de leurs colonies. À cette époque, certains apiculteurs laissaient toutes leurs colonies mourir à l’automne (ou les éliminaient) et repartaient à neuf chaque année en se procurant des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Il s’agissait alors de l’un des modèles de gestion utilisés en apiculture.
[181] Depuis 1986, les apiculteurs utilisent diverses méthodes, et combinaisons de méthodes, pour gérer leurs activités. Tous les apiculteurs qui ont témoigné ont affirmé qu’ils hivernent leurs abeilles. Certains ont dit qu’ils éliminent un petit pourcentage des colonies qui selon eux ne survivront pas à l’hiver. Il est possible d’hiverner les colonies à l’extérieur, auquel cas les ruches doivent être enveloppées et protégées à l’aide d’un isolant. Certains des apiculteurs qui ont témoigné hivernent également une partie de leurs colonies à l’intérieur dans des installations spécialement construites à cet effet où la température est contrôlée et la lumière ne pénètre pas. Les apiculteurs ont aussi parlé de l’alimentation et des soins qui doivent être fournis aux colonies en hivernage.
[182] Les colonies ne survivent pas toutes à l’hivernage, quoique le pourcentage de colonies perdues varie d’une année à l’autre. Plusieurs rapports annuels de l’ACPA sur les pertes hivernales depuis 2008 ont été déposés en preuve. Divers facteurs, dont les hivers longs ou rigoureux et les organismes nuisibles et les maladies affectant les abeilles domestiques, peuvent causer ou favoriser les pertes.
[183] Pour remplacer les pertes, les apiculteurs utilisent une combinaison des méthodes suivantes. Les apiculteurs peuvent acheter des paquets d’abeilles provenant d’autres pays, principalement de la Nouvelle‑Zélande. Le terme « paquets »
est expliqué plus loin. Ces apiculteurs peuvent également remplacer la reine du paquet importé par une reine provenant de la Californie. Ils peuvent aussi parfois acheter des abeilles de fournisseurs canadiens. Les apiculteurs peuvent également « diviser »
les colonies survivantes ou créer des nucléi, ou « noyaux »
, lesquels termes sont définis plus bas. Certains apiculteurs élèvent leurs propres reines pour former des colonies divisées ou pour remplacer des reines au besoin. Comme le font valoir les demanderesses dans leurs assertions, les apiculteurs utilisent diverses mesures pour gérer leurs activités.
[184] Selon la description qui en a été faite au procès, les ruches contenant les colonies sont essentiellement des boîtes en bois munies d’un couvercle, d’où les abeilles vont et viennent pour récolter le pollen et le nectar. Elles contiennent au moins dix cadres pour le couvain, les abeilles et le miel.
[185] La division d’une colonie consiste à séparer une colonie d’abeilles robuste et en santé en deux colonies. La vieille reine et la moitié des cadres et des abeilles forment alors une colonie, et les autres cadres et abeilles, une nouvelle colonie à laquelle est ajoutée une nouvelle reine. Pour ce qui est des ruches empilées, les colonies du haut et du bas peuvent être inversées et l’ancienne reine est déplacée dans la boîte contenant le moins d’abeilles. Certains apiculteurs, comme M. Ash et M. Townsend, ont affirmé que la division des colonies se fait habituellement au printemps et que les colonies divisées peuvent être aussi productives que les colonies non divisées dès la première année de leur création. D’autres, comme M. Lockhart, ont déclaré que les colonies divisées peuvent se développer pendant l’été et être viables l’année suivant leur hivernage.
[186] La création de noyaux consiste habituellement à prendre deux cadres ou plus d’une colonie existante, à les placer dans une nouvelle ruche et à laisser la production croître pendant l’été pour que la colonie atteigne sa pleine production l’année suivante, après son hivernage.
[187] Je note que les témoins ont décrit des processus légèrement différents pour la création de colonies divisées et de noyaux et que M. Gibeau a signalé que certains apiculteurs peuvent utiliser les termes « noyaux »
et « colonies divisées »
de manière interchangeable.
[188] Selon l’exposé conjoint des faits, l’importation d’abeilles vivantes peut se faire en utilisant l’une des deux méthodes suivantes. La première méthode consiste à importer des « reines »
. Une reine et environ une douzaine d’accompagnatrices, qui assurent la survie de la reine pendant le transport, sont alors placées dans une petite cage de la taille d’une boîte d’allumettes. La deuxième méthode consiste à importer des « paquets »
d’abeilles. Les paquets sont placés dans une plus grande boîte, qui contient une petite colonie composée d’une reine et de milliers d’abeilles ouvrières. M. Caron a déclaré qu’un paquet d’abeilles pèse de deux à cinq livres. D’après l’Évaluation des risques de 2013, chaque livre représente environ 3 500 abeilles.
PARTIE III
Chronologie des faits
A. Fermeture de la frontière en 1987
[189] C’est un fait admis que peu avant 1986, le varroa a été introduit aux É.‑U. et s’est répandu dans les colonies d’abeilles au fil du temps. Les apiculteurs des É.‑U. ont perdu de nombreuses colonies par suite de l’introduction du varroa.
[190] En réponse à l’éclosion du varroa aux É.‑U., le Canada a adopté l’Ordonnance interdisant l’importation des abeilles en provenance des États‑Unis, 1986, DORS/86‑339, qui interdisait l’importation ou l’introduction d’abeilles domestiques en provenance de n’importe quelle partie des É.‑U. dans les provinces du Nouveau‑Brunswick, de Terre‑Neuve, de la Nouvelle‑Écosse, de l’Ontario, de l’Île‑du‑Prince‑Édouard ou du Québec jusqu’au 31 décembre 1986. Cette interdiction a par la suite été prolongée jusqu’au 31 décembre 1987 (Ordonnance interdisant l’importation des abeilles en provenance des États‑Unis, 1986 — Modification, DORS/87‑39). L’importation d’abeilles en provenance des É.‑U. a été interdite pour l’ensemble du Canada en 1987 par l’Ordonnance interdisant l’importation des abeilles domestiques 1987, DORS/87‑607.
[191] L’importation d’abeilles domestiques en provenance de la partie continentale des É.‑U. a continué d’être interdite au moyen d’ordonnances ou de règlements interdisant leur importation jusqu’en 2006 (Ordonnance interdisant l’importation des abeilles domestiques 1988, DORS/88‑54; Ordonnance interdisant l’importation des abeilles domestiques 1990, DORS/90‑69; Règlement de 1991 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/92‑24; Règlement de 1993 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/94‑8; Règlement de 1996 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/96‑100; Règlement de 1997 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/98‑122; Règlement de 1999 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/2000‑323).
[192] Des REIR ont été publiés dans la Gazette du Canada, en même temps que les modifications proposées aux ordonnances d’interdiction. Grosso modo, ces REIR contenaient des renseignements tels que le contexte et l’objectif de l’interdiction, l’état de santé des abeilles domestiques, les positions d’intervenants du secteur de l’apiculture, les solutions de rechange envisagées, les avantages et les coûts de l’interdiction et les consultations ayant mené à la décision d’interdire l’importation.
[193] L’importation de reines en provenance d’Hawaï a été autorisée à partir de 1992 (Règlement de 1991 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/92‑24).
[194] Le dernier règlement de cette série d’ordonnances et de règlements, le Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/2004‑136 [le Règlement de 2004], permettait l’importation de reines en provenance des É.‑U., mais maintenait l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles. Le Règlement de 2004 n’a pas été remplacé à son expiration, le 31 décembre 2006 (il a été abrogé le 1er juillet 2015, DORS/2015‑137). Aucune ordonnance, aucun règlement ni aucune loi n’ont été adoptés afin de remplacer le Règlement de 2004.
[195] Aucun permis pour l’importation de paquets d’abeilles en provenance de la partie continentale des É.‑U. n’a été délivré pendant la période visée par le recours, qui a commencé à l’expiration du Règlement de 2004, le 31 décembre 2006.
B. Évaluation des risques de 2003
[196] La Dre Cheryl James a reçu le mandat d’effectuer l’Évaluation des risques de 2003. La Dre James a déclaré qu’elle a reçu la demande d’évaluation des risques, datée du 20 mars 2002, le 24 avril 2002. Cette demande provenait du Dr Jamieson de la DSAE, qui demandait une évaluation du risque de maladie pour les abeilles domestiques canadiennes posé par l’importation inconditionnelle de reines et de paquets d’abeilles en provenance de la partie continentale des É.‑U.
[197] Le Protocole entre la Division de la santé des animaux et de l’élevage et le Groupe d’analyse des risques zoosanitaires, phytosanitaires et alimentaires (GARZPA), de la Division des sciences de l’ACIA, daté d’octobre 2001 [la version de 2001 du Protocole de l’ACIA], était utilisé pour effectuer les évaluations des risques zoosanitaires à l’époque.
[198] L’Évaluation des risques de 2003 était une évaluation qualitative et non quantitative. La Dre James a affirmé qu’une évaluation qualitative consiste [traduction] « essentiellement à décrire en mots, en paragraphes et au moyen d’éléments de preuve les risques évalués »
, tandis qu’une évaluation quantitative peut être réalisée si des données fiables sont disponibles pour appliquer des probabilités et des calculs numériques pour mesurer les risques.
[199] Quatre dangers ont été examinés dans le cadre de l’Évaluation des risques de 2003 : le varroa résistant au fluvalinate, l’abeille africanisée, le petit coléoptère des ruches et la loque américaine résistante à l’OTC.
[200] Selon la Dre James, cinq versions préliminaires de l’Évaluation des risques de 2003 ont été créées. Les noms des cinq personnes ayant contribué à l’Évaluation ou ayant examiné ses versions préliminaires figuraient dans l’Évaluation. Le Dr Jamieson, le gestionnaire des risques qui avait présenté la demande initiale, a examiné trois versions préliminaires, soit celles du 4 octobre 2002, du 25 novembre 2002 et du 29 janvier 2003. La Dre James croyait que le Dr Jamieson avait également examiné la version de mars. Doreen Watler, gestionnaire de l’Unité d’évaluation des risques phytosanitaires, et Louise DuMouchel, également de l’Unité d’évaluation des risques phytosanitaires, ont examiné la version préliminaire du 25 novembre 2002. Cynthia Scott‑Dupree et Mark Winston ont examiné la version préliminaire du 29 janvier 2003.
[201] La Dre James a déclaré que d’autres personnes ont également examiné l’Évaluation des risques de 2003 : l’Unité d’évaluation des risques zoosanitaires a procédé à l’examen interne de la version préliminaire; les gestionnaires de risque (les Drs Jamieson et Belaissaoui) ont passé en revue les premières ébauches; après la création de la deuxième version, on a demandé à M. Mark Winston, M. Don Dixon et Mme Cynthia Scott‑Dupree de se prononcer, à titre d’experts, quant à savoir si cette version contenait toutes les données scientifiques disponibles et si celles‑ci avaient été bien interprétées; l’évaluation a ensuite été transmise au CCM et à l’ACPA pour obtenir de plus amples commentaires. Le processus d’examen a pris fin le 30 mai 2003, après quoi l’équipe d’évaluation des risques a compilé les commentaires des examinateurs et y a répondu.
[202] Deux modifications ont été apportées à l’Évaluation des risques après l’examen des commentaires des examinateurs externes. La première modification faisait suite à une suggestion de Rhéal Lafrenière, l’apiculteur provincial du Manitoba, qui proposait aux évaluateurs des risques de séparer l’analyse des reines de l’analyse des paquets d’abeilles. La deuxième modification a été effectuée en réponse aux commentaires de M. Winston, de M. Dixon et de Mme Scott‑Dupree. Elle consistait à étudier le nombre de producteurs dont les pratiques de gestion entraîneraient la propagation de la loque américaine résistante dans la section de l’analyse portant sur la voie d’exposition.
[203] La version définitive de l’Évaluation des risques de 2003 a été publiée le 10 octobre 2003. Dans cette version, les niveaux de risque suivants ont été attribués aux quatre dangers identifiés. En ce qui concerne les reines, le varroa résistant au fluvalinate présentait un risque modéré, la loque américaine résistante à l’OTC, un risque faible, l’abeille africanisée, un risque faible, et le petit coléoptère des ruches, un risque négligeable. Pour ce qui est des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U., le varroa résistant au fluvalinate constituait un risque élevé, la loque américaine résistante à l’OTC, un risque modéré, l’abeille africanisée, un risque faible, et le petit coléoptère des ruches, un risque faible.
C. De 2003 à 2014
[204] Comme je le mentionne plus haut, l’importation d’abeilles en provenance de la partie continentale des É.‑U. a été interdite jusqu’au 31 décembre 2006, en application du paragraphe 1(1) du Règlement de 2004. Le paragraphe 1(2) disposait toutefois que le paragraphe 1(1) ne s’appliquait pas à l’importation d’une reine et de ses accompagnatrices si l’importation était faite conformément au permis prévu à l’article 160 du RSA. Ainsi, l’importation de paquets d’abeilles demeurait interdite selon le Règlement de 2004, alors que les reines et leurs accompagnatrices pouvaient être importées conformément à un permis.
[205] Des conditions pour la délivrance de permis d’importation ont été mises en place relativement à l’importation de reines. Elles comprennent des exigences de certification et d’inspection visant à évaluer les quatre dangers identifiés dans l’Évaluation des risques de 2003.
[206] Le Règlement de 2004 a expiré le 31 décembre 2006. Toutefois, l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. a été maintenue. Il a été établi qu’un tel règlement n’était plus nécessaire pour maintenir cette interdiction.
[207] La Dre Perrone a informé les parties intéressées, dont Heather Clay du CCM et Stephen Pernal de l’ACPA, que l’importation de paquets d’abeilles demeurait interdite. Elle leur a demandé de transmettre cette information à leurs membres. En réponse à une question de M. Ash, la Dre Perrone a également indiqué à ce dernier que l’interdiction serait maintenue.
[208] Depuis l’expiration du Règlement de 2004, des particuliers et des entreprises, dont Paradis Honey, Honeybee Enterprises et Rocklake Apiaries, ont demandé des permis pour importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. conformément au paragraphe 160(1.1) du RSA. Aucun permis n’a été délivré pour l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Toutefois, des permis sont régulièrement délivrés pour l’importation de reines.
[209] Plusieurs des apiculteurs appelés à témoigner par les demanderesses ont déclaré qu’ils avaient demandé, en leur nom personnel ou au nom d’une organisation d’apiculteurs, l’ouverture de la frontière à l’importation de paquets d’abeilles. Tous les apiculteurs qui ont témoigné pour le compte des demanderesses avaient présenté une demande pour l’importation de paquets d’abeilles entre 2003 et 2014. Les témoignages de ces apiculteurs sont exposés plus en détail plus loin.
D. Évaluation des risques de 2013
[210] Le protocole de la Division de la santé des animaux et de l’élevage et du Groupe d’évaluation des risques zoosanitaires de la Division des sciences de la santé des animaux de l’ACIA [la version de 2009 du Protocole de l’ACIA] était en vigueur au moment de l’Évaluation des risques de 2013. Ce document décrit la procédure à suivre pour effectuer une évaluation des risques.
[211] La Dre Rajzman a demandé la réalisation de l’Évaluation des risques de 2013, le 5 mars 2013. Elle demandait la réalisation d’une évaluation complète des risques en urgence; cependant, elle ne demandait pas la prise de mesures d’atténuation dans sa demande.
[212] M. Moreau a été nommé pour préparer l’Évaluation des risques de 2013, qui, à l’instar de l’Évaluation des risques de 2003, était une évaluation qualitative.
[213] Dans son témoignage, Mme Rheault a déclaré que M. Moreau avait communiqué avec des experts du domaine, des professionnels de l’apiculture et des scientifiques du milieu universitaire pour obtenir de plus amples renseignements.
[214] M. Moreau a également envoyé un courriel aux apiculteurs provinciaux afin de les informer de l’Évaluation des risques et de leur demander des renseignements pour créer des tableaux décrivant les mesures législatives mises en place par les provinces pour lutter contre les maladies touchant les abeilles domestiques et pour préparer un résumé des mesures prises par les provinces pour surveiller et contrôler certaines maladies. Il leur a plus précisément demandé des renseignements sur le varroa, le petit coléoptère des ruches et la loque américaine résistante.
[215] L’ACIA a également communiqué avec le Service d’inspection de la santé animale et végétale du département de l’Agriculture des É.‑U. [le Service d’inspection des É.‑U.] au sujet de l’Évaluation des risques, car il s’agit de « l’autorité compétente »
de l’OIE aux É.‑U. (plus particulièrement, l’ACIA communique avec les Services vétérinaires concernant les exportations au Canada en provenance des É.‑U.). M. Moreau est également entré en contact avec des représentants de certains États situés le long de la frontière canado‑américaine, comme le Dakota du Nord, l’État de New York, le Michigan et le Maine, pour obtenir de l’information relativement au petit coléoptère des ruches.
[216] Dans son témoignage, Mme Rheault a indiqué qu’après l’achèvement d’une version préliminaire, un autre évaluateur en faisait l’examen et l’ACIA la passait en revue à l’interne. Elle a affirmé que les premières versions ont été soumises à des entomologistes de l’ACIA et au responsable du Laboratoire de recherche en entomologie. Le 21 juin 2013, Mme Rheault a envoyé la version préliminaire de l’Évaluation des risques par courriel aux personnes suivantes pour qu’elles l’examinent : la Dre Rajzman, qui avait fait la demande d’évaluation des risques; Francine Lord, qui était directrice de la Direction générale des politiques et des programmes; Martin Damus, qui était évaluateur des risques phytosanitaires; Mohit Baxi, qui était le directeur de Mme Rheault; Pierre Lafortune, qui était gestionnaire national de la Division de l’importation et de l’exportation des animaux; et Primal Silva, qui était directeur exécutif de la Direction générale des sciences.
[217] Le 25 juillet 2013, Mme Rheault a préparé une note de service pour informer le ministre de la version préliminaire de l’Évaluation des risques.
[218] Après le premier examen interne, l’Évaluation a été renvoyée au gestionnaire des risques. Elle a ensuite été transmise aux apiculteurs provinciaux et à trois examinateurs externes. Ces examinateurs, que Mme Rheault appelait des experts du domaine, étaient M. Claude Boucher, M. Medhat Nasr et M. Stephen Pernal.
[219] Après les examens externes, la version préliminaire de l’Évaluation des risques a été officiellement communiquée aux parties intéressées canadiennes du 25 octobre au 25 novembre 2013. Cependant, selon la Dre Rajzman, la communication du document a été prolongée jusqu’au mois de décembre. La Dre Rajzman a transmis la version préliminaire au Conseil des médecins vétérinaires en chef [le CMVC], à l’ACPA, à M. Michael Paradis, à M. Lockhart et à une certaine Mme Cully.
[220] L’ACIA a reçu 174 commentaires de particuliers, d’associations apicoles nationales et régionales et de représentants provinciaux. Elle a également reçu deux réponses d’apiculteurs américains. M. Moreau a créé un tableau afin de consigner les commentaires reçus et a préparé une [traduction] « Analyse des commentaires reçus ».
[221] Le 12 février 2014, Mme Rheault a envoyé un courriel où elle décrivait le processus utilisé pour la période de consultation et elle résumait les réponses reçues, plus particulièrement leur incidence. La plupart des commentaires n’ont rien changé au résultat. Seule l’évaluation de l’introduction d’abeilles africanisées a été modifiée.
[222] L’équipe d’évaluation des risques et l’équipe de gestion des risques se sont réunies le 30 janvier 2014, comme le révèlent les notes manuscrites prises par la Dre Rajzman à cette même date.
[223] La Dre Rajzman a communiqué avec les apiculteurs provinciaux pour leur demander d’examiner l’Évaluation des risques et de trouver des options d’atténuation. Chacun d’eux lui a répondu.
[224] La Dre Rajzman a également transmis l’Évaluation des risques de 2013 au Dr Antonio Ramirez du Service d’inspection des É.‑U. le 15 mai 2014. Le Dr Ramirez a répondu à l’ACIA le 10 octobre 2014.
[225] La version définitive de l’Évaluation des risques de 2013 était datée de janvier 2014. Dans cette version, les niveaux de risque suivants ont été attribués aux quatre dangers identifiés pour les paquets d’abeilles : le varroa résistant au fluvalinate constituait un risque modéré; la loque américaine résistante à l’OTC posait un risque modéré; l’abeille africanisée présentait un risque allant de très faible à modéré; et le petit coléoptère des ruches constituait un risque allant de faible à modéré. L’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. a été maintenue.
E. De 2014 à 2023
i. Demandes de permis pour l’importation de paquets en provenance des É.‑U. et réponses à ces demandes
[226] L’importation de paquets en provenance des É.‑U. est demeurée interdite de 2014 à 2023, mais l’importation de reines et d’accompagnatrices a continué d’être autorisée, sous réserve de certaines conditions. Trois des apiculteurs qui ont témoigné au procès ont déclaré qu’ils avaient continué à présenter des demandes pour l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. et avaient réclamé l’ouverture de la frontière par d’autres moyens. La pandémie de COVID‑19 a particulièrement réduit la capacité des apiculteurs d’importer des abeilles d’autres pays. Les témoignages de ces apiculteurs sont exposés plus en détail plus loin.
ii. Appel de données
[227] Le 4 juillet 2022, la Dre Rajzman a présenté un appel de données scientifiques sur la santé des abeilles domestiques [l’appel de données]. L’ACIA a lancé cet appel pour [traduction] « aider à déterminer s’il exist[ait] suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une réévaluation des risques associés à l’importation de paquets d’abeilles domestiques en provenance des É.‑U. ».
La date limite pour répondre à cet appel était le 5 septembre 2022, mais, selon la Dre Dubé, les renseignements soumis après cette date ont tout de même été examinés. La Dre Rajzman a indiqué qu’elle avait envoyé l’appel de données aux apiculteurs provinciaux, à la liste de diffusion de l’ACPA, au CCM et au Service d’inspection des É.‑U. Elle a également demandé qu’il soit transmis à l’Apiary Inspectors of America [l’AIA].
[228] De nombreux commentaires ont été reçus en réponse à l’appel de données, dont 55 documents. La Dre Dubé a procédé à leur examen.
[229] Le Dr Kochhar, alors président de l’ACIA, a été mis au fait en juin 2023. Dans la présentation préparée à son intention, il était indiqué qu’une nouvelle évaluation des risques pouvait être justifiée pour se conformer aux nouvelles méthodes et tenir compte des programmes de contrôle ainsi que de la présence et de la distribution des dangers dans les deux pays depuis 2014. Toutefois, on y indiquait que les conclusions tirées n’étaient pas susceptibles de changer et que l’atténuation de tous les dangers serait recommandée. Trois options, ainsi que leurs avantages et leurs inconvénients, ont été présentées au Dr Kochhar : la réalisation d’une nouvelle évaluation des risques; l’étude des protocoles d’atténuation des risques fournis par le Service d’inspection des É.‑U.; et l’identification des dangers sans la tenue d’une nouvelle évaluation des risques. Le Dr Kochhar a recommandé la réalisation d’une nouvelle évaluation des risques.
[230] En septembre 2023, un questionnaire a été envoyé aux apiculteurs provinciaux afin de recueillir leurs commentaires sur la santé des abeilles domestiques.
[231] Au début du procès, le processus d’analyse des risques de 2023 était en cours.
PARTIE IV
Question commune no 1 – Les défendeurs, ou l’un d’eux, ont‑ils à l’égard du groupe proposé une obligation de diligence consistant à ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait, notamment une obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013?
A. Principes généraux – Critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
[232] Les paragraphes qui suivent donnent un aperçu des principes juridiques liés à la négligence, en particulier ceux s’appliquant aux autorités publiques. Plus précisément, il s’agit des principes à appliquer pour déterminer si et dans quelles circonstances il existe une obligation de diligence. Ces principes sont énoncés au début des présents motifs, car ils constituent le cadre de l’analyse juridique que doit mener notre Cour. Ce cadre doit tenir compte des conclusions de fait tirées par la Cour au vu de la preuve présentée au procès. L’analyse des principes juridiques, de la jurisprudence et de la preuve permettra de trancher la première question commune.
[233] Dans l’arrêt Cooper, la Cour suprême du Canada a revu le critère énoncé dans l’arrêt Anns et a précisé le rôle des considérations de politique dans la détermination de l’étendue de la responsabilité pour négligence. En a découlé le critère des arrêts Anns/Cooper qui, comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Nelson (Ville) c Marchi, 2021 CSC 41 [Marchi], offre un cadre uniforme permettant de déterminer quand naît une obligation de diligence dans le vaste domaine du droit de la négligence, y compris en cas d’allégations de négligence formulées contre les représentants gouvernementaux. Ce cadre d’analyse s’applique différemment selon que la demande présentée par la partie demanderesse relève d’une obligation de diligence reconnue ou analogue, ou selon que la demande porte sur une obligation nouvelle parce que le lien de proximité n’a pas été reconnu auparavant. Dans les affaires portant sur une nouvelle obligation de diligence, le cadre d’analyse suivant le critère en deux étapes énoncé dans les arrêts Anns/Cooper s’applique. Ces étapes sont les suivantes :
- Le tribunal doit d’abord décider si le préjudice était une conséquence raisonnablement prévisible de la conduite de la partie défenderesse et s’il existe un lien de proximité dans le cadre duquel l’omission de faire preuve de diligence raisonnable peut, de façon prévisible, causer une perte ou un préjudice au demandeur (renvoyant à l’arrêt Rankin (Rankin’s Garage & Sales) c JJ, 2018 CSC 19 au para 18 [Rankin]).
- Dans l’affirmative, le tribunal doit ensuite déterminer si des considérations de politiques résiduelles étrangères au lien existant entre les parties sont susceptibles de faire obstacle à une conclusion quant à l’existence d’une obligation de diligence prima facie (renvoyant à l’arrêt Cooper, au para 30).
[234] Lorsque l’obligation de diligence en cause n’est pas nouvelle, il n’est généralement pas nécessaire d’appliquer le cadre d’analyse en deux étapes énoncé dans les arrêts Anns/Cooper (Marchi, aux para 16‑19; Rankin, au para 18; Cooper, au para 39).
[235] Dans l’arrêt Cooper, la Cour suprême du Canada a déclaré que l’analyse relative à la proximité que comporte la première étape du critère de l’arrêt Anns met l’accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur. Les questions de politique au sens large du terme font partie de ces facteurs. Si la prévisibilité et la proximité sont établies à la première étape, une obligation de diligence prima facie prend naissance. À la deuxième étape du critère de l’arrêt Anns, il reste à déterminer si des considérations de politique résiduelles étrangères au lien existant entre les parties sont susceptibles de faire obstacle à l’imposition d’une obligation de diligence (Cooper, au para 30).
i. Première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
[236] Le critère de la prévisibilité raisonnable, décrit comme étant objectif, appelle essentiellement la Cour à se demander si une personne se trouvant dans la situation du défendeur aurait raisonnablement dû prévoir le préjudice. Autrement dit, il s’agit de déterminer, sans pouvoir compter sur l’avantage du recul, si le préjudice était prévisible ou non avant que l’incident en question ne survienne (Rankin, au para 53). Au paragraphe 13 de l’arrêt Mustapha c Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, la Cour suprême du Canada a cité la décision Overseas Tankship (UK) Ltd c Miller Steamship Co Pty, [1967] AC 617 (CP), à la page 643, dans laquelle le degré de probabilité propre à satisfaire à l’exigence de la prévisibilité raisonnable a été défini comme un [traduction] « risque réel »
ou « un risque qui viendrait à l’esprit d’une personne raisonnable placée dans la situation du défendeur [...] et que cette personne n’écarterait pas au motif qu’elle le juge invraisemblable ».
[237] Cependant, il ne suffit pas d’établir la prévisibilité raisonnable; celle‑ci doit se doubler de la proximité.
[238] Dans l’arrêt R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 [Imperial Tobacco], la Cour suprême du Canada a fait la déclaration suivante au paragraphe 41 :
Le lien de proximité et la prévisibilité sont deux aspects d’une même analyse – celle visant à déterminer si les faits révèlent l’existence d’un lien donnant lieu à une obligation de diligence prima facie en common law. La prévisibilité est l’élément fondamental du droit de la négligence. Par contre, ce ne sont pas tous les résultats prévisibles qui donnent lieu à une obligation de diligence comparable. La prévisibilité doit reposer sur un lien suffisamment étroit, ou lien de proximité suffisant, pour qu’il soit juste et raisonnable d’imposer à une partie l’obligation de prendre les mesures raisonnables pour ne pas porter préjudice à l’autre.
[239] La proximité décrit le genre de lien qui permet l’imposition d’une obligation de diligence en tant que protection contre la négligence prévisible. Dans l’arrêt Cooper, au paragraphe 32, la Cour suprême du Canada a déclaré que le mot « proximité »
est utilisé pour décrire le lien « étroit et direct »
qui, dans la décision Donoghue c Stevenson, 1932 CanLII 536 (FOREP), [1932] AC 562 (HL), a été qualifié de nécessaire pour l’établissement d’une obligation de diligence. Au paragraphe 33, la Cour suprême renvoie également à l’arrêt Hercules Managements Ltd c Ernst & Young, 1997 CanLII 345 (CSC), [1997] 2 RCS 165, où elle a déclaré au paragraphe 24 que « [l]’expression “lien étroit”, utilisée par lord Wilberforce dans l’arrêt Anns, précité, visait clairement à laisser entendre que les circonstances entourant le lien existant entre le demandeur et le défendeur sont telles qu’on peut affirmer que le défendeur est tenu de se soucier des intérêts légitimes du demandeur dans la gestion de ses affaires ».
[240] La détermination du lien peut supposer l’examen « des attentes, des déclarations, de la confiance, des biens en cause et d’autres intérêts en jeu ».
Ces facteurs permettent d’évaluer « à quel point le lien entre le demandeur et le défendeur est étroit et de déterminer si, vu ce lien, il est juste et équitable en droit d’imposer une obligation de diligence au défendeur »
(Cooper, au para 34). Les facteurs susceptibles de satisfaire à l’exigence de proximité sont variés et dépendent des circonstances de l’affaire (Cooper, au para 35).
[241] Il existe des catégories de cas dans lesquels un lien de proximité a été reconnu. Lorsqu’une affaire constitue l’un de ces cas ou un cas analogue et que la prévisibilité raisonnable est établie, on peut affirmer l’existence d’une obligation de diligence prima facie (Cooper, au para 36).
[242] Les lois applicables entrent également en jeu lorsqu’il s’agit de déterminer si un acteur gouvernemental avait une obligation de diligence prima facie. À cet égard, il est possible de distinguer trois catégories de cas. Dans la première catégorie, l’obligation de diligence invoquée découlerait explicitement ou implicitement du régime légal. Dans la deuxième catégorie, l’obligation de diligence découlerait des rapports entre le demandeur et l’autorité gouvernementale, et rien dans la loi ne fait obstacle à la reconnaissance d’une telle obligation. Dans la troisième catégorie, l’obligation de diligence se fonde sur les rapports entre les parties et sur les obligations imposées au gouvernement par la loi (Imperial Tobacco, aux para 43‑46).
ii. Deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
[243] À la deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper, il faut tenir compte des considérations de politique résiduelles. Ces considérations ne portent pas sur le lien existant entre les parties, mais sur l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général (Cooper, au para 37). La question est de savoir si des considérations de politique résiduelles étrangères au lien existant entre les parties sont susceptibles de faire obstacle à l’imposition d’une obligation de diligence (Cooper, au para 30; Apotex inc c Canada, 2017 CAF 73 au para 101 [Apotex]).
[244] Comme je l’explique plus loin, dans l’arrêt Marchi, la Cour suprême du Canada a également examiné la raison d’être de l’immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale, qui doit être prise en considération à la deuxième étape du critère, de même que la délimitation de la sphère des décisions qui échappent au contrôle judiciaire et le cadre permettant de structurer une telle analyse.
[245] Lorsque le critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper s’applique, le demandeur doit s’acquitter du fardeau de démontrer qu’il existe une cause d’action valable et, partant, une obligation de diligence. Cependant, une fois que le demandeur a établi l’existence d’une obligation de diligence prima facie, le fardeau de prouver qu’il existe des considérations de politique résiduelles justifiant de ne pas reconnaître cette obligation incombe alors au défendeur (Childs c Desormeaux, 2006 CSC 18 au para 13; Rankin, aux para 19‑20).
[246] Cela dit, la Cour suprême du Canada a également conclu qu’il n’existe aucune cause d’action de droit privé en cas de manquement par négligence à une obligation légale. À cet égard, dans l’arrêt Holland c Saskatchewan, 2008 CSC 42, au paragraphe 9 [Holland 2008], la Cour suprême a déclaré que le droit ne reconnaît pas, à l’heure actuelle, l’action pour manquement par négligence à une obligation légale. Le recours généralement reconnu lorsqu’une autorité publique manque à son obligation légale est plutôt la demande de contrôle judiciaire pour invalidité (voir aussi Apotex, au para 95; Nevsun Resources Ltd c Araya, 2020 CSC 5 au para 211 [Nevsun Resources]).
B. Première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
i. Les obligations de diligence invoquées sont‑elles nouvelles?
[247] Dans l’arrêt Deloitte & Touche c Livent Inc (Séquestre de), 2017 CSC 63, au paragraphe 26 [Deloitte], la Cour suprême du Canada a fait remarquer que les termes « lien de proximité »
servent toujours, en partie, à décrire brièvement les catégories de rapports pour lesquelles on a déjà reconnu l’existence d’un lien de proximité (citant Cooper, au para 23). Si un rapport relève d’une catégorie déjà établie, ou s’il s’agit d’un rapport analogue, l’existence du lien étroit et direct requis est établie. Ainsi, s’il est possible d’établir l’existence d’un risque de préjudice raisonnablement prévisible, il est satisfait à la première étape du cadre d’analyse des arrêts Anns/Cooper et il est possible d’affirmer l’existence d’une obligation de diligence (Cooper, au para 36). Dans de telles circonstances, la deuxième étape du cadre d’analyse des arrêts Anns/Cooper entrera rarement en jeu parce que les considérations de politique résiduelles auront déjà été prises en compte lorsque l’existence du lien de proximité a été reconnue (Deloitte, au para 26, citant Cooper, au para 39 et Edwards c Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80 [Edwards] au para 10; voir aussi Marchi, aux para 16, 17 et 19).
[248] Dans l’arrêt 1688782 Ontario Inc c Aliments Maple Leaf Inc, 2020 CSC 35, au paragraphe 64 [Aliments Maple Leaf], la Cour suprême du Canada a déclaré que l’examen du lien de proximité appelle la Cour à se demander d’abord si le lien de proximité peut être établi en fonction d’une catégorie établie ou analogue de lien de proximité (citant Deloitte, aux para 26‑28). Elle a conclu qu’en « fin de compte, pour justifier l’existence d’une obligation analogue, il faut donc démontrer que les décisions invoquées par l’appelante découlent d’une relation analogue ou de circonstances analogues »
(au para 65).
[249] Par conséquent, la première question à trancher en l’espèce consiste à déterminer si les obligations de diligence invoquées par les demanderesses sont nouvelles.
[250] Dans leurs observations écrites préliminaires, les demanderesses ont divisé en deux la première question commune et ont décrit séparément les deux obligations de diligence qu’avaient, selon elles, les défendeurs à l’égard du groupe :
- l’obligation de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait relative à l’importation de paquets d’abeilles domestiques;
- l’obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013.
[251] Comme je l’explique plus loin lorsqu’il est question de l’analyse permettant de faire la distinction entre décision de politique et décision opérationnelle à la deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper, les demanderesses ont presque exclusivement mis l’accent sur la deuxième obligation invoquée dans leurs observations finales. Je conclus que ces obligations ne sont pas distinctes et que la première englobe la seconde.
[252] Toutefois, compte tenu des observations préliminaires des demanderesses, les défendeurs, dans leurs observations préliminaires, ont traité de chaque obligation décrite par les demanderesses et ont fait valoir qu’aucune des obligations de diligence invoquées n’existe.
[253] Quant à savoir si chaque obligation est nouvelle, dans leurs observations préliminaires, les demanderesses s’appuient sur l’arrêt Fullowka et sur le renvoi à l’arrêt Just c Colombie‑Britannique, 1989 CanLII 16 (CSC), [1989] 2 RCS 1228 [Just], que fait la Cour suprême du Canada au paragraphe 27 de l’arrêt Marchi pour faire valoir qu’il ne serait pas nouveau, dans les circonstances de l’espèce, de conclure à l’existence d’un lien de proximité. Selon les demanderesses, le principe établi dans l’arrêt Just – suivant lequel les utilisateurs d’un système de permis d’inspection peuvent s’attendre à ce que ce système soit exploité de manière raisonnable, faute de quoi il y a un risque raisonnablement prévisible que les utilisateurs subissent un préjudice financier – s’applique également en l’espèce.
[254] En ce qui a trait à la première obligation invoquée par les demanderesses dans leurs observations préliminaires, à savoir l’obligation de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait relative à l’importation de paquets d’abeilles domestiques, les défendeurs s’appuient sur l’affaire Flying E Ranche Ltd v Attorney General of Canada, 2022 ONSC 601 [Flying E Ranche]. Dans cette affaire, la demanderesse alléguait que l’ACIA n’avait pas interdit l’importation d’aliments destinés au bétail et de bovins et qu’elle avait une obligation de diligence envers les éleveurs de bovins. Les défendeurs soutiennent que l’affaire Flying E Ranche [traduction] « étaye de façon convaincante »
leur argument selon lequel toute obligation conférée par le régime réglementaire applicable à l’importation d’animaux n’est pas nouvelle et a déjà été rejetée. Ils affirment que la deuxième obligation de diligence invoquée par les demanderesses, à savoir l’obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013, est nouvelle. Ils ajoutent que les affaires de négligence dans l’inspection d’un bâtiment et de négligence dans l’entretien de routes ne sont pas analogues à la présente affaire. Par conséquent, une analyse suivant le critère en deux étapes énoncé dans les arrêts Anns/Cooper s’impose.
[255] Comme je l’explique plus loin, il existe des ressemblances entre les faits de l’affaire Flying E Ranche et ceux de l’espèce et cette affaire est tout à fait pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer si les activités de l’ACIA liées à l’importation d’animaux donnent lieu à une obligation de diligence de droit public. Cependant, dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que l’affaire dont elle était saisie ne relevait pas d’une catégorie de cas reconnue et n’était pas non plus analogue à une catégorie de cas où l’existence d’une obligation de diligence avait été établie, telles que les affaires d’inspection. Elle a donc procédé à une analyse suivant le critère en deux étapes énoncé dans les arrêts Anns/Cooper pour déterminer si le défendeur avait une obligation de diligence envers le groupe et a conclu au bout du compte que tel n’était pas le cas.
[256] Ainsi, dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que l’affaire dont elle était saisie, dont les faits ressemblaient à ceux d’autres décisions invoquées, relevait d’une nouvelle catégorie de cas. Et comme elle a conclu qu’aucune obligation de diligence n’avait été établie, elle n’a pas reconnu l’existence d’une nouvelle obligation de diligence.
[257] Je ne souscris pas à l’argument des demanderesses selon lequel les arrêts Just et Fullowka permettent d’en arriver à la conclusion que, dans les circonstances de l’espèce, il ne serait pas nouveau de conclure à l’existence d’un lien de proximité. Dans l’arrêt Just, la Cour suprême du Canada a jugé qu’il existe un lien suffisamment étroit entre les usagers de la route et la province puisqu’en créant les routes, la province crée un risque physique auquel les usagers sont invités à s’exposer. La province ou le ministère responsable peut, en outre, prévoir aisément les risques qui guettent les usagers si les routes ne sont pas raisonnablement entretenues.
[258] La catégorie d’obligation de diligence énoncée dans l’arrêt Just est fermement établie en droit canadien (Marchi, au para 25, renvoyant à Cooper, au para 36). Toutefois, dans l’arrêt Marchi, la Cour suprême du Canada a déclaré que les facteurs communs aux affaires visées par la catégorie énoncée dans l’arrêt Just comprennent les cas où une autorité publique a décidé d’entretenir une route publique ou un trottoir que le public est invité à utiliser et la partie demanderesse prétend avoir subi des préjudices corporels parce que l’autorité publique n’a pas maintenu la route ou le trottoir dans un état raisonnablement sécuritaire. Lorsque ces facteurs sont présents, la catégorie énoncée dans l’arrêt Just s’applique, écartant ainsi la nécessité d’établir à nouveau le lien de proximité (Marchi, au para 29). Or, tel n’est pas le cas en l’espèce.
[259] En l’espèce, il n’est nullement question d’entretien ou d’inspection de routes, d’entretien physique ou d’inspection de sécurité, et aucun préjudice corporel ou dommage matériel n’a été causé. Les circonstances de l’espèce sont différentes de celles de l’affaire Just, où la Cour a jugé qu’il existait entre les usagers de la route et la province un lien suffisamment étroit puisqu’en créant les routes, la province crée un risque physique auquel les usagers sont invités à s’exposer. En l’espèce, les défendeurs n’ont pas créé un risque auquel les demanderesses ont été invitées à s’exposer. Les demanderesses affirment plutôt que l’obligation de diligence invoquée concerne le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait relative à l’importation de paquets d’abeilles. Qui plus est, les dommages allégués sont des pertes purement financières.
[260] À cet égard, je note que, dans l’arrêt Deloitte, la Cour suprême du Canada a déclaré que « les facteurs permettant d’établir de “nouveaux cas” de liens de proximité dépendent des caractéristiques des rapports entre les parties et des circonstances de chaque affaire en particulier »
(au para 27, citant Cooper, aux para 34‑35). Au paragraphe 27 de l’arrêt Marchi, la Cour suprême renvoie à l’arrêt Deloitte, où elle a conclu que, lorsqu’une partie cherche à fonder l’existence d’un lien de proximité sur une catégorie déjà établie ou analogue, le tribunal doit se demander si la relation en cause est en fait vraiment la même que celle établie auparavant ou si elle est analogue. Et, en corollaire, les tribunaux doivent s’abstenir de conclure de manière trop générale à l’existence de catégories établies puisque, rappelons‑le, les considérations de politique résiduelles ne sont pas examinées si l’existence d’un lien de proximité est établie sur le fondement d’une catégorie reconnue (Deloitte, au para 28, citant Cooper, au para 39).
[261] À mon avis, la présente affaire n’est pas analogue à d’autres affaires d’inspection, telles que l’affaire Fullowka, sur laquelle s’appuient également les demanderesses. Dans l’affaire Fullowka, la Cour suprême du Canada était notamment appelée à déterminer si l’entreprise de sécurité et le gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest devaient être tenus responsables pour cause de négligence parce qu’ils n’avaient pas empêché les meurtres de mineurs pendant une dure grève à la mine Giant. La Cour suprême devait déterminer si, en ce qui concerne le délit commis par un tiers (à savoir le mineur qui avait commis les meurtres), ces parties avaient manqué à la norme de diligence à laquelle elles étaient tenues et avaient ainsi causé elles‑mêmes le préjudice qui était finalement survenu. Pour trancher cette question, la Cour suprême a appliqué le critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper, en s’attardant spécifiquement à la relation particulière en cause et en se demandant si des considérations pertinentes concernant la prévisibilité, la proximité et la politique étaient propres à chaque relation. Plus précisément, la Cour s’est demandé si les actes de l’auteur allégué de la faute avaient eu un effet étroit et direct sur les victimes et si d’autres considérations pouvaient se révéler pertinentes, dont les attentes, les déclarations, la confiance et la nature des intérêts en jeu.
[262] La Cour suprême du Canada a conclu que le régime réglementaire instauré par la Loi sur la sécurité dans les mines oblige les propriétaires, les gestionnaires et les travailleurs des mines à observer les règles de sécurité. Le rôle des inspecteurs des mines consistait essentiellement à veiller à ce que ces personnes s’acquittent de cette obligation. La Cour suprême a conclu que, en ce sens, leur rôle était analogue aux rôles du Barreau et du registrateur des courtiers en hypothèques dont il est question dans les arrêts Edwards et Cooper, respectivement. Toutefois, elle a ensuite conclu que le lien entre les inspecteurs et les mineurs était beaucoup plus étroit et plus direct que les liens en jeu dans ces arrêts.
[263] La Cour suprême du Canada a conclu qu’il y avait des ressemblances importantes entre l’affaire qui l’occupait et les arrêts de la Cour portant sur l’inspection des bâtiments (Kamloops (Ville de) c Nielson, [1984] 2 RCS 2 [Kamloops], Rothfield c Manolakos, [1989] 2 RCS 1259 [Rothfield] et Ingles c Tutkaluk Construction Ltd, 2000 CSC 12 [Ingles]), qui concernaient une obligation réglementaire de procéder à une inspection et d’appliquer les dispositions d’un code du bâtiment. L’objectif des inspections était de détecter notamment les vices de construction contrevenant au code en question. Ces particularités des régimes d’inspection des bâtiments étaient similaires à celles du régime d’inspection des mines en cause dans l’affaire Fullowka. L’analyse de l’obligation de diligence des inspecteurs des bâtiments effectuée dans ces arrêts a permis à la Cour suprême du Canada de conclure à l’existence d’une obligation de diligence prima facie de la part des inspecteurs des mines et de déterminer que la relation entre les inspecteurs des mines et les mineurs était analogue à celle entre les inspecteurs des bâtiments et les propriétaires, les acheteurs subséquents et les voisins. À l’instar des inspecteurs des bâtiments, les inspecteurs des mines avaient l’obligation de procéder à des inspections et d’appliquer la législation sur la sécurité dans les mines. Comme eux, ils jouissaient d’une certaine latitude quant à la façon de s’acquitter de leurs obligations, et il était raisonnable de penser qu’ils feraient preuve de diligence dans la manière de procéder aux inspections.
[264] Dans l’affaire Fullowka, la Cour suprême du Canada a conclu que les inspecteurs des mines avaient une obligation légale d’inspecter la mine et d’ordonner la cessation de tout travail s’ils jugeaient la mine dangereuse. De plus, pour exercer ce pouvoir que leur confère la loi, les inspecteurs s’étaient rendus en personne à la mine à maintes occasions, ils avaient constaté l’existence de risques spécifiques et sérieux qui menaçaient un groupe précis de travailleurs et ils savaient que les mesures prises par la direction et Pinkerton’s en vue de maintenir des conditions de travail sécuritaires étaient totalement inefficaces. Il existait donc un lien suffisamment étroit et direct entre les inspecteurs et les mineurs pour donner naissance à une obligation de diligence prima facie.
[265] Je rappelle toutefois que, contrairement à l’affaire Fullowka, l’affaire dont je suis saisie ne porte pas sur une inspection ou sur l’application d’un régime réglementaire de sécurité, et, au regard des faits, je conclus qu’elle n’est pas analogue à ce type d’affaires.
[266] À mon avis, les faits de l’affaire Flying E Ranche ressemblent beaucoup plus à ceux en l’espèce que ceux des affaires d’inspection. L’affaire Flying E Ranche portait sur un recours collectif intenté au nom de tous les agriculteurs canadiens qui avaient élevé du bétail en mai 2003. La demanderesse alléguait que le Canada, par l’intermédiaire d’AAC et de l’ACIA, avait fait preuve de négligence, car il n’avait pas fait le nécessaire pour empêcher l’introduction de l’encéphalopathie spongiforme bovine [ESB] sur son territoire. En effet, il n’avait pas instauré d’interdiction de nourrir les ruminants avec des aliments provenant de ruminants en 1990 – lorsqu’il avait interdit l’importation de bovins en provenance du Royaume-Uni – ou en 1994 – lorsqu’il avait ordonné l’abattage de tous les bovins restants qui avaient été importés du Royaume‑Uni pendant la période visée. La demanderesse alléguait également que le Canada avait fait preuve de négligence en n’assurant pas une surveillance adéquate et en n’empêchant pas les bovins importés du Royaume‑Uni d’entrer dans la chaîne d’alimentation entre 1990 et 1994. La demanderesse affirmait que le Canada avait une obligation de diligence envers les éleveurs de bovins en raison des obligations qui lui incombaient au titre de trois lois, dont la LSA, et d’autres lois visant à protéger la santé des animaux. Elle soutenait en outre que les rapports entre le Canada et le groupe avait donné lieu à une obligation et que les producteurs de bovins comptaient sur l’expertise technique et scientifique des employés de l’ACIA pour prévenir la contamination du cheptel bovin canadien par des maladies exotiques.
[267] Dans Flying E Ranche, la demanderesse a fait valoir que les similitudes entre cette affaire et les affaires d’inspection, dont Kamloops et Fullowka, étaient frappantes et a également invoqué l’arrêt Adams c Borrel, 2008 NBCA 62 [Adams], dans lequel la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick a conclu qu’Agriculture Canada avait une obligation de diligence de mener rapidement une enquête visant à identifier l’origine du virus de la pomme de terre. Dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a fait observer que la demanderesse soutenait que, dans ces trois affaires, les autorités publiques s’étaient engagées à prendre les mesures nécessaires pour régler le problème, ou le risque et, après avoir décidé d’agir, elles ne devaient pas faire montre de négligence.
[268] Les demanderesses font valoir un argument similaire en l’espèce. Elles s’appuient sur le principe selon lequel [traduction] « [l]’existence d’un lien de proximité suffisant est établie lorsque des autorités publiques comme les défendeurs assument la responsabilité de veiller au respect d’une norme – l’analyse des risques et son volet relatif à l’évaluation des risques – qui, par définition, vise à réduire le risque de dommages ou de préjudice »
(citant Vlanich v Typhair, 2016 ONCA 517 au para 31 [Vlanich]; Fullowka; Kamloops]. Cependant, dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a souligné la mise en garde formulée dans l’arrêt Vlanich selon laquelle l’existence d’un lien de proximité ne pouvait être établie que dans les cas où des dommages matériels ou un préjudice physique avaient été causés (Flying E Ranche, au para 699).
[269] Dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario ne souscrivait pas à l’opinion de la demanderesse. Elle a conclu que les affaires d’inspection n’avaient aucune pertinence. La raison en était que les actions – ou inactions – qui, selon la demanderesse, dénotaient de la négligence n’étaient pas celles d’un inspecteur ayant fait preuve de négligence dans le cadre d’une inspection et dont le rôle s’apparentait à celui d’un inspecteur en bâtiment qui veille au respect du code du bâtiment, comme dans l’affaire Kamloops, ou d’un inspecteur des mines qui doit assurer la sécurité d’une mine, comme dans l’affaire Fullowka. La Cour a aussi fait remarquer que les faits de l’affaire Adams étaient très différents. L’affaire Adams portait sur un cas de négligence dans le cadre d’analyses qui avaient mené à un très grand nombre de faux résultats positifs. Or, les actes reprochés dans Flying E Ranche ne consistaient pas en un manque de diligence dans l’application de codes existants, en une réponse à des risques immédiats et tangibles pour la sécurité ou en l’utilisation de mauvaises méthodes d’analyse. Il y était plutôt question des décisions et des actes de fonctionnaires d’AAC qui avaient effectué une évaluation afin d’établir un plan d’action en réponse à une nouvelle menace dont on savait peu de choses (Flying E Ranche, au para 560). De plus, dans l’arrêt River Valley Poultry Farm Ltd v Canada (Attorney General), 2009 ONCA 326, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada rejetée, 33223 (5 novembre 2009) [River Valley], la Cour d’appel de l’Ontario a établi une distinction entre l’affaire dont elle était saisie et l’affaire Adams, qui s’intéressait à une autre loi, soit la Loi sur la protection des végétaux, LC 1990, c 22. Cette loi visait notamment à protéger les agriculteurs, ce qui n’est pas l’objet de la LSA. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu qu’une distinction s’opérait entre les affaires Adams et River Valley du simple fait que les objets de la Loi sur la protection des végétaux et de la LSA sont différents, mais elle a également remis en question au moins une partie de l’analyse énoncée dans l’affaire Adams. Je note qu’une distinction similaire a été faite par rapport à l’affaire Adams dans la décision The Los Angeles Salad Company Inc v Canadian Food Inspection Agency, 2011 BCSC 779 [Los Angeles Salad]. Dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a donc statué que conclure que l’arrêt Adams permet d’établir l’existence d’une catégorie reconnue d’obligation de diligence, ou d’une catégorie analogue, reviendrait à faire fi des réserves exprimées par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Deloitte et Rankin lorsqu’elle a déclaré que « les tribunaux doivent s’abstenir de conclure de manière trop générale à l’existence de catégories établies »
et que les catégories préétablies d’obligations de diligence « devraient être définies de façon restrictive »
(Flying E Ranche, au para 564, citant Deloitte, au para 28).
[270] Dans l’affaire River Valley, une poursuite a été intentée contre l’ACIA pour négligence dans la réalisation d’une enquête visant à déterminer si le troupeau d’un producteur d’œufs était infecté par une souche dangereuse de salmonelle. Comme le dépistage avait pris du temps, l’ACIA avait recommandé que les œufs soient redirigés vers la pasteurisation et soient vendus comme des œufs pasteurisés. La demanderesse et la Commission ontarienne de commercialisation des œufs jugeaient cette recommandation peu pratique. La Commission a donc ordonné à River Valley de ne pas commercialiser ces œufs, qui ont par la suite été détruits, tout comme le troupeau. River Valley soutenait que l’ACIA et Santé Canada avaient envers elle l’obligation d’enquêter rapidement et avec compétence et qu’en ne respectant pas cette obligation, ils étaient responsables de négligence pour les pertes financières qu’elle avait subies. Puisque les tribunaux canadiens n’avaient pas reconnu que l’ACIA ou Santé Canada avait une obligation de diligence de droit privé dans ces circonstances, les parties ont déposé une requête préliminaire dans laquelle elles demandaient à la Cour de trancher quatre questions de droit, dont deux questions consistant à savoir si l’ACIA et Santé Canada avaient une obligation de diligence envers River Valley. Le juge saisi de la requête a conclu que l’ACIA et Santé Canada avaient une obligation de diligence envers River Valley. Cette conclusion a été infirmée en appel devant la Cour d’appel de l’Ontario (autorisation de pourvoi à la CSC rejetée). La Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’il fallait appliquer le critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper pour déterminer si l’ACIA ou Santé Canada avait une obligation de diligence envers River Valley consistant à enquêter rapidement et avec compétence. Après avoir appliqué ce critère, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que ni l’ACIA ni Santé Canada n’avaient l’obligation de diligence invoquée. Je désire souligner ici que, comme elle a procédé à l’analyse énoncée dans les arrêts Anns/Cooper, la Cour d’appel de l’Ontario a forcément conclu que l’affaire ne relevait pas d’une catégorie de cas ou n’était pas analogue à une catégorie de cas où une obligation de diligence avait été reconnue.
[271] La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a tiré une conclusion similaire dans l’affaire Los Angeles Salad. Dans cette affaire, les défenderesses ont déposé une requête visant à faire radier l’action des demanderesses, au motif qu’il était évident et manifeste qu’elles n’avaient pas d’obligation de diligence de droit privé envers elles. L’enquête menée par l’ACIA, avec l’aide de l’Agence de la santé publique du Canada et de Santé Canada, sur les produits alimentaires (des mini‑carottes) distribués par les demanderesses était au cœur de cette affaire. En 2007, quatre cas de shigellose, une maladie qui peut être causée par des aliments contaminés, avaient été signalés. À la suite d’une enquête, les mini‑carottes avaient fait l’objet d’un rappel. Les demanderesses affirmaient que l’ACIA et les autres défenderesses avaient fait preuve de négligence dans la manière dont elles avaient fait enquête, testé les produits alimentaires et communiqué des avertissements au public et aux organismes de réglementation des É.‑U. concernant la possible contamination des mini‑carottes. Elles soutenaient que les défenderesses avaient manqué aux obligations de diligence qu’elles avaient envers elles et qu’elles avaient droit à des dommages‑intérêts pour les pertes subies. Elles ont entre autres fait valoir que leur action s’inscrivait dans une catégorie de cas dans lesquels les tribunaux avaient déjà reconnu une obligation de diligence, tels que les affaires portant sur une négligence commise dans le cadre d’une inspection ou d’une enquête menée par une institution fédérale (sur le fondement des arrêts Adams; Ingles; Rothfield; et Hill c Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41 [Hill]).
[272] Dans l’affaire Los Angeles Salad, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a conclu que les faits de l’affaire dont elle était saisie ne relevaient pas d’une catégorie dans laquelle une obligation de diligence avait été reconnue. Elle ne pouvait pas conclure qu’il était évident que l’objectif immédiat du régime légal applicable (la Loi sur l’ACIA) était de protéger les intérêts financiers du fournisseur de produits alimentaires à l’origine du risque qui avait fait l’objet d’une enquête. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique n’a donc pas pu en arriver à la conclusion que l’action relevait d’une catégorie de cas dans laquelle une obligation de diligence avait été reconnue. Une analyse suivant le critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper s’imposait donc. Après avoir effectué une telle analyse, la Cour a radié la déclaration des demanderesses.
[273] La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté l’appel (The Los Angeles Salad Company Inc v Canadian Food Inspection Agency, 2013 BCCA 34 [Los Angeles Salad BCCA]). Elle a confirmé que les appelantes n’avaient pas démontré que leur relation avec l’ACIA ressortissait à une catégorie établie où une obligation de diligence avait été reconnue ou y était analogue (aux para 26, 28), à l’instar de l’affaire Hill portant sur une enquête policière ou des affaires d’inspection de bâtiment ou des autres affaires prises en compte par le juge saisi de la requête.
[274] Les affaires River Valley, Los Angeles Salad et, plus récemment, Flying E Ranche portent toutes sur une présumée obligation de diligence qui incombait à l’ACIA. Dans ces trois affaires, les tribunaux ont rejeté – explicitement ou implicitement – l’argument voulant que les obligations invoquées relevaient de la catégorie des cas d’inspection ou y étaient analogues. Les tribunaux ont également conclu qu’une nouvelle catégorie n’avait pas été établie.
[275] En l’espèce, la première obligation invoquée par les demanderesses concerne le maintien et l’exécution de l’interdiction de fait relative à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Cette obligation ne se rattache pas à un cas d’inspection et je conclus qu’elle n’appartient pas à cette catégorie établie de cas ni qu’elle y est manifestement analogue. Ayant tenu compte des facteurs précis permettant de reconnaître l’existence de la catégorie de la négligence dans le cadre d’une inspection, je ne puis conclure que la relation en cause en l’espèce est en fait vraiment la même que celle établie auparavant dans des affaires d’inspection ou qu’elle y est analogue (Deloitte, au para 28).
[276] La deuxième obligation invoquée par les demanderesses est que l’ACIA était tenue de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013. Dans leurs observations préliminaires, les défendeurs affirment que cette obligation est nouvelle, car les affaires de négligence dans l’inspection d’un bâtiment et de négligence dans l’entretien des routes ne sont pas analogues à la présente affaire. Les demanderesses n’ont rien mentionné à cet égard dans leurs observations préliminaires; cependant, dans leurs observations écrites finales, elles semblent soutenir que cette obligation est nouvelle. Dans leurs observations orales finales (qui portent sur l’obligation invoquée de proposer des options d’atténuation), les demanderesses font valoir qu’il n’existe pas d’affaire analogue et que, par conséquent, une analyse suivant le critère en deux étapes énoncé dans les arrêts Anns/Cooper s’impose. Je suis d’accord pour dire que l’obligation invoquée est nouvelle.
[277] Enfin, chaque cas dépend des faits qui lui sont propres, et je conclus que les circonstances de l’espèce ne démontrent pas que l’obligation en question est « en fait vraiment la même que celle établie auparavant ou [y] est analogue »
, à l’instar des affaires portant sur l’inspection d’un bâtiment ou l’entretien de routes (Deloitte, au para 28, cité dans Flying E Ranche, au para 556). Par conséquent, une analyse du lien de proximité suivant le critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper s’impose.
ii. Prévisibilité
[278] Les demanderesses affirment que la Cour est appelée à se demander si le préjudice qu’elles ont subi était une conséquence raisonnablement prévisible de la conduite des défendeurs. Elles soutiennent qu’il est incontestable que le refus constant des défendeurs d’examiner ou d’évaluer les demandes de permis d’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. présentées après le 31 décembre 2006 a obligé le groupe à importer des paquets d’abeilles provenant de régions plus éloignées. Elles font en outre valoir que les défendeurs savaient que les apiculteurs commerciaux qui hivernent des colonies d’abeilles devraient assumer des coûts d’alimentation, de main‑d’œuvre et d’entretien supplémentaires, qu’ils n’auraient pas eu à supporter s’ils avaient pu éliminer les colonies à la fin de chaque saison de production du miel et les remplacer à faible coût en important des paquets d’abeilles vivantes en provenance des É.‑U.
[279] Les défendeurs affirment que leurs observations portent essentiellement sur la proximité et non la prévisibilité, car la proximité est le facteur essentiel à prendre en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si des organismes gouvernementaux de réglementation ont une obligation de diligence prima facie envers les personnes assujetties aux règlements. De plus, ils soutiennent qu’une analyse rigoureuse du lien de proximité est le point de départ de la reconnaissance d’une nouvelle obligation de diligence (citant Wu v Vancouver (City), 2019 BCCA 23 au para 50 [Wu]).
[280] Je conviens qu’en l’espèce, la proximité est la question essentielle et, à mon avis, déterminante. Cela dit, il ressort clairement de la preuve que l’ACIA savait, avant et pendant la période visée par le recours, que l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. était susceptible d’avoir, pour certains apiculteurs commerciaux, des répercussions financières défavorables en raison des coûts supérieurs d’importation en provenance d’autres pays et des coûts d’hivernage. Par conséquent, et étant donné qu’aucune contestation de fond n’a été soulevée par les défendeurs, je conclus que la prévisibilité a été établie.
iii. Proximité
[281] Comme je le mentionne plus haut, la prévisibilité ne suffit pas à elle seule pour établir l’existence d’une obligation de diligence prima facie (Cooper, au para 22; Edwards, au para 9; Deloitte, au para 23). Il faut « autre chose »
et cette « autre chose »
correspond au lien de proximité (Deloitte, au para 23). L’examen du lien de proximité dans le cadre de l’analyse relative à l’obligation de diligence prima facie appelle à se demander si le lien entre les parties est à ce point « étroit et direct »
qu’il serait, « vu ce lien, [...] juste et équitable en droit d’imposer une obligation de diligence au défendeur »
(Deloitte, au para 25, citant Cooper, aux para 32 et 34; Aliments Maple Leaf, au para 63).
a) Question préliminaire – Conclusions tirées dans l’arrêt Paradis CAF
[282] Dans leurs observations préliminaires, les demanderesses soutiennent que dans l’arrêt Paradis CAF, où la Cour d’appel fédérale a fait droit à leur appel de la requête en radiation de la présente action déposée par les défendeurs, la Cour a [traduction] « déjà conclu »
, au paragraphe 90, que rien dans la loi ne fait obstacle à une conclusion quant à l’existence d’une obligation de diligence. Dans leurs observations finales, les demanderesses reconnaissent que la Cour d’appel fédérale était saisie d’une requête en radiation qui avait pour unique fondement les actes de procédure, mais elles affirment qu’il est bien établi qu’un [traduction] « jugement interlocutoire qui tranche sur le fond une question de droit et qui n’est pas porté en appel est susceptible de faire autorité lorsque la question est soulevée par les mêmes parties dans la même action »
(citant Aged Gingko Trust v John K Pennington Family Trust No 1, 2009 ONCA 679 au para 25 [Aged Gingko]). Les demanderesses font valoir que la Cour est [traduction] « toujours liée par la conclusion de la Cour d’appel fédérale selon laquelle leurs allégations, si elles sont prouvées au procès, sont susceptibles d’entraîner une responsabilité »
et qu’il n’est pas loisible aux défendeurs d’affirmer maintenant que rien ne justifie en droit de conclure à la responsabilité pour négligence.
[283] S’appuyant sur les paragraphes 90, 91 et 95 de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, les demanderesses affirment que la Cour d’appel fédérale [traduction] « a déjà statué qu’en droit, rien dans la loi ne fait obstacle à la reconnaissance d’un lien de proximité »
et que, « du point de vue du droit, la Cour a déjà déterminé que rien dans le régime légal ne l’empêche de conclure à l’existence d’un lien de proximité et que l’imposition d’une obligation de diligence de droit privé à l’égard des apiculteurs serait cohérente avec les obligations générales de droit public qu’impose la loi ».
[284] Je ne souscris pas à l’interprétation que font les demanderesses de l’arrêt Paradis CAF. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a affirmé ce qui suit :
En matière de requête en radiation, toutes les allégations des apiculteurs doivent être tenues pour avérées. En conséquence, les présents motifs exposent les allégations comme si elles avaient été établies définitivement. Or, elles ne l’ont pas été. Ce n’est qu’après l’instruction que nous saurons si les autorités canadiennes se sont comportées comme le disent les apiculteurs.
[Non souligné dans l’original.]
[285] La Cour d’appel fédérale a souscrit à la conclusion du juge saisi de la requête selon laquelle, à la lumière des faits allégués, la demande ne devait pas être radiée pour absence de lien de proximité. À cet égard, elle a conclu que le juge saisi de la requête n’avait pas commis d’erreur (au para 89). La Cour d’appel fédérale a ensuite affirmé :
[90] La Cour suprême elle‑même a fait observer que lorsque le lien étroit repose sur « un acte et des rapports précis » et que la loi n’exclut pas une conclusion de proximité, il « peut être difficile » de conclure à une absence de proximité (Imperial Tobacco, précité, paragraphe 47; également Cooper, précité, paragraphes 34 et 35, et Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S.129 paragraphes 29 et 30). [Tel] est le cas en l’espèce. Les apiculteurs allèguent que dans certaines interactions, le Canada leur a assuré que les importations touchant leurs intérêts économiques seraient interdites seulement s’il existait des preuves scientifiques de l’existence d’un risque (voir le paragraphe 26 de la déclaration, expliqué plus en détail dans le projet de déclaration modifiée). En l’absence de cette preuve de risque et n’eût été des lignes directrices générales, le gouvernement du Canada devait délivrer des permis d’importation en vertu de l’article 160 du Règlement sur la santé des animaux, précité. Compte tenu de ces facteurs, le lien entre le gouvernement du Canada et les apiculteurs est suffisamment étroit et direct pour qu’il soit juste et raisonnable que le gouvernement du Canada soit assujetti à l’obligation de respecter les intérêts des apiculteurs, au moins dans la mesure où il prend des décisions rationnelles et fondées sur des preuves en suivant des critères législatifs appropriés (arrêt Cooper, précité, paragraphes 32 à 36; arrêt Hill, précité, paragraphe 29; Sauer c. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 454, 225 O.A.C. 143).
[91] En d’autres termes, selon les allégations, le lien entre les apiculteurs et le Canada est un lien relatif à des droits bien définis fondés sur certains critères législatifs ainsi que sur certaines interactions et assurances entre les deux parties. Il ne s’agit pas d’un cas où l’intéressé cherche à obtenir un avantage général qui peut ou non être accordé selon une appréciation subjective de facteurs de politique générale.
[Non souligné dans l’original.]
[286] À mon avis, la Cour d’appel fédérale n’a pas déterminé – ni en fait ni en droit – que les interactions alléguées étaient suffisantes pour établir un lien de proximité ni que rien dans la loi ne faisait obstacle à la reconnaissance de l’obligation de diligence invoquée en l’espèce.
[287] La Cour d’appel fédérale a simplement conclu que les allégations telles qu’elles ont été plaidées suffisaient à étayer la thèse de proximité, ce qui lui a permis de rejeter la requête en radiation. Il appartient à notre Cour de tirer des conclusions de fait sur la base des éléments de preuve présentés au procès, lesquels établiront – ou non – les allégations des demanderesses concernant notamment leurs rapports et leur lien avec les défendeurs. Bien que la Cour d’appel fédérale ait décrit le droit et son lien avec les allégations des demanderesses, elle n’a pas conclu que le régime légal révélait – ou ne révélait pas – l’existence de l’obligation de diligence invoquée. Comme le soulignent les défendeurs, la Cour d’appel fédérale n’a pas procédé à une analyse interprétative de la portée, de l’objet ou de l’intention de la LSA ou du RSA et n’a tranché aucune question de droit à cet égard. En fait, aux fins précises et dans le contexte de l’appel visant la requête en radiation, elle a tenu pour avérées les allégations des demanderesses.
[288] De même, les demanderesses font valoir que la Cour d’appel fédérale a conclu, au paragraphe 95, que rien dans le régime légal applicable n’excluait la reconnaissance d’un lien de proximité et d’une obligation de diligence de droit privé. Or, la Cour d’appel fédérale n’a pas tiré une telle conclusion. Dans son analyse de l’interdiction d’ordre politique et de l’arrêt Imperial Tobacco, le juge Stratas a déclaré ce qui suit au paragraphe 94 : « Tenant les allégations contenues dans la déclaration pour avérées, je ne trouve rien relativement à des politiques ou des allégations du gouvernement qui serait susceptible de donner lieu à une interdiction d’ordre politique. La Cour fédérale a commis une erreur en concluant le contraire »
(non souligné dans l’original). Au paragraphe 95, le juge Stratas énonce les affirmations des demanderesses au sujet des circonstances de l’affaire et leur thèse selon laquelle, compte tenu des circonstances, il n’existe pas d’incohérence entre l’existence d’une obligation de diligence de droit privé envers les demanderesses et l’obligation du Canada à l’égard du public.
[289] À la lumière des faits allégués dans les actes de procédure, qui devaient être tenus pour avérés dans le contexte de la requête en radiation, la Cour d’appel fédérale ne souscrivait pas, pour les motifs qu’elle a exposés, à la conclusion du juge saisi de la requête en ce qui a trait à l’existence d’une interdiction d’ordre politique. Toutefois, et contrairement à ce que font observer les demanderesses, elle n’a tiré aucune conclusion à cet égard.
[290] Compte tenu de mes conclusions, il n’est point pertinent que les demanderesses s’appuient sur l’arrêt Aged Gingko.
b) Le régime légal permet‑il ou non de conclure à l’existence d’un lien de proximité?
[291] Comme je le mentionne plus haut, les lois applicables entrent en jeu lorsqu’il s’agit de déterminer si un acteur gouvernemental a une obligation de diligence prima facie, en particulier pour ce qui est de déterminer l’existence d’un lien de proximité.
[292] Dans l’arrêt Syl Apps Secure Treatment Centre c BD, 2007 CSC 38 [Syl Apps], la Cour suprême du Canada a tiré la conclusion suivante :
[27] Lorsque le lien découle d’un régime législatif, la loi applicable est pertinente pour établir si la relation entre les parties est suffisamment étroite (Cooper, par. 43; Edwards, par. 9). Comme la Cour l’a indiqué dans Edwards : « Les facteurs donnant lieu à l’existence d’un lien étroit doivent être fondés sur la loi applicable le cas échéant » (par. 9).
[293] Ultérieurement, dans l’arrêt Fullowka, la Cour suprême du Canada a déclaré que « [l]’analyse du lien de proximité se fonde sur la loi applicable et tient compte des considérations de politique générale découlant de la relation particulière entre le demandeur et le défendeur »
(au para 39, renvoyant à Syl Apps, aux para 26‑30).
[294] Dans l’arrêt Imperial Tobacco, la Cour suprême du Canada a fait observer qu’il est possible de distinguer trois catégories de cas dans lesquelles la loi applicable entre en jeu lorsqu’il s’agit de déterminer si un acteur gouvernemental a une obligation de diligence prima facie. Dans la première, l’obligation de diligence invoquée découlerait explicitement ou implicitement du régime légal. Dans la deuxième, l’obligation de diligence découlerait des rapports entre le demandeur et le gouvernement et rien dans la loi ne fait obstacle à une conclusion quant à l’existence d’une telle obligation. Dans la troisième, le lien de proximité se fonde à la fois sur les rapports entre les parties et sur les obligations imposées au gouvernement par la loi (Imperial Tobacco, aux para 44‑46) :
[44] Selon l’argument avancé dans la première catégorie de cas, la loi elle‑même crée un rapport de proximité de nature privée qui donne lieu à une obligation de diligence prima facie. Il peut être difficile d’arriver au constat qu’une loi crée un lien suffisamment étroit pour donner lieu à une obligation de diligence. Certaines lois peuvent imposer à des représentants de l’État des obligations envers des demandeurs en particulier, mais plus souvent, les lois visent des objectifs d’intérêt public, tels la réglementation d’une industrie (Cooper), ou le retrait d’un enfant d’un milieu qui lui est préjudiciable (Syl Apps). Dans ces circonstances, il peut être difficile d’inférer que le législateur entendait créer des obligations de droit privé envers des demandeurs. Il est encore plus difficile d’inférer cette intention si l’établissement d’une obligation de nature privée irait à l’encontre des obligations d’une autorité publique envers la population : voir notamment Cooper et Syl Apps. Tel qu’il est mentionné dans Syl Apps, « [u]n conflit entre l’obligation de diligence revendiquée et une obligation primordiale de nature publique ou imposée par la loi peut constituer une raison de principe impérieuse pour refuser de conclure à la proximité » (par. 28; voir aussi Fullowka c. Pinkerton’s of Canada Ltd., 2010 CSC 5, [2010] 1 R.C.S. 132, par. 39).
[45] Dans la deuxième catégorie de cas, on prétend que le lien étroit essentiel à l’obligation de diligence de nature privée tire son origine d’une série de rapports précis entre le gouvernement et le demandeur. On fait valoir dans ces cas que le gouvernement, de par sa conduite, a tissé avec le demandeur un lien suffisamment spécial pour établir la proximité nécessaire à une obligation de diligence. Dans ces cas, les lois applicables restent pertinentes pour l’analyse. Par exemple, si un constat de proximité irait à l’encontre du devoir général de nature publique imposé par la loi à l’État, le tribunal peut conclure que cette proximité n’existe pas : Syl Apps; voir aussi Heaslip Estate c. Mansfield Ski Club Inc., 2009 ONCA 594, 96 O.R. (3d) 401. Cependant, ce sont les rapports précis entre l’organisme gouvernemental et le demandeur qui font naître une obligation de diligence dans un cas de ce genre.
[46] Enfin, il est possible d’imaginer une action mettant en cause un lien étroit qui se fonde à la fois sur les rapports entre les parties et sur les obligations imposées au gouvernement par la loi.
[295] Dans l’arrêt Taylor v Canada (Attorney General), 2012 ONCA 479 [Taylor], la Cour d’appel de l’Ontario a déclaré :
[traduction]
[76] Le régime légal joue un rôle important dans l’analyse du lien de proximité, et ce, pour deux raisons. Premièrement, la décision quant à savoir si un organisme de réglementation a une obligation de diligence de droit privé envers les personnes visées par ses actes est en grande partie une décision de politique qui relève nettement de la compétence du législateur. Ce dernier énonce le pouvoir de prendre une telle décision dans ses textes de loi. Deuxièmement, même si les lois applicables ne jouent pas un rôle déterminant et si les tribunaux doivent examiner les rapports entre l’organisme de réglementation et le demandeur, le libellé des lois décrivant les pouvoirs et les obligations de l’organisme de réglementation peut façonner la relation entre l’organisme de réglementation et les personnes visées par les lois, du moins en partie. Cette relation est pertinente pour déterminer si les rapports précis entre l’organisme de réglementation et le demandeur sont suffisants pour établir le lien de proximité nécessaire à la reconnaissance de l’existence d’une obligation de diligence prima facie.
[77] Le régime légal doit être examiné dès le début de l’analyse visant à déterminer s’il existe une obligation de diligence. S’il ne permet pas de conclure – expressément ou implicitement – à l’existence d’une obligation de diligence de droit privé ou n’établit pas une telle obligation, l’analyse s’arrête là. Il n’appartient pas aux tribunaux de contredire le libellé du régime légal.
[78] Les régimes légaux desquels les organismes de réglementation tirent leurs pouvoirs imposent presque inévitablement des obligations de droit public à ces organismes. En règle générale, les demandeurs n’ont guère réussi à démontrer que ces régimes imposent une obligation de diligence de droit privé. Au contraire, les tribunaux ont été plus enclins à conclure que les régimes légaux excluaient implicitement l’existence d’une obligation de diligence de droit privé envers les personnes visées par ces régimes. La jurisprudence a établi qu’il faut conclure que les régimes légaux qui confèrent une immunité à l’organisme de réglementation, qui prévoient des recours autres que des recours en responsabilité délictuelle pour les parties lésées ou qui imposent à l’organisme de réglementation des obligations qui entrent en conflit avec une obligation de diligence de droit privé à l’égard d’un particulier font implicitement obstacle à la reconnaissance d’une obligation de diligence de droit privé entre l’organisme de réglementation et le particulier : voir Cooper, aux para 43‑44; Edwards, aux para 16‑17; Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, [2011] 2 RCS 261, [2011] ACS no 24, 2011 CSC 24 au para 69; Syl Apps Secure Treatment Centre c BD, [2007] 3 RCS 83, [2007] ACS no 38, 2007 CSC 38 aux para 49‑50, 59‑63; [page 183] Eliopoulos v Ontario (Minister of Health and Long‑Term Care) (2006), 2006 CanLII 37121 (ONCA), 82 OR (3d) 321, [2006] OJ no 4400 (CA) aux para 14‑20.
[79] Dans les cas où les lois applicables ne sont pas un facteur déterminant à cet égard, les tribunaux examinent les circonstances particulières des rapports entre l’organisme de réglementation et le demandeur en tenant compte du régime légal pour déterminer s’il existe un lien suffisamment « étroit et direct » qui justifie l’imposition d’une obligation de diligence prima facie : voir Imperial Tobacco, au para 50; Hill, aux para 26‑45; Fullowka c Pinkerton’s of Canada Ltd, [2010] 1 RCS 132, [2010] ACS no 5, 2010 CSC 5 aux para 37‑55; Heaslip, aux para 15‑31.
[296] Dans l’arrêt Wu, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a résumé de la façon suivante les principes généraux qui s’appliquent à la reconnaissance d’une obligation de diligence prima facie issue du droit privé qui incombe aux organismes de réglementation publics :
[traduction]
[54] En premier lieu, il se peut qu’une obligation de diligence de droit privé découle explicitement ou par déduction nécessaire d’un régime légal : voir R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 au para 43. L’existence d’un régime de réglementation n’exclut pas la possibilité de conclure à l’existence d’un lien de proximité.
[55] En deuxième lieu, bien qu’un régime de réglementation puisse être pertinent pour déterminer s’il existe un lien de proximité, l’existence de ce régime à lui seul ne suffit généralement pas pour conclure à l’existence d’un lien de proximité. La Cour suprême du Canada semble s’être éloignée de la déclaration qu’elle a faite au paragraphe 9 de l’arrêt Edwards c Barreau du Haut-Canada, 2001 CSC 80, selon laquelle les facteurs donnant lieu à l’existence d’un lien étroit doivent être fondés sur la loi applicable, le cas échéant. Plus récemment, dans l’arrêt Renvoi relatif à Broome c Île‑du‑Prince‑Édouard, 2010 CSC 11, le juge Cromwell a fait observer que les obligations d’origine législative « n’engendrent généralement pas, à elles seules, des obligations de diligence de droit privé » : au para 13. Une observation similaire a été exprimée dans l’arrêt Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 [Elder Advocates]. Dans cet arrêt, la juge en chef, qui souscrivait aux observations formulées dans l’arrêt Broome, a expliqué que « [s]i le défendeur est une entité publique, il peut être difficile d’inférer une obligation de diligence de droit privé en se fondant sur des obligations d’origine législative. Cette inférence doit respecter le rôle constitutionnel particulier de ces institutions » : Elder Advocates, au para 74. Une opinion semblable a été exprimée dans l’arrêt Imperial Tobacco. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a fait remarquer qu’« [i]l peut être difficile d’arriver au constat qu’une loi crée un lien suffisamment étroit pour donner lieu à une obligation de diligence » : au para 44.
[56] En troisième lieu, l’une des principales raisons pour lesquelles les obligations de droit public sont, à elles seules, généralement insuffisantes pour créer un lien de proximité est que les régimes légaux visent habituellement des objectifs d’intérêt public. À supposer que le tribunal soit appelé à déterminer l’intention du législateur, il est difficile, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Imperial Tobacco, d’inférer que le législateur entendait établir des obligations de droit privé lorsqu’une loi vise des objectifs d’intérêt public : au para 44. Ainsi, la question est plutôt de savoir si le législateur avait l’intention de créer, de façon positive, une obligation de droit privé même si le régime vise des objectifs d’intérêt public. Toutefois, le principe de base est toujours le même : l’existence d’une obligation de droit public visant des objectifs d’intérêt public ne constitue généralement pas un fondement suffisant pour créer un lien de proximité avec les personnes visées par le régime. Il en est ainsi même si un demandeur potentiel profite de la mise en œuvre adéquate du régime. Ce principe est énoncé dans de nombreux jugements, dont les arrêts Cooper, Gill v Canada (Minister of Transport), 2015 BCCA 344, Imperial Tobacco et Elder Advocates, pour ne nommer que ceux-là.
[57] En quatrième lieu, si des tensions opposent l’obligation de droit privé invoquée et l’obligation d’une autorité publique envers la population, il est peu probable que l’obligation de droit privé soit reconnue. Il en est ainsi qu’il s’agisse de déterminer s’il existe un lien de proximité ou si des considérations de politique ont pour effet d’écarter l’obligation de diligence. Ce principe a été appliqué dans de nombreux jugements (voir, par exemple, les arrêts Imperial Tobacco, Cooper, Gill et Los Angeles Salad).
[58] Je retiens de ces principes généraux que, d’une manière générale et à quelques rares exceptions près, les obligations d’origine législative qui incombent aux autorités publiques ne sont pas suffisantes pour fonder une obligation de droit privé découlant de rapports qui sont inhérents à l’exécution de l’obligation de droit public. En effet, il est difficile de convertir des obligations de droit public en obligations de droit privé lorsque les obligations de droit public visent des objectifs d’intérêt public. En règle générale, l’exécution d’obligations de droit public n’emporte pas d’obligation de diligence de droit privé envers des personnes en particulier.
[297] Dans l’arrêt Wu, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu qu’en règle générale, si une obligation de diligence de droit privé est reconnue, elle tire son origine soit des rapports précis entre l’autorité publique et le demandeur qui constituent un lien suffisant pour établir la proximité nécessaire, soit d’un régime légal (Wu, au para 59, citant Imperial Tobacco, aux para 45‑46).
[298] En l’espèce, les demanderesses soutiennent que la Cour d’appel fédérale a tiré une conclusion contraignante selon laquelle rien dans le régime légal applicable en l’espèce ne fait obstacle à la reconnaissance d’un lien de proximité. Elles s’attardent surtout à la deuxième catégorie de cas décrite dans l’arrêt Imperial Tobacco, dans laquelle le lien étroit essentiel à l’obligation de diligence de droit privé tirerait son origine d’une série de rapports précis entre le gouvernement et le demandeur. Pour les motifs exposés précédemment, je ne suis pas d’avis que la Cour d’appel fédérale a tiré une telle conclusion.
[299] Selon les défendeurs, lorsque les faits allégués relèvent du mandat de l’organisme de réglementation, le lien de proximité, s’il existe, doit découler des lois applicables, car ces lois constituent la seule source des obligations de l’organisme de réglementation, qu’elles soient issues du droit public ou du droit privé. Les défendeurs affirment que l’ACIA n’a pas pris part à une initiative qui ne relevait pas de ses fonctions réglementaires. Ils font plutôt valoir que l’ensemble de la preuve portait exclusivement sur le rôle de l’ACIA dans l’importation d’animaux. Ils soutiennent que ce rôle s’inscrit parfaitement dans les fonctions réglementaires de l’ACIA et que l’objet et l’esprit du régime réglementaire sont importants pour l’analyse. Ils sont donc d’avis que la Cour doit examiner le régime légal applicable pour déterminer s’il prévoit des obligations de droit public ou une obligation de diligence de droit privé.
[300] Je conviens qu’il est nécessaire d’examiner le régime légal pour déterminer s’il impose une obligation de diligence de droit privé ou s’il exclut la reconnaissance d’une telle obligation. Dans ce dernier cas, la question est réglée. Si le régime légal ne permet pas de trancher la question, il faut donc s’attarder à la deuxième catégorie de cas.
[301] En l’espèce, la LSA et le RSA constituent le régime légal applicable. Il importe de souligner que ce régime a déjà été pris en compte dans l’analyse du lien de proximité suivant le critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper.
[302] Comme je le mentionne plus haut, dans l’affaire River Valley, un producteur d’œufs alléguait que l’ACIA et Santé Canada avaient manqué à l’obligation de diligence de droit privé qu’ils avaient envers lui d’enquêter rapidement et avec compétence, ce qui lui avait causé un préjudice financier. La Cour d’appel de l’Ontario a déclaré qu’il faut examiner la loi applicable pour déterminer s’il existe un lien de proximité lorsque, comme dans l’affaire dont elle était saisie, une autorité gouvernementale exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère ce régime légal (River Valley, au para 66). Dans cette affaire, tout comme celle dont je suis saisie, la loi applicable était la LSA, qui, selon la Cour d’appel de l’Ontario, constituait la seule source des obligations de l’ACIA (citant Cooper, au para 43). La Cour d’appel de l’Ontario a déclaré que la question à laquelle il fallait ultimement répondre était celle de savoir si l’intention du législateur dans la LSA était de reconnaître une obligation de diligence de droit privé ou d’exclure la reconnaissance d’une telle obligation. Elle a conclu que l’intention du législateur dans la LSA était d’exclure la reconnaissance d’une telle obligation (River Valley, au para 66). L’objet de la LSA, son régime d’indemnisation et sa disposition conférant une immunité étaient des facteurs convaincants qui démontraient qu’il n’y avait pas de lien de proximité entre l’ACIA et River Valley et que l’ACIA n’avait d’obligation qu’envers le public dans son ensemble et non envers des agriculteurs ou des producteurs d’œufs.
[303] La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’objet de la LSA pouvait ressortir du titre intégral de la LSA – Loi concernant, d’une part, les maladies et substances toxiques pouvant affecter les animaux ou transmissibles par ceux‑ci aux personnes, d’autre part, la protection des animaux. Elle a également cité l’arrêt Vona v Canada (Minister of Agriculture) (1996), 1996 CanLII 800 (ONCA), 30 OR (3d) 687, [1996] OJ no 3621 (CA), à la page 691, dans lequel la Cour d’appel de l’Ontario a fait remarquer que l’objet de la LSA est d’aider l’État à protéger la santé des humains et des animaux. Dans l’arrêt River Valley, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que rien dans la LSA n’indique qu’elle a pour objet de protéger les intérêts financiers des agriculteurs (River Valley, au para 68).
[304] En outre, les inspecteurs qui assurent le suivi de la propagation d’une maladie infectieuse doivent inévitablement concentrer leurs enquêtes sur les personnes qui ont potentiellement été exposées à la maladie ou ont été contaminées par celle‑ci ou sur les sites d’exposition ou de contamination possibles. Lorsqu’ils mènent leurs enquêtes, les inspecteurs nommés par l’ACIA disposent de vastes pouvoirs discrétionnaires leur permettant d’inspecter des entreprises et de saisir, retenir et mettre en quarantaine des animaux. Dans l’exercice de ces vastes pouvoirs, les inspecteurs n’ont pas à tenir compte des intérêts financiers de chaque agriculteur. Ils se consacrent principalement à la protection et à la promotion de la santé des humains et des animaux (River Valley, au para 69).
[305] La Cour d’appel de l’Ontario a également conclu qu’il était possible d’inférer une absence de lien de proximité du régime d’indemnisation prévu à l’article 51 de la LSA. En instaurant ce régime, le législateur s’attaquait à la crainte que les actions de l’ACIA nuisent aux intérêts financiers des agriculteurs. Les agriculteurs dont les animaux sont détruits au titre d’une ordonnance de l’ACIA ou sont blessés au cours d’un examen de l’ACIA peuvent demander une indemnité. Par ailleurs, l’article 51 de la LSA et l’article 9 de la LRCECA, pris ensemble, démontrent l’intention expresse du législateur d’empêcher que l’ACIA soit poursuivie pour négligence lorsqu’une indemnité a déjà été versée au titre de la LSA (River Valley, aux para 70‑73).
[306] De plus, il était aussi possible d’inférer une absence de lien de proximité de l’article 50 de la LSA, qui confère une immunité. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’article 50 protège les inspecteurs de l’ACIA contre les poursuites pour des actions prises dans l’exercice de leurs obligations légales et confère une grande immunité. Elle a fait remarquer que, à l’époque, contrairement à bien d’autres dispositions légales conférant une immunité, l’article 50 n’exigeait pas expressément que les inspecteurs agissent de bonne foi pour bénéficier de sa protection. Elle a fait observer que, bien que River Valley soutenait que l’article 50 s’appliquait seulement aux inspecteurs qui s’acquittent correctement de leurs obligations et non à ceux qui agissent avec négligence, cette affirmation n’avait aucun sens. Le libellé de l’article 50 confère une protection aux inspecteurs, qu’ils aient commis une faute ou non. De plus, c’est précisément lorsqu’on leur reproche d’avoir fait preuve de négligence qu’ils sont susceptibles de faire appel à cette protection. À tout le moins, l’article 50 donne fortement à penser que l’intention du législateur était de faire obstacle à la reconnaissance d’une obligation de droit privé (River Valley, aux para 77‑79).
[307] Je note qu’après la publication de l’arrêt River Valley, la LSA a été modifiée pour y inclure l’article 50.1, qui prévoit une obligation d’agir de bonne foi. Je crois cependant que cette disposition ne mine pas la conclusion générale de la Cour d’appel de l’Ontario selon laquelle le libellé de l’article 50 appuie l’absence de lien de proximité.
[308] La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’objet de la LSA, conjugué à l’article 51, qui prévoit un régime d’indemnisation, et à l’article 50, qui confère une immunité, permettait d’inférer une absence de lien de proximité. En conséquence, elle a conclu que l’ACIA n’avait pas d’obligation de diligence prima facie envers River Valley (River Valley, au para 83).
[309] Bien qu’en l’espèce, l’action des demanderesses à l’encontre de l’ACIA ne concerne pas une inspection et n’appelle pas l’application du régime d’indemnisation, dans l’ensemble, l’analyse effectuée dans l’arrêt River Valley demeure pertinente pour trancher la question de la proximité dans l’affaire dont je suis saisie, car elle porte sur l’objet de la LSA et l’incidence de l’article 50.
[310] L’affaire Flying E Ranche, dont les faits sont résumés plus haut, est une autre affaire dans laquelle la LSA était la loi applicable. Dans cette affaire, la demanderesse alléguait notamment que le Canada avait une obligation de diligence envers les éleveurs de bovins en ce qui concerne l’ESB en raison des obligations qui lui incombaient au titre de la loi.
[311] Je souligne que, dans l’affaire Flying E Ranche, les lois applicables étaient la Loi relative aux aliments du bétail, LRC 1985, c F‑9, la Loi sur les maladies et la protection des animaux, LRC 1985, c A‑13 (qui a été remplacée par la LSA en 1991), la LSA et les règlements pris en vertu de ces lois. Dans l’affaire Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a souscrit à la conclusion de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire River Valley en ce qui concerne l’objet de la LSA. Elle a fait observer que, dans l’affaire dont elle était saisie, la demanderesse ne faisait pas valoir que le lien de proximité découlait de la LSA, mais s’appuyait plutôt sur la Loi sur les maladies et la protection des animaux et la Loi relative aux aliments du bétail. Elle a conclu qu’à l’instar de la LSA qui l’a remplacée, la Loi sur les maladies et la protection des animaux [traduction] « avait de grands objectifs d’intérêt public – soit la protection de la santé des animaux et des humains »
(Flying E Ranche, au para 581). Cette loi n’imposait pas d’obligation de diligence de droit privé envers le groupe, visait de grands objectifs d’intérêt public et ne créait pas, expressément ou implicitement, d’obligation de diligence de droit privé entre le défendeur et la demanderesse (Flying E Ranche, au para 584). De même, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que la Loi relative aux aliments du bétail et le Règlement de 1983 sur les aliments du bétail, DORS/83‑593, n’emportaient pas d’obligation de diligence envers les éleveurs de bovins, même si l’application de ces textes de loi, à l’instar de la Loi sur les maladies et la protection des animaux et de la LSA, pouvait profiter aux éleveurs de bovins.
[312] En ce qui a trait aux tensions possibles entre l’obligation de diligence de droit privé et l’obligation de diligence de droit public, comme je le mentionne plus haut, la Cour suprême du Canada a déclaré dans l’arrêt Imperial Tobacco que les lois visent souvent des objectifs d’intérêt public, comme la réglementation d’un secteur. Elle a conclu que, dans ces circonstances, il peut être difficile d’inférer que le législateur entendait créer des obligations de droit privé : « Il est encore plus difficile d’inférer cette intention si l’établissement d’une obligation de nature privée irait à l’encontre des obligations d’une autorité publique envers la population »
(au para 44). Dans l’arrêt Syl Apps, la Cour suprême du Canada a fait remarquer qu’un conflit entre l’obligation de diligence revendiquée et une obligation primordiale de nature publique ou imposée par la loi peut constituer une raison de principe impérieuse pour refuser de conclure à la proximité (Syl Apps, au para 28, renvoyant à Cooper, au para 44; Edwards, au para 6). Un tel conflit existe lorsque l’obligation de diligence proposée empêcherait le défendeur de bien s’acquitter de ses obligations légales. La Cour suprême a en outre fait remarquer que l’existence d’une disposition légale prévoyant une immunité constitue également un facteur pertinent (Syl Apps, au para 29, citant, à titre d’exemple, Edwards, aux para 16‑17).
[313] Dans l’arrêt River Valley, la Cour d’appel de l’Ontario a traité de ces tensions possibles dans le contexte de l’obligation qui incombe à l’ACIA à titre d’organisme de réglementation :
[traduction]
[84] Bien que ce ne soit pas nécessaire pour étayer ma conclusion quant à l’absence d’obligation de diligence de droit privé, je relève au moins une considération de politique supérieure qui a également pour effet de faire obstacle à la reconnaissance d’une obligation de diligence de droit privé. Il s’agit du risque de conflit si l’ACIA devait tenir compte non seulement de la santé des animaux et des humains, mais également des intérêts financiers de chaque agriculteur.
[85] River Valley soutient qu’il ne peut y avoir de conflit, car la population, l’ACIA et les agriculteurs ont tous le même intérêt : confirmer l’absence ou la présence d’une maladie ou d’une contamination, en l’occurrence la DT 104. Comme les analyses sont scientifiques et objectives, toutes les parties intéressées et touchées estiment qu’elles sont liées par les résultats.
[86] Je suis d’un autre avis. Dans certains cas, il existe bel et bien un risque de conflit entre les intérêts financiers d’un agriculteur et l’intérêt public, et la présente affaire en est peut‑être un bon exemple. Le conflit peut porter sur l’étendue des analyses qui doivent être réalisées pour déterminer si un animal est malade. En l’espèce, aucune des poules de l’échantillon soumis aux premières analyses effectuées au poulailler 4 de River Valley n’était porteuse de la DT 104. Compte tenu de ces résultats négatifs et de ses propres intérêts financiers, River Valley aurait pu prétendre à juste titre qu’elle aurait dû pouvoir commercialiser ses œufs. Cependant, l’ACIA, bénéficiant de l’expertise de Santé Canada, a fait preuve d’une plus grande prudence au nom de l’intérêt public et a insisté pour que d’autres analyses soient effectuées au moment où les poules étaient sur le point de pondre. L’ACIA a affirmé à juste titre que ces analyses supplémentaires étaient nécessaires pour s’assurer que les poules du poulailler 4 n’étaient pas contaminées. Il ne fait aucun doute que d’autres conflits peuvent survenir si les inspecteurs de l’ACIA doivent tenir compte non seulement des intérêts financiers de chaque agriculteur, mais aussi de leur obligation envers la population de protéger la santé des humains et des animaux.
[314] Dans la décision Flying E Ranche, lorsque la Cour supérieure de justice de l’Ontario s’est attardée aux considérations de politique, elle s’est également demandée si la reconnaissance d’une obligation de diligence envers le groupe entrerait en conflit avec les devoirs publics de l’organisme de réglementation, citant l’arrêt Fullowka : « Le conflit d’obligations a joué un rôle important dans l’analyse du lien de proximité dans le contexte des recours contre des autorités réglementaires et d’autres personnes ou organismes ayant des obligations légales : voir, p. ex., Cooper, Edwards, Syl Apps et Hill. Un conflit d’obligations peut avoir de graves conséquences négatives sur le plan de l’intérêt public »
(Fullowka, au para 72, cité dans Flying E Ranche, au para 701). La Cour supérieure de justice de l’Ontario a déclaré que les intérêts des éleveurs de bovins ne concordent pas toujours avec les obligations du ministère de l’Agriculture. Renvoyant à l’arrêt River Valley, au paragraphe 86, et à l’arrêt Eliopoulos v Ontario (Minister of Health and Long‑Term Care) (2006), 2006 CanLII 37121 (ONCA), 82 OR (3d) 321, au paragraphe 33, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu qu’il serait contraire à l’intérêt public de statuer que le gouvernement a une obligation de diligence de droit privé envers un secteur ou un groupe économique en particulier lorsqu’il prend des mesures pour faire face à une menace grave et nouvelle pour la santé des animaux et, potentiellement, la santé des humains. Cela [traduction] « interfèrerait avec la prise de bonnes décisions »
en raison de la « crainte ou menace de poursuites »
qui en découlerait (Flying E Ranche, aux para 702‑704).
[315] En l’espèce, bien qu’il soit dans l’intérêt financier des membres du groupe – c’est‑à‑dire de certains apiculteurs commerciaux – d’autoriser l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U., l’ACIA a l’obligation publique de servir l’intérêt public. L’importation de paquets d’abeilles moins coûteux en provenance d’un pays situé plus près du Canada pourrait, à court terme, profiter à certains apiculteurs. Toutefois, si l’importation donnait lieu à l’introduction ou à la propagation de maladies ou d’organismes nuisibles touchant les abeilles, cela pourrait être préjudiciable pour tous les apiculteurs du Canada, pour les agriculteurs qui utilisent les abeilles pour polliniser leurs cultures et qui tirent leur revenu de la vente de ces cultures et pour la population en général, qui se nourrit de produits agricoles. Comme l’a mentionné la Dre James, certains apiculteurs étaient d’avis qu’il est possible de gérer les maladies et les organismes nuisibles par l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U., que les apiculteurs laissent travailler pendant l’été et détruisent avant l’arrivée de l’hiver. Certes, cette méthode pourrait être avantageuse pour ces apiculteurs s’ils pouvaient se procurer des abeilles à faible coût chaque printemps, mais elle pourrait ne pas donner de bons résultats aux autres apiculteurs qui hivernent leurs abeilles, car les abeilles butinent et les organismes nuisibles et les maladies se propagent.
[316] Dans leurs arguments sur le régime légal, les demanderesses n’abordent pas directement la teneur de la LSA ou du RSA en ce qui concerne leur objet, ni la question de savoir si le régime légal impose une obligation de diligence de droit public ou exclut la reconnaissance d’une telle obligation.
[317] Les demanderesses s’appuient plutôt sur les REIR publiés dans la Gazette du Canada, qui portent sur des propositions de modifications de règlements et d’ordonnances en ce qui a trait à l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. avant 2006. Elles soutiennent que ces REIR démontrent que les dispositions de la LSA et du RSA relatives à l’importation ont pour objet de protéger les intérêts financiers du secteur. Elles affirment que [traduction] « l’objet prédominant »
du régime légal, en ce qui concerne l’importation des abeilles, n’est pas de promouvoir les intérêts du public en général, mais de protéger la survie financière du secteur de l’apiculture commerciale.
[318] Cependant, les défendeurs soulignent qu’ils avaient demandé aux demanderesses de produire les documents et les témoignages sur lesquels elles s’appuyaient pour alléguer que l’objet du régime réglementaire était de protéger la survie financière du secteur de l’apiculture. Cette demande s’inscrivait dans une requête relative aux engagements et aux refus. Pour donner suite à cette demande d’engagement, l’avocat des demanderesses a produit une lettre datée du 13 novembre 2019, dans laquelle il renvoie à l’annexe A qui y est jointe. Cette annexe ne fait qu’énumérer et décrire les REIR en fonction des divers engagements. Les éléments de preuve mentionnés par les demanderesses elles‑mêmes à l’appui de leur observation selon laquelle les apiculteurs étaient précisément les personnes que les Évaluations des risques et l’interdiction d’importation étaient censées toucher ne renvoient qu’à ces REIR et ne font état d’aucun témoignage des experts des défendeurs qui appuierait cette affirmation. Ces REIR étaient donc les seuls éléments de preuve fournis par les demanderesses pour étayer leur allégation selon laquelle l’importation d’abeilles était réglementée dans le but de protéger les intérêts financiers d’une partie du secteur de l’apiculture.
[319] Pour les motifs énoncés précédemment, je suis d’avis que la LSA concerne la santé des animaux et, par conséquent, la santé des humains. Comme son titre intégral l’indique, il s’agit d’une loi concernant, d’une part, les maladies et substances toxiques pouvant affecter les animaux ou transmissibles par ceux‑ci aux personnes et, d’autre part, la protection des animaux. Elle n’a pas pour objet de protéger les intérêts financiers du secteur de l’apiculture (ou d’une partie du secteur) ou de tout autre secteur réglementé. Rien dans la LSA ne va dans ce sens. Son objet général est plutôt de protéger la santé des humains et des animaux en général. Autrement dit, elle vise à protéger les intérêts de l’ensemble de la population canadienne. Il convient de noter à cet égard que le paragraphe 64(1) de la LSA permet, par règlement, la prise de mesures « visant à protéger la santé des personnes et des animaux »
par la lutte contre les maladies ou leur élimination, ainsi que toute autre mesure d’application de la LSA.
[320] En outre, le REIR consiste en une étude de l’impact prévisible du projet de règlement sur lequel il porte. Il fait notamment état des principales composantes du projet de règlement, des solutions de rechange étudiées et des consultations effectuées (Canada, Bureau du Conseil privé, Lois et règlements : l’essentiel, 2e éd (Ottawa, 2001), 2001 CanLIIDocs 235 aux pp 189‑190). La Cour d’appel fédérale a déclaré que, bien que le REIR puisse servir d’outil pour interpréter le règlement qu’il accompagne, il ne saurait se substituer au libellé clair de ce règlement (Teva Canada Limitée c Sanofi‑Aventis Canada inc, 2014 CAF 67 au para 77; voir aussi Ijaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 67 au para 43 et ViiV Soins de santé ULC c Canada (Santé), 2020 CF 756 au para 24). En l’espèce, les ordonnances et règlements sur lesquels portaient les REIR sont depuis longtemps expirés, le dernier ayant expiré en 2006. Seul le régime légal constitué de la LSA et du RSA est encore en vigueur.
[321] Dans l’arrêt Paradis CAF, la Cour d’appel fédérale a conclu que le juge saisi de la requête en radiation avait affirmé à tort que le Règlement de 2004 avait pour but de protéger la santé et la sécurité de la population canadienne et favorisait une interdiction fondée sur une politique générale d’intérêt public. Elle a fait observer que le juge avait reconnu que ce règlement expirait à la fin de 2006, mais avait conclu que son objet était toujours, d’une certaine manière, d’actualité, allant dans le sens de l’élaboration et de l’application des lignes directrices générales. La Cour d’appel fédérale a conclu :
[97] Sur ce point, la Cour fédérale a fait erreur. La jurisprudence est bien fixée : une mesure administrative ne peut s’appuyer que sur des textes de loi en vigueur (Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742, 162 N.R. 177 (C.A.), conf. par [1994] 3 R.C.S. 1100, 176 N.R. 1; Janssen Inc. c. Teva Canada Limited, 2015 CAF 36). Les textes de loi expirés ne sont plus en vigueur. En l’espèce, une fois que le règlement a pris fin, les politiques et obligations d’intérêt public formulées dans le règlement ont également pris fin.
[322] Dans un même ordre d’idées, les REIR qui accompagnaient les ordonnances et règlements expirés ont une valeur discutable, ou du moins limitée, lorsqu’il s’agit d’interpréter l’objet de la LSA et du RSA. Ces REIR fournissent certes le contexte des événements en cause en l’espèce, mais ils ne font pas partie du régime légal constitué de la LSA et du RSA. Les REIR ne sont pas des publications indépendantes. Ils accompagnent plutôt les avis publics de modifications réglementaires publiés dans la partie II de la Gazette du Canada et précisent qu’ils ne font pas partie de la réglementation qu’ils accompagnent.
[323] Quoi qu’il en soit, le REIR figurant dans la partie II de la Gazette du Canada, volume 121, numéro 2, aux pages 314 à 316, publiée le 21 janvier 1987, qui accompagnait la publication de l’Ordonnance interdisant l’importation des abeilles en provenance des États‑Unis, 1986 — Modification, DORS/87‑39, précise que cette ordonnance interdit l’importation d’abeilles dans l’Est du Canada en provenance des É.‑U. Cette mesure était nécessaire puisque les apiculteurs de l’est du pays font hiverner leurs abeilles et que l’acarien de l’abeille pourrait entrer au Canada avec les importations américaines, ce qui aurait de « graves conséquences »
. En ce qui concerne les répercussions attendues, le REIR indique que l’ordonnance obligerait les apiculteurs à obtenir leurs abeilles ou reines de remplacement d’autres pays que les É.‑U. (par exemple de la Nouvelle‑Zélande). On y reconnaît que l’ordonnance « peut être mal accueillie par les apiculteurs qui ne font pas hiverner leurs abeilles et qui les détruisent à l’automne, puisqu’ils pourraient vouloir acquérir des abeilles des États‑Unis »
. Il est donc reconnu dans le REIR que l’ordonnance aura des répercussions différentes sur les apiculteurs selon le modèle de gestion de l’apiculture qu’ils utilisent.
[324] Le REIR précise également qu’une consultation a été menée par la tenue d’une réunion spéciale à Winnipeg en septembre 1986 à laquelle ont participé le CCM, l’ACPA et différentes associations d’apiculteurs. Tous ces organismes se sont dits en faveur de l’ordonnance.
[325] Dans leurs observations préliminaires, les demanderesses citent la section du REIR intitulée « Compatibilité avec la Politique de réglementation et le Code du citoyen »
, qui est ainsi rédigée :
Les groupements d’apiculteurs connaissent déjà l’Ordonnance qui est entrée en vigueur en 1986. La réunion qui s’est tenue à Winnipeg a permis de les informer de notre intention de reconduire cette ordonnance en 1987. Tous les apiculteurs de l’est et de l’ouest du Canada devraient connaître l’Ordonnance, et on leur donne toutes les occasions possibles de présenter leurs commentaires sur l’importation d’abeilles dans l’est du Canada en provenance des États‑Unis, mais la survie de l’ensemble du secteur est en jeu.
[326] Bien que cette section du REIR semble indiquer que les conséquences pour l’ensemble du secteur seraient dévastatrices si l’ordonnance interdisant l’importation des abeilles en provenance des É.‑U. n’était pas reconduite, je suis d’avis qu’elle ne démontre pas que la LSA et le RSA visent principalement à protéger les intérêts financiers des apiculteurs.
[327] J’ai également examiné les autres REIR publiés dans la partie II de la Gazette du Canada mentionnés par les demanderesses, qui figurent dans le cahier conjoint des lois, règlements, jurisprudence et doctrine. De manière générale, ces REIR indiquent que le RSA régit l’importation des animaux au Canada afin d’empêcher l’introduction de maladies qui posent un risque pour la santé et la sécurité des humains ou pourraient avoir de graves répercussions sur l’industrie agricole canadienne (voir, par exemple, le REIR publié dans la partie II de la Gazette du Canada, vol 130, no 3 à la p 680, accompagnant la publication du Règlement de 1996 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/96‑100) ou que l’objet de la LSA est d’« empêcher l’introduction de maladies animales au Canada et la propagation à l’intérieur du Canada de maladies animales qui touchent la santé humaine ou pourraient avoir des répercussions économiques importantes sur l’industrie canadienne du bétail »
(partie II de la Gazette du Canada, vol 138, no 11 aux p 794‑795, accompagnant la publication du Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/2004‑136). À mon avis, les REIR confirment que l’objet principal de la LSA est la prévention de l’introduction et de la propagation de maladies animales au Canada qui auraient des répercussions sur la santé des humains et la prospérité économique de l’industrie canadienne du bétail. Tout comme dans l’affaire Flying E Ranche, le « double objectif »
de protéger le public et les agriculteurs transparaît dans les REIR sur lesquels les demanderesses s’appuient en l’espèce (Flying E Ranche, au para 587).
[328] Quoi qu’il en soit, comme je le mentionne plus haut, le dernier règlement de la série d’ordonnances et de règlements interdisant l’importation d’abeilles domestiques a expiré il y a longtemps – en 2006 – et la jurisprudence subséquente interprète la LSA comme une loi ayant de grands objectifs d’intérêt public, à savoir la protection de la santé des animaux et des humains (Flying E Ranche, au para 581; River Valley, au para 68).
[329] En résumé, je suis d’avis que les affaires River Valley et Flying E Ranche étayent l’argument voulant que la LSA n’impose pas d’obligation de diligence de droit privé à l’égard du groupe. La LSA vise de grands objectifs d’intérêt public et ne crée pas, expressément ou implicitement, d’obligation de diligence de droit privé entre les défendeurs et les demanderesses. Ces objectifs comprennent la protection de la santé des animaux et des humains en empêchant l’introduction ou la propagation de maladies animales et d’organismes nuisibles. Les répercussions connexes de ces objectifs sont qu’ils exigent la protection de la population, qui se nourrit de produits agricoles susceptibles d’être endommagés par ces maladies animales ou ces organismes nuisibles, et qu’ils ont des retombées économiques – positives ou négatives – qui rejaillissent sur les entreprises qui produisent de tels produits. Rien dans la LSA et dans le RSA ne donne à penser que l’un de leurs objectifs est de protéger les intérêts financiers des agriculteurs. De plus, dans ces circonstances, la reconnaissance de l’existence d’une obligation de diligence de droit privé irait à l’encontre de l’obligation primordiale de nature publique ou d’origine législative qui incombe à l’ACIA (Imperial Tobacco, au para 44, citant Syl Apps, au para 28 et Fullowka, au para 39). Par conséquent, le régime légal applicable en l’espèce n’emporte pas d’obligation de diligence de droit privé à l’égard des apiculteurs commerciaux. Au contraire, pour les motifs exposés précédemment, il fait implicitement obstacle à la reconnaissance d’une telle obligation.
[330] Mon analyse suivant le critère établi dans les arrêts Anns/Cooper pourrait se terminer ici (Taylor, au para 77). Toutefois, si j’ai tort et que le régime légal ne fait pas obstacle à la reconnaissance d’une obligation de diligence de droit privé dans ces circonstances ou ne permet pas de trancher la question, je dois également examiner s’il est satisfait au critère de proximité en l’espèce compte tenu du lien qui existe entre les parties.
[331] Cependant, avant de m’attaquer à cette question et de mettre fin à mon analyse du rôle que joue la loi quant à savoir s’il existe un lien de proximité, je me penche sur l’observation des défendeurs selon laquelle la loi n’impose pas d’obligation positive de proposer des options d’atténuation des risques.
c) Aucune obligation positive de proposer des options d’atténuation des risques
[332] Les défendeurs soutiennent que, eu égard à la deuxième obligation invoquée, ni la LSA ni le RSA n’imposent l’obligation de proposer des options d’atténuation des risques ou, en fait, d’effectuer des évaluations des risques. Ils affirment que la seule obligation qu’imposent la LSA et le RSA est d’empêcher l’introduction et la propagation de maladies.
[333] À cet égard, les défendeurs s’appuient sur l’affaire Elder Advocates, qui portait sur un recours collectif intenté par un important groupe de pensionnaires âgés d’établissements de soins de longue durée de l’Alberta qui alléguaient que le gouvernement avait artificiellement augmenté les frais d’hébergement en vue de financer les frais médicaux. À l’étape de l’autorisation du recours collectif, la juge a radié plusieurs allégations, mais a autorisé en partie l’allégation relative à l’obligation de diligence procédant du droit de la négligence. Cette décision a été confirmée en appel. La Cour suprême du Canada a conclu que les actes de procédure n’étayaient pas une allégation de négligence en l’absence d’une obligation positive d’origine législative de vérifier, de superviser, de contrôler et de gérer les fonds associés aux frais d’hébergement et que le fait que l’Alberta ait accompli ces actes ne créait pas un lien de proximité suffisant pour imposer une obligation de diligence prima facie. Au contraire, les actes allégués relevaient de l’administration du régime. La simple prestation d’un service ne suffisait pas, à elle seule, pour établir un lien de proximité. La Cour suprême du Canada a conclu qu’à supposer que les faits invoqués soient vrais, l’allégation de négligence était vouée à l’échec à la première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper. En l’absence d’une obligation d’origine législative de prendre les mesures qui, selon les demandeurs, avaient été prises négligemment, le lien de proximité nécessaire entre l’Alberta et les demandeurs ne pouvait être établi (Elder Advocates, aux para 70‑73).
[334] En l’espèce, le RSA impose au ministre l’obligation de délivrer un permis s’il conclut que l’activité visée par le permis n’entraînera pas ou qu’il est peu probable qu’elle entraîne l’introduction ou la propagation de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques au Canada (art 160(1.1)). Bien qu’une évaluation ou une analyse des risques puisse être menée pour déterminer si un permis d’importation peut être délivré conformément au paragraphe 160(1.1), la LSA et le RSA ne traitent pas de la réalisation d’évaluations des risques ni de la prise d’autres mesures d’évaluation. Par conséquent, l’ACIA n’a aucune obligation positive d’effectuer des évaluations des risques. Je suis consciente que, dans leurs observations finales, les demanderesses font valoir qu’elles n’affirment pas qu’il existe une obligation positive à cet égard, mais je suis d’avis que cette affirmation n’efface pas la nécessité de tenir compte du lien de proximité. Autrement dit, en l’absence d’une obligation légale d’effectuer les Évaluations des risques, qui, d’après les demanderesses, ont été menées avec négligence parce qu’elles ne proposaient pas d’options d’atténuation des risques, le lien de proximité nécessaire entre les défendeurs et les demanderesses ne peut être établi (Elder Advocates, aux para 70‑73).
d) Existait‑il un lien étroit et direct?
(i) Rapports avec les défendeurs
[335] Comme je le mentionne plus haut, le lien de proximité nécessaire à la reconnaissance de l’obligation de diligence de droit privé revendiquée à l’égard du demandeur peut également tirer son origine de rapports précis entre le gouvernement et le demandeur, de sorte que l’on puisse faire valoir que le gouvernement, de par sa conduite, a tissé avec le demandeur un lien suffisamment spécial pour établir la proximité nécessaire à une obligation de diligence. Dans ces cas, le régime légal reste pertinent pour l’analyse si, par exemple, une conclusion de proximité irait à l’encontre du devoir général de nature publique imposé par la loi à l’État (Imperial Tobacco, aux para 43, 45).
[336] Les demanderesses soutiennent qu’en l’espèce, l’obligation de diligence invoquée tire son origine d’une longue série de rapports précis entre le groupe et les défendeurs et que rien dans le régime légal applicable ne fait obstacle à la reconnaissance d’une telle obligation. Sur le fondement de leur thèse voulant que la Cour d’appel fédérale ait déjà statué que, du point de vue du droit, rien dans le régime légal applicable en l’espèce [traduction] « n’empêche la Cour de conclure à l’existence d’un lien de proximité et que l’imposition d’une obligation de diligence de droit privé à l’égard des apiculteurs serait cohérente avec les obligations générales de droit public qu’impose la loi »
, les demanderesses affirment qu’il suffit à notre Cour de déterminer si la preuve démontre que tous les rapports et toutes les déclarations entre les parties dénotent un lien à ce point étroit et direct pour qu’il soit juste et équitable d’imposer une obligation de diligence aux défendeurs (renvoyant à Marchi, au para 17).
[337] Les demanderesses soutiennent qu’en répétant aux apiculteurs pendant plusieurs décennies qu’ils reconnaissaient que l’objet de la LSA et du RSA était d’empêcher l’introduction au Canada de maladies qui pourraient avoir une grave incidence sur le secteur agricole au pays ou qui pourraient avoir des répercussions économiques sensibles sur le secteur, les défendeurs ont tissé un lien spécial avec le groupe. Le nombre élevé d’interactions entre les parties, sous forme de multiples lettres, réunions, courriels, questions et consultations, téléconférences, discussions, demandes et ainsi de suite, a renforcé la relation entre elles. Selon les demanderesses, au fil du temps, cela a fait naître une obligation de diligence distincte consistant à réaliser une évaluation des risques conforme aux normes professionnelles, industrielles et internationales en vigueur régissant l’analyse des risques, dans laquelle on aurait dû proposer des options d’atténuation des risques.
[338] À l’inverse, les défendeurs font valoir que l’ACIA n’a pas interagi avec le secteur de l’apiculture commerciale de manière à établir un lien étroit et direct qui fait naître une obligation de diligence issue du droit privé consistant à protéger les intérêts financiers du secteur relativement à l’importation d’animaux. Ils affirment que l’ACIA n’a pas pris part à une initiative qui ne relevait pas de ses fonctions réglementaires. Au contraire, toute interaction ou communication concernant le maintien et l’exécution du régime réglementaire ou la réalisation d’évaluations des risques et l’examen d’options d’atténuation des risques s’inscrivait dans les fonctions réglementaires de l’ACIA de protéger la santé des animaux et était nécessaire à l’exercice de cette obligation de droit public.
[339] Comme je le mentionne plus haut, je ne suis pas d’accord avec les demanderesses pour dire que la Cour d’appel fédérale a conclu que rien dans la LSA et le RSA ne fait obstacle à la possibilité d’imposer aux défendeurs une obligation de diligence de droit privé, et je conclus que le régime légal indique implicitement le contraire. J’analyse ci‑après la question de la proximité à titre subsidiaire, dans l’éventualité où j’aurais fait erreur en tirant cette conclusion.
[340] Pour analyser la question de la proximité, il faut apprécier le contexte entourant le lien entre les demanderesses et les défendeurs, ce qui suppose l’examen « des attentes, des déclarations, de la confiance, des biens en cause et d’autres intérêts en jeu »
pour déterminer si, vu ce lien, il est juste et équitable d’imposer une obligation de diligence aux défendeurs. Pour trancher cette question, il faut en grande partie s’appuyer sur les faits, car les facteurs susceptibles de satisfaire à l’exigence de proximité « sont variés et dépendent des circonstances de l’affaire »
(Cooper, aux para 34 et 35). Comme le précise l’arrêt Wu, au paragraphe 51 :
[traduction]
[...] le principe de proximité reconnaît les circonstances dans lesquelles une personne a l’obligation de tenir compte des intérêts d’une autre afin de ne pas agir de façon à porter préjudice à ces intérêts. La détermination du lien de proximité exige d’analyser à la fois la nature du lien qui existe entre les parties et le type de préjudice que pourrait causer une négligence : voir The Los Angeles Salad Company Inc v Canadian Food Inspection Agency, 2013 BCCA 34. Cela suppose de tenir compte de tous les facteurs pertinents découlant du lien qui existe entre les parties : Deloitte, au para 29.
[341] En l’espèce, nul ne conteste que l’ACIA a un rôle d’organisme de réglementation. Par conséquent, l’un des facteurs à prendre en compte est la question de savoir si les faits attestent qu’il existe entre l’organisme de réglementation et l’individu concerné des rapports et des liens qui sont distincts et plus directs que les rapports existants entre cet organisme et la partie du public touchée par ses activités (Taylor, au para 80). En d’autres termes, les facteurs qui sont [traduction] « génériques et inhérents au cadre réglementaire »
ne témoignent pas d’un lien de proximité (Wu, au para 64).
[342] Il ressort clairement de la preuve que les demanderesses ont communiqué au fil des ans avec l’ACIA et d’autres organismes en ce qui concerne l’interdiction d’importer des abeilles en provenance des É.‑U. ainsi que les répercussions possibles de cette interdiction sur les apiculteurs commerciaux qui auraient préféré importer des paquets d’abeilles des É.‑U. Cependant, je conclus que les demanderesses n’ont pas établi que ces communications dépassent le cadre normal des interactions entre un organisme de réglementation et le secteur réglementé et donneraient ainsi lieu à un lien spécial avec l’ACIA. Pour en arriver à cette conclusion, je m’appuie sur les éléments de preuve présentés ci‑dessous et les éléments de preuve quant au contexte dans lequel ces communications se sont produites. Avant de commencer mon analyse, au terme de laquelle je me prononce sur ce point, j’expose ci‑après les éléments de preuve les plus pertinents pour trancher la question de la proximité selon les demanderesses et qui ont été présentés par les représentants demandeurs et leur témoin des faits (M. Ash). À la lumière de cette preuve et des principes juridiques applicables, je procède ensuite à l’analyse des éléments de preuve des défendeurs concernant les interactions avec les membres du groupe. Je décris en moult détails ces éléments de preuve non seulement parce qu’ils traitent des communications entre les demanderesses ainsi que des communications et des interactions entre les défendeurs et les demanderesses et d’autres acteurs, mais également parce qu’il s’agit d’éléments contextuels essentiels pour déterminer la nature du lien qui existe entre les défendeurs et le groupe.
(ii) La preuve des demanderesses
[343] Comme je le mentionne plus haut, il y a trois représentants demandeurs en l’espèce : M. Gibeau, M. Paradis et M. Lockhart. Ils ont tous témoigné au procès. M. Brent Ash, un apiculteur commercial manitobain, a également témoigné. Leur témoignage au sujet de leurs interactions avec l’ACIA et d’autres renseignements pertinents est exposé ci-après.
[344] M. Gibeau a déclaré qu’il était d’abord le trésorier, puis le président de l’association des producteurs de miel de la Colombie-Britannique. Il a occupé chacun de ces deux postes pendant quatre ans, bien qu’il n’ait pas précisé à quel moment il les a occupés. Selon son témoignage, l’association des producteurs de miel de la Colombie-Britannique compte environ 500 membres, dont son entreprise, Honeybee Enterprises. M. Gibeau a expliqué que l’association des producteurs de miel de la Colombie-Britannique est membre du CCM et qu’un délégué élu participe aux réunions du CCM. Il a déclaré qu’à l’association des producteurs de miel de la Colombie-Britannique, il y avait des discussions au sujet de l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. et cette question ne faisait pas l’unanimité. À titre de président, il avait présenté une proposition en faveur de l’importation, mais aucun autre membre ne l’avait appuyée. Il avait donc informé le CCM que la Colombie-Britannique n’était pas favorable à l’importation de paquets d’abeilles provenant des É.-U.
[345] En ce qui concerne les communications avec l’ACIA, on a présenté à M. Gibeau une lettre qu’il avait envoyée le 10 mai 2004 à la Dre Belaissaoui de l’ACIA. Cette lettre porte sur la modification du règlement visant l’importation de reines en provenance des É.-U. publié dans la Gazette du Canada du 10 avril 2004, volume 138, numéro 15. Dans cette lettre, M. Gibeau exprime son appui au projet de décret (modification réglementaire) visant à permettre l’importation de reines et de leurs accompagnatrices en provenance de la partie continentale des É.-U. Il affirme également que son entreprise, Honeybee Centre, entretient d’excellents rapports avec les fournisseurs de reines de la Nouvelle-Zélande et d’Hawaï, mais que ces derniers ne peuvent répondre à la demande. Il affirme que les secteurs de l’apiculture et de la pollinisation au Canada traversent une crise. Dans son témoignage, il a déclaré qu’il n’avait pas parlé à la Dre Belaissaoui et qu’il ne savait pas s’il avait reçu une réponse à sa lettre.
[346] On a aussi présenté à M. Gibeau un courriel du 14 décembre 2011 qu’il avait envoyé à M. Rod Scarlett du CCM, et dont copie conforme avait été envoyée notamment à la Dre Snow de l’ACIA, à M. Nasr, l’apiculteur provincial de l’Alberta, à Paul van Westendorp, l’apiculteur provincial de la Colombie-Britannique, ainsi qu’à un apiculteur de la Nouvelle-Zélande. Dans ce courriel, M. Gibeau fait référence à une lettre qu’il a envoyée à la Dre Snow le 10 décembre 2011 concernant son opposition aux nouvelles restrictions d’importation visant les abeilles de la Nouvelle-Zélande, qui exigeaient une préinspection au rucher plutôt qu’un traitement préalable à l’assemblage des paquets. M. Gibeau était d’avis que les nouvelles conditions étaient déraisonnables et ingérables. Il craignait que, au lieu de se conformer aux nouvelles exigences, les apiculteurs de la Nouvelle-Zélande vendent leurs abeilles ailleurs, ce qui forcerait les apiculteurs canadiens à faire davantage pression en faveur de l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. ou de l’ouverture de la frontière américaine, au risque d’introduire des facteurs génétiques africanisés et le petit coléoptère des ruches. La Dre Snow lui avait dit que les restrictions avaient été élaborées en consultation avec le CCM. M. Gibeau affirme également avoir demandé aux administrateurs du CCM de réexaminer la question, compte tenu de la réponse des exportateurs d’abeilles de la Nouvelle-Zélande, et de demander à l’ACIA de modifier les conditions du permis d’importation en conséquence. Interrogé au sujet de cette lettre au procès, M. Gibeau a déclaré qu’il avait écrit au CCM parce que ce dernier communiquait régulièrement avec l’ACIA.
[347] Le 19 janvier 2013, M. Gibeau a envoyé un courriel au Dr Aitken de l’ACIA, auquel était jointe une copie d’une demande de permis d’importation. M. Gibeau y accuse réception d’un permis d’importation de paquets d’abeilles de la Nouvelle-Zélande et indique qu’il importerait plus de 1 200 paquets cette année‑là au coût de 170 000 $ et que les mêmes abeilles coûteraient la moitié du prix si elles étaient importées de la Californie. Il affirme qu’il souhaite également commencer le processus d’importation de paquets provenant de la Californie. Selon lui, l’interdiction devrait être assouplie parce qu’aucune maladie ni aucun organisme nuisible qui ne se trouve pas déjà au Canada ne peut être importé et parce que les abeilles africanisées ne peuvent pas s’établir au pays. Il joint une demande de permis d’importation à cet égard. Dans son témoignage, M. Gibeau a déclaré qu’il avait écrit ce courriel au Dr Aitken parce qu’il espérait que cette brève explication inciterait l’ACIA [traduction] « à reconsidérer ou à examiner la demande ou à [lui] demander davantage de renseignements ou à faire quoi que ce soit d’autre que la rejeter ».
[348] Le Dr Aitken a répondu par courriel le 1er février 2013. Voici un extrait de sa réponse :
[traduction]
Comme aucune condition à l’importation au Canada de « paquets d’abeilles » en provenance des États-Unis n’est en place à l’heure actuelle, aucun permis ne peut être délivré à cet égard. Les évaluations précédentes ont mené à des interdictions et ont systématiquement conduit l’ACIA à ne pas délivrer de permis pour ce produit, car le ministre n’était pas convaincu que ce produit n’entraînerait pas ou qu’il était peu probable qu’il entraîne l’introduction ou la propagation de maladies au Canada, comme l’exige le paragraphe 160 (1.1) du Règlement sur la santé des animaux (C.R.C., c 296). Cette réalité ne date pas d’hier et aucune condition ne peut être mise en place à l’heure actuelle compte tenu des évaluations qui ont été menées par le passé.
Les importateurs peuvent demander à l’ACIA d’envisager l’élaboration de nouveaux protocoles d’importation lorsqu’aucune condition d’importation n’est en place. Si l’ACIA peut établir des conditions d’importation à l’issue de son examen, un permis d’importation pourra alors être délivré. Toutefois, pour le moment, aucun permis de ce type ne peut être délivré pour les « paquets d’abeilles » provenant des États-Unis. Au terme de son examen, le personnel de l’ACIA vous avisera quand, le cas échéant, des conditions en faveur de la délivrance d’un permis pourront être mises en place.
Pour que de telles conditions soient mises en place, l’importateur doit tenir compte de la politique suivante : Élaboration de nouveaux protocoles d’importation – procédure de demande à l’intention des clients (TAHD-DSAT-IE-2003-3-7, 8 avril 2011) disponible à http://www.inspection.gc.ca/animals/terrestrial-animals/imports/policies/general/2003-3/eng/1321065624928/1323826579004
[349] Le 16 avril 2013, M. Gibeau a écrit à l’ACIA pour demander que de nouveaux protocoles d’importation soient mis en place pour les paquets d’abeilles en provenance du Nord de la Californie. Il affirme que cette lettre répond aux questions soulevées dans le document de l’ACIA intitulé « Élaboration de nouveaux protocoles d’importation – procédure de demande à l’intention des clients ».
Il dit être prêt à payer les frais pour qu’une évaluation complète soit menée. Il affirme notamment que tout risque lié à l’importation serait compensé par les avantages financiers pour les apiculteurs, les cultivateurs et la communauté canadienne dans son ensemble; que la demande pour des paquets d’abeilles provenant des É.-U. est énorme puisque les coûts de transport rendent les abeilles de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie et du Chili inabordables; et que la demande d’abeilles pour la pollinisation du canola, des bleuets et des canneberges n’a jamais été aussi critique. Dans sa lettre, M. Gibeau cite des documents à l’appui. Au procès, il a affirmé ne plus se rappeler s’il avait reçu une réponse. Je souligne au passage que cette demande était postérieure à celle du 5 mars 2013 de la Dre Rajzman pour la tenue d’une nouvelle évaluation des risques (l’Évaluation des risques de 2013).
[350] L’autre communication à l’ACIA que l’avocat des demanderesses a présentée à M. Gibeau au procès était une lettre de Royal City Bees (une société qu’il a fondée en 2018) datée du 27 mars 2021, à laquelle il avait joint une demande de permis d’importation d’animaux vivants, d’œufs d’incubation et de germoplasme d’animaux au titre de la LSA, visant à importer 1 000 abeilles en paquets provenant du Nord de la Californie. Dans cette lettre, il indique que les importations d’abeilles en paquet de la Nouvelle-Zélande ont diminué de moitié en raison d’une réduction des vols (attribuable à la pandémie de COVID-19), que les apiculteurs sont aux prises avec une pénurie critique d’abeilles domestiques et que la seule solution logique est de permettre l’importation d’abeilles en paquet de la Californie. L’ACIA a répondu par courriel le 14 avril 2021 :
[traduction]
Je vous écris en réponse à votre courriel du 9 avril 2021 adressé au Centre national des permissions (animaux).
Comme nous l’avons indiqué dans notre courriel précédent, votre demande de permis a été rejetée puisqu’aucune condition permettant l’importation au Canada d’« abeilles en paquet » en provenance des États-Unis n’est en place à l’heure actuelle. Notre compréhension des conditions actuelles et l’examen de l’évaluation de 2014 ont conduit l’ACIA à ne pas délivrer de permis pour ce produit, car le ministre n’était pas convaincu que ce produit n’entraînerait pas ou qu’il était peu probable qu’il entraîne l’introduction ou la propagation de maladies au Canada, comme l’exige le paragraphe 160 (1.1) du Règlement sur la santé des animaux (C.R.C., c 296). En bref, cette réalité ne date pas d’hier, et aucune condition d’importation qui atténuerait les risques de maladies que les paquets d’abeilles provenant des États-Unis continuent de présenter ne peut être mise en place à l’heure actuelle.
Il n’est pas d’usage que le Centre national des permissions (animaux) transmette des courriels au nom de demandeurs de permis. Veuillez noter que l’ACIA dispose d’un bureau des plaintes et des appels où les parties intéressées peuvent déposer une plainte concernant les services de l’ACIA ou les décisions réglementaires. De plus amples renseignements sont disponibles à https://inspection.gc.ca/about-the-cfia/accountability/complaints-and-appeals/eng/1547179421299/1547179421595, y compris un formulaire de plainte.
[351] Selon le témoignage de M. Paradis, la commission des apiculteurs de l’Alberta (anciennement l’association des apiculteurs de l’Alberta) était à ses débuts dans les années 1930 une association d’apiculteurs, puis est devenue un groupe de lobbyistes qui mène et finance des activités de recherche. Pour être membre, l’apiculteur doit posséder plus de 100 colonies et payer les frais exigés. M. Paradis a été élu directeur de la commission des apiculteurs de l’Alberta en 1987. Il a également été président de son comité d’importation de 1996 à 2007, dont le mandat consistait à faciliter l’accès aux abeilles provenant des É.-U., en particulier du Nord de la Californie. M. Paradis était également le délégué de la commission auprès du CCM et, à ce titre, il a milité pour que ce dernier appuie l’importation d’abeilles provenant de la Californie. M. Paradis est également membre des producteurs de miel du district de Peace River, un groupe d’apiculteurs régional, depuis environ 1985.
[352] En ce qui concerne ses communications avec l’ACIA, M. Paradis a déclaré qu’il ne savait plus s’il avait parlé à l’ACIA au cours du processus d’Évaluation des risques de 2013, mais se rappelait avoir parlé à bon nombre de fonctionnaires de l’ACIA au fil des ans. Il n’a donné aucun détail concernant ces communications. On lui a montré un document qui avait été présenté à l’ACIA le 16 décembre 2002, intitulé [traduction] « Importation d’abeilles domestiques provenant des É.-U., partie 1 : Mise à jour des questions ».
Lorsqu’on lui a demandé s’il reconnaissait le document, il a dit qu’il semblait s’agir des commentaires de l’association des apiculteurs de l’Alberta adressés à l’ACIA durant la période de commentaires lors de l’Évaluation des risques de 2003.
[353] M. Paradis a déclaré qu’il savait qu’en 2003, M. Nasr planchait sur un protocole d’importation de reines provenant des É.-U. M. Paradis ne se souvenait pas s’il avait parlé à M. Nasr pendant l’élaboration du protocole.
[354] Dans une lettre portant l’en-tête de Paradis Honey, M. Paradis a écrit à la Dre Belaissaoui le 21 avril 2004 pour exprimer son appui au projet de règlement publié dans la partie I de la Gazette du Canada du 10 avril 2004, le Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques, qui autorisait l’importation de reines provenant du Nord de la Californie. Dans cette lettre, il indique également avoir exercé des pressions en faveur de l’importation d’abeilles en provenance des É.-U. pendant de nombreuses années; qu’à son avis, l’importation ne causerait aucun risque pour le secteur; que la fermeture de la frontière aux paquets d’abeilles provenant des É.-U. avait causé des pertes de revenus de centaines de millions de dollars au secteur; et que les apiculteurs qui s’opposaient à l’importation défendaient notamment le protectionnisme. Au procès, il a dit ne pas se souvenir d’avoir parlé à la Dre Belaissaoui au sujet de cette lettre.
[355] Le 3 mai 2004, dans une lettre portant l’en-tête des producteurs de miel du district de Peace River et au nom de cette entité, M. Paradis a écrit une fois de plus à la Dre Belaissaoui pour répondre au projet de règlement publié dans la partie I de la Gazette du Canada du 10 avril 2004 en faveur de l’importation de reines en provenance des É.-U. Dans cette lettre, M. Paradis exprime un point de vue semblable à celui exprimé dans sa lettre du 21 avril 2004 concernant l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Il affirme que l’Évaluation des risques de 2003 n’est pas aussi approfondie qu’elle aurait dû l’être. En réinterrogatoire, lorsque l’avocat des demanderesses lui a demandé pourquoi il avait envoyé la lettre, il a répondu qu’il l’avait fait [traduction] « pour tenter de convaincre l’ACIA de permettre aux apiculteurs d’avoir accès à des paquets d’abeilles de la Californie ».
[356] Dans un courriel du 13 juillet 2004, la Dre Clarice Lulai de l’ACIA a répondu à une lettre que M. Paradis avait envoyée le 7 juillet 2004 au nom des producteurs de miel du district de Peace River. Elle indique que l’Évaluation des risques de 2003 a justifié l’ouverture de la frontière américaine à l’importation de reines, mais que l’importation de paquets d’abeilles comporte des risques. Elle affirme que, si M. Paradis ou tout groupe d’apiculteurs qu’il représente est au fait d’études scientifiques prouvant le contraire, il devrait alors le faire savoir au ministère de l’Agriculture de l’Alberta par l’entremise de l’apiculteur de la province. Cette question devrait ensuite faire l’objet de discussions avec l’ACPA et le CCM, car ce sont les organismes qui représentent les intérêts du secteur de l’apiculture au Canada. Elle affirme que l’ACIA consulte régulièrement les deux organismes afin que son cadre réglementaire reflète les besoins du secteur, tout en protégeant la santé des animaux et des plantes au Canada.
[357] L’autre communication qui a été présentée à M. Paradis au procès était une lettre du 25 janvier 2005 portant l’en-tête de l’association des apiculteurs de l’Alberta envoyée à la Dre Lulai, signée par M. Paradis à titre de président du comité d’importation. Il s’oppose à la lettre du 6 janvier 2005 de la Dre Lulai et indique notamment que l’ACIA a apporté des changements aux protocoles d’importation d’abeilles en provenance de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande et fait valoir que cette même souplesse et cette même compréhension des risques que l’association considérait comme minimaux devaient s’appliquer au protocole visant la Californie.
[358] On a ensuite présenté à M. Paradis une lettre que la Dre Perrone lui avait envoyée le 3 novembre 2005 puisqu’il était le président de l’association des apiculteurs de l’Alberta. La Dre Perrone accuse réception d’une lettre du 25 octobre 2005 dans laquelle l’association des apiculteurs de l’Alberta propose des conditions d’importation différentes pour les reines provenant de la Californie et fait part de ses préoccupations concernant la disponibilité limitée des reines provenant des É.-U. La Dre Perrone indique toutefois que l’ACIA devait tenir compte des intérêts du secteur dans son ensemble, ainsi que des préoccupations sanitaires de la population canadienne (concernant les abeilles africanisées). Comme cela avait été discuté par téléphone la semaine précédente, le CCM, que l’ACIA considérait comme l’association nationale du secteur canadien de l’apiculture, était satisfait du protocole actuel, et ses membres n’appuieraient pas la recommandation de modifier les conditions d’importation actuelles. De plus, le comité d’importation de l’ACPA, que l’ACIA considérait comme une source d’expertise technique, n’était pas d’avis qu’un examen des exigences actuelles pour l’importation de reines provenant de la partie continentale des États-Unis était justifié à ce moment-là.
[359] On a ensuite montré à M. Paradis une lettre du 17 janvier 2006 portant l’en-tête de l’association des apiculteurs de l’Alberta envoyée à la Dre Perrone. La lettre est signée par M. Paradis à titre de président du comité d’importation de l’association. Deux résolutions adoptées par l’association, qui demandaient des modifications au protocole actuel d’importation de reines, ainsi qu’une étude détaillée, sont jointes à la lettre. Dans cette lettre, qui fait référence au courriel du 3 novembre 2005 de la Dre Perrone, l’association est d’avis que, puisque la Dre Perrone a indiqué que ce n’était pas toutes les provinces qui appuyaient l’importation de reines de la Californie, l’ACIA cherchait une solution [traduction] « politique »
plutôt que scientifique. Elle estime également que l’Évaluation des risques de 2003 est erronée et que les conclusions qui y figurent sont inexactes. En conclusion, l’association des apiculteurs de l’Alberta mentionne que le but de la lettre est de réaffirmer que le protocole d’importation est inacceptable, puisqu’il restreint la disponibilité des reines en provenance de la Californie et a ainsi des conséquences néfastes sur les moyens de subsistance des producteurs.
[360] Au procès, M. Paradis avait peu de souvenirs de ces lettres ou des discussions avec l’ACIA. Il ne se souvenait que d’une conversation téléphonique avec le Dr Aitken. M. Paradis a affirmé qu’il avait appelé le Dr Aitken pour lui faire part de son mécontentement quant au refus de lui accorder un permis d’importation (il s’est souvenu de cette conversation en raison d’un changement de téléphone et des bruits connexes, qui avaient porté le Dr Aitken à croire que M. Paradis enregistrait l’appel). On a ensuite présenté à M. Paradis une chaîne de courriels qui commençait par un courriel que le Dr Aitken lui avait envoyé le 14 mars 2012. Dans ce courriel, le Dr Aitken affirme, conformément à ce qui avait été discuté lors de leur conversation téléphonique, que l’ACIA n’a pas pu délivrer de permis d’importation d’abeilles en paquet provenant des É.-U. à ce moment-là et que deux mesures doivent être prises pour y remédier. Premièrement, l’ACIA aurait besoin d’une preuve de la part du secteur canadien (le CCM) que la réouverture de la frontière pour permettre l’importation de paquets provenant des É.‑U. est une décision appuyée par la majorité des membres du secteur. Deuxièmement, une évaluation complète des risques devait être menée pour évaluer les dangers de l’importation de paquets provenant des É.‑U. dans les circonstances actuelles. Au procès, M. Paradis a initialement déclaré que ce courriel concordait avec la conversation téléphonique qu’il avait eue avec le Dr Aitken; en contre-interrogatoire, toutefois, il a affirmé que la conversation avait eu lieu après le courriel. Lorsqu’on lui a demandé s’il était certain, il a déclaré qu’il avait présumé que le courriel concernait la conversation téléphonique en question, mais que la deuxième partie du courriel, concernant l’évaluation des risques, n’avait pas fait partie de la discussion. M. Paradis a également déclaré que le Dr Aitken lui avait dit durant cet appel que, si le CCM demandait à l’ACIA d’autoriser l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U., [traduction] « l’ACIA s’organiserait pour que cela se produise ».
Étant donné que M. Paradis a pu identifier les communications qui lui ont été présentées seulement parce qu’elles portaient sa signature et qu’il n’avait aucun autre souvenir des documents, j’estime que le courriel du Dr Aitken décrivant l’appel, rédigé peu de temps après, représente probablement avec exactitude la conversation en question.
[361] Enfin, on a renvoyé M. Paradis à une chaîne de courriels dans laquelle le Dr Aitken répondait, le 1er février 2013, à une demande qu’il avait présentée le 22 janvier 2013 en vue d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Dans cette réponse, le Dr Aitken l’avise, conformément aux discussions qu’ils avaient eues précédemment, qu’aucune condition d’importation au Canada d’abeilles en paquet provenant des É.-U. n’est en place à l’heure actuelle. Il explique également que les importateurs qui souhaitent demander à l’ACIA d’envisager l’élaboration de nouveaux protocoles d’importation lorsqu’aucun permis d’importation ne peut être délivré disposent d’un mécanisme à cet égard. Le Dr Aitken explique la marche à suivre pour accéder à la documentation applicable de l’ACIA à ce sujet. Dans son témoignage, M. Paradis a déclaré qu’il ne s’était pas prévalu de ce mécanisme. Lorsqu’on lui a demandé si Paradis Honey avait déjà demandé la tenue d’une évaluation des risques, M. Paradis a affirmé qu’il n’en était pas certain. Toutefois, lorsqu’on lui a présenté une réponse à un engagement, dans laquelle il avait confirmé qu’aucune demande formelle d’évaluation des risques n’avait été présentée entre 2007 et 2012, il a concédé que Paradis Honey n’en avait pas demandé.
[362] M. Paradis a également identifié les documents suivants : un permis d’importation daté du 24 avril 2007, autorisant l’importation de 8 000 reines en provenance des É.-U.; un permis d’importation daté du 4 mai 2011, autorisant l’importation de 8 000 reines en provenance des É.‑U.; une demande de permis d’importation datée du 11 janvier 2016, visant à importer 5 000 paquets d’abeilles et de reines provenant des É.-U., qui, selon son témoignage, a probablement été présentée par son fils et sa belle-fille, qui étaient alors propriétaires de Paradis Honey; ainsi qu’une demande de permis d’importation d’animaux vivants, d’œufs d’incubation et de germoplasme d’animaux au titre de la LSA, datée du 5 mars 2022, présentée par M. Paradis personnellement pour importer un nombre non précisé de paquets d’abeilles en provenance des É.-U., demande qui a été rejetée.
[363] M. Lockhart a déclaré qu’il avait fondé Rocklake en 1978. Il était l’un des deux actionnaires de 1978 à 2003, année où il est devenu l’unique propriétaire. En 2013, il a vendu Rocklake à son frère et ses neveux. Rocklake était membre de l’association des apiculteurs du Manitoba depuis aussi loin qu’il se souvienne. M. Lockhart a fait partie du conseil d’administration de cette association durant quatre mandats, dont chacun était d’une durée de trois ou quatre ans. La plupart des décisions prises par l’association des apiculteurs du Manitoba découlaient de résolutions adoptées par les membres lors de l’assemblée générale annuelle, sur lesquelles on votait à ce moment-là. Chaque membre détenait un vote, peu importe le nombre de colonies qu’il avait. Le conseil d’administration présentait également les préoccupations relevant du fédéral au CCM, qui pouvait faire des pressions au nom de l’association. M. Lockhart n’a jamais été le représentant du Manitoba au CCM, mais il en a été membre et, à ce titre, il a participé à des assemblées du CCM. Il a déclaré que seuls les représentants provinciaux pouvaient parler aux assemblées.
[364] En ce qui concerne les communications avec l’ACIA, l’avocat des demanderesses a présenté à M. Lockhart une lettre du 23 avril 2004 provenant de Rock Lake Apiaries, qui porte sa signature et est adressée « à qui de droit »
. Dans cette lettre, il est indiqué que la frontière américaine devrait être ouverte à l’importation de reines et que, sans une source de qualité, le secteur ne pourrait pas croître. M. Lockhart ne se rappelait pas à qui il avait envoyé la lettre et ne se souvenait pas du nom de la Dre Samira Belaissaoui. Lorsqu’on lui a montré un document intitulé [traduction] « Publication préalable de la proposition de modification visant à autoriser l’importation d’abeilles en provenance de la partie continentale des É.-U., commentaires reçus depuis le 10 avril 2004 »
, dans lequel 76 commentaires étaient énumérés, il a confirmé que son nom et celui de son entreprise figuraient au point no 53, qui reflétait les commentaires qu’il avait formulés dans sa lettre du 23 avril 2004. Néanmoins, il a ensuite déclaré qu’il ne pouvait expliquer précisément pourquoi il avait envoyé la lettre, hormis que sa motivation découlait peut‑être de l’état général du secteur et de la difficulté à se procurer des colonies de remplacement. Selon moi, l’objectif de la lettre était de fournir une réponse dans le cadre de la consultation offerte à la suite de la proposition de modification.
[365] On a ensuite présenté à M. Lockhart une chaîne de courriels, dont le premier avait été envoyé par lui au Dr Aitken le 11 avril 2013. M. Lockhart y fait part de ses préoccupations concernant les pertes hivernales, la division des ruches et la difficulté de maintenir le nombre de colonies à un niveau satisfaisant, ainsi que de son intérêt dans l’importation de paquets d’abeilles provenant des É.-U. Il demande si un profil de maladie a été établi au Canada ou si une évaluation des risques est menée. Le Dr Aitken répond qu’on vient tout juste de l’informer que l’ACIA a entrepris une évaluation des risques. Le 30 avril 2013, M. Lockhart demande si les résultats de l’évaluation des risques en cours seraient accessibles aux producteurs et, dans l’affirmative, comment il peut s’en procurer une copie. Selon l’exposé conjoint partiel des faits, M. Lockhart, M. Paradis, le vétérinaire en chef de chaque province, l’ACPA et le CCM ont été invités à faire part de leurs commentaires sur l’Évaluation des risques de 2013.
[366] M. Lockhart a envoyé un courriel à l’ACIA le 20 novembre 2013 ayant pour objet [traduction] « L’évaluation des risques concernant les abeilles en provenance des É.‑U. ».
Il y affirme que, comme son entreprise est près de la frontière américaine, elle a toujours été assujettie aux mêmes maladies et organismes nuisibles que ceux que l’on retrouve aux É.-U. Il explique avoir besoin d’abeilles de remplacement de qualité et relate son expérience avec les paquets provenant de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. De plus, il décrit les traitements contre les organismes nuisibles et les maladies qui peuvent être appliqués aux paquets d’abeilles pour réduire les risques et souligne que les craintes au sujet des abeilles africanisées concernent tant l’importation de paquets que l’importation de reines, laquelle est autorisée.
[367] Enfin, on a présenté à M. Lockhart une demande de permis d’importation visant 1 000 paquets d’abeilles de deux livres en provenance de la Californie, datée de 2013. M. Lockhart a déclaré que, pendant longtemps, il ne se souvenait pas d’avoir reçu une réponse, mais qu’en fait, il en avait reçu une.
[368] M. Ash n’est pas un représentant demandeur, mais il a témoigné au procès. Il est propriétaire et administrateur de Ash Apiaries Ltd depuis 2002 ou 2003. Ash Apiaries est membre de l’association des apiculteurs du Manitoba depuis les années 1980, et M. Ash a déclaré qu’il assistait sporadiquement aux réunions. M. Ash est membre de l’association canadienne des producteurs de miel (maintenant la fédération canadienne des apiculteurs) et en a été le président au cours des premières années de ses activités. Dans son témoignage, il a déclaré que la fédération canadienne des apiculteurs avait été créée avant l’Évaluation des risques de 2003 parce que les plus grands apiculteurs commerciaux étaient d’avis qu’ils n’avaient pas [traduction] « voix au chapitre »
au provincial et donc au CCM ou, par l’intermédiaire de ce dernier, au gouvernement ou à l’ACIA. En d’autres termes, si la position défendue n’avait pas l’appui de la majorité, le CCM ne soulevait pas ces préoccupations, et seuls les délégués provinciaux étaient en mesure d’exprimer leurs points de vue aux assemblées du CCM. M. Ash a déclaré qu’en ce qui concerne l’Évaluation des risques de 2003, l’association canadienne des producteurs de miel [traduction] « n’avait pas pu faire entendre sa voix de manière suffisamment claire »
. L’association est ensuite devenue inactive pendant un certain temps, mais a récemment repris ses activités. Elle comptait au départ 46 membres et en compte aujourd’hui 36 provenant de la Colombie-Britannique, de l’Alberta, de la Saskatchewan, de l’Ontario et du Québec.
[369] M. Ash a confirmé en contre-interrogatoire que la fédération canadienne des apiculteurs (le successeur de l’association canadienne des producteurs de miel) fait du lobbying auprès des responsables gouvernementaux et a retenu les services d’un lobbyiste. Lorsqu’on lui a demandé si la fédération avait fait pression auprès de l’ambassade des É.-U. pour qu’on ouvre la frontière, il a répondu qu’il n’en était pas sûr à 100 % et qu’il n’était que le trésorier. À la question de savoir si la fédération avait abordé des députés, il a déclaré que la fédération, ou le lobbyiste, l’avaient peut-être fait, mais qu’il n’en était pas certain. Quant à savoir si on avait communiqué avec la chambre des représentants aux É.-U. et des experts américains, il a déclaré qu’il ne le savait pas.
[370] Ash Apiaries comptait environ 1 200 colonies en 1984 et 1985. La société tuait ses abeilles chaque automne et comptait sur l’achat de paquets en provenance des É.-U. chaque printemps pour remplacer sa population. Elle n’hivernait pas ses colonies d’abeilles, bien qu’elle ait tenté d’hiverner quelques colonies, environ 50, avant la fermeture de la frontière. Elle hiverne désormais environ 14 000 colonies et est l’un des plus grands producteurs de miel du Manitoba, si ce n’est le plus grand. La majeure partie des revenus d’Ash Apiaries provient de la production de miel.
[371] En ce qui concerne la correspondance avec l’ACIA sur l’importation et les permis, M. Ash a écrit à Mme Barr et à la Dre Belaissaoui, car on lui avait dit qu’ils étaient les personnes-ressources à l’ACIA au sujet de l’interdiction d’importer des abeilles en provenance des É.-U. Dans un courriel du 16 octobre 2006, il s’enquiert du statut de l’interdiction d’importation. La Dre Belaissaoui a transféré ce courriel à la Dre Perrone, qui était désormais responsable du dossier des abeilles. M. Ash a posé sa question à la Dre Perrone et a ajouté qu’il représentait l’association canadienne des producteurs de miel et qu’il souhaitait leur communiquer l’information.
[372] La Dre Perrone a répondu le 31 octobre 2006. Elle explique que, même si le Règlement interdisant l’importation des abeilles domestiques devenait caduc le 31 décembre 2006, rien ne changerait concernant l’importation de paquets d’abeilles provenant des É.-U. Il en était ainsi parce que ce règlement n’était plus nécessaire pour empêcher l’importation. Suivant le paragraphe 12(1) du RSA :
12.(1) Sous réserve de l’article 51, il est interdit d’importer un animal réglementé, sauf en conformité avec :
a) soit un permis délivré par le ministre en vertu de l’article 160;
b) soit les paragraphes (2) à (6) et les dispositions applicables énoncées dans le document de référence.
[373] La Dre Perrone indique que le document de référence énumère les conditions dans lesquelles certains animaux vivants peuvent être importés des É.-U. Les abeilles domestiques ne figurent pas dans ce document de référence; par conséquent, par défaut, suivant le paragraphe 12(1), un permis d’importation est requis pour importer des abeilles vivantes en provenance des É.-U. Elle affirme que cela ne change rien à l’importation de paquets d’abeilles provenant des É.-U. en raison du paragraphe 160(1.1) du RSA :
160.(1.1) Le ministre peut, sous réserve de l’alinéa 37(1)b) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, délivrer tout permis ou licence exigé par le présent règlement s’il est d’avis que l’activité visée par le permis ou la licence n’entraînera pas ou qu’il est peu probable qu’elle entraîne, autant qu’il sache, l’introduction ou la propagation au Canada de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques.
[374] La Dre Perrone affirme que, autrement dit, un permis d’importation ne serait délivré par la Division de la santé animale de l’ACIA que si les résultats d’une évaluation des risques sont favorables pour le produit en question. Comme le savait M. Ash, les résultats de l’Évaluation des risques de 2003 sur l’importation d’abeilles en provenance des É.-U. avaient révélé que, par l’importation de paquets d’abeilles, on risquait d’introduire des organismes nuisibles et des maladies au Canada. Par conséquent, à moins que les résultats d’une nouvelle évaluation des risques révéleraient que les paquets d’abeilles ne présentaient plus un risque de maladie important, l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. demeurerait interdite, et, comme elle l’avait expliqué, il n’était plus nécessaire de prolonger l’effet du Règlement interdisant l’importation d’abeilles domestiques pour mettre en application cette règle. Étant donné que la dernière évaluation des risques avait eu lieu seulement quelques années plus tôt, il était peu probable qu’une nouvelle évaluation, à ce moment-là, donne lieu à des résultats plus favorables.
[375] M. Ash a témoigné qu’après avoir reçu ce courriel, il a continué de présenter des demandes pour importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. On lui a présenté une autre chaîne de courriels commençant par un courriel du 31 janvier 2012, dans lequel M. Ash indique à l’ACIA qu’il a l’intention de présenter une telle demande. L’ACIA répond qu’il n’est pas nécessaire de présenter une demande visant des abeilles en provenance des É.‑U., car, comme il le sait, l’importation de ce produit n’est pas permise. Toutefois, comme il en a été question l’année précédente, il peut envoyer une lettre exposant ses préoccupations, et la meilleure façon de faire valoir ses arguments est de collaborer avec son association et de les communiquer globalement. Le 21 février 2013, il a présenté une demande en vue d’importer 4 000 paquets d’abeilles provenant des É.-U. Au procès, il a déclaré qu’il avait probablement reçu une lettre de refus.
[376] Dans un courriel daté du 26 février 2013, le Dr Aitken répond que, comme aucune condition qui permettrait l’importation au Canada d’abeilles en paquet en provenance des É.-U. n’est en place à l’heure actuelle, aucun permis ne peut être délivré. Il affirme que l’évaluation des maladies et les évaluations des risques précédentes ont mené à des interdictions et ont systématiquement conduit l’ACIA à ne pas délivrer de permis pour ce produit, puisque le ministre n’était pas convaincu que le produit n’entraînerait pas, ou qu’il était peu probable qu’il entraîne, l’introduction ou la propagation de maladies au Canada, comme l’exige le paragraphe 160(1.1) du RSA. Ces évaluations des risques n’ont pas permis de recenser des conditions d’importation qui pourraient être imposées pour atténuer les risques sur la santé des animaux que présentent les paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Par conséquent, l’importation de ce produit au Canada n’a pas été autorisée. Le Dr Aitken indique que les importateurs peuvent demander à l’ACIA de mener une évaluation afin d’identifier les risques associés à ce produit et de déterminer s’ils peuvent être atténués par l’imposition de conditions d’importation. Il joint les renseignements nécessaires sur la façon de procéder. Si, à l’issue de ce processus, il est déterminé que des conditions d’importation peuvent être mises en place pour atténuer les risques sur la santé des animaux relevés lors d’évaluations précédentes, un permis d’importation peut alors être délivré. Toutefois, en l’absence d’une nouvelle évaluation des risques complète, aucun permis de ce type ne peut être délivré pour des paquets d’abeilles en provenance des É.-U.
[377] Dans un courriel envoyé à l’ACIA le 4 mars 2014, M. Ash exprime une fois de plus son désir d’importer 4 000 paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Dans sa réponse du 10 mars 2014, le Dr Aitken indique que, compte tenu des résultats de la dernière évaluation des risques, aucune condition permettant l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. ne pouvait être mise en place et que, par conséquent, il ne pouvait délivrer un permis d’importation pour ce produit à ce moment-là, si jamais une demande était reçue.
[378] Le 19 février 2014, M. Ash a présenté une autre demande en vue d’importer 4 000 paquets d’abeilles en provenance des É.-U., qui a été rejetée. Le 17 mars 2015, il a présenté une demande en vue d’importer 2 000 paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Dans un courriel du 27 mars 2014, l’ACIA indique qu’à la suite d’une comparaison entre la demande et les exigences nationales visant l’importation de ce produit, il a été déterminé que la demande serait rejetée. Le 13 mars 2017, M. Ash a présenté une autre demande et, dans un courriel daté du 15 mars 2017, on l’informe encore une fois qu’une comparaison entre la demande et les exigences nationales visant l’importation de ce produit a révélé que la demande ne pouvait être approuvée et que les abeilles en paquet provenant des É.-U. n’étaient pas autorisées à entrer au Canada. La fiche du SARI qui est jointe au courriel indique que l’entrée d’abeilles domestiques en paquet est refusée et, sous la section « conditions d’importation »
, il est écrit « ENTRÉE INTERDITE »
. La fiche indique également qu’une évaluation des risques devrait être effectuée avant que l’on envisage d’établir des conditions d’importation et qu’il est possible de communiquer avec le bureau d’importation de l’ACIA le plus près pour obtenir davantage de renseignements sur le processus d’évaluation des risques. Le 12 mars 2019, M. Ash a présenté une demande pour importer 5 000 paquets d’abeilles en provenance des É.-U., laquelle a été rejetée dans un courriel du 2 avril 2019; il a présenté une demande le 13 avril 2021, qui a été rejetée par courriel le 5 mai 2021; il a présenté une demande le 8 février 2022, qui a été rejetée par courriel le 9 février 2022; il a présenté une demande le 21 février 2023, qui a été rejetée par courriel le 21 février 2023. Dans son témoignage, il a dit ne pas se souvenir d’avoir répondu à l’une ou l’autre de ces communications, ni d’en avoir fait le suivi.
[379] L’avocat des demanderesses a présenté à M. Ash un courriel qu’il avait envoyé le 9 avril 2013 au ministre fédéral de l’Agriculture de l’époque, M. Gerry Ritz, auquel il avait joint une lettre qu’il avait envoyée au ministre et à la Dre Snow plus d’un an auparavant et qui, selon la preuve, avait été envoyée par courriel le 2 mars 2012. Dans son courriel adressé au ministre Ritz, M. Ash indique qu’il n’a pas besoin d’une réponse formelle, mais qu’il veut lui faire savoir que la situation est encore pire cette année en raison des pertes hivernales, et que les apiculteurs veulent désespérément avoir accès à des paquets d’abeilles importées des É.‑U. Dans sa lettre à la Dre Snow, M. Ash explique pourquoi il est d’avis que l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. devrait être autorisée, notamment en raison des pertes hivernales; de l’approvisionnement limité; de la détérioration de la santé des colonies attribuable à un nombre accru d’organismes nuisibles, qui nécessite l’utilisation de produits chimiques; de la contamination du miel causée par l’utilisation de produits chimiques; de la pénurie de main-d’œuvre; de la viabilité économique relative des paquets provenant des É.-U.; ainsi que des [traduction] « profils de virus »
qui affectent les abeilles de ses ruches en comparaison avec celle d’un producteur de paquets en Californie, comparaison qui selon lui démontre que les abeilles de la Californie ont moins de virus que les siennes. À son avis, une nouvelle évaluation des risques devrait être effectuée. Il affirme qu’il s’est rendu compte que le ministre avait déjà entendu tous les arguments des deux côtés, mais que, selon lui, des changements importants sont nécessaires pour positionner le secteur en vue d’une croissance future. Il a déclaré dans son témoignage que cette lettre avait pour but de sensibiliser le ministre à la situation.
[380] Dans une chaîne de courriels qui commence le 2 mars 2012, M. Ash a envoyé la lettre dont il est question ci-dessus à la Dre Snow, qui a répondu le jour même en le remerciant de ses commentaires et en l’informant qu’une réponse formelle suivra. Elle indique que le secteur de l’apiculture n’est pas le seul à vivre cette situation difficile, mais que, par souci d’uniformité, l’ACIA doit appliquer le système en place dans tous les cas. Elle doit recourir à ce système pour s’assurer que l’ACIA respecte la norme du « niveau de risque acceptable »
pour l’importation de tous les produits au Canada. Le 23 avril 2012, M. Ash a envoyé un courriel à la Dre Snow pour l’aviser qu’on l’avait informé que les paquets en provenance de la Nouvelle-Zélande commandés l’automne précédent ne seraient pas livrés comme prévu. Il y affirme que sa situation personnelle était alors très bonne – la température était clémente, ses abeilles avaient réussi à passer l’hiver et il ne devrait pas avoir trop de mal à diviser les ruches et à atteindre de nouveau sa pleine capacité ‒ mais que d’autres apiculteurs n’auraient pas cette chance. Il affirme que le secteur doit avoir l’option d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Dans sa réponse du 24 avril 2012, la Dre Snow l’encourage une fois de plus à partager son expérience avec le CCM et affirme qu’avant que l’ACIA ne puisse rendre une décision sur l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U., les mesures suivantes devraient être prises :
1) l’ACIA aurait besoin d’une demande officielle de la part du secteur canadien (c’est-à-dire le CCM), qui confirme que la réouverture de la frontière aux paquets provenant des É.-U. est une décision appuyée par la majorité du secteur canadien et que le secteur souhaite que la situation soit réévaluée;
2) une évaluation des risques complète devrait être effectuée pour évaluer les dangers liés à l’importation de paquets en provenance des É.-U. compte tenu de la situation actuelle (la dernière évaluation des risques a été réalisée en 2003 et pourrait nécessiter une mise à jour), pour déterminer si et comment les paquets peuvent être importés tout en respectant un niveau de risque considéré comme acceptable. Même avant qu’une évaluation des risques complète soit effectuée, il faudrait disposer de données suffisantes démontrant que la situation a changé aux É.-U. en ce qui concerne les risques associés aux paquets, afin de respecter un niveau de protection acceptable.
[381] M. Ash a déclaré dans son témoignage qu’il n’était pas certain d’avoir répondu au courriel de la Dre Snow, qu’il ne pense pas avoir soulevé la question auprès du CCM – qui était bien au courant de sa position – et qu’il ne se souvenait pas d’avoir demandé la tenue d’une évaluation des risques complète.
[382] Toutefois, M. Ash a reçu une copie de l’Évaluation des risques de 2013 et pense avoir reçu une ébauche de ce document. Le 22 novembre 2013, il a envoyé une lettre à Mme Lord dans laquelle il donne ses commentaires sur l’évaluation des risques. Il parle de l’abeille africanisée, de la loque américaine, du varroa résistant et de ses préoccupations concernant l’évaluation des risques. Il affirme qu’Ash Apiaries Ltd a 7 000 colonies au Manitoba et que, pendant de nombreuses années, il a tenté de faire croître ses activités, mais que l’hivernage des abeilles n’y était pas financièrement viable à long terme (je souligne au passage que, selon son témoignage au procès, il possède maintenant 14 000 colonies). Il poursuit en reprenant le contenu de sa lettre à la Dre Snow et affirme que les risques relevés dans l’évaluation des risques peuvent être gérés par les apiculteurs. Il a témoigné au procès que, selon lui, l’évaluation des risques menée par l’ACIA ne tenait pas compte des données scientifiques ou financières.
[383] En ce qui concerne les autres interactions avec l’ACIA et Agriculture Canada, l’avocat des demanderesses a présenté à M. Ash un courriel qu’il avait envoyé à cinq autres destinataires, dont M. Michael Paradis, le 16 décembre 2002. Dans ce courriel, M. Ash affirme que les réunions conjointes du CCM et de l’ACPA à Niagara Falls étaient organisées pour promouvoir l’association canadienne des producteurs de miel auprès de nouveaux membres potentiels et pour présenter l’organisation à l’ACIA. M. Ash affirme qu’il a eu la chance de rencontrer le Dr Jamieson un matin et qu’ils ont parlé de la fermeture temporaire de la frontière australienne en raison du petit coléoptère des ruches, et le Dr Jamieson a indiqué qu’il attendait davantage de renseignements de la part des autorités australiennes. Il affirme également qu’ils ont discuté des craintes de l’association canadienne des producteurs de miel concernant un approvisionnement adéquat en abeilles en paquet et en reines, que le Dr Jamieson a indiqué qu’un projet d’évaluation des risques était en cours et que l’ACIA attendait davantage de renseignements de la part de l’ACPA. En outre, M. Ash affirme que l’association canadienne des producteurs de miel aurait l’occasion de commenter l’évaluation des risques et que le Dr Jamieson était irrité par la campagne épistolaire menée par des personnes favorables au maintien de la fermeture de la frontière et était conscient que des personnes souhaitant l’ouverture de la frontière pourraient envoyer autant de lettres, une approche qu’il déconseillait. Dans son courriel, M. Ash indique également que le CCM est toujours favorable à la fermeture de la frontière américaine et rapporte d’autres nouvelles provenant du CCM.
[384] Interrogé sur ce courriel au procès, M. Ash a ajouté qu’il se souvenait d’avoir également discuté avec le Dr Jamieson des problèmes de l’association canadienne des producteurs de miel avec le CCM, à savoir que l’organisation était [traduction] « en minorité »
au CCM et qu’elle essayait par conséquent de faire entendre sa voix. De plus, bien que cela ne soit pas reflété dans son courriel, l’association canadienne des producteurs de miel souhaitait des mesures d’atténuation des risques pour [traduction] « la santé de nos abeilles, notre économie et l’économie du secteur apicole ».
M. Ash a également précisé que le Dr Jamieson lui avait dit que l’évaluation des risques avait été rendue publique pour permettre à toute personne de faire des commentaires.
[385] On a également présenté à M. Ash une lettre qu’il a envoyée le 11 avril 2003 à titre de président de l’association canadienne des producteurs de miel au Dr Jamieson. Il commente l’Évaluation des risques de 2003 et affirme que les risques évalués par l’ACIA, bien que réels, pourraient être gérés efficacement par les producteurs de miel, qui devront faire face à ces risques que la frontière soit ouverte ou non. Dans son témoignage, il a déclaré que l’association était d’avis que l’évaluation des risques n’avait pas été effectuée correctement. Bien qu’il ne l’indique pas dans sa lettre du 11 avril 2003, à part mentionner que les producteurs sont en mesure de gérer les risques, il a témoigné qu’il ne pensait pas que les « facteurs atténuants »
dont on aurait pu tenir compte avaient été examinés.
[386] On a renvoyé M. Ash à une lettre envoyée à la Dre Belaissaoui le 13 novembre 2003, dans laquelle il appuie la proposition de modification au règlement en vigueur qui interdisait l’importation de reines et de paquets d’abeilles provenant des É.-U. Bien qu’il ait témoigné avoir écrit cette lettre et se souvenir de l’avoir envoyée à la Dre Belaissaoui, je remarque qu’elle est signée par Bryan Ash. M. Ash a déclaré que la lettre avait été envoyée en réponse à la proposition de modification réglementaire (autorisant l’importation de reines en provenance des É.-U.) et qu’il croyait avoir reçu une réponse, mais n’en était pas certain.
[387] On a également renvoyé M. Ash à une lettre non datée qu’il avait envoyée à titre de président de l’association canadienne des producteurs de miel à la Dre Belaissaoui concernant le Règlement de 2004 publié dans la partie I de la Gazette du Canada du 10 avril 2004, volume 138, numéro 15. Il appuie la proposition de modification (autorisant l’importation de reines en provenance des É.‑U.), car elle offrirait des options au secteur pour lui permettre de croître et de prospérer.
[388] On a présenté à M. Ash un courriel du 20 décembre 2004 qu’il avait envoyé, à titre de président de l’association canadienne des producteurs de miel, au Dr Jamieson. Il précise dans ce courriel que l’association tiendra son assemblée générale annuelle le 31 janvier 2005 à Saskatoon, et il invite le Dr Jamieson à y assister pour discuter du point de vue de l’ACIA sur les protocoles actuels visant l’importation de reines et sur toute modification potentielle, à court et à long terme, visant le secteur du miel et de la pollinisation. M. Ash fait remarquer que, comme le Dr Jamieson participera aux réunions du CCM, il aimerait discuter avec lui des préoccupations de l’association canadienne des producteurs de miel. Dans sa réponse, le Dr Jamieson indique que la Dre Lulai représentera la Division de la santé des animaux et de l’élevage à la réunion du secteur apicole à Saskatoon et informe cette dernière de l’invitation en la mettant en copie conforme dans son courriel de réponse.
[389] À cet égard, on a renvoyé M. Ash à une lettre non datée qu’il avait envoyée à titre de président de l’association canadienne des producteurs de miel à la Dre Lulai pour la remercier de prendre le temps de le rencontrer le 31 janvier 2005 à Saskatoon. Dans sa lettre, il indique que le but de cette rencontre est de présenter l’association et de comprendre le rôle que joue l’ACIA dans le secteur et la façon dont des modifications pourraient être apportées pour permettre au secteur de croître. Il affirme que, dans sa présentation, la Dre Lulai a expliqué la nécessité de recourir à la science et a indiqué qu’une demande de révision de l’évaluation des risques pourrait être présentée afin d’inclure les abeilles en paquet traitées. Il affirme que, selon l’association, pour éviter que des résidus chimiques ne se retrouvent dans le miel, il est nécessaire d’importer des paquets d’abeilles provenant des É.-U. afin que les abeilles puissent être traitées à l’extérieur des boîtes. Au procès, M. Ash ne se souvenait pas de la date à laquelle cette lettre avait été envoyée, mais croyait qu’elle concernait l’Évaluation des risques de 2003. Il a témoigné qu’à la réunion, il y a eu une discussion sur les données scientifiques utilisées. Ces données n’avaient aucun sens pour les membres de l’association et ne les ont pas convaincus qu’il y avait un problème et ne leur ont pas non plus démontré comment ils pouvaient atténuer les risques. Cette discussion n’est pas mentionnée dans la lettre que M. Ash a envoyée à la Dre Lulai. M. Ash a témoigné que M. McCool, qui représentait l’ACIA dans le domaine de l’alimentation, avait également assisté à la réunion et que la question de la contamination du miel y avait été abordée.
[390] On a également renvoyé M. Ash à une lettre non datée que lui avait envoyée le ministre d’AAC de l’époque, M. Gerry Ritz. Il ne se souvenait plus de la date à laquelle cette lettre avait été envoyée, indiquant qu’il s’agissait peut-être de 2013 ou 2014, mais il n’en était pas certain (je remarque qu’elle semble antérieure à l’Évaluation des risques de 2013). M. Ash n’a pas été interrogé au sujet du contenu de la lettre, mais, comme elle donne un aperçu du point de vue du ministre et de l’ACIA à l’époque, elle présente un intérêt. Le ministre accuse réception du courriel de M. Ash concernant la fermeture de la frontière à l’importation d’abeilles en paquet en provenance des É.-U. et affirme notamment :
[traduction]
Comme vous l’avez indiqué, l’impossibilité d’importer des abeilles en paquet en provenance des É.-U. est un problème de longue date qui divise le secteur apicole au Canada depuis de nombreuses années. L’interdiction actuelle d’importer des abeilles en paquet provenant des É.-U. est fondée sur une évaluation scientifique des risques réalisée en 2003, qui révélait que l’importation ne pouvait se faire à un niveau de risque acceptable. L’importation de reines en provenance des É.-U. est autorisée parce que des mesures d’atténuation peuvent être appliquées aux cargaisons afin de réduire le risque à un niveau acceptable, et ces mesures ne peuvent être appliquées aux abeilles en paquet.
L’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) a indiqué qu’elle doit recevoir une demande officielle de la part du CCM pour revoir sa position sur l’importation d’abeilles en paquet. Si elle reçoit une demande officielle, une évaluation des risques à jour serait nécessaire pour évaluer de manière approfondie la situation sanitaire des abeilles aux É.-U., et la frontière ne serait rouverte que si le niveau de risque s’avérait manifestement faible. Les évaluations des risques réalisées par l’ACIA ne sont pas révisées régulièrement et, en règle générale, elles ne sont effectuées que s’il y a eu un changement important dans les données disponibles ou dans le statut sanitaire d’un pays qui permet de réduire le risque à un niveau acceptable. Aucun changement de la sorte n’a été démontré relativement à l’Évaluation des risques de 2003; elle n’a donc pas encore été mise à jour.
Dans votre lettre, vous mentionnez les défis auxquels le secteur est confronté lorsqu’il doit rétablir chaque printemps le nombre de colonies après les pertes hivernales. Malgré ces défis importants, les données provisoires de Statistique Canada indiquent que le secteur apicole canadien comptait 627 713 colonies en 2011, ce qui représente le deuxième plus grand nombre de colonies jamais enregistré après 2006, année où il y avait 628 401 colonies. Ce résultat couronne quatre années consécutives de croissance annuelle modeste du nombre de ruches sur le plan national et est attribuable au travail acharné et au réinvestissement des apiculteurs qui s’attaquent aux problèmes de santé des abeilles et réapprovisionne leurs stocks en achetant des reines et en divisant les ruches.
Vous avez soulevé de nombreuses préoccupations valables concernant la santé du secteur apicole au Canada. Les apiculteurs provinciaux sont une source de référence pour certaines de ces questions. En ce qui concerne les maladies virales, le statut viral des colonies d’abeilles domestiques n’a jamais été considéré comme le facteur à prendre en compte pour empêcher le commerce. Je prends note de votre commentaire selon lequel le statut sanitaire des É.-U. et celui du Canada sont comparables. Toutefois, ce n’est pas le cas des risques relevés dans le processus d’évaluation des risques de 2003, à savoir les petits coléoptères des ruches et les abeilles africanisées. Bien que les petits coléoptères des ruches existent dans certaines régions du Canada, ils ne sont pas très répandus et les zones touchées restent soumises à des restrictions et une surveillance provinciales. Rien ne démontre que les abeilles africanisées sont présentes au Canada.
[391] M. Ash affirme ensuite que l’accès à un nombre suffisant de travailleurs représente un défi pour le secteur apicole canadien.
[392] On a ensuite renvoyé M. Ash à un échange de courriels débutant le 2 mars 2012 entre lui et M. Robert Sopuck, qui était alors son député fédéral selon son témoignage. M. Ash fait référence à une lettre adressée à la Dre Snow (cette lettre n’est pas jointe au courriel) et affirme que bon nombre d’apiculteurs commerciaux, principalement dans l’Ouest du Canada, aimeraient avoir l’option d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Il affirme aussi que la question divise le secteur depuis les 25 dernières années et qu’il est impossible pour le secteur de s’unir dans un objectif commun comme le voudrait l’ACIA. M. Ash affirme chercher un tiers indépendant pour examiner l’ensemble des faits et mener le secteur de l’avant. Il demande l’appui de M. Sopuck pour enquêter sur la question, en tenant compte des données scientifiques et financières. Dans sa réponse du 16 mars 2012, M. Sopuck indique que, à ce moment-là, l’ACIA ne pouvait pas délivrer de permis d’importation pour les abeilles en paquet en provenance des É.-U., mais que des abeilles en paquet pouvaient être importées de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Chili, dans les limites de ce qui est considéré comme un niveau de risque acceptable, tel qu’il a été déterminé par une évaluation des risques fondée sur les données scientifiques. En outre, et comme M. Ash le savait sans doute, l’Évaluation des risques de 2003 avait révélé que le risque posé par la réouverture de la frontière était élevé. L’ACIA n’effectue des évaluations des risques que s’il y a un changement important dans les données disponibles ou dans le statut sanitaire d’un pays qui permet de réduire le risque à un niveau acceptable. Cela reviendrait à « renverser »
les conclusions des évaluations précédentes. De plus, pour revoir sa position sur les abeilles en paquet, l’ACIA aurait besoin d’une demande officielle de la part du CCM. M. Sopuck indique qu’il n’est pas très au fait de cette question et qu’il est donc difficile pour lui de donner des conseils. Il suggère à M. Ash de suivre la procédure de l’ACIA et de soumettre une demande officielle de la part du CCM. M. Ash a déclaré dans son témoignage qu’il ne pensait pas avoir répondu à ce courriel.
[393] On a ensuite renvoyé M. Ash à une lettre envoyée le 15 août 2013 au ministre Ritz par le ministre de l’époque chargé de l’agriculture, de l’alimentation et des initiatives rurales du Manitoba, M. Ron Kostyshyn, dont copie avait été envoyée à M. Ash et à l’association des apiculteurs du Manitoba. La lettre concerne les pertes hivernales au Manitoba – pour lesquelles le Manitoba avait mis en œuvre une assurance couvrant la mortalité hivernale des abeilles –, la nécessité pour l’ACIA de mener à bien son évaluation des risques dès que possible ainsi que la proposition de l’association des apiculteurs du Manitoba selon laquelle, si l’interdiction n’était pas levée, le Manitoba devait se voir accorder un permis d’importation spécial lui permettant d’importer des abeilles en provenance des É.-U. M. Ash a témoigné qu’il ne se souvenait pas qu’il y ait eu une réponse à cette lettre.
[394] On a présenté à M. Ash un courriel qu’il avait envoyé en mars 2014 à la Dre Snow, à la Dre Rajzman, au ministre Ritz, à M. Sopuck, au sénateur Buth et aux ministres de l’agriculture et des finances au sujet d’un courriel provenant d’un courtier de paquets d’abeilles de la Nouvelle-Zélande l’informant qu’il prévoyait recevoir 25 % moins d’abeilles que le nombre prévu dans les commandes qu’il avait prises d’apiculteurs canadiens. M. Ash est d’avis que le Manitoba doit disposer d’une autre option d’approvisionnement en abeilles. Dans son témoignage, M. Ash ne se rappelait pas s’il avait reçu une réponse à ce courriel.
[395] Toutefois, on a aussi présenté à M. Ash un courriel du 20 juin 2014 que lui avait envoyé le ministre Ritz, dans lequel ce dernier le remercie de sa mise à jour concernant sa commande d’abeilles de remplacement en provenance de la Nouvelle-Zélande. Il souligne que l’ACIA a reconnu que plusieurs apiculteurs canadiens s’étaient montrés intéressés par l’approvisionnement en abeilles provenant des É.-U. À cet égard, l’ACIA a terminé une évaluation des risques à jour concernant l’importation d’abeilles en paquet en provenance des É.-U., et une décision définitive a été prise selon une approche fondée sur la science et les risques. Ainsi, la frontière américaine demeurerait fermée, puisqu’aucune mesure d’atténuation des risques ne pouvait être mise en place pour protéger la population d’abeilles au Canada. Bien que le ministre comprenne qu’il est trop tard pour faire de nouvelles commandes pour le printemps, il fait remarquer que des paquets d’abeilles peuvent être importés de l’Australie et du Chili et affirme que l’ACIA examinera si d’autres pays peuvent représenter une source d’approvisionnement en abeilles domestiques.
[396] Le ministre affirme que M. Ash serait peut-être intéressé de savoir que les associations d’apiculteurs canadiens et bon nombre de parties intéressées collaborent pour résoudre les problèmes liés à la santé des abeilles. Les mesures visant à soutenir la santé des abeilles nécessitent un effort concerté de la part de multiples partenaires, ainsi qu’une approche fondée sur la science, afin d’en garantir l’efficacité. Le 25 mars 2014, AAC a parrainé un atelier sur la santé des abeilles à Ottawa qui a rassemblé des fonctionnaires fédéraux et provinciaux, des représentants des secteurs de l’apiculture, de l’horticulture, des céréales, des oléagineux et des semences, des fournisseurs de services du secteur, ainsi que des experts du domaine provenant d’associations et d’organisations nationales ayant une implication directe dans les questions et les solutions nationales en matière de santé des abeilles au Canada. À l’issue de cette discussion, les dirigeants de ces secteurs se sont engagés à poursuivre le dialogue et à mener des actions concertées dans des domaines précis afin d’analyser les risques et les opportunités liés à la santé des abeilles et d’assurer un avenir durable à l’agriculture et à l’apiculture.
[397] Dans sa réponse du 20 juin 2014, M. Ash demande que le ministre rencontre certains producteurs commerciaux de miel. M. Ash a déclaré dans son témoignage qu’il n’y avait pas eu de rencontre avec le ministre.
[398] M. Ash a déclaré que les documents qui lui ont été présentés durant son témoignage étaient les seules traces écrites de communications entre lui et l’ACIA ou le ministère de l’Agriculture concernant la fermeture de la frontière américaine. Il a affirmé qu’il avait eu des conversations téléphoniques générales avec les bureaux du ministre et du sous-ministre, mais qu’il ne se souvenait pas de ce qui avait été discuté. En contre-interrogatoire, il a déclaré que sa conversation téléphonique avait eu lieu avec le sous-ministre et qu’elle visait à organiser une rencontre avec lui. En contre-interrogatoire, on lui a demandé quel était le principal sujet de discussion dans toutes les conversations qu’il avait eues avec l’ACIA, son député fédéral, le sous-ministre et d’autres personnes. Il a déclaré qu’il s’agissait des conséquences de l’interdiction d’importation sur le secteur, des stratégies d’atténuation des risques qui auraient pu être prises en compte pour l’éviter, ainsi que du manque général de données scientifiques ou du fait que les données scientifiques n’avaient aucun sens au regard de leurs [traduction] « modèles d’affaires »
. Toutefois, la correspondance examinée ci-dessus ne confirme pas cette affirmation.
[399] À ce sujet, je suis convaincue que la correspondance consignant les discussions et les réunions est la meilleure preuve des discussions tenues, des interlocuteurs et de ce qu’elles ont engendré. Je tire cette conclusion compte tenu du temps écoulé, du fait que les documents écrits ont été rédigés à la même époque que les événements qu’ils décrivent, de l’incapacité de M. Ash à se souvenir de conversations téléphoniques autres que celle qu’il a eue avec le bureau du sous-ministre pour fixer une rencontre, ainsi que du fait qu’il s’est manifestement appuyé, dans son témoignage, sur le contenu des documents écrits pour se souvenir des événements et des informations qui y sont décrits. En particulier, j’estime que son témoignage selon lequel les stratégies d’atténuation des risques étaient au centre de ces communications n’est pas étayé par la preuve et avait vraisemblablement pour but de soutenir la cause des demanderesses.
[400] J’ouvre ici une parenthèse pour souligner que, à l’annexe A de leurs observations écrites finales, les demanderesses énumèrent ce qu’elles décrivent comme des exemples de preuve d’un lien de proximité entre l’ACIA et le secteur apicole. Elles divisent ces exemples en quatre catégories : les interactions avec le CCM et la confiance dans celui-ci, les interactions entourant les évaluations des risques, les interactions concernant les permis, ainsi que les interactions et communications donnant lieu à la connaissance du préjudice. Bon nombre des communications figurant à l’annexe A ont été examinées plus haut. Cependant, pour étayer leur argument de proximité, les demanderesses s’appuient également sur les éléments de preuve présentés par plusieurs témoins de la défense. J’examine ces éléments ci‑dessous dans mon analyse, ainsi que d’autres éléments de preuve en lien avec cette question.
[401] Cela dit, je ne traite pas précisément des éléments de preuve qui, selon les demanderesses, révèlent la connaissance du préjudice. Il en est ainsi parce que les défendeurs n’ont pas nié sur le fond que les conséquences négatives potentielles de l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. étaient prévisibles ni qu’ils avaient connaissance de la possibilité que certains apiculteurs commerciaux subissent un préjudice financier en raison de cette interdiction.
(iii) Observations préliminaires
[402] Précisons tout d’abord que, dans leurs observations finales, les demanderesses soutiennent que les défendeurs ont répété [traduction] « aux apiculteurs pendant plusieurs décennies qu’ils reconnaissaient, acceptaient et admettaient que l’objet de la [LSA] et du [RSA] était d’empêcher l’introduction au Canada de maladies qui pourraient “avoir une grave incidence” sur le secteur agricole au pays ou qui pourraient avoir des “répercussions économiques sensibles” sur le secteur »
(en référence aux REIR). Elles soutiennent également que [traduction] « le nombre élevé d’interactions entre les défendeurs et les apiculteurs a renforcé »
la relation entre eux, ce qui a fait naître une obligation de diligence distincte envers les apiculteurs, à savoir la réalisation d’une évaluation des risques conforme aux normes en vigueur, dans laquelle on aurait dû proposer des options d’atténuation. En ce qui concerne l’argument de proximité invoqué par les demanderesses, il porte principalement sur le manquement à l’obligation d’effectuer une évaluation des risques en bonne et due forme.
[403] Toutefois, à mon sens, la question de la réalisation des évaluations des risques est plus étroitement liée à la norme de diligence et au manquement à celle-ci, comme nous le verrons plus loin dans les présents motifs.
[404] À ce stade-ci de l’analyse, c’est la nature de la relation entre les parties qui nous intéresse. Comme cette relation est de nature réglementaire, la question consiste à savoir si les interactions entre les défendeurs et les demanderesses débordaient le cadre des fonctions de réglementation de l’ACIA et, dans l’affirmative, si elles donnent lieu à une relation étroite et directe qui fait naître une obligation de diligence issue du droit privé consistant à protéger les intérêts financiers du groupe relativement à l’importation d’animaux, en particulier d’abeilles en provenance des É.-U.
[405] Deuxièmement, je conclus plus haut que la LSA et le RSA ont pour objet de protéger la santé animale et humaine, et non le bien-être financier d’une partie du secteur. Hormis les REIR, dont il est question plus haut et sur lesquels je reviendrai plus loin, les demanderesses ne présentent aucune preuve pour démontrer que les défendeurs leur ont répété que l’objet de la LSA et du RSA était de protéger les intérêts financiers du secteur agricole.
[406] Troisièmement, je fais remarquer que le Canada a fermé sa frontière aux paquets d’abeilles en provenance des É.-U. en 1986. Il ressort de la preuve que, au moins depuis la publication du REIR en 1987, l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles provenant des É.‑U. a divisé – et continue de diviser – le secteur apicole. De plus, cette divergence d’opinions était bien connue des apiculteurs, de l’ACIA, du CCM et de l’ACPA. La question de l’importation d’abeilles en provenance des É.-U. fait l’objet de nombreuses discussions depuis très longtemps. En effet, le débat fait rage depuis 37 ans.
[407] Par conséquent, le simple fait qu’il y ait eu de nombreuses communications et interactions concernant l’importation d’abeilles en provenance des É.-U. n’est pas surprenant. En d’autres termes, bien que les demanderesses soulignent la longue période durant laquelle les communications et les interactions sur cette question ont eu lieu, la durée des interactions n’établit pas, en soi, l’existence d’un lien de proximité. C’est plutôt la nature de ces communications et interactions, et non simplement leur quantité, qui déterminera s’il existe une relation spéciale entre les demanderesses et les défendeurs, l’organisme de réglementation, qui donne naissance à une obligation de diligence issue du droit privé de ne pas causer de préjudice financier aux demanderesses.
[408] Comme je le mentionne plus haut, la question consiste à savoir si les éléments de preuve démontrent qu’il existe une relation et un lien qui sont distincts et plus directs que la relation entre l’organisme de réglementation et la partie du public touchée par le travail de cet organisme (Taylor, au para 80). À cet égard, les facteurs qui sont [traduction] « génériques et inhérents au cadre réglementaire »
ne témoignent pas d’un lien de proximité (Wu, au para 64).
(iv) Nature des communications avec les demanderesses
[409] Je décris en détail plus haut les communications telles qu’elles ont été mises en évidence par les demanderesses au procès, car elles démontrent non seulement le contenu des communications entre elles et l’ACIA, mais aussi le contexte de ces communications. Ce contexte est celui d’un organisme de réglementation qui communique avec les membres du secteur concerné, l’apiculture, sur des questions qui ont des répercussions sur ce secteur. À mon avis, ces communications ne démontrent pas l’existence d’une relation inhabituelle ou d’une relation étroite et directe qui ne relève pas de la sphère réglementaire.
[410] Par exemple, M. Gibeau a témoigné qu’au cours de la période de 18 ans qui s’est écoulée entre 2006 et 2023, il a communiqué personnellement cinq fois avec l’ACIA. Sa lettre de mai 2004 était en réponse à la possibilité offerte au grand public, au moyen d’une publication dans la Gazette du Canada, de commenter la proposition de modification réglementaire permettant l’importation de reines en provenance des É.-U., qu’il appuyait. Son courriel de décembre 2011 au CCM, dont copie a été envoyée à l’ACIA, concerne son opposition aux modifications des restrictions à l’importation d’abeilles de la Nouvelle-Zélande, bien que cette question ne concerne pas directement l’importation de paquets d’abeilles provenant des É.-U. Dans sa lettre de janvier 2013, il disait être d’avis que les demandes d’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. devaient être accordées. Dans sa réponse, le Dr Aitken expliquait pourquoi l’importation n’était pas autorisée et donnait des renseignements sur la manière de procéder pour demander à l’ACIA d’envisager l’élaboration de nouveaux protocoles d’importation, ce que M. Gibeau a fait dans ses lettres de réponse. La dernière communication de M. Gibeau, le 27 mars 2021, était une demande de permis d’importation.
[411] Les communications de M. Paradis en avril 2004 en son propre nom et en mai 2004 au nom des producteurs de miel du district de Peace River ont été envoyées en réponse à la possibilité offerte, au moyen de la Gazette du Canada, de commenter la proposition de modification réglementaire autorisant l’importation de reines provenant des É.-U. L’échange de juillet 2004 entre lui et la Dre Lulai concernait l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. et les conclusions de l’Évaluation des risques de 2003, et M. Paradis a été informé que s’il disposait de nouvelles données concernant les risques, il devait les communiquer de la manière indiquée. Ses courriels de 2013 concernent sa demande de permis d’importation, tout comme la réponse du Dr Aitken. Dans les autres lettres qu’il a envoyées, il exprime généralement son désaccord avec l’ACIA en ce qui concerne sa position sur l’importation.
[412] M. Lockhart a envoyé sa lettre d’avril 2004 en réponse à la publication dans la Gazette du Canada de la proposition de modification réglementaire autorisant l’importation de reines. Dans sa lettre d’avril 2013, il demandait si une évaluation des risques était en cours et, dans sa lettre du 20 novembre 2013, il exposait son point de vue sur l’importation. La demande d’importation de 2013 n’est rien de plus qu’une demande de permis d’importation.
[413] M. Ash, qui n’est pas un représentant demandeur, a communiqué avec l’ACIA en 2006 au sujet de l’état de l’interdiction d’importation et a reçu une réponse de la Dre Perrone dans laquelle elle expliquait l’application du RSA et le document de référence sur l’importation. Une grande partie de sa correspondance concernait son désir d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U., les demandes de permis d’importation comme telles ainsi que les réponses de l’ACIA expliquant pourquoi, conformément au régime réglementaire, ces demandes avaient été rejetées. Il a également écrit pour dire qu’il était en faveur de la proposition de modification réglementaire autorisant l’importation de reines provenant des É.-U. et, au nom de l’association canadienne des producteurs de miel et à titre personnel, il a formulé des commentaires sur l’Évaluation des risques de 2003. Il a envoyé les autres lettres grosso modo pour dire que l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. devrait être autorisée.
[414] À mon sens, lorsque la publication d’une proposition de modification réglementaire dans la Gazette du Canada permet aux membres du public de faire part de leurs observations sur la proposition dans un certain délai, leurs réponses ne peuvent servir de preuve pour étayer l’existence d’une relation spéciale. Cette possibilité est offerte au public en général, et pas seulement à une partie du public en particulier (en l’espèce, le groupe). En outre, cette consultation et cette possibilité de répondre font clairement partie du processus réglementaire ou y sont inhérentes. De même, lorsqu’un organisme de réglementation invite bon nombre de parties intéressées à fournir des réponses à d’autres consultations, comme les commentaires en réponse à l’Évaluation des risques de 2013, ces réponses ne peuvent servir à démontrer l’existence d’une relation spéciale entre l’ACIA et les demanderesses.
[415] À cet égard, le rôle de la consultation dans le contexte de la proposition de modification réglementaire a été abordé dans le témoignage de la Dre Belaissaoui au sujet du processus de modification réglementaire autorisant l’importation de reines en provenance des É.-U. Elle a indiqué qu’en règle générale, tout processus de modification doit être publié. Les propositions de modification sont d’abord publiées dans la partie I de la Gazette du Canada pour une période de commentaires. S’il n’y a pas de préoccupations majeures, elles sont ensuite publiées dans la partie II de la Gazette du Canada pour être mises en œuvre. La Dre Belaissaoui a déclaré que la publication de la proposition de modification et la période de consultation qui suit constituent une partie importante du processus réglementaire. Ainsi, les parties intéressées et les membres du public peuvent faire part de leurs commentaires sur les propositions de modification réglementaire. Si une proposition fait l’objet d’une opposition, ou si des questions ou des préoccupations sont soulevées et qu’il est possible d’y répondre, ces démarches s’inscrivent dans le processus de consultation.
[416] La Dre Belaissaoui a déclaré qu’il serait très inhabituel pour l’ACIA de proposer une modification réglementaire sans publier au préalable son intention et sans accorder de période de commentaires d’au moins 30 jours, d’autant que, dans le cas qui nous occupe, l’ACIA savait que certaines provinces s’opposaient à la proposition. Seul un soutien unanime des parties intéressées permettrait de sauter cette étape. Même si la modification bénéficiait d’un soutien important, elle serait tout de même publiée dans la partie I de la Gazette du Canada pour consultation, afin que toutes les parties intéressées et les membres du public aient la possibilité de faire part de leurs commentaires.
[417] Il ressort de la preuve que les commentaires reçus ont été compilés dans deux tableaux avec les dates de réception, la personne ou l’organisation qui a fait le commentaire, un résumé du commentaire, à savoir si l’auteur du commentaire était en faveur de l’importation de reines et s’il avait reçu une réponse ou non. Dans le premier tableau, qui contient 102 réponses, les commentaires des personnes favorables à la proposition de modification sont consignés. MM. Gibeau, Paradis et Ash font partie de ces personnes. Le deuxième tableau contenait 76 commentaires de personnes qui s’opposaient à la proposition de modification autorisant l’importation de reines en provenance des É.-U.
[418] À mon sens, le fait que MM. Gibeau, Paradis et Ash (ainsi que diverses associations d’apiculteurs) faisaient partie des membres du public et des parties intéressées ayant fourni des commentaires en réponse à la proposition de modification réglementaire autorisant l’importation de reines en provenance des É.-U. ne prouve pas l’existence d’une relation étroite et spéciale entre le groupe et l’ACIA.
[419] À cet égard, les demanderesses renvoient aux commentaires qu’a formulés l’association des apiculteurs du Manitoba durant la période de commentaires relative à l’Évaluation des risques de 2013, qui avait joint un document intitulé [traduction] « Importation d’abeilles en paquet provenant de la Californie, aux États-Unis, vers le Manitoba, au Canada »
[le Livre blanc du Manitoba]. Elles soutiennent que le Livre blanc du Manitoba étaye l’existence d’un lien de proximité dans le contexte des interactions entourant les évaluations des risques (ce document a été ultérieurement fourni à l’ACIA par M. Rhéal Lafrenière, l’apiculteur provincial du Manitoba, en réponse à la Dre Rajzman, qui avait demandé que les apiculteurs provinciaux examinent l’Évaluation des risques de 2013 et fournissent des options, des mesures d’atténuation ou des conditions qui pourraient permettre l’importation de paquets d’abeilles en provenance d’États ayant un meilleur statut sanitaire). À mon avis, la présentation du Livre blanc du Manitoba en réponse à une demande de commentaires de la part des parties intéressées, demande qui faisait partie de la consultation menée dans le cadre du processus d’évaluation des risques, n’établit pas l’existence d’une relation spéciale de proximité entre l’ACIA et les demanderesses. Bien que le document ait été rédigé par l’association des apiculteurs du Manitoba, il a été présenté dans le cadre d’un vaste processus de consultation.
[420] J’examine plus loin la jurisprudence sur la question de savoir si la consultation donne lieu à un lien de proximité.
[421] En ce qui concerne les permis d’importation, le processus de demande de permis d’importation d’abeilles, décrit ci-dessus, et les communications à cet égard ne peuvent pas non plus donner lieu à une relation spéciale. C’est le rôle de l’ACIA, en tant qu’organisme de réglementation, d’accueillir ou de rejeter les demandes de permis d’importation. Ainsi, les lettres que les représentants demandeurs et M. Ash ont envoyées à l’ACIA, dans lesquelles ils demandent des permis d’importation ou contestent le refus de délivrer de tels permis, n’étayent pas, contrairement à ce qu’affirment les demanderesses, l’existence d’une relation spéciale de proximité. Répondre à de telles demandes relève carrément du mandat de l’ACIA.
[422] Je souligne au passage que, comme exemples d’interactions avec l’ACIA concernant les permis, les demanderesses, à l’annexe A de leurs conclusions écrites, renvoient à deux chaînes de courriels avec Mme Rheault. La première chaîne comprend un courriel daté du 4 juin 2021 provenant de John Conrad, sous-ministre adjoint de la Division de l’agriculture primaire. M. Conrad fait observer que la commission des apiculteurs de l’Alberta avait demandé à l’ACIA une exemption d’urgence au mois de décembre précédent pour permettre l’importation d’abeilles en paquet en provenance du Nord de la Californie. La chaîne de courriels a été transférée à Mme Rheault le 6 juin 2021.
[423] La deuxième chaîne de courriels commence par un courriel de Connie Phillips, la directrice exécutive de la commission des apiculteurs de l’Alberta, envoyé le 23 mars 2021 à Mme Rheault, entre autres. Mme Phillips affirme que la commission a demandé une exemption d’urgence en décembre 2020 pour permettre l’importation de paquets d’abeilles provenant du Nord de la Californie, mais que l’ACIA a refusé d’examiner la demande à ce moment-là. Mme Phillips demande à nouveau une exemption d’urgence.
[424] Là encore, cependant, ces communications ne démontrent pas que l’ACIA a pris part à une initiative qui ne relevait pas de ses fonctions réglementaires. Le rôle de réglementation de l’ACIA l’oblige à examiner de telles demandes provenant de membres d’un secteur réglementé, et l’importation d’abeilles provenant des É.-U. était une question de santé animale, sans égard au fait qu’elle pouvait également avoir des conséquences économiques. Les communications ne démontrent pas non plus l’existence d’une relation spéciale entre le groupe et l’ACIA.
[425] De plus, si la Dre Rajzman a transmis l’Évaluation des risques de 2013 à MM. Lockhart et Paradis, c’était à leur demande. En même temps, l’Évaluation a également été communiquée à l’ACPA, aux vétérinaires en chef de chaque province, aux apiculteurs provinciaux et à d’autres parties intéressées. L’ébauche d’Évaluation des risques de 2013 a généré 174 commentaires. Il ne fait aucun doute que cette évaluation a été effectuée dans le cadre des activités de réglementation de l’ACIA. Le fait que MM. Paradis et Lockhart, à leur demande, aient reçu une copie et aient été autorisés à faire des commentaires ne suffit pas, à mon avis, à créer une relation spéciale entre l’ACIA et le groupe. Ils ont participé en tant que parties intéressées à un processus de consultation réglementaire.
[426] Au fil des ans, MM. Gibeau, Paradis et Lockhart, ainsi que M. Ash et les associations que ces apiculteurs représentaient, ont envoyé d’autres communications à l’ACIA et au ministre pour exprimer leurs points de vue. Dans la plupart des cas, ils s’opposent essentiellement à la position adoptée par l’ACIA, en tant qu’organisme de réglementation, sur l’interdiction d’importer des abeilles en provenance des É.-U. Toutefois, là encore, le simple fait qu’il y ait un désaccord avec l’administration et que ce désaccord lui soit exprimé ne peut donner naissance à une obligation de diligence de droit privé. S’il en était ainsi, toute campagne épistolaire concertée, activité de lobbying ou action militante suffirait, dans n’importe quel régime réglementaire, à établir l’existence d’un lien de proximité.
[427] Je reconnais également que, si les communications décrites plus haut entre l’ACIA et les représentants demandeurs et M. Ash sont celles qui ont été présentées aux représentants demandeurs au procès, elles n’étaient pas les seules communications de ce type entre l’ACIA et les apiculteurs et les associations d’apiculteurs. À l’annexe A de leurs observations finales, les demanderesses mentionnent d’autres documents sur lesquels elles s’appuient, dont bon nombre a été examiné dans les présents motifs (dans des renvois en bas de page et à l’annexe B de leurs observations écrites finales, les demanderesses énumèrent également d’autres communications figurant dans le recueil conjoint de documents). Cependant, j’estime que les communications dans leur ensemble n’établissent pas que l’ACIA s’est engagée auprès du groupe d’une manière qui n’était pas inhérente au processus de réglementation et à son obligation issue du droit public de protéger la santé des animaux. Autrement dit, je conclus que ces communications ne démontrent pas, en elles-mêmes, l’existence d’un lien de proximité entre les demanderesses et les défendeurs qui donneraient lieu à une obligation de diligence de droit privé. Ces communications ne démontrent que des interactions qui sont inhérentes à la relation découlant de la réglementation.
(v) ACPA et apiculteurs provinciaux
[428] Je ne sais pas trop si les demanderesses avaient l’intention de s’appuyer sur les interactions de l’ACIA avec l’ACPA et les apiculteurs provinciaux pour étayer leur argument sur la proximité. Bien que les exemples de proximité qu’elles donnent à l’annexe A de leurs observations finales ne montrent en aucun cas une quelconque relation entre l’ACIA et l’ACPA, certaines parties de leurs observations font référence aux interactions avec l’ACPA dans le contexte de l’analyse du lien de proximité.
[429] Il peut donc être utile de décrire brièvement l’ACPA et les apiculteurs provinciaux, ainsi que leurs interactions avec l’ACIA et les apiculteurs.
[430] Selon l’exposé conjoint partiel des faits, l’ACPA est [traduction] « l’association canadienne des professionnels de l’apiculture, un groupe d’universitaires et d’apiculteurs provinciaux. Peuvent être membres à part entière de l’ACPA : les apiculteurs fédéraux et provinciaux, les apiculteurs chargés de la vulgarisation, de l’enseignement ou de la recherche, les inspecteurs de ruchers et le personnel chargé de l’inspection des maladies ou des organismes nuisibles, les techniciens apicoles, ainsi que d’autres professionnels dont le travail concerne des espèces d’abeilles domestiques. »
[431] Deux apiculteurs provinciaux membres de l’ACPA ont témoigné au procès : M. Paul Kozak et M. Medhat Nasr.
[432] M. Kozak a expliqué que le rôle de l’apiculteur provincial en Ontario comporte deux volets. Le premier est principalement réglementaire (application de la Loi sur l’apiculture). L’apiculteur provincial travaille également en étroite collaboration avec les inspecteurs apicoles et les membres du Programme d’apiculture et gère l’inscription des apiculteurs. Dans le cadre du second volet, qui est consultatif, l’apiculteur provincial est chargé de sensibiliser les apiculteurs, de collaborer avec les chercheurs et de donner des conseils en interne à l’administration et en externe aux apiculteurs, aux universités et à d’autres parties intéressées. Au procès, M. Kozak a déclaré qu’il était membre de l’ACPA depuis 2006 environ. Il a participé à divers comités, y compris le comité d’importation de l’ACPA. Il a affirmé que la plupart des apiculteurs provinciaux sont membres de fait de ce comité.
[433] Selon M. Kozak, le rôle du comité d’importation de l’ACPA est de [traduction] « fournir des options sur les questions soulevées par l’ACIA, le CCM, les chercheurs et les spécialistes »
. Le rôle du comité exécutif de l’ACPA est « d’être informé des problèmes majeurs et de formuler des commentaires et fournir des orientations supplémentaires au besoin »
. L’ACPA est une organisation bénévole.
[434] M. Kozak a déclaré que le comité d’importation de l’ACPA discute de la situation des organismes nuisibles et des maladies au Canada et fait le point sur la situation des maladies dans d’autres pays et, dans une certaine mesure, dans les différentes provinces. Il travaille également sur une base ponctuelle avec des parties intéressées tierces, comme le CCM (en tant qu’association du secteur) et l’ACIA.
[435] M. Kozak a témoigné au sujet des communications et des interactions avec l’ACIA et a affirmé que, de temps à autre, l’ACIA demande à l’ACPA de formuler des commentaires ou d’examiner des évaluations des risques. La communication circule également dans l’autre sens; si un comité ou une personne de l’ACPA a connaissance de nouvelles mises à jour concernant les organismes nuisibles et les maladies, il peut en informer l’ACIA.
[436] M. Nasr a lui aussi décrit son rôle en tant qu’apiculteur provincial de l’Alberta. Il a déclaré que le premier mandat de l’apiculteur provincial est de mettre en œuvre les lois et règlements sur les abeilles applicables. À ce titre, il s’occupe de l’inscription obligatoire de toute personne ayant des ruches dans la province, mène des enquêtes et des activités de surveillance pour veiller à la santé des abeilles et assure la liaison avec le programme apicole représentant le ministre provincial à différents paliers, y compris en ce qui concerne l’économie et les relations avec l’ACIA, l’ARLA (l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire), l’administration fédérale de manière plus générale et ses homologues au pays. La vulgarisation et l’éducation sont également un volet de ses activités, qui vise à aider les apiculteurs à comprendre les changements dans le secteur et à s’y adapter.
[437] M. Nasr a déclaré que les apiculteurs provinciaux sont un groupe de spécialistes qui s’entraident et communiquent au sujet de questions émergentes et de la façon de les gérer. Ils interagissent au moyen de conférences téléphoniques et par l’intermédiaire de l’ACPA. Lors de l’assemblée annuelle de l’ACPA, les apiculteurs provinciaux se réunissent séparément pour échanger des renseignements. Chaque apiculteur provincial est membre d’office du comité d’importation de l’ACPA.
[438] En ce qui concerne les interactions avec l’ACIA, M. Nasr a témoigné que cette dernière compte sur les apiculteurs provinciaux pour lui fournir chaque année des renseignements sur la santé des abeilles dans chacune des provinces. L’ACIA demande également à l’occasion des renseignements et des opinions, fondées sur des données scientifiques, pour lui permettre de comprendre les problèmes qui peuvent affecter l’abeille domestique. Chaque apiculteur provincial fournit également un rapport annuel sur la santé des abeilles, qu’il présente par l’intermédiaire de l’ACPA.
[439] En ce qui concerne le lien de proximité, il est important de noter que l’ACPA ne compte pas d’apiculteurs parmi ses membres. Il s’agit plutôt de scientifiques qui ont une expertise et des connaissances en matière de santé des abeilles. Selon M. Pernal, les membres de l’ACPA sont des professionnels au Canada dont le travail consiste à s’occuper des abeilles domestiques ou d’autres espèces d’abeilles. Il s’agit notamment de professeurs d’université qui font des travaux de recherche sur les abeilles, de fonctionnaires comme M. Pernal, de fonctionnaires provinciaux, de personnes qui s’occupent davantage de la réglementation ainsi que des apiculteurs provinciaux, dont le travail consiste à faire appliquer la législation en matière d’abeilles dans chaque province. M. Nasr a également déclaré que l’ACPA ne compte pas d’apiculteurs parmi ses membres.
[440] Disons simplement que la preuve dont je dispose est claire et incontestée : l’ACIA considérait l’ACPA et les apiculteurs provinciaux comme des sources de renseignements scientifiques fiables sur la santé, les organismes nuisibles et les maladies des abeilles et s’appuyait sur eux.
[441] Cependant, les interactions entre l’ACIA et l’ACPA n’établissent pas ni même ne contribuent à établir l’existence d’une relation spéciale entre les demanderesses et l’ACIA. Les apiculteurs ne sont pas membres de l’ACPA. M. Kozak a témoigné qu’en général, les demandes reçues des associations provinciales d’apiculteurs étaient transmises au CCM en tant qu’organisme national du secteur apicole. L’ACPA communiquait principalement avec le CCM et non avec des apiculteurs individuels ou des associations d’apiculteurs.
[442] Ainsi, bien que les demanderesses affirment que l’ACIA s’est appuyée sur l’expertise de l’ACPA, lorsqu’il s’agit de décider s’il y a un lien de proximité, le fait que l’ACIA a considéré l’ACPA et les apiculteurs provinciaux comme des sources de renseignements et de conseils scientifiques solides sur la santé, les organismes nuisibles et les maladies des abeilles et qu’elle s’est appuyée sur eux ne permet pas d’établir l’existence d’une relation spéciale entre l’ACIA et les demanderesses.
(vi) Réunions avec l’ACPA
[443] Passons à la participation de l’ACIA aux assemblées de l’ACPA. Les demanderesses soutiennent que cette participation de l’ACIA démontre qu’elle interagissait avec le CCM et qu’elle s’appuyait sur lui.
[444] À cet égard, l’exposé conjoint partiel des faits indique qu’un représentant de l’ACIA (deux en 2007, 2008 et 2010) a assisté aux assemblées annuelles de l’ACPA entre 2002 et 2012 et que, la plupart du temps, ce représentant présentait des rapports sur l’importation de paquets d’abeilles ou de reines.
[445] Les rapports de l’ACPA sont appelés « comptes rendus »
, ce qui est exact, car ils consignent les actes et les rapports présentés lors de l’assemblée générale annuelle de l’année concernée. Ils sont généralement rédigés dans un format fixe. Les membres présents sont énumérés, de même que les invités et les orateurs. Par exemple, dans le compte rendu de 2003, Heather Clay du CCM, le Dr Jamieson de l’ACIA, D. MacMillan du CCM, C. Boucher, Brian Hamilton et les directeurs du CCM sont énumérés. Une liste des rapports présentés à l’assemblée est aussi dressée (rapport de l’ACIA, rapport du CCM, rapport du président de l’ACPA, rapport financier, rapport du comité d’importation, rapport du comité des produits chimiques, rapport du comité des non-apiculteurs, rapport des nouvelles publications, rapport du fonds de recherche canadien sur les abeilles, rapport du comité des communications et rapport du comité des prix). Le rapport de l’ACIA de cette année-là a été présenté par le Dr Jamieson, qui a parlé de plusieurs sujets et développements. Le rapport du CCM portait également sur divers sujets. Tous les rapports présentés sont brefs et servent essentiellement à faire le point sur l’évolution de la situation.
[446] Parmi les rapports provinciaux énumérés dans le compte rendu de 2003, on retrouve le rapport sur la saison de production 2002 de l’ensemble des provinces (sous forme de tableau) ainsi que le rapport de chaque province, préparé par l’apiculteur provincial concerné, dans lequel figurent des renseignements sur les statistiques du secteur apicole et sur les maladies et organismes nuisibles qui affectent les abeilles. De plus, quatre rapports de recherche sont mentionnés dans le compte rendu, et on y indique qu’une réunion conjointe de l’AAPA, de l’AIA et de l’ACPA a eu lieu. Les règlements de l’ACPA y sont également exposés, et les membres de l’exécutif et des comités de l’ACPA pour 2003, ainsi que les membres généraux, y sont énumérés.
[447] Selon le compte rendu de 2004 de l’ACPA, le rapport de l’ACIA a été rédigé par la Dre Belaissaoui. Dans son témoignage, elle a affirmé qu’elle y faisait le point sur le processus réglementaire (visant à modifier l’interdiction en vue d’autoriser l’importation de reines en provenance des É.‑U.) et indiquait que l’ACIA avait demandé à chaque province de lui faire part de sa position sur les conditions d’importation de reines mises en place à Kelowna (la réunion à Kelowna est examinée plus loin). Elle a déclaré que le but était [traduction] « une fois de plus de partager des renseignements »
. Le compte rendu de 2004 de l’ACPA en fait état.
[448] Bon nombre de comptes rendus annuels de l’ACPA ont été déposés en preuve. Au fil des ans, ces comptes rendus ont généralement été présentés dans le même format, mais ont été améliorés, et de nouveaux rapports de comités ont été ajoutés. Par exemple, le compte rendu de 2022-2023 indique que lors de cette réunion, M. Stephen Pernal d’AAC a fait une présentation sur les tendances statistiques nationales en matière de miel, d’apiculture et de pollinisation, accompagnée d’une présentation PowerPoint. Dans son rapport, accompagné d’une présentation PowerPoint, le CCM donne un aperçu des activités qu’il a menées au cours des 12 derniers mois. L’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire, tout comme la Dre Rajzman de l’ACIA, présente notamment une mise à jour sur les évaluations des risques liés à l’importation d’abeilles en provenance de l’Ukraine, de l’Italie, de Cuba et de la Slovénie et sur les exportations du Canada vers les États-Unis nécessitant des tests viraux dans les dix jours, notamment pour détecter le virus de la paralysie lente de l’abeille (SBPV) et le virus des ailes déformées de type C (DWV-C).
[449] Parmi les rapports des différents comités, on retrouve le rapport d’enquête sur les pertes hivernales préparé par M. Nasr. L’ACPA et les apiculteurs provinciaux ont collaboré à la rédaction du rapport annuel sur les pertes attribuables à l’hivernage des abeilles. Ce rapport comprend un questionnaire uniformisé, dont les réponses sont recueillies par les apiculteurs provinciaux auprès de toutes les provinces. Les données, y compris ce qui, selon chaque province, constitue les quatre principales causes de pertes de colonies, sont consignées telles qu’elles ont été rapportées par les apiculteurs ayant répondu. On retrouve également un rapport de mise à jour de l’AAPA et un rapport de l’AIA, de même que les rapports provinciaux.
[450] Des représentants de l’ACIA ont assisté aux assemblées annuelles de l’ACPA, tout comme d’autres parties intéressées, dont le CCM, les apiculteurs provinciaux, l’AAPA et l’AIA. Selon les comptes rendus annuels de l’ACPA, cette dernière facilite la communication de renseignements et de données et, dans certains cas, propose des actions à envisager. Dans le contexte des réunions de l’ACPA dans leur ensemble, l’ACIA a participé en tant qu’invitée et organisme de réglementation qui fournit des mises à jour informatives aux participants et bénéficie de l’échange de renseignements avec d’autres participants. Selon moi, la participation des représentants de l’ACIA aux réunions de l’ACPA, durant lesquelles ils fournissent des mises à jour aux participants, échangent des pistes de solution pour l’avenir ou sont informés de nouveaux articles scientifiques, n’a pas pour effet de créer une relation spéciale entre l’ACIA et les demanderesses.
[451] De plus, bien que le CCM, c’est-à-dire l’association nationale du secteur apicole, ait également été invité à assister aux assemblées annuelles de l’ACPA, il est difficile de voir en quoi sa présence a pour effet de créer une relation spéciale entre les demanderesses et l’ACIA dans ces circonstances. J’estime qu’on ne saurait interpréter la présence de l’ACIA à ce qui était essentiellement des réunions de professionnels scientifiques comme une interaction avec les apiculteurs donnant lieu à une relation spéciale avec le groupe. La participation de l’ACIA à ces réunions n’est pas non plus une activité qui déborde le cadre de son rôle de réglementation.
[452] Ainsi, bien que les demanderesses renvoient au rapport intitulé [traduction] « Importation d’abeilles domestiques : Mise à jour réglementaire »
présenté par la Dre Perrone à l’assemblée annuelle de l’ACPA en 2007 pour démontrer que l’ACIA a eu des interactions avec le CCM et s’est fondée sur lui, je ne suis pas d’accord pour dire que ces interactions témoignent d’une relation spéciale qui ne relève pas du rôle de réglementation de l’ACIA dans la communication avec les parties intéressées, y compris le CCM.
(vii) Autres réunions
[453] Les demanderesses renvoient également à d’autres réunions, telles que la rencontre entre M. Ash et le Dr Jamieson alors qu’ils participaient tous deux à la réunion conjointe du CCM et de l’ACPA en décembre 2012, à laquelle M. Ash avait assisté, selon son témoignage, pour promouvoir l’association canadienne des producteurs de miel. Bien que M. Ash ait profité de cette occasion pour parler au Dr Jamieson, il ne semble pas s’agir d’une réunion officielle entre l’ACIA et l’association canadienne des producteurs de miel. Quoi qu’il en soit, discuter avec les apiculteurs et les associations apicoles des événements ou des préoccupations actuelles en matière d’apiculture me semble faire partie du rôle de l’organisme de réglementation. Cette rencontre n’est pas la preuve d’une relation spéciale avec le groupe. Il en va de même pour la réunion du 20 décembre 2004 entre M. Ash, à titre de président de l’association canadienne des producteurs de miel, et la Dre Lulai et M. McCool. Selon le témoignage de M. Ash, comme il croyait que le Dr Jamieson assisterait aux réunions du CCM à ce moment-là, il a lui-même demandé à le rencontrer. Les participants de l’ACIA étaient la Dre Lulai et M. McCool. L’objectif déclaré de la réunion était de présenter l’association canadienne des producteurs de miel et d’expliquer le rôle de l’ACIA.
[454] De même, le 8 décembre 2020, la Dre Rajzman, ainsi que MM. Baxi et Lafortune, ont eu une rencontre avec la commission des apiculteurs de l’Alberta. Le résumé écrit de cette rencontre préparé par la Dre Rajzman, qu’elle a confirmé dans son témoignage au procès, indique que la commission a demandé à l’ACIA d’ouvrir la frontière américaine à l’importation de paquets d’abeilles, principalement en raison des difficultés attribuables aux longs hivers et des problèmes liés à la COVID-19. Cependant, l’ACIA a expliqué que la décision était basée sur une évaluation scientifique des risques, qui avait révélé que le risque était trop élevé. L’ACIA a demandé à la commission de lui faire part de toute nouvelle information ou mesure scientifique (c’est-à-dire non anecdotique) susceptible d’atténuer le risque d’importation dont elle aurait connaissance. En outre, l’ACIA a affirmé que le CCM avait fait savoir qu’il avait obtenu des paquets pour la saison à venir et qu’il n’y avait pas de pénurie à prévoir pour 2021. Cette rencontre a été convoquée à la demande de la commission des apiculteurs de l’Alberta et, quoi qu’il en soit, s’engager auprès d’un groupe de parties intéressées cherchant à exprimer ses préoccupations liées au secteur et inviter ce groupe à fournir des informations scientifiques à l’appui de sa position fait partie du rôle de réglementation de l’ACIA.
[455] J’aimerais également parler d’une réunion (tenue en même temps que d’autres réunions alors prévues) convoquée par le CCM concernant l’élaboration de protocoles pour l’importation de reines en provenance des É.-U., qui s’est tenue à Kelowna, en Colombie-Britannique, en octobre 2003 [la réunion de Kelowna]. Bien que les demanderesses n’invoquent pas cette réunion pour établir le lien de proximité, il s’agit d’un exemple d’interaction entre l’ACIA et le CCM sur lequel l’accent a été mis au procès.
[456] Le contexte est le suivant. M. Nasr, alors apiculteur provincial de l’Alberta, a témoigné que, comme il craignait la contrebande de reines en provenance des É.-U. en Alberta et les dommages potentiels que cela pouvait causer, il a commencé à travailler sur un protocole d’importation de reines en provenance des É.-U. pour le ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et du Développement rural de l’Alberta. Le protocole proposé a été communiqué aux associations d’apiculteurs (et révisé), à l’ACIA, au CCM et à l’ACPA. Finalement, la discussion est devenue une question nationale et a été menée par le CCM en tant qu’association nationale des apiculteurs (je fais remarquer que l’importation de reines en provenance des É.-U. a finalement été autorisée à la suite de l’Évaluation des risques de 2003).
[457] La Dre Belaissaoui, en parlant de la réunion de Kelowna, a indiqué ce qui suit par courriel à l’apiculteur provincial de la Saskatchewan : [traduction] « Nous n’avons pas l’intention d’assister à une assemblée générale du secteur sur ce sujet. S’il y a une “réunion technique” à laquelle participent bon nombre d’apiculteurs provinciaux pour discuter des conditions d’importation possibles de reines en provenance des É.-U., l’ACIA s’efforcera d’y assister. Une participation limitée du CCM est également prévue aux réunions visant à élaborer des politiques d’importation. »
[458] La Dre Belaissaoui et M. Bill Anderson ont assisté à la réunion de Kelowna. Selon le témoignage de la Dre Belaissaoui, l’objectif de la réunion était de collaborer avec des experts du domaine des abeilles afin d’élaborer des conditions d’importation pour les reines provenant des É.-U. dans l’éventualité où la proposition de modification était mise en œuvre. La Dre Belaissaoui a déclaré que son rôle dans cette réunion était de fournir des renseignements sur l’aspect réglementaire, à savoir les conditions d’importation et la certification des exportations, c’est-à-dire sur ce qu’il convenait de prévoir dans les conditions d’importation. Cinq apiculteurs provinciaux étaient présents, dont M. Nasr, Mme Clay, du CCM, ainsi que des représentants des associations apicoles provinciales et leurs délégués au CCM, dont l’association des apiculteurs de l’Alberta.
[459] Dans une lettre du 28 octobre 2003, Mme Clay a écrit à M. Anderson pour lui décrire la réunion de Kelowna et lui transmettre un résumé des points discutés lors de cette réunion, préparé par le CCM. Mme Clay déclare que l’objectif du comité spécial du CCM est de recueillir les avis d’experts des principales parties intéressées (secteur, gouvernements provinciaux et fédéral) afin d’élaborer des recommandations sur les conditions d’importation qui répondent aux préoccupations sanitaires et environnementales du secteur apicole. Cet objectif était également exposé dans le mandat du document joint en annexe, intitulé [traduction] « Proposition de conditions d’importation de reines abeilles »
, qui, fait important à signaler, indiquait également que la réunion n’avait pas pour but de permettre aux parties intéressées de se prononcer en faveur ou en défaveur de la proposition de modification réglementaire (autorisant l’importation de reines en provenance des É.-U.). Le débat sur la question s’ouvrirait lorsque le règlement modifié serait publié dans la partie I de la Gazette du Canada. Les recommandations étaient fondées sur des avis scientifiques et techniques.
[460] Je mentionne la réunion de Kelowna parce que, bien qu’elle ait été convoquée par le CCM et que l’ACIA et d’autres parties intéressées y aient assisté, elle illustre les interactions entre le CCM et l’ACIA. Plus précisément, la preuve démontre que l’ACIA a assisté à la réunion en sa qualité d’organisme de réglementation afin de travailler à l’élaboration de conditions pour l’importation de reines en provenance des É.‑U., étant entendu qu’il s’agissait d’une réunion technique sur l’élaboration de conditions réalisables. Une telle participation n’outrepasse pas le rôle d’un organisme de réglementation.
(viii) Absence d’engagement à examiner chaque année la santé des abeilles provenant des É.-U.
[461] Comme je le mentionne plus haut, je suis d’avis que les REIR n’établissent pas que l’objet de la LSA et du RSA est de protéger les intérêts financiers des apiculteurs. Ils ne constituent donc pas des déclarations faites aux demanderesses ni des interactions suffisantes pour donner naissance à une obligation de diligence de droit privé. Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que les REIR accompagnent les projets de règlement et visent à expliquer au public ces règlements. À ce titre, ils ne peuvent servir de fondement à une obligation de diligence à l’égard d’un groupe en particulier, en l’espèce les membres du groupe.
[462] Toutefois, les demanderesses affirment que les REIR démontrent l’engagement de l’ACIA à examiner chaque année la santé des abeilles provenant des É.-U. Les défendeurs affirment pour leur part que rien dans les REIR n’étaye cette affirmation. Ils soutiennent que cette affirmation est fondée sur des documents datant de 2002 à 2004, et qu’aucun des documents qui étayent cette affirmation selon les demanderesses n’est postérieur à l’expiration du Règlement de 2004. En outre, la preuve démontre que tout engagement de procéder à un examen annuel a été pris dans le contexte de la durée de cinq ans du Règlement de 1999 (les règlements d’interdiction étant normalement d’une durée d’un ou de deux ans). Les défendeurs affirment que les demanderesses n’ont pas démontré que, au cours des 19 années suivantes, l’ACIA s’est engagée à revoir chaque année l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. De plus, aucun des apiculteurs ayant témoigné n’a déclaré qu’on lui avait promis la tenue d’un examen annuel, et encore moins qu’il s’était fondé sur une telle promesse.
[463] Le 30 août 2000, la publication de la partie II de la Gazette du Canada a eu pour effet de prolonger jusqu’au 31 décembre 2004 l’ordonnance interdisant l’importation d’abeilles en provenance des É.-U. [le Règlement de 1999]. Dans le REIR, on indique notamment qu’une prolongation de cinq ans a été proposée parce qu’on ne s’attendait pas à ce que les problèmes décrits (le petit coléoptère des ruches et le varroa) soient résolus en deux ans. L’ACIA continuerait d’évaluer la situation annuellement de concert avec le secteur et réviserait sa position au besoin. Il semble évident que l’examen annuel mentionné était fondé sur la prolongation de cinq ans, et non de deux ans, et sur la prévision qu’il n’y aurait pas de changement dans les maladies des abeilles au cours de cette période de cinq ans. Je comprends que les examens annuels se rapportent à cette période.
[464] À cet égard, dans la note de service que la Dre Belaissaoui a adressée au président pour lui demander d’autoriser la modification réglementaire afin de permettre l’importation de reines en provenance des É.-U., il est indiqué en partie qu’en août 2000, lorsque l’interdiction d’importation a été prolongée jusqu’en décembre 2004, il a été convenu que l’ACIA examinerait la situation chaque année pour vérifier si l’interdiction était toujours indiquée. Il y a manifestement un lien avec le REIR susmentionné. De même, une autre note de service au ministre préparée par la Dre Belaissaoui sur le même sujet indique dans la section sur le contexte qu’en 2000, lorsque l’interdiction d’importation a été prolongée jusqu’en décembre 2004, il a été convenu que l’ACIA examinerait la situation chaque année pour vérifier si l’interdiction était toujours indiquée. Dans une note de service du 23 octobre 2003 adressée au ministre (que la Dre Belaissaoui a décrite lors de son témoignage comme une fiche pour la période de questions) l’informant de l’évolution de la question de l’importation des reines en provenance des É.-U., il est indiqué dans la section sur le contexte qu’en août 2000, lorsque l’interdiction d’importation a été prolongée jusqu’en décembre 2004, l’ACIA a convenu d’examiner la situation chaque année afin de confirmer la nécessité de l’interdiction. Là encore, il semble évident que l’examen annuel fait référence à la prorogation du Règlement de 1999.
[465] Dans leurs observations préliminaires, les demanderesses renvoient aux documents énumérés à l’annexe H de leur mémoire, intitulée [traduction] « Éléments de preuve démontrant l’engagement de l’ACIA à procéder à un examen annuel de l’interdiction d’importation »
. Les notes de service au président mentionnées ci-dessus figuraient sur cette liste. La plupart des autres documents de l’annexe H n’ont pas été déposés en preuve au procès, et nombre d’entre eux ne figurent pas non plus dans le recueil conjoint de documents. Quoi qu’il en soit, aucun de ces documents n’est postérieur à 2004, et ils ne disent rien de plus que, dans le contexte de la prorogation de l’interdiction jusqu’en 2004, il a été convenu que l’ACIA devait réexaminer la situation chaque année pour vérifier si l’interdiction était toujours indiquée. Aucun de ces documents ne semble être une déclaration faite au secteur apicole. Les extraits des interrogatoires des demanderesses sur cette question m’amènent à la même conclusion.
[466] Cet élément de preuve n’établit pas que l’ACIA a fait des déclarations aux membres du groupe selon lesquelles elle procéderait à un examen annuel après la période de prorogation de cinq ans. De plus, cette période a été suivie par la réalisation de l’Évaluation des risques de 2003. Les témoins ayant comparu pour l’ACIA ont tous affirmé au procès que les évaluations des risques ne sont pas examinées annuellement ou régulièrement. En fait, elles sont révisées, ou une nouvelle évaluation des risques est effectuée, si des données scientifiques démontrent qu’il y a eu un changement dans le niveau de risque dans le pays exportateur ou importateur. On peut raisonnablement en déduire que les examens annuels décrits dans les REIR ne subsisteraient pas au-delà de l’Évaluation des risques de 2003.
[467] En fin de compte, pour ce qui est du lien de proximité, les demanderesses n’ont pas établi que l’ACIA avait fait des déclarations au groupe selon lesquelles des évaluations annuelles seraient effectuées après l’expiration en 2004 du Règlement de 1999, ni que le groupe s’était fondé sur de telles déclarations. En résumé, bien que les demanderesses s’appuient fortement sur les REIR pour étayer leur allégation de proximité, j’estime que les REIR ne leur sont d’aucun secours.
(ix) Interactions avec le CCM et confiance dans celui-ci
CCM à titre d’organisation nationale représentant le secteur apicole canadien
[468] Il ressort clairement de la preuve que l’ACIA considérait le CCM comme l’association nationale des apiculteurs canadiens. Par exemple, la Dre Perrone a témoigné que l’ACIA essayait toujours de prendre des décisions en fonction de ce qui était le mieux pour l’ensemble du pays, plutôt que pour un secteur ou une province en particulier, et que l’ACIA considérait le CCM comme l’organisation nationale représentant les apiculteurs de tout le pays. En outre, elle a déclaré que l’ACIA considérait que le point de vue ou la perspective du CCM était celui du secteur canadien dans son ensemble. Elle a également fait savoir à M. Paradis que l’ACIA reconnaissait le CCM comme l’association nationale du secteur apicole canadien. La Dre Snow a témoigné qu’elle considérait le CCM comme le porte-parole du secteur national de l’apiculture, un point de vue qu’elle a reconfirmé en contre-interrogatoire. La Dre Rajzman considérait elle aussi le CCM comme le représentant du secteur national de l’apiculture.
[469] Le CCM s’est également présenté comme le représentant national des apiculteurs canadiens. Par exemple, dans une lettre datée du 25 novembre 2013 (dans laquelle le CCM a refusé de prendre position sur l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U.), il s’est décrit comme [traduction] « l’organisme de coordination »
des associations apicoles provinciales.
[470] Dans l’exposé conjoint partiel des faits, le CCM est défini comme [traduction] « un organisme national sans but lucratif qui représente les intérêts des apiculteurs canadiens (bien que les parties ne s’entendent pas sur la mesure dans laquelle le CCM a le pouvoir de représenter ou représente les intérêts de tous les apiculteurs canadiens). Le CCM offre un forum où les apiculteurs peuvent discuter des questions communes et fait des recommandations aux différents paliers de gouvernement. »
[471] M. Paradis a affirmé dans son témoignage que la direction du CCM est formée d’un délégué par province (les associations apicoles provinciales), sauf les provinces maritimes, qui comptent un seul délégué. Selon M. Townsend, deux délégués proviennent de l’Alberta. Un délégué de Bee Maid, une coopérative appartenant à des apiculteurs, fait aussi partie du CCM. M. Paradis a déclaré que les délégués peuvent présenter aux assemblées du CCM des résolutions sur divers sujets émanant de leur association provinciale. M. Townsend a affirmé que, dans le processus décisionnel du CCM, chaque délégué dispose d’une voix. On s’attend à ce que les délégués provinciaux votent en faveur de la position adoptée par leur association provinciale. Une majorité des votes des directeurs ou délégués du CCM est requise pour qu’une motion soit adoptée.
[472] Selon l’exposé conjoint partiel des faits, le secteur apicole commercial s’est implanté dans toutes les provinces canadiennes. En outre, les exploitations apicoles commerciales de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba sont plus grandes que celles des autres provinces. Bien que les exploitations apicoles des autres provinces soient plus petites, le nombre d’apiculteurs y est plus élevé que dans les provinces des Prairies, en particulier en Ontario et en Colombie-Britannique.
[473] Au procès, M. Ash a affirmé que, selon lui, la voix des apiculteurs commerciaux n’était pas représentée à l’association provinciale et, par conséquent, au CCM et à l’ACIA. De plus, le CCM avait besoin d’un appui majoritaire pour défendre une position. Par conséquent, même si les provinces des Prairies avaient davantage de colonies d’abeilles, elles avaient le même vote au CCM que les provinces qui en avaient moins, mais qui comptaient davantage d’apiculteurs (plus petites entreprises ou amateurs). Comme certains apiculteurs commerciaux étaient d’avis qu’ils n’avaient aucune « voix au chapitre »
, ils ont formé l’association canadienne des producteurs de miel (aujourd’hui la fédération canadienne des apiculteurs).
[474] Ce débat dure depuis longtemps, comme le démontre une note de service adressée au ministre en 2004, intitulée [traduction] « Importation d’abeilles domestiques en provenance de la partie continentale des É.-U. »
. Dans cette note, on indique qu’à l’époque (janvier 2004), 53 % du nombre total de colonies d’abeilles domestiques se trouvaient en Alberta et au Manitoba et étaient détenues par 15,5 % des apiculteurs canadiens, tandis que 40 % des apiculteurs canadiens vivaient en Ontario et au Québec et possédaient environ 18 % des colonies d’abeilles domestiques. On y indique aussi que les producteurs de l’Ouest qui possédaient un grand nombre de colonies étaient d’avis qu’ils dépendaient des revenus générés par l’apiculture pour leur subsistance, tandis que de nombreux apiculteurs de l’Est étaient des amateurs qui complétaient simplement leurs revenus par l’apiculture. Les producteurs de l’Ouest estiment que ce sont les amateurs de l’Est qui les empêchent d’importer des reines en provenance des É.-U. (comme je l’indique plus haut, l’importation de reines en provenance des É.-U. est autorisée depuis 2004).
[475] Quoi qu’il en soit, il ressort de la preuve que le CCM est l’association nationale des apiculteurs. Aucune preuve, autre que l’opinion de M. Ash, n’a été présentée pour démontrer qu’il existe d’autres associations nationales d’apiculteurs. Les demanderesses n’ont pas non plus présenté de preuve à l’appui de leur allégation, telle qu’elle figure dans leur déclaration modifiée de nouveau, selon laquelle le CCM est dominé par une [traduction] « faction »
qui n’a pas agi dans l’intérêt supérieur du secteur commercial de l’apiculture dans son ensemble.
[476] Le CCM, puisqu’il représente tous les apiculteurs canadiens, est plus vaste que le groupe. Par conséquent, lorsqu’elle interagissait avec le CCM, l’ACIA ne faisait pas qu’interagir avec le groupe ou même les apiculteurs commerciaux. En bref, les interactions précises entre l’ACIA et le CCM ne sont pas exclusives au groupe. Certes, l’ACIA considérait le CCM comme le représentant du secteur national de l’apiculture, mais elle était bien consciente que les apiculteurs (et les provinces) étaient profondément divisés sur la question de l’importation de paquets d’abeilles provenant des É.-U.
[477] En outre, si les demanderesses n’étaient pas d’accord pour dire que le CCM était l’organisme représentant le secteur (thèse qui n’a pas été défendue au procès), cette thèse ne semble pas confirmer qu’elles s’attendaient à ce que les interactions entre l’ACIA et le CCM créent une obligation de diligence de la part de l’ACIA de tenir compte des intérêts, financiers ou autres, des apiculteurs commerciaux.
Rôle du CCM dans le processus décisionnel de l’ACIA
[478] Quoi qu’il en soit, même à supposer que les interactions entre l’ACIA et le CCM permettaient de conclure à l’existence d’un lien de proximité entre l’ACIA et les demanderesses, et je conclus que ce n’est pas le cas, j’estime que ces interactions n’ont pas débordé le cadre des fonctions de réglementation de l’ACIA. Comme le soutiennent les défendeurs, rien ne démontre que les communications de l’ACIA établissent l’existence [traduction] « [d’]une relation et [d’]un lien qui sont distincts et plus directs que la relation entre l’organisme de réglementation et la partie du public touchée par le travail de cet organisme »
(Taylor, au para 80). En fait, elles découlaient naturellement du cadre réglementaire, dans l’intérêt de la santé animale.
[479] Dans leur déclaration modifiée de nouveau, les demanderesses affirment que les défendeurs ont manqué à leur obligation de diligence envers le groupe notamment en déléguant leurs pouvoirs décisionnels au CCM ou en assujettissant leurs décisions réglementaires à sa volonté, alors qu’ils savaient ou auraient dû savoir qu’il était dominé par une [traduction] « faction »
d’apiculteurs commerciaux qui n’agissait pas dans l’intérêt supérieur du secteur apicole commercial dans son ensemble. Dans leurs observations préliminaires, les demanderesses ont affirmé que la relation entre le CCM et l’ACIA [traduction] « était étroite au point que les défendeurs permettaient au Conseil canadien du miel d’avoir un droit de regard sur leurs décisions en matière d’importation, de sorte que ce dernier dictait le fonctionnement du régime d’importation concernant les paquets d’abeilles en provenance des É.-U. »
. À l’appui de cette affirmation, elles renvoient à la lettre que le ministre Ritz a adressée à M. Ash, décrite plus haut au paragraphe 390.
[480] Dans leurs observations finales, les demanderesses affirment qu’en réponse aux demandes des apiculteurs commerciaux en vue d’assouplir les restrictions à l’importation, ou dans la préparation de réponses au nom du ministre, l’ACIA a indiqué qu’une demande officielle du CCM était une [traduction] « condition préalable nécessaire »
pour qu’elle revoit les restrictions à l’importation, alors qu’il n’y a aucune exigence à cet égard dans le RSA.
[481] J’aimerais tout d’abord signaler que, selon la preuve, l’ACIA a cherché, en interagissant avec le CCM et dans la mesure du possible, à s’assurer que les intérêts du secteur soient en phase avec les plans d’action qu’elle proposait. Par exemple, la Dre Snow a témoigné que la consultation et l’engagement du secteur font nécessairement partie du rôle de réglementation de l’ACIA, qui doit veiller à ce que les personnes touchées par les mesures réglementaires soient tenues au courant de l’évolution et puissent se préparer à toutes les conséquences possibles. De même, en contre-interrogatoire, on lui a présenté un courriel du 29 avril 2011 qu’elle avait adressé à M. Sheran, dans lequel elle indique notamment que l’ACIA est consciente que les souhaits et les besoins des producteurs de tout le Canada sont différents, ce pourquoi elle consulte des organismes nationaux comme le CCM pour représenter l’ensemble des intérêts nationaux. En conclusion, la Dre Snow affirme : [traduction] « Au Canada, l’ACIA met l’accent sur la santé des abeilles canadiennes, et, ce faisant, nous nous efforçons de répondre aux besoins des producteurs canadiens. »
[482] De même, dans son témoignage, la Dre James a déclaré que le secteur n’a pas le pouvoir réglementaire de décider de l’ouverture ou de la fermeture des frontières (un rôle qui ressortit manifestement à l’ACIA), mais que, dans son rôle de gestion des risques, l’ACIA devait consulter le secteur pour s’assurer qu’il y était favorable.
[483] À l’annexe A de leurs observations écrites finales, les demanderesses font référence à un courriel interne de l’ACIA du 13 octobre 2006, dans lequel Mme Barr explique pourquoi l’ACIA peut laisser l’ordonnance d’interdiction expirer et écrit ce qui suit : [traduction] « Maria [Perrone] va vérifier avec le secteur pour s’assurer de son approbation. Si les apiculteurs s’opposent, nous devrons réfléchir à nouveau, mais elle essaiera d’être très persuasive. »
Lorsque la Dre Perrone a été interrogée sur ce courriel au procès, elle a déclaré ce qui suit : [traduction] « Je ne pense pas que le terme “convaincre” soit correct. Nous voulions simplement nous assurer que le secteur était à l’aise avec l’expiration de l’ordonnance d’interdiction et son non-renouvellement. »
[484] Selon la preuve présentée par l’ACIA, en favorisant l’engagement du secteur, l’ACIA peut éviter le gaspillage de ressources réglementaires, par exemple en ne prenant pas la peine d’effectuer d’évaluations des risques pour les combinaisons pays-produit qui ne sont d’aucune utilité pour le secteur. À cet égard, la Dre Rajzman a demandé à Rod Scarlett, alors président du CCM, de sonder ses membres pour savoir si l’importation d’abeilles en provenance de Malte pourrait les intéresser. Il s’est avéré que le CCM n’avait aucun intérêt, car la production n’était pas suffisante à Malte pour justifier les ressources nécessaires à une évaluation des risques.
[485] À cet égard, bien que les demanderesses soulignent que la Dre Rajzman a communiqué avec M. Scarlett pour étayer leurs observations sur le lien de proximité, c’est la nature des communications entre l’ACIA et le CCM, et non le simple fait que des communications ont eu lieu, qui permet de déterminer s’il y a proximité. En effet, au sujet d’un échange de courriels entre elle et M. Scarlett en mars 2018 à propos d’une demande d’apiculteurs italiens concernant l’exportation d’abeilles, la Dre Rajzman a témoigné qu’il n’appartenait pas au CCM de décider si des abeilles seraient importées de pays européens.
[486] Pour leur part, les défendeurs soutiennent que l’ACIA doit consulter l’association nationale pour se tenir informée des activités et pour anticiper les répercussions; toutefois, la santé des animaux demeure son principal objectif. À titre d’exemple, les défendeurs font référence à la participation de la Dre Rajzman aux réunions du groupe de travail sur le petit coléoptère des ruches, formé de l’ACIA, du CCM, de l’ACPA et des apiculteurs provinciaux, ainsi qu’à sa participation au groupe de travail sur la viabilité des abeilles domestiques, formé de l’ACIA, du CCM, des apiculteurs provinciaux et d’autres parties intéressées. La Dre Rajzman a assisté à des réunions comme la table ronde sur la santé des abeilles, coprésidée par AAC et le CCM, afin d’analyser la santé des abeilles au Canada. Elle a également consulté le CCM lors d’infestations dans le périmètre visé par les conditions d’importation des reines en provenance de la partie continentale des É.-U. Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que ces exemples témoignent d’un engagement raisonnable d’un organisme de réglementation auprès d’un secteur réglementé – en l’espèce auprès du CCM (et d’autres parties intéressées) – qui fait manifestement partie du mandat de l’ACIA en matière de santé animale.
[487] La Dre Snow a également présenté un témoignage détaillé sur la relation entre l’ACIA et le CCM dans le contexte de ses communications avec Michael Paradis, qui avait envoyé un courriel au Dr Aitken le 10 mai 2011 au sujet d’un permis délivré par erreur. Notamment, Michael Paradis avait fait valoir que l’interdiction d’importation devait être réexaminée. Il avait insisté pour que l’on accorde moins de poids à l’opinion de l’ACPA et du CCM et avait proposé qu’un groupe d’entomologistes discute de son point de vue avec la Dre Snow et M. Pernal (qui, selon lui, était d’accord avec lui [traduction] « sur tous les points »
). Il avait affirmé vouloir participer à cette discussion.
[488] Le Dr Aitken a transmis le courriel de Michael Paradis à la Dre Snow pour qu’elle y réponde. Cette dernière a répondu le 12 mai 2011 dans un courriel, que je cite en partie :
[traduction]
Cela m’amène au point suivant concernant la consultation auprès du secteur. L’ACIA s’efforce de répondre aux besoins des divers groupes du secteur national, tout en demeurant dans les limites de son mandat. La collaboration avec le secteur est très importante pour nous, comme nous l’avons démontré cette année concernant la situation à Hawaï : l’ACIA s’est efforcée de garder Hawaï comme source de reines malgré le changement de statut sanitaire qui aurait pu entraîner l’inadmissibilité de cette région à l’exportation vers le Canada.
La consultation auprès du secteur ne se fait pas seulement avec le secteur apicole; il s’agit d’une partie essentielle de la prise de décision pour tous les produits de nature animale, tant pour les questions liées à l’importation que celles liées à l’exportation. Nous consultons régulièrement d’autres groupes, comme l’Association canadienne des bovins, la Fédération canadienne du mouton, Canada Hippique, le Conseil canadien du porc, pour ne nommer que ceux-là. Le secteur apicole est toutefois unique, en ce sens que les provinces s’intéressent davantage aux questions de santé à l’égard des abeilles qu’à l’égard d’autres produits. Il y a d’autres secteurs auxquels les provinces participent davantage; le meilleur exemple auquel je puisse penser est le secteur des ruminants, à l’égard duquel le Québec a établi des exigences en matière d’identification et de déclaration des déplacements, des matières qui relèvent entièrement du provincial, outre les exigences nationales.
Je comprends d’après vos commentaires ci-dessous qu’il existe un besoin et une volonté d’importer des paquets des É.-U. Je vous recommande de discuter de cette question avec les représentants du Conseil canadien du miel. Il est important que le secteur discute d’abord de la position nationale et s’entende sur celle à adopter (il ne s’agira pas d’un consensus, mais d’une majorité), puis présente cette position à l’ACIA afin de rouvrir les discussions sur l’importation d’abeilles en paquet en provenance des É.-U. Ces discussions peuvent tenir compte des commentaires de M. Steve Pernal, s’il choisit d’y participer, et d’autres membres de l’ACPA et des apiculteurs provinciaux.
[489] Michael Paradis a ensuite envoyé un courriel de suivi le 18 mai 2011, en joignant une lettre de réponse à la Dre Snow, à laquelle cette dernière a répondu le 26 mai 2011. Elle y affirme que l’importation de paquets n’est pas une question que l’ACIA serait en mesure de résoudre durant la saison d’importation en cours, et elle encourage M. Paradis à mobiliser les représentants de son secteur sur cette question en vue d’une discussion future.
[490] Durant le contre-interrogatoire de la Dre Snow, on lui a présenté le courriel de Michael Paradis comme exemple d’un cas où un apiculteur commercial communique avec l’ACIA pour demander des modifications aux conditions d’importation, et elle a convenu qu’il s’agissait d’une description juste de la communication. On lui a ensuite demandé s’il était juste de dire qu’elle transmettait les demandes des apiculteurs au CCM pour avoir son opinion, car, à moins que le CCM n’accepte les modifications, l’ACIA n’allait pas les apporter. La Dre Snow a déclaré qu’il n’était pas inhabituel, et qu’il s’agissait même d’une pratique courante de l’ACIA, de consulter les groupes du secteur national. L’importation doit se faire dans un cadre où le niveau de risque est considéré comme acceptable par l’ACIA, mais, en réalité, il n’existe aucun environnement où les risques sont nuls. Il est donc très important que les associations nationales soient informées des activités d’importation et y soient favorables afin qu’elles puissent envisager les répercussions sur leur secteur. La Dre Snow avait également assisté à des réunions et reçu des lettres d’apiculteurs canadiens indiquant que le secteur n’arrivait pas à trouver un consensus sur la question de l’importation. Par conséquent, il était important que l’ACIA obtienne l’avis du CCM, en faveur du réexamen de l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U.
[491] Je comprends que la consultation du secteur par l’entremise des associations nationales peut jouer un rôle indirect dans la prise de décisions réglementaires si les préoccupations du secteur sont prises en considération par l’ACIA et influencent ainsi ses décisions. Toutefois, comme je le mentionne plus haut, aucun lien de proximité ne découle du seul fait que l’ACIA consulte les représentants demandeurs, le CCM ou d’autres parties intéressées au sujet des abeilles. De plus, ces interactions ne dictent pas les décisions de l’ACIA. Elles fournissent plutôt des renseignements qui l’aident à déterminer si une mesure donnée sert le secteur dans son ensemble tout en protégeant la santé animale.
[492] Le témoignage de la Dre Snow illustre également la façon dont l’ACIA travaille avec les parties intéressées, y compris le CCM, en réponse aux menaces à la santé des abeilles. En avril 2010, le Service d’inspection des É.-U. a informé la Dre Snow que le petit coléoptère des ruches avait été détecté pour la première fois à Hawaï. La Dre Snow a communiqué avec M. Nasr, qui dirigeait alors le comité d’importation de l’ACPA, pour lui parler de l’imposition aux reines en provenance d’Hawaï des mêmes conditions d’importation visant le petit coléoptère des ruches que celles qui s’appliquent aux reines en provenance du reste des É.-U., et pour lui expliquer comment les reines arrivant d’Hawaï seraient inspectées. Elle a finalement avisé le Service d’inspection des É.-U. que les conditions d’importation des reines en provenance d’Hawaï seraient modifiées pour correspondre à celles en vigueur pour les reines provenant de la partie continentale des É.-U. et que le SARI serait mis à jour en conséquence. Le même jour, elle a également envoyé un courriel au CCM (et à d’autres parties intéressées) pour l’informer de ces changements et lui faire savoir qu’elle travaillait en étroite collaboration avec les apiculteurs provinciaux pour assurer le suivi des cargaisons récentes en provenance d’Hawaï afin que l’inspection puisse être effectuée. Elle a reconnu que cette période de l’année était incroyablement chargée pour le secteur apicole, mais a déclaré qu’elle espérait que l’ACIA [traduction] « puisse atteindre son objectif de protection de la santé des abeilles canadiennes, qui a des répercussions directes sur le secteur apicole, sans trop interrompre les importations »
. La modification des conditions d’importation a causé des problèmes avec les cargaisons de reines qui devaient arriver au cours des jours suivants : les permis ont été annulés, de nouveaux permis ont été délivrés et les reines ont été mises en quarantaine et inspectées par l’ACIA et les apiculteurs provinciaux. Compte tenu de ces difficultés, la Dre Snow a indiqué qu’elle resterait en contact avec l’ACPA et les apiculteurs provinciaux afin d’assurer une transition aussi harmonieuse que possible. À mon avis, en prenant ces mesures, la Dre Snow a agi dans le cadre de son mandat à titre d’organisme de réglementation. De plus, il est important de souligner dans le contexte du lien de proximité que l’objectif qu’elle a cherché à atteindre en gérant la découverte du petit coléoptère des ruches à Hawaï était la protection de la santé animale, c’est-à-dire la santé des abeilles domestiques canadiennes. Les répercussions sur le secteur apicole (financières et autres) étaient directement liées à la santé des abeilles, mais ne relevaient pas de son mandat de réglementation. En outre, bien que l’ACIA ait consulté M. Nasr, c’est elle qui a pris la décision. Le CCM n’a pas participé à ce processus décisionnel.
L’approbation du CCM n’est pas une condition préalable à l’importation
[493] Examinons les éléments de preuve que les demanderesses ont invoqués pour soutenir que l’approbation du CCM était une condition préalable à l’importation. Les demanderesses renvoient à un courriel interne du 9 août 2011 dans lequel le Dr Alexander fournit des renseignements généraux concernant le permis d’importation d’abeilles délivré par erreur à Michael Paradis. Le Dr Alexander affirme ce qui suit :
[traduction]
Lors de discussions avec cet importateur en mai de cette année, on lui a indiqué que l’ACIA était disposée à rediscuter de cette question, mais que des changements ne seraient pas possibles pour la saison d’importation 2011, qui était déjà en cours et à laquelle il ne restait que quelques mois. On consulterait notamment le comité d’importation de l’Association canadienne des professionnels de l’apiculture (l’ACPA, que l’ACIA consulte pour toutes les questions liées à l’importation d’abeilles) et l’association nationale du secteur apicole, le Conseil canadien du miel (le CCM). La Dre Snow a déjà communiqué avec ces groupes pour les préparer à des discussions sur ce sujet à l’automne et à l’hiver. En outre, il a été expliqué à l’importateur qu’il devrait également travailler avec les groupes du secteur pour s’entendre sur la position à adopter sur cette question, car l’ACIA répond à la position qui a obtenu un consensus majoritaire au sein du secteur national lorsqu’elle traite une demande qui ne fait pas l’objet d’un accord universel (nous croyons comprendre que cette question a été largement débattue dans le passé et que le secteur était profondément divisé). Il peut également être raisonnable d’effectuer une nouvelle évaluation des risques afin d’évaluer l’importation d’abeilles en paquet au vu des données actuellement disponibles, car il est possible que la situation ait changé depuis 2003. Cette option a également été présentée à l’importateur, mais il a été indiqué que la décision de procéder ou non à l’évaluation des risques devait être prise après les premières discussions avec l’ACPA et le CCM.
[494] En contre-interrogatoire, l’échange suivant a eu lieu :
[traduction]
Q. D’accord. Ai-je raison de dire qu’en formulant cette réponse comme vous l’avez fait, vous disiez au député que l’ACIA avait décidé que l’appui de la majorité du secteur était une condition préalable à toute modification de l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U., n’est-ce pas?
R. L’appui du secteur en faisait partie, de même qu’une évaluation des risques révélant que l’importation pouvait se faire en toute sécurité. Je suppose donc que la question aurait pu être formulée d’une manière ou d’une autre, mais dans ce cas, l’appui majoritaire du secteur est venu en premier, puis l’évaluation des risques, mais on pourrait aussi dire que l’évaluation des risques devrait être réalisée en premier, puis appuyée par le secteur, parce que l’importation est un programme national. Lorsque nous examinons les contrôles aux frontières, si nous exigeons un permis pour un produit, nous voulons que ce permis puisse être accordé à tous les importateurs, et pas seulement à un seul d’entre eux.
[495] Je suis d’accord avec les demanderesses pour dire que cet extrait ainsi que d’autres éléments de preuve démontrent qu’en 2011 et 2012, l’ACIA exigeait qu’une demande du CCM soit formulée, donc que la majorité du secteur apicole soit favorable à l’ouverture de la frontière à l’importation de paquets d’abeilles provenant des É.-U. Pour reprendre les termes du Dr Alexander dans son témoignage, le CCM était [traduction] « l’organisme compétent »
pour représenter les apiculteurs du Canada et démontrer leur appui. Toutefois, il est important de souligner que, si une demande du CCM pouvait donner lieu à une nouvelle évaluation des risques, la frontière ne serait rouverte que si cette dernière révélait que les risques seraient suffisamment faibles pour en justifier la réouverture. En conséquence, je ne suis pas persuadée qu’une demande du CCM soit une « condition préalable »
déterminante ou exclusive, comme le fait valoir l’avocat des demanderesses. C’est plutôt la santé des abeilles canadiennes qui a été l’ultime facteur déterminant.
[496] À cet égard, la Dre Snow a indiqué en contre-interrogatoire qu’elle avait travaillé à l’élaboration d’une réponse qu’elle pensait être destinée à M. Paradis et qui découlait d’une demande adressée au cabinet du ministre. L’avocat des demanderesses lui a présenté un courriel du 21 juin 2012 dans lequel on lui demande de commenter une proposition de réponse. Le troisième paragraphe de la réponse proposée est ainsi rédigé :
[traduction]
L’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) a indiqué qu’elle devrait recevoir une demande officielle du Conseil canadien du miel pour revoir sa position sur les importations d’abeilles en paquet en provenance des É.-U. Si une demande officielle était présentée, une évaluation des risques à jour serait nécessaire pour évaluer de manière approfondie la situation sanitaire des abeilles aux É.-U., et la frontière ne serait rouverte que si le niveau de risque s’avérait manifestement négligeable ou très faible […]
[497] L’échange suivant a ensuite eu lieu :
[traduction]
R. À la réception d’une demande officielle du Conseil canadien du miel, qui –
Q. Oui, il s’agit d’une condition préalable nécessaire.
R. C’est exact.
Q. Lorsque vous avez envoyé cette – lorsque vous avez rédigé cette réponse, vous saviez très bien qu’il n’y aurait jamais de consensus au sein du CCM sur l’ouverture de la frontière aux paquets d’abeilles en provenance des É.-U., n’est-ce pas?
R. Je ne pense pas qu’un consensus soit le seuil requis. Il n’est pas nécessaire que tout le monde au sein du secteur soit d’accord. Il suffit que le secteur national représente une majorité de ses membres. Je pense donc que le terme « consensus » n’est pas le bon, et je pense qu’il est possible pour un groupe national d’adopter une position dont l’orientation ne fait pas l’unanimité au sein du secteur.
[498] Dans son témoignage, la Dre Snow a convenu qu’aucun règlement n’exigeait que l’ACIA reçoive une demande officielle du CCM pour revoir sa position sur les importations d’abeilles en paquet en provenance des É.-U. Cependant, elle a précisé qu’il y avait un lien avec la réglementation, en ce sens qu’un permis d’importation est délivré lorsque le ministre estime que l’importation peut se faire à un niveau de risque acceptable. Si cette condition n’est pas remplie, le règlement n’autorise pas la délivrance du permis, [traduction] « qui est une condition préalable à l’importation »
. La Dre Snow a également rappelé que, dans de nombreux dossiers, l’ACIA s’assure d’avoir l’appui des groupes nationaux concernant les activités d’importation en raison des répercussions que peuvent avoir ces activités sur le secteur. De plus, comme l’indique son courriel, les évaluations des risques ne sont pas révisées régulièrement et ne sont généralement mises à jour que s’il y a un changement important dans les données disponibles ou dans le statut sanitaire d’un pays qui permettrait de réduire le risque à un niveau acceptable. Rien n’indique qu’un tel changement qui aurait réduit le risque lié à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. a eu lieu.
[499] Là encore, selon l’ACIA, la confirmation de la part du CCM que la majorité du secteur apicole souhaite la réouverture de la frontière est la première étape d’un processus en deux étapes. Sans une évaluation des risques favorable, la frontière ne peut rouvrir. Cette décision relève exclusivement de l’ACIA.
[500] Plus important encore, rien ne prouve que le CCM a demandé officiellement ou non à l’ACIA de revoir sa position sur l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Pourtant, l’Évaluation des risques de 2013 a été effectuée.
[501] La « demande d’évaluation des risques »
figurant dans l’Évaluation des risques de 2013 indique qu’une [traduction] « évaluation des risques a été réalisée pour ce produit en 2003 et doit être mise à jour.
L’ACIA continue de recevoir des demandes de permis d’importation. »
[502] La Dre Rajzman, qui a fait la demande d’évaluation des risques, a confirmé en contre-interrogatoire qu’elle l’avait fait parce que l’évaluation précédente datait de dix ans (l’Évaluation des risques de 2003) et que l’ACIA avait reçu de nombreuses demandes de permis d’importation.
[503] En l’absence d’une preuve démontrant que le CCM a officiellement demandé à l’ACIA de revoir l’interdiction d’importation, et étant donné qu’un réexamen a bel et bien eu lieu (l’Évaluation des risques de 2013), je ne suis pas convaincue qu’une demande officielle du CCM ait été considérée par l’ACIA comme une « condition préalable nécessaire »
au réexamen des restrictions à l’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.-U.
[504] J’aimerais également souligner que M. Paradis a été informé de la procédure de l’ACIA permettant aux importateurs potentiels de demander l’établissement de conditions d’importation. Il ressort de la preuve qu’entre 2007 et 2012, M. Paradis n’a présenté aucune demande en bonne et due forme pour qu’une évaluation des risques soit effectuée. Sur ce point, je fais remarquer qu’au procès, l’avocat des demanderesses a demandé à la Dre Perrone si la lettre du 17 janvier 2006 de l’association des apiculteurs de l’Alberta pouvait faire office de demande d’évaluation des risques, en particulier la partie qui mentionne les lacunes de l’Évaluation des risques de 2003 et indique qu’il ne faut pas s’y fier. La Dre Perrone a répondu par la négative, car l’ACIA dispose d’un mécanisme particulier pour ce type de demandes. La preuve confirme également que le Dr Aitken a informé M. Ash de la procédure et que ce dernier n’a pas répondu aux refus de permis qu’il a reçus et n’en a pas non plus assuré le suivi. Je prends acte de la lettre du 16 avril 2013 de M. Gibeau à Mme Francine Forest, dans laquelle il déclare qu’il serait prêt à payer les frais requis pour une évaluation complète. Or, même si cette lettre était acceptée comme demande officielle, l’Évaluation des risques de 2013 était déjà en cours à ce moment-là.
[505] En somme, bien que les apiculteurs qui souhaitent demander la tenue d’une évaluation des risques disposent d’un mécanisme à cet égard, rien ne démontre qu’une telle demande a été présentée durant la période visée par le recours. Il s’agit d’un renseignement important à plusieurs égards, mais, dans ce contexte, rien ne démontre que l’ACIA a refusé de procéder à une évaluation des risques au motif que le CCM n’avait pas demandé officiellement qu’une telle évaluation soit effectuée.
[506] Pour résumer ce point, bien que les demanderesses allèguent que la « condition préalable »
est la preuve d’une interaction précise démontrant le lien de proximité entre le CCM et l’ACIA, j’estime que leur allégation n’est pas étayée par cette preuve lorsqu’elle est considérée au regard des autres éléments de preuve. Je ne suis pas non plus d’accord pour dire qu’elle démontre que l’ACIA a délégué son pouvoir de décision au CCM. De plus, comme je le mentionne plus haut, il est difficile de voir comment l’interaction entre l’ACIA et le CCM à cet égard démontre une relation spéciale entre l’ACIA et les demanderesses, étant donné que le CCM représente le secteur dans son ensemble.
[507] Certes, il était important pour l’ACIA de consulter le secteur et, dans la mesure du possible, d’obtenir son accord sur les mesures réglementaires proposées. Toutefois, la preuve dans son ensemble montre que la décision finale d’autoriser ou non l’importation des abeilles (qu’elles proviennent des É.-U. ou d’autres pays) dépendait des résultats obtenus au terme d’analyses scientifiques des risques liés à l’importation, et non de l’opinion du CCM.
[508] Par exemple, en contre-interrogatoire, la Dre Rajzman a été interrogée pour savoir quelle incidence avaient les intérêts de l’ACPA sur l’ACIA, le CCM et la prise de décision concernant l’ouverture de la frontière. Elle a répondu que toutes les recommandations qu’elle fait sont fondées sur la science et sur la santé des abeilles canadiennes. De plus, elle a affirmé que l’ACIA ne prend pas de décisions en fonction de l’opinion des membres du secteur et a répété que ses recommandations sont basées sur la santé des abeilles avant tout.
[509] Dans son témoignage sur l’Évaluation des risques de 2023, le Dr Kochhar a déclaré que le facteur le plus important dans sa décision d’ordonner ou non une nouvelle évaluation des risques était de savoir s’il existait de nouvelles données scientifiques et si la méthodologie utilisée pour réaliser l’évaluation des risques avait été améliorée. Dans un courriel du 14 mars 2012 qu’on lui a présenté en réinterrogatoire, le Dr Alexander déclare qu’une évaluation des risques est généralement modifiée lorsque de nouveaux renseignements donnent à penser qu’un changement important dans la situation aurait modifié le niveau de risque. Dans un courriel daté du 16 juin 2022, la Dre Dubé dit ce qui suit à Thomas Oulton : [traduction] « Pour que l’ACIA refasse une évaluation des risques, un changement documenté de l’état de santé ou des programmes de contrôle, au Canada ou dans le pays exportateur, pourrait justifier une réévaluation. »
Ce courriel et d’autres éléments de preuve indiquent que l’ACIA considérait les nouveaux renseignements concernant la santé des abeilles comme essentielles pour déterminer s’il convenait de procéder à une nouvelle évaluation des risques. Un courriel datant de 2012, adressé à la Dre Snow, indique que [traduction] « les évaluations des risques effectuées par l’ACIA ne sont pas systématiquement réexaminées et ne le sont généralement que s’il y a un changement important dans les données disponibles ou dans le statut sanitaire d’un pays qui réduirait le risque à un niveau acceptable. Un tel changement n’a pas encore été démontré en ce qui concerne l’Évaluation des risques de 2003, qui n’a donc pas encore été mise à jour. »
Au procès, la Dre Snow a déclaré ce qui suit à propos de ce paragraphe : [traduction] « Il s’agit de la position que j’ai exprimée à plusieurs reprises, et je la réaffirme ici. »
[510] Les éléments de preuve mentionnés ci-dessus ne permettent pas de conclure que l’ACIA s’est appuyée sur le CCM ou s’en est remise à lui pour prendre sa décision.
(x) Jurisprudence concernant la consultation du secteur
[511] Comme je le mentionne plus haut, le simple fait que des consultations aient eu lieu, ou qu’il y ait eu une consultation publique concernant la proposition de modification réglementaire permettant l’importation de reines en provenance des É.-U., n’emporte pas l’existence d’une obligation de diligence issue du droit privé. La relation entre l’ACIA et les apiculteurs est celle entre un organisme de réglementation et un secteur réglementé.
[512] À cet égard, je fais remarquer que, dans l’affaire Flying E Ranche, la demanderesse s’est appuyée sur plusieurs communications et interactions entre Agriculture Canada et le secteur de l’élevage bovin pour étayer son argument sur la proximité, dont des rencontres avec des parties intéressées au cours desquelles des renseignements et des mises à jour avaient été fournis au secteur, ainsi que des interactions fréquentes et nombreuses entre les représentants des éleveurs de bovins et le Canada. La Cour supérieure de justice de l’Ontario était d’avis que ces interactions ne créaient pas de lien de proximité suffisant pour conclure à l’existence d’une obligation de diligence. En outre, en ce qui concerne les consultations, elle a déclaré ce qui suit au paragraphe 614 :
[traduction]
[…] De même, les consultations menées auprès du secteur ne créent pas en elles-mêmes une obligation de diligence. Les gouvernements sont censés consulter les personnes visées par leurs actions et le font fréquemment, en particulier les secteurs réglementés. Toutefois, l’objectif n’est pas de s’assurer que le gouvernement répond aux volontés d’un secteur ou agit dans l’intérêt de ce dernier, mais bien de s’assurer qu’il agit dans l’intérêt du public en fonction des meilleurs renseignements disponibles, y compris les commentaires des parties intéressées, et que celles-ci sont conscientes de ce que le gouvernement fait, ou ne fait pas, et de ses raisons.
[513] Au paragraphe 615, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que les interactions invoquées dans cette affaire visaient essentiellement toutes à atteindre les objectifs de la législation applicable, dont la LSA. Elles n’étaient pas considérées comme des « rapports précis »
dans lesquels le gouvernement a « exercé des fonctions distinctes de celles prévues par sa loi habilitante »
(citant Imperial Tobacco, aux para 45 et 53). Les interactions ne démontraient pas non plus l’existence d’une relation [traduction] « distincte et plus directe que la relation entre l’organisme de réglementation et la partie du public touchée par le travail de cet organisme »
(citant Taylor, au para 80). Renvoyant à la décision Wu au paragraphe 64, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que les consultations étaient [traduction] « génériques et inhérentes au cadre réglementaire et, par conséquent, ne témoign[aient] pas d’un lien de proximité »
.
[514] Dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu également que rien ne démontrait l’existence d’un acte de confiance préjudiciable. Bien que les éleveurs de bovins se soient adressés au gouvernement pour obtenir des renseignements et aient compté sur lui pour empêcher l’apparition de l’ESB au Canada, la Cour a estimé que faire ainsi n’équivalait à rien de plus que de s’attendre à ce que le gouvernement remplisse son mandat de prévenir ou contrôler les maladies animales de toutes sortes. Elle a affirmé que [traduction] « ce n’est pas la confiance qui crée la proximité »
(Flying E Ranche, au para 625).
[515] De même, en l’espèce, j’estime que les consultations menées par l’ACIA dans le cadre des Évaluations des risques de 2003 et de 2013, ainsi que d’autres consultations, relèvent directement de sa fonction de réglementation visant à protéger la santé animale. L’objectif des évaluations des risques était d’identifier les maladies et les organismes nuisibles des abeilles qui présentaient un danger et d’évaluer le niveau de risque qu’ils posaient pour la santé des abeilles canadiennes si l’importation était autorisée.
[516] Les demanderesses n’ont pas non plus établi l’existence d’un acte de confiance préjudiciable, si ce n’est qu’affirmer que les défendeurs leur ont répété [traduction] « pendant plusieurs décennies »
qu’ils « reconnaissaient, acceptaient et admettaient »
que l’objet de la LSA et du RSA était d’empêcher l’introduction au Canada de maladies qui pourraient avoir une grande incidence sur le secteur agricole ou qui pourraient avoir des répercussions économiques sensibles sur le secteur – ce qui, selon elles, donne lieu à une relation spéciale avec le groupe. Cependant, comme je le mentionne plus haut, cette déclaration découle uniquement des REIR, qui se rapportent à des décrets et à des modifications réglementaires qui ont tous expiré avant la période visée par le recours.
[517] Selon les demanderesses, il convient d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Flying E Ranche, car, dans la présente affaire, la preuve démontrait que les apiculteurs n’avaient d’autre choix que de se fier aux [traduction] « déclarations selon lesquelles l’interdiction d’importation serait maintenue tant que les risques ne pouvaient être atténués »
. Elles affirment que, dans l’affaire Flying E Ranche, les agriculteurs pouvaient décider eux-mêmes d’utiliser ou non les aliments en question, alors que les apiculteurs en l’espèce [traduction] « s’attendent à ce que l’ACIA fasse preuve de prudence lorsqu’elle prend des décisions les concernant »
. Je ne vois pas en quoi il s’agit d’une distinction factuelle pertinente ou en quoi elle aide les demanderesses. Premièrement, les seules déclarations invoquées par les demanderesses en l’espèce sont celles qui, selon elles, découlent des REIR. Deuxièmement, tous les organismes de réglementation du secteur sont censés agir dans le cadre de leur mandat et le remplir. Dans le cadre de ce mandat, l’ACIA, à tort ou à raison, a interdit l’importation de paquets d’abeilles provenant des É.-U., et les apiculteurs doivent se conformer à la réglementation (hypothétiquement, l’ACIA aurait également pu autoriser l’importation et être poursuivie par d’autres apiculteurs au motif que l’importation leur a causé un préjudice financier). Le simple fait qu’un organisme de réglementation prenne de telles décisions, dans un sens comme dans l’autre, ne donne pas lieu à un lien de proximité. S’il en était ainsi, chaque décision réglementaire donnerait naissance à une obligation de diligence de droit privé. Autrement dit, le respect de la réglementation ne constitue pas un acte de confiance établissant un lien de proximité. De plus, même si je retenais leur raisonnement, les demanderesses en l’espèce étaient libres d’importer des paquets d’abeilles en provenance d’autres pays que les É.‑U. Leur problème est d’ordre financier, puisqu’elles affirment que les autres sources étaient plus chères et de moindre qualité.
[518] Il peut également être utile d’examiner l’affaire Aylmer Meat Packers Inc v Ontario, 2022 ONCA 579 [Aylmer] comme exemple de mesures prises par un organisme de réglementation qui ne relèvent pas de son rôle à cet égard. Dans cette affaire, des fonctionnaires du ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Affaires rurales de l’Ontario ont pris le contrôle d’un abattoir et de la viande qui y était stockée. Dix-neuf mois plus tard, lorsqu’ils ont rendu le contrôle aux propriétaires, la viande s’était avariée en raison d’un dysfonctionnement du congélateur, et l’entreprise avait dû cesser ses activités.
[519] Le propriétaire a intenté une action en justice au motif que le ministère avait une obligation de diligence envers lui et devait agir raisonnablement dans l’exercice de ses fonctions réglementaires lorsqu’il a suspendu son permis d’abattoir, occupé son usine et stocké et détruit la viande saisie. En ce qui concerne les interactions précises, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la juge de première instance n’avait pas examiné directement si les interactions précises entre le propriétaire et le fonctionnaire du ministère donnaient naissance à une obligation de diligence. De plus, à la lumière des arrêts Imperial Tobacco et Hill, la conclusion de la juge de première instance selon laquelle rien ne démontrait qu’il y avait eu des transactions entre les parties ou que le fonctionnaire avait fait des déclarations au propriétaire à l’exception des interactions sur des questions réglementaires était trop limitée. Dans l’arrêt Hill, la juge en chef McLachlin a fait remarquer que prendre un suspect pour cible aux fins d’une enquête, même sans autre interaction, pouvait donner naissance à une obligation de diligence.
[520] Selon la Cour d’appel de l’Ontario, les interactions précises pertinentes étaient les suivantes : suspendre le permis et ne pas tenir l’audience prévue; prendre le contrôle de l’usine, la sécuriser et forcer le personnel du propriétaire à passer par la sécurité pour y accéder; ne pas entretenir le congélateur; laisser la viande s’avarier; retirer et détruire la viande; ainsi que rendre le contrôle de l’usine au propriétaire. Le moment et la manière de chacune importaient à son analyse. La Cour a conclu que ces interactions précises n’équivalaient pas à des contacts quotidiens ordinaires sur des questions réglementaires entre le personnel du ministère et un abattoir réglementé. De plus, ces interactions ont donné naissance à une obligation de diligence, car le propriétaire avait été pris pour cible parce qu’on le soupçonnait d’avoir enfreint la réglementation, tout comme le suspect dans l’affaire Hill.
[521] À mon avis, il convient d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Aylmer, car, en l’espèce, les interactions précises entre les défendeurs et les demanderesses ne sont rien de plus que des interactions ordinaires entre un organisme de réglementation et un secteur réglementé. Les interactions entre l’ACIA et les demanderesses, comme les consultations, faisaient partie du processus réglementaire, tout comme les évaluations des risques, un mécanisme qui a été utilisé pour déterminer si l’importation proposée présentait un niveau de risque acceptable. Les demanderesses et le groupe n’étaient pas non plus [traduction] « pris pour cible »
. L’interdiction d’importation s’appliquait à tous les apiculteurs. Au vu de la preuve, il ne fait aucun doute que les défendeurs savaient que le secteur de l’apiculture était divisé au sujet de l’importation. L’ACIA savait qu’un groupe d’apiculteurs en particulier, les membres du groupe, auraient pu bénéficier financièrement de l’importation de paquets d’abeilles moins coûteux, en provenance des É.-U. Elle était également au courant du point de vue d’autres apiculteurs selon lequel l’importation pouvait nuire à leurs intérêts financiers en raison des répercussions négatives qu’elle aurait sur la santé des abeilles canadiennes en général, contre lesquelles ils cherchaient à se prémunir en menant leurs activités apicoles selon des méthodes qui évitaient ce type d’importation. Le groupe n’était pas pris pour cible par l’ACIA, dont les mesures visaient à protéger la santé des abeilles.
[522] J’aimerais également faire remarquer que les autres communications énumérées par les demanderesses à l’annexe A de leurs conclusions écrites comme preuve d’interactions concernant les évaluations des risques ont toutes été amorcées par les apiculteurs. À mon sens, les communications de l’ACIA n’équivalaient à rien de plus que des réponses d’un organisme de réglementation aux demandes de renseignements ou aux requêtes des membres du secteur réglementé visés par les évaluations des risques. Par exemple, la Dre Rajzman a envoyé l’Évaluation des risques de 2013 à MM. Paradis et Lockhart en réponse à leur demande. À mon avis, il n’est pas « juste et équitable »
de conclure à l’existence d’un lien de proximité dans le cas où un organisme de réglementation répond aux communications des personnes assujetties à la réglementation, sans plus.
[523] Les demanderesses demandent à la Cour d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Flying E Ranche pour plusieurs autres motifs. Par exemple, en ce qui concerne le lien de proximité, elles affirment que la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que les mesures contestées étaient des décisions du ministère de l’Agriculture qui n’exigeaient aucun accord de la part du secteur (renvoyant au para 618 de la décision Flying E Ranche). Les demanderesses affirment que, au contraire, la preuve en l’espèce établit que l’ACIA s’est fiée à l’accord du secteur et à l’appui, ou à l’absence d’appui, du CCM concernant l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U.
[524] Toutefois, dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que, bien que les interactions entre les représentants des éleveurs de bovins et le Canada aient été fréquentes et nombreuses, elles n’ont pas créé de lien de proximité suffisant pour lui permettre de conclure, selon la prépondérance des probabilités, à l’existence d’une obligation de diligence. En outre, les consultations auprès du secteur ne créaient pas à elles seules une obligation de diligence. Dans cette affaire, une vaste consultation avait été menée auprès des parties intéressées et des discussions avaient eu lieu avec le secteur, et la Cour a conclu ce qui suit :
[traduction]
[618] Néanmoins, face à la menace de l’ESB, le ministère de l’Agriculture a pris ses propres décisions. Bien qu’il y ait eu consensus sur certaines questions, les mesures prises, ou non prises, étaient des décisions d’AAC, comme l’indiquent par exemple les notes du Dr Bulmer sur le procès-verbal de la réunion du 18 juin 1990 concernant les éléments à « laisser de côté ». Ni l’accord des participants du secteur ni des instructions à leur intention n’étaient nécessaires. Les décisions prises, à tort ou à raison, s’inscrivaient parfaitement dans le cadre des fonctions publiques et légales du ministère. Les faits de la présente affaire sont différents de ceux de l’affaire Imperial Tobacco, où des déclarations précises ont été faites, des instructions ont été données et des ententes ont été conclues avec un groupe limité de fabricants, ce qui allait « au-delà des fonctions réglementaires » de l’organisme de réglementation et a eu pour effet de créer une « relation spéciale ».
[525] En l’espèce, comme je le conclus plus haut, l’ACIA a consulté le secteur, dont le CCM, et a cherché à obtenir une confirmation de sa part selon laquelle la majorité de ses membres souhaitaient ouvrir la frontière à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. avant de procéder à une nouvelle évaluation des risques. Cependant, contrairement à ce qu’affirment les demanderesses, la preuve n’établit pas que l’ACIA a déclaré au groupe qu’elle n’accorderait pas de permis d’importation sans l’approbation du secteur. Au contraire, pendant que l’ACIA cherchait à faire confirmer par le CCM que la majorité des apiculteurs souhaitaient ouvrir la frontière à l’importation de paquets d’abeilles provenant des É.-U. avant qu’elle procède à une nouvelle évaluation des risques, elle a mené l’Évaluation des risques de 2013 même si la preuve démontre que le CCM n’avait présenté aucune demande officielle à cet égard.
[526] De plus, comme je le mentionne plus haut, rien ne démontre que l’ACIA a délégué son pouvoir de décision au CCM ou que ce dernier a décidé du moment où les évaluations des risques seraient effectuées ou réexaminées, et si elles devaient l’être. Au procès, la preuve présentée par l’ACIA démontrait clairement que c’est elle qui prenait ces décisions et, de même, les décisions de maintenir ou non l’interdiction.
[527] La Cour ne peut se fonder sur cet argument pour établir une distinction avec l’affaire Flying E Ranche.
[528] Selon les demanderesses, il convient également d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Taylor 2020, que les défendeurs invoquent pour soutenir que les interactions avec un ou quelques membres d’un groupe ne prouvent pas l’existence d’un lien de proximité avec ce groupe. À cet égard, les demanderesses renvoient à un paragraphe dans lequel la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que Santé et Bien-être social Canada, en mettant en place une ligne téléphonique pour permettre aux personnes ayant des craintes découlant de la réception d’un implant médical de communiquer avec le ministère, voulait aider ces personnes, et non assumer une obligation de diligence liée à la délivrance d’un avis de conformité. De plus, les communications entre un avocat qui a appelé la ligne téléphonique et Santé et Bien-être social Canada ne démontraient pas l’existence d’un lien de proximité donnant naissance à une obligation de diligence, puisqu’elles avaient eu lieu après le fait, c’est-à-dire après l’implantation et après que les dommages et les difficultés soient devenus apparents. Les demanderesses affirment que l’affaire Taylor 2020 appelle une distinction en raison de la relation de longue date entre le groupe et les défendeurs en l’espèce, qui est antérieure à la période visée par le recours, et du préjudice pour lequel des réparations sont demandées. Elles affirment qu’elles ne font pas valoir que le maintien de l’interdiction d’importation a créé l’obligation de diligence, mais plutôt que l’ACIA avait une obligation de diligence lorsqu’elle effectuait les évaluations des risques, avant de prendre la décision de maintenir l’interdiction d’importation.
[529] Honnêtement, je ne vois pas en quoi cet argument aide les demanderesses. Le lien de proximité est, dans tous les cas, fondé sur les faits. Comme l’a déclaré la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Taylor, qui a précédé la décision Taylor 2020, [traduction] « [l]es conclusions de proximité fondées sur les interactions entre l’organisme de réglementation et le demandeur sont nécessairement propres aux faits »
(Taylor, au para 80). Ainsi, bien que l’appel téléphonique après le fait n’ait pas donné lieu à un lien de proximité dans l’affaire Taylor 2020, ce sont les interactions et les communications entre les demanderesses et les défendeurs qui sont en cause en l’espèce, dont je discute plus haut et à l’égard desquelles je conclus qu’elles n’ont pas donné lieu à un lien de proximité. En outre, et comme je le conclus également plus haut, la durée de la relation n’est pas déterminante.
[530] En ce qui concerne la décision Los Angeles Salad et le lien de proximité, les demanderesses affirment que, dans cette affaire, seuls une page web de l’ACIA et un incident de contact direct avaient été déposés en preuve, ce qui est bien en deçà de la preuve qu’elles ont déposée en l’espèce. Là encore, cet argument ne leur est d’aucune utilité, car le lien de proximité est propre à chaque affaire, et j’ai déjà tiré mes conclusions à ce sujet.
(xi) Conclusion sur les interactions
[531] En conclusion, les demanderesses affirment que, en ce qui concerne l’obligation de diligence, la deuxième catégorie de cas relevée dans l’arrêt Imperial Tobacco s’applique, c’est-à-dire que l’obligation de diligence est présumée découler d’une série de rapports précis entre le demandeur et le gouvernement et n’est pas exclue par la loi. Par conséquent, elles affirment que la tâche de notre Cour consiste à déterminer si les interactions et déclarations entre les parties établissent l’existence d’un lien suffisamment étroit et direct pour qu’il soit juste et équitable en droit, compte tenu de la relation, d’imposer une obligation de diligence aux défendeurs (renvoyant à Marchi, au para 17).
[532] Je suis d’accord avec les demanderesses concernant la tâche de notre Cour. Et, après avoir examiné la preuve relative à la nature et à l’objet des communications et des interactions sur lesquelles les demanderesses s’appuient, ainsi que la preuve plus large relative aux interactions entre l’ACIA et les apiculteurs ou les associations du secteur apicole, j’estime que celles-ci ne démontrent pas l’existence d’une relation étroite et directe avec le groupe qui déborde le cadre du mandat réglementaire de l’ACIA de protéger la santé des animaux. Il ne s’agissait pas de rapports précis ayant donné lieu à une relation spéciale qui crée une obligation de diligence. Les demanderesses n’ont pas non plus établi qu’elles s’étaient appuyées sur ces interactions ou qu’elles avaient des attentes découlant de ces interactions qui étayeraient l’existence d’une obligation de diligence de droit privé. Toutes les interactions ou communications pertinentes concernant l’interdiction d’importer des abeilles en provenance des É.-U. ont eu lieu dans le cadre de la fonction réglementaire de l’ACIA de protéger la santé des animaux et étaient inhérentes à l’exercice de cette obligation de droit public.
e) Conclusion – Première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
[533] La première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper concerne la prévisibilité et le lien de proximité. En l’espèce, les défendeurs ne font aucune admission concernant la question de la prévisibilité, mais ne s’y opposent pas et ne l’abordent pas non plus sur le fond. Compte tenu de la preuve qui m’a été présentée, je suis d’avis que les défendeurs pouvaient raisonnablement prévoir que le maintien de l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. pouvait causer un préjudice financier à certains apiculteurs commerciaux, dont des membres du groupe, en raison des coûts supérieurs d’importation en provenance d’autres pays et des coûts d’hivernage. Cependant, la prévisibilité à elle seule ne suffit pas lorsqu’il s’agit de décider s’il existe une obligation de diligence envers le groupe. Il faut également conclure à l’existence d’un lien de proximité. À cet égard, je conclus qu’en l’espèce, le régime légal – la LSA et le RSA – ne crée pas d’obligation de diligence issue du droit privé envers les demanderesses, et exclut implicitement la possibilité de reconnaître une telle obligation. Même à supposer que ce ne soit pas le cas, les communications et les interactions entre l’ACIA et le groupe ne créent pas d’obligation de diligence visant à protéger les intérêts financiers du groupe en ce qui concerne l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Comme elles n’ont pas démontré de lien de proximité, les demanderesses ne se sont pas acquittées de leur fardeau d’établir l’existence d’une obligation de diligence prima facie.
[534] Pour cette seule raison, les demanderesses sont déboutées. Comme elles n’ont pas démontré l’existence d’un lien de proximité entre le groupe et les défendeurs, il ne saurait y avoir d’obligation de diligence et, partant, de négligence (Taylor 2020, au para 594). En l’absence d’une obligation de diligence, il n’est pas nécessaire d’examiner si d’autres considérations de politique générale peuvent « supplanter »
une telle obligation (Fullowka, au para 57).
[535] Par conséquent, il m’est inutile de poursuivre l’analyse. Je suis également d’avis que cette question est déterminante en l’espèce.
[536] Toutefois, vu le temps et les efforts consacrés au procès, et au cas où j’aurais fait erreur, j’examine également la deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper.
C. Deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper
[537] À la deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper, la Cour est appelée à examiner, à supposer que la prévisibilité et la proximité aient été établies à la première étape, s’il existe d’autres considérations de politique étrangères au lien existant entre les parties qui sont susceptibles d’écarter l’obligation de diligence (Marchi, au para 18, renvoyant à Cooper, au para 30). Ces considérations portent sur « l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général. La loi prévoit-elle déjà une réparation? Faudrait-il craindre le risque que la reconnaissance de l’obligation de diligence crée une responsabilité illimitée pour un nombre illimité de personnes? D’autres raisons de politique générale indiquent-elles que l’obligation de diligence ne devrait pas être reconnue? »
(Cooper, au para 37).
[538] Là encore, je réitère ma conclusion selon laquelle le lien de proximité n’a pas été établi; les défendeurs n’ont donc aucune obligation de diligence envers les demanderesses dans ces circonstances. Par conséquent, l’analyse qui suit n’est fournie qu’au cas où j’aurais fait erreur.
[539] L’une des questions qui peut se poser à cette étape, et qui se pose en l’espèce, est celle de savoir si la décision en cause est une décision de politique (qui n’engage aucune responsabilité) ou une décision opérationnelle (qui peut donner lieu à une responsabilité). La Cour suprême du Canada a affirmé que « la question de savoir en quoi consiste une “véritable” décision de politique générale ou une décision de politique “fondamentale” est “une question épineuse qui a fait couler beaucoup d’encre” (Imperial Tobacco, par. 72). En effet, il ne peut y avoir de formule magique ou de critère absolu permettant d’apporter infailliblement une réponse à toute décision prise par le gouvernement (par. 90) »
(Marchi, au para 50). Bien que la Cour dans l’arrêt Marchi donne ensuite des orientations sur ce qu’est une décision de politique générale fondamentale et sur la façon de déterminer si une décision est de cette nature, je suis d’avis qu’en l’espèce, la question reste épineuse.
[540] C’est particulièrement le cas en l’espèce étant donné que les points de vue quant à l’étendue de l’obligation de diligence divergent et même, dans le cas des demanderesses, ont changé. Plus précisément, les demanderesses sont d’avis que l’obligation de diligence des défendeurs peut se limiter ou être restreinte à celle de proposer des options d’atténuation des risques dans leurs évaluations des risques.
[541] J’estime qu’il est nécessaire, dans un premier temps, de définir l’obligation visée par la première question commune, ce qui aura alors une incidence sur les décisions en cause qui donneraient naissance à une obligation de diligence.
i. Étendue de l’obligation
[542] Par souci de commodité, je répète la première question commune :
Les défendeurs, ou l’un d’eux, ont-ils à l’égard du groupe proposé une obligation de diligence consistant à ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait, notamment une obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013?
a) Thèse des demanderesses
[543] Dans leurs observations préliminaires, les demanderesses soutiennent que les défendeurs ont délibérément mal interprété l’obligation invoquée. Elles affirment qu’elles ont invoqué une [traduction] « obligation distincte et limitée, qui respecte la directive de la Cour suprême du Canada selon laquelle “la décision ou la conduite en cause doit être décrite avec précision” et “[l’]obligation invoquée doit être liée à la conduite négligente reprochée” »
(renvoyant à Marchi, au para 76). Elles soutiennent également que la Cour ne devrait pas tenir compte de la tentative des défendeurs de présenter l’obligation comme une obligation générale afin de faire passer les décisions opérationnelles négligentes pour des décisions de politique. Selon les demanderesses, les mesures qui sont en cause en l’espèce sont des décisions opérationnelles, et non des décisions de politique.
[544] Les demanderesses divisent ensuite l’obligation de diligence décrite à la première question commune en deux obligations distinctes. Elles affirment tout d’abord que les défendeurs avaient envers le groupe une obligation de diligence de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait relative à l’importation. Cet argument est fondé sur la thèse selon laquelle les défendeurs n’avaient pas le droit d’appliquer une interdiction générale à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Au contraire, le régime légal exigeait que les défendeurs examinent les circonstances uniques de chaque demande de permis au moment où elle était présentée et qu’ils évaluent si l’activité précise demandée entraînerait l’introduction ou la propagation de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques (RSA, au para 160(1.1)). Les demanderesses affirment que les défendeurs se sont engagés [traduction] « à surveiller et à mettre à jour les données en leur possession afin de s’assurer que l’interdiction à la frontière ne dure pas plus longtemps que nécessaire »
. Les demanderesses ont joint en annexe une preuve qui selon elles démontre l’engagement de l’ACIA à réviser annuellement l’interdiction d’importation [annexe H, dont il est question plus haut]. Elles allèguent que, depuis 2006, « les défendeurs avaient l’obligation d’évaluer régulièrement le statut sanitaire des abeilles provenant des É.-U., ainsi que d’évaluer les risques et les mesures d’atténuation qui pouvaient être prises pour autoriser éventuellement l’importation de paquets »
. Les demanderesses affirment qu’ils ne l’ont pas fait, mais qu’en plus ils « s’appuient sur leur propre incapacité à proposer des options d’atténuation des risques pour justifier leur refus d’examiner les demandes de permis d’importation »
.
[545] Selon les demanderesses, depuis l’expiration en 2006 du Règlement de 2004, les défendeurs disposaient de seulement deux moyens pour respecter leurs obligations légales : ils pouvaient soit édicter de nouveaux règlements pour prolonger l’interdiction, soit évaluer les demandes de permis d’importation au cas par cas conformément au paragraphe 160(1.1) du RSA. Elles soutiennent que le défaut de prendre l’une ou l’autre de ces mesures constituait une conduite négligente et illégale et que le ministre a outrepassé son pouvoir légal en refusant d’évaluer les demandes de permis d’importation du groupe. Les demanderesses affirment que l’exécution de l’interdiction sur une période de 17 ans sans pouvoir légal démontrait une paralysie décisionnelle et que, [traduction] « une fois qu’une décision d’agir est prise, le gouvernement peut être responsable de la manière dont elle met en œuvre cette décision »
. À l’expiration en 2006 du Règlement de 2004, les défendeurs étaient tenus de mettre en œuvre cette décision entourant le régime des permis d’importation de manière raisonnable, légale et non négligente (conformément aux dispositions et aux critères du RSA). Les demanderesses affirment que les défendeurs avaient l’obligation d’agir raisonnablement, c’est-à-dire, à tout le moins, légalement et conformément à leur propre régime légal.
[546] La « décision »
dont parlent les demanderesses semble être la décision de maintenir l’interdiction sans renouveler le Règlement de 2004 ni évaluer les demandes de permis d’importation au cas par cas.
[547] Les demanderesses affirment ensuite que le régime légal comprend à la fois une obligation de recevoir et d’évaluer les demandes de permis d’importation et une obligation de diligence. À cet égard, elles soutiennent que, [traduction] « conformément à ce régime réglementaire, l’obligation première des défendeurs dans la réglementation des importations d’abeilles est de protéger les intérêts financiers du secteur apicole et des apiculteurs commerciaux »
. Elles font valoir que les défendeurs se sont acquittés de cette obligation en 1987, au moyen des REIR et par d’autres moyens. Elles affirment que le régime légal, les déclarations que les défendeurs ont faites au groupe ainsi que les interactions qu’ils ont eues avec ce dernier, lesquels ont démontré qu’ils avaient agi dans le but [traduction] « de protéger les intérêts financiers du groupe »
, démontrent qu’ils avaient une obligation de diligence envers les apiculteurs. Selon les demanderesses, les défendeurs avaient l’obligation d’agir de manière raisonnable et prudente. En refusant d’évaluer les demandes d’importation après 2006, ils ont manqué à leur obligation légale, ce qui constitue une conduite illégale ayant causé un préjudice financier au groupe.
[548] Les demanderesses affirment ensuite que les défendeurs avaient une obligation de diligence de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013. Essentiellement, elles sont d’avis que les décisions de procéder aux évaluations des risques étaient des décisions de politique, mais que la manière dont elles ont été exécutées – qui était négligente selon elles – était de nature opérationnelle. Les demanderesses affirment que lorsqu’un organisme gouvernemental prend la décision politique d’appliquer certaines mesures, il a une obligation de diligence envers tous ceux à qui la mise en œuvre négligente de cette politique pourrait causer préjudice. Par conséquent, les défendeurs avaient l’obligation envers les personnes dont les activités dépendaient des résultats des évaluations de préparer ces évaluations d’une manière raisonnable et conforme aux normes en vigueur.
[549] Toutefois, dans leurs observations finales, les demanderesses mettent l’accent presque exclusivement sur l’obligation relative à la manière dont les évaluations des risques ont été effectuées. Selon elles, la première question commune [traduction] « décrit l’obligation restreinte et limitée invoquée et lie cette obligation à la conduite négligente reprochée. Les décisions contestées sont précisément détaillées : l’analyse des risques a abouti à deux Évaluations des risques qui ne respectent pas la norme de diligence reconnue et sur lesquelles les défendeurs se sont ensuite fondés pendant une vingtaine d’années pour rejeter des demandes de permis d’importation de paquets d’abeilles en provenance des États-Unis. »
Elles affirment que les défendeurs ont fait fi de leurs propres normes opérationnelles dans les deux Évaluations des risques et se sont ensuite appuyés sur ces manquements pour appliquer illégalement le régime de permis d’importation. Les demanderesses soutiennent que c’est cette question, et non l’ouverture ou la fermeture de la frontière en tant que telle, qui est au cœur de la présente affaire. Elles affirment là encore que l’obligation est restreinte, circonscrite et définie avec précision et que, de fait, les décisions dans lesquelles l’obligation invoquée n’est pas analogue ne s’appliquent pas.
[550] Les demanderesses renvoient également (dans le contexte du lien de proximité) à l’arrêt Paradis CAF et soutiennent que la Cour d’appel fédérale [traduction] « a défini l’obligation de diligence à laquelle les défendeurs sont tenus en l’espèce : l’obligation de respecter les intérêts des apiculteurs dans la mesure où [les défendeurs] pren[nent] des décisions rationnelles et fondées sur des preuves en suivant des critères législatifs appropriés »
. Elles affirment qu’il s’agit de la « teneur de l’obligation »
qu’elles invoquent et qui a été établie, à savoir une obligation de proposer des options d’atténuation dans les évaluations des risques.
[551] Je fais toutefois remarquer que la Cour d’appel fédérale ne dit rien au sujet d’une obligation de proposer des options d’atténuation. Il en est ainsi parce que cette obligation n’a pas été plaidée (elle a été ajoutée à la première question commune par ordonnance du juge responsable de la gestion de l’instance le 15 août 2023, dont il est question plus loin). Dans l’appel interjeté à l’encontre de la décision d’accueillir la requête en radiation, la Cour d’appel fédérale a plutôt examiné l’argument des demanderesses selon lequel les défendeurs avaient adopté une politique voulant qu’aucun permis d’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. ne soit délivré. Dans la déclaration (antérieure à la déclaration modifiée de nouveau, qui était l’acte de procédure en vigueur au moment du procès), les demanderesses ont allégué que cette politique constituait une directive ou un arrêté ministériel de fait qui ne reposait sur aucun pouvoir légal. La Cour d’appel fédérale a affirmé que les apiculteurs alléguaient que, dans certaines interactions, le Canada leur avait assuré que les importations touchant leurs intérêts financiers seraient interdites seulement s’il existait des preuves scientifiques de l’existence d’un risque. En l’absence de cette preuve de risque et n’eût été les lignes directrices générales, le gouvernement du Canada devait délivrer des permis d’importation en vertu de l’article 160 du RSA. La Cour d’appel fédérale a ensuite fait la déclaration suivante, que les demanderesses ont citée en partie : « Compte tenu de ces facteurs, le lien entre le gouvernement du Canada et les apiculteurs est suffisamment étroit et direct pour qu’il soit juste et raisonnable que le gouvernement du Canada soit assujetti à l’obligation de respecter les intérêts des apiculteurs, au moins dans la mesure où il prend des décisions rationnelles et fondées sur des preuves en suivant des critères législatifs appropriés. »
(Paradis CAF, au para 90) Ou, « [e]n d’autres termes, selon les allégations, le lien entre les apiculteurs et le Canada est un lien relatif à des droits [bien] définis fondés sur certains critères législatifs ainsi que sur certaines interactions et assurances entre les deux parties »
(Paradis CAF, au para 91), les critères législatifs étant le paragraphe 160(1.1) du RSA (non souligné dans l’original).
[552] Au procès, les demanderesses n’ont pas mentionné les critères législatifs qui s’appliqueraient à l’obligation de proposer des options d’atténuation des risques et, comme je le conclus plus haut, la LSA et le RSA n’exigent pas que l’ACIA procède à des évaluations des risques. Par conséquent, il n’y a pas d’obligation législative applicable à cet égard, ni de critères législatifs à respecter.
[553] Dans leurs observations orales finales, les demanderesses soulignent de nouveau que la précision est importante lorsqu’il s’agit de définir l’obligation, car la nature et la teneur de l’obligation invoquée servent à trancher la question de la responsabilité indéterminée (à l’étape de l’analyse du lien de proximité et à la deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper) et à déterminer si la décision contestée est de nature politique ou opérationnelle.
b) Thèse des défendeurs
[554] Dans leurs observations préliminaires, les défendeurs ont traité de l’obligation de diligence divisée en deux obligations distinctes telle qu’elle a été présentée par les demanderesses et, pour les raisons qu’ils ont exposées, sont d’avis qu’aucune des deux obligations invoquées n’existe. Ils ont traité des deux obligations dans leur analyse.
[555] Dans leurs observations écrites finales, les défendeurs ont également traité des deux aspects de l’obligation invoquée. Dans leurs observations orales finales, ils ont répondu à l’allégation des demanderesses concernant l’obligation de diligence telle qu’elle avait été définie lors de la conclusion de leur argumentation. Ils font valoir que, si elles soutiennent désormais que l’obligation est étroite et circonscrite, les demanderesses faisaient référence à une obligation dont la portée était plus large dans leurs observations. À cet égard, les défendeurs font remarquer que les demanderesses faisaient initialement valoir qu’ils avaient une obligation de respecter les intérêts des apiculteurs en ce sens qu’ils devaient prendre des décisions rationnelles et fondées sur des preuves en suivant les critères législatifs appropriés; une obligation de tenir compte des intérêts des demanderesses; et une obligation fondée sur l’Accord SPS, et qu’ils devaient également respecter l’exigence énoncée dans l’arrêt Vlanich, à savoir que lorsqu’un organisme de réglementation entreprend une activité, il doit le faire de manière raisonnable si l’activité en question concerne d’autres personnes. Les défendeurs soutiennent qu’il s’agit là d’obligations largement définies, tandis que les demanderesses affirment que l’obligation qu’elles invoquent est très précise. Selon eux, la question en l’espèce consiste à savoir s’ils ont une obligation de diligence de droit privé envers les importateurs d’animaux lorsqu’ils exercent leurs fonctions réglementaires liées à l’importation d’animaux suivant la LSA et le RSA. Le fait de définir les obligations comme les demanderesses ont choisi de le faire ne change pas non plus l’objet et l’intention du régime réglementaire.
c) Quelle est la décision ou la conduite en cause?
[556] À des fins de mise en contexte, je fais remarquer que la première question commune a été modifiée le 15 août 2023 par une ordonnance du juge responsable de la gestion de l’instance. À cette occasion, la phrase « notamment une obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 »
a été ajoutée. Toutefois, l’obligation générale de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait a été maintenue.
[557] Cette obligation générale correspond en tous points aux allégations figurant dans la déclaration modifiée de nouveau, datée du 6 avril 2017. Les demanderesses y réclament des dommages-intérêts, en leur nom et au nom des autres membres du groupe, d’un montant égal aux pertes et au préjudice qu’elles ont subis en raison de [traduction] « la négligence dont les défendeurs ont fait preuve en imposant et en exécutant l’interdiction, ou en refusant de délivrer des permis, visant l’importation au Canada de paquets d’abeilles vivantes en provenance de la partie continentale des États-Unis depuis 2006 jusqu’à aujourd’hui ».
[558] Dans leur déclaration modifiée de nouveau, les demanderesses allèguent notamment que les défendeurs ont fait preuve de négligence et qu’ils ont envers elles une obligation de diligence en ce qui concerne les restrictions à l’importation d’abeilles en provenance des É.‑U. Elles soutiennent que cette obligation découle de l’objet de la LSA et du RSA; des déclarations que l’État a faites au secteur apicole canadien selon lesquelles il réglementait l’importation afin de protéger les intérêts du secteur, en particulier sa viabilité économique; de l’obligation qu’a l’État en vertu des articles 12 et 160 du RSA de recevoir et d’analyser les demandes de permis d’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U.; et des mesures prises par l’État relativement à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U., y compris l’interdiction et l’assouplissement partiel de cette interdiction, [traduction] « qui visaient principalement à favoriser et à protéger la viabilité du secteur apicole »
, entre autres.
[559] Dans leur déclaration modifiée de nouveau, les demanderesses allèguent que les défendeurs ont une obligation de diligence envers elles et le groupe relativement à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U., notamment de ne pas maintenir l’interdiction après 2006 sans pouvoir légal ou objectif licite, de ne pas imposer une interdiction générale [traduction] « sous le couvert de leur pouvoir discrétionnaire ministériel »
et, après 2006, de recevoir et d’analyser les demandes d’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. ou de les rejeter uniquement sur le fondement des conditions énoncées aux articles 12 et 160 du RSA.
[560] Les demanderesses allèguent que les défendeurs ont manqué à leur obligation de diligence notamment : en fondant leur décision de maintenir l’interdiction sur des renseignements désuets et inexacts; en refusant de mettre à jour les renseignements sans l’approbation du CCM dominé par la « faction »
; en ne procédant pas à une nouvelle évaluation des risques ou en n’en obtenant pas une à jour; en exerçant à mauvais escient ou en négligeant d’exercer ses responsabilités ministérielles et ses pouvoirs discrétionnaires prévus par la LSA et le RSA en ce qui concerne l’autorisation ou l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U., notamment en déléguant son pouvoir décisionnel au CCM dominé par la « faction »
ou en assujettissant ses décisions réglementaires à sa volonté, alors que cette entité n’agissait pas dans l’intérêt supérieur du secteur apicole commercial dans son ensemble et agissait à des fins illégitimes et contraires au régime réglementaire.
[561] Les demanderesses allèguent que l’État savait ou aurait dû savoir que sa négligence et le maintien de l’interdiction d’importation leur causeraient des dommages et des pertes, puisqu’elles comptent sur l’importation des paquets pour soutenir et développer leurs activités et leur entreprise apicoles.
[562] Il ne fait aucun doute que la déclaration modifiée de nouveau est axée sur le maintien de l’interdiction d’importer des abeilles en provenance des É.-U. et que les demanderesses allèguent la négligence des défendeurs et leur manquement aux obligations de diligence qu’ils ont envers elles à cet égard. Les demanderesses ne renvoient pratiquement pas aux évaluations des risques si ce n’est qu’affirmer que les défendeurs n’ont pas procédé à une nouvelle évaluation des risques. Dans l’acte de procédure, qui doit sous-tendre ou permettre d’interpréter la première question commune, les demanderesses n’invoquent aucune obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013. En fait, elles affirment que cette obligation est désormais visée par la première question commune du fait qu’elle a été modifiée.
[563] Là où je veux en venir, c’est que les demanderesses allèguent désormais que l’obligation invoquée est une obligation distincte et circonscrite de proposer des options d’atténuation des risques dans les évaluations des risques. Or, cette allégation ne figure pas dans l’acte de procédure en question. Il y a donc lieu de se demander si l’obligation invoquée de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 peut être une obligation de diligence distincte comme le soutiennent les demanderesses. Pour être reconnue, cette obligation devrait s’inscrire dans l’obligation générale de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait, ce qui est précisément ce que prévoit la première question commune. Par conséquent, l’obligation de proposer des options d’atténuation des risques doit s’inscrire dans cette obligation générale et entrer dans le cadre de cette obligation; elle ne peut être considérée isolément.
[564] Comme je le mentionne plus haut, les demanderesses affirment que les déclarations répétées par les défendeurs au cours des décennies quant à l’objet de la LSA et du RSA ont donné lieu à une relation spéciale avec le groupe. Elles affirment également que le nombre élevé d’interactions entre les parties a renforcé cette relation et que, [traduction] « [a]vec le temps, cette relation a fait naître une obligation de diligence distincte, à savoir effectuer les évaluations des risques conformément aux normes professionnelles, industrielles et internationales en vigueur »
, y compris proposer des mesures d’atténuation des risques. Toutefois, je ne vois pas comment la relation spéciale alléguée pourrait donner naissance à cette obligation distincte. Le lien de proximité concerne la relation entre les parties, et non leur comportement.
[565] À cet égard, dans l’arrêt Stewart c Pettie, [1995] 1 RCS 131 [Stewart], bien qu’il ne s’agisse pas d’un recours collectif, la Cour suprême du Canada a examiné si un hôte commercial pouvait être tenu responsable des blessures subies par la passagère d’une voiture conduite par un conducteur en état d’ébriété à qui l’hôte commercial avait servi des boissons alcoolisées. La Cour suprême a affirmé que les arrêts Anns, Kamloops et Just avaient établi la façon moderne de déterminer s’il existe une obligation de diligence et a conclu, sur le fondement de ces arrêts, qu’il existait entre les parties un lien de proximité suffisamment étroit. Dans cet arrêt, les intimés soutenaient que l’hôte commercial avait deux obligations de diligence envers la passagère : premièrement, celle de ne pas servir le conducteur jusqu’à ce qu’il soit ivre et, deuxièmement, celle de prendre des mesures positives pour s’assurer qu’il ne conduirait pas. La Cour suprême a conclu que cet argument confondait l’existence de l’obligation de diligence avec la norme de diligence : « La question de savoir s’il existe une obligation de diligence relève de la relation entre les parties, et non d’un comportement. La question de savoir quel comportement est requis pour satisfaire à l’obligation touche à la norme de diligence appropriée »
(Stewart, au para 32). La Cour a cité Fleming aux pages 105 et 106 de son ouvrage intitulé The Law of Torts (8e éd. 1992) :
[traduction]
La norme générale de comportement requise par la loi est un complément nécessaire de la notion juridique d’« obligation ». Non seulement s’agit‑il de savoir si « le défendeur avait l’obligation d’être diligent », mais également « ce que, précisément, il devait faire pour s’acquitter de cette obligation ». En fait, il n’est pas rare que la norme de diligence soit formulée comme une « obligation », comme lorsque l’on affirme qu’un automobiliste est tenu d’être vigilant ou de signaler ses virages. Mais il est préférable d’éviter cette formulation. Premièrement, la question de l’obligation est déjà suffisamment complexe sans qu’on la fractionne encore plus pour viser une série sans fin de détails relatifs au comportement. L’« obligation » est plus justement réservée à la question de savoir si la relation entre les parties (comme le fabricant et le consommateur ou l’occupant et l’intrus) justifie l’imposition à l’une de l’obligation de diligence au profit de l’autre. En outre, il convient davantage de considérer le comportement individuel en fonction de la norme juridique de ce qui est requis pour satisfaire à cette obligation […]
[566] L’arrêt Stewart a été invoqué dans d’autres décisions en ce qui concerne la distinction entre l’existence d’une obligation de diligence envers le demandeur et la norme de diligence. Plus particulièrement, dans l’arrêt Rausch v Pickering, 2013 ONCA 740, la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé ce qui suit :
[traduction]
[37] L’action en négligence repose sur la reconnaissance que le défendeur a une obligation de diligence envers le demandeur. L’obligation de diligence n’est pas une obligation de faire quelque chose de précis : elle consiste à prendre des précautions raisonnables pour éviter de causer des dommages prévisibles aux personnes avec qui on est dans une relation de proximité.
[38] Par erreur, on confond souvent l’obligation de diligence et la norme de diligence. Il s’agit toutefois de concepts distincts. Comme l’a écrit la Cour suprême du Canada au paragraphe 32 de l’arrêt Stewart c Pettie [renvoi omis], « [l]a question de savoir s’il existe une obligation de diligence relève de la relation entre les parties, et non d’un comportement ». La question de savoir quel comportement est requis pour satisfaire à l’obligation touche à la norme de diligence appropriée […]
[39] L’existence d’une obligation de diligence signifie simplement que le défendeur a un lien de proximité suffisamment étroit avec le demandeur pour qu’il le considère comme une personne susceptible d’être lésée par ses actions fautives. Il ne s’agit pas d’une obligation de faire quoi que ce soit de précis; il s’agit d’une obligation de prendre des précautions raisonnables pour éviter de causer un préjudice prévisible : Ryan c Victoria (Ville), 1999 CanLII 706 (CSC), [1999] 1 RCS 201 aux para 25‑27.
[Non souligné dans l’original.]
(Voir aussi Fisher v Richardson GMP Limited, 2022 ABCA 123 au para 43; Jastram Properties Ltd v HSBC Bank Canada, 2021 BCSC 2204 au para 40 (requête en autorisation d’un recours collectif); 118143 Ontario Inc v City of Mississauga, 2015 ONSC 3691 au para 219; Argent v Gray, 2015 ABQB 292 au para 63; Evans v Anderson, 2023 BCSC 143 au para 116; Gelowitz v Revelstoke (City), 2022 BCSC 46 au para 134 [Gelowitz].)
[567] En somme, comme il est indiqué dans la décision Gelowitz :
[traduction]
[134] […] L’existence d’une obligation de diligence est une question de droit. Elle dépend de la nature de la relation entre les parties; plus précisément, il s’agit de savoir si le défendeur a un lien suffisamment étroit avec le demandeur pour que l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’il le considère comme une personne susceptible d’être lésée par ses actions et omissions. La question de savoir quel comportement est requis du défendeur pour satisfaire à l’obligation touche à la norme de diligence : Stewart c Pettie, 1995 CanLII 147 (CSC), [1995] 1 RCS 131 au para 32.
[568] Ainsi, bien que l’on qualifie la proposition de mesures d’atténuation d’« obligation »
dans la première question commune, à mon sens, il s’agit plutôt d’un exemple de conduite permettant de définir la norme de diligence. Quoi qu’il en soit, la première question commune consiste à savoir si les défendeurs ont une obligation de diligence de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait, « notamment une obligation de proposer des options d’atténuation des risques ».
[569] À mon avis, dans leurs allégations, les demanderesses sont allées au-delà de leurs préoccupations concernant l’obligation de proposer des options d’atténuation dans les Évaluations des risques et la manière dont ces évaluations ont été menées. En effet, elles ont aussi allégué que les défendeurs avaient l’obligation de procéder à des examens annuels, de surveiller la santé des abeilles et de mettre à jour l’Évaluation des risques de 2003. Dans leurs observations finales, et malgré leur argument selon lequel l’obligation invoquée et les décisions ou la conduite en cause sont limitées (des décisions opérationnelles distinctes quant à la manière dont les Évaluations des risques ont été menées, c’est-à-dire sans proposer de mesures d’atténuation), les demanderesses font référence à une obligation plus large et à d’autres décisions. De plus, comme l’ont souligné les défendeurs, les demanderesses ont aussi parfois fait référence à une obligation plus large dans leurs observations orales finales. J’ajouterais qu’au procès, elles ont également traité de ces obligations plus larges avec les témoins de l’ACIA. Par exemple, elles ont soulevé la question des examens annuels lors du contre-interrogatoire de la Dre Snow et celle de l’évaluation au cas par cas des demandes de permis d’importation lors du contre-interrogatoire du Dr Alexander.
[570] Comme j’en discute plus loin lorsqu’il est question des facteurs énoncés dans l’arrêt Marchi (et plus en détail ailleurs dans les présents motifs), la preuve démontre que, dans l’exécution ou le maintien de l’interdiction d’importation, l’ACIA a pris de nombreuses décisions au fil du temps, notamment quant à savoir si une évaluation des risques devait être menée et à quel moment. Le processus décisionnel ne se limitait pas à la prise de décisions sur la manière dont l’évaluation des risques serait effectuée.
[571] Cela nous ramène à l’arrêt Marchi. Dans cette affaire, Mme Marchi a fait valoir que le juge de première instance avait commis une erreur en se concentrant erronément sur les opérations de déneigement en général sans restreindre son analyse à la décision contestée. Selon elle, l’affaire ne portait pas sur l’ordre de priorité du déblayage et de l’épandage de sable établi dans la politique écrite ni sur les politiques de déblayage et de déneigement en général, qui n’étaient pas contestés. La question portait sur le déblayage des espaces de stationnement dans le secteur 300 de la rue Baker et sur la création d’un banc de neige le long du trottoir dépourvu d’un accès sécuritaire aux trottoirs. Mme Marchi a affirmé que, même si l’on suppose que la politique écrite était une politique générale fondamentale, le déblayage des espaces de stationnement et la création de bancs de neige n’étaient prescrits par aucun des documents de la Ville; il s’agissait de l’opérationnalisation ou de la mise en œuvre du déneigement (Marchi, au para 75).
[572] La Cour suprême a conclu :
[76] Nous sommes d’accord avec Mme Marchi et la Cour d’appel pour dire que le juge de première instance a fait erreur. Premièrement, il a décrit la décision ou la conduite en cause de manière trop générale, en se concentrant sur l’ensemble du processus d’enlèvement de la neige. Or, ce qui est en cause, c’est le fait que la Ville a déblayé les espaces de stationnement situés dans le secteur 300 de la rue Baker en créant des bancs de neige le long des trottoirs – invitant ainsi les membres du public à se garer dans ces espaces – sans aménager d’accès direct aux trottoirs. Même si la Politique écrite était une politique générale fondamentale, cela ne signifie pas pour autant que la création de bancs de neige sans dégager de passages permettant d’accéder directement aux trottoirs constituait une décision de politique générale fondamentale. Dans l’analyse de l’obligation de diligence, la décision ou la conduite en cause doit être décrite avec précision de façon à ce que l’immunité soit uniquement accordée aux décisions de politique générale fondamentale (voir, p. ex., Imperial Tobacco, par. 67). L’obligation invoquée doit être liée à la conduite négligente reprochée. En l’espèce, la demanderesse prétend que la Ville a été négligente dans la manière dont elle a, dans les faits, déblayé les espaces de stationnement. La conclusion du juge de première instance selon laquelle [traduction] « les actions de la Ville résultaient de décisions de politique » était trop générale, amalgamant toutes les décisions et activités de la Ville en matière d’enlèvement de la neige. Les observations de la Ville devant notre Cour sont au même effet.
[573] Les demanderesses invoquent l’arrêt Marchi à l’appui de leur argument selon lequel l’obligation de diligence dans l’affaire dont je suis saisie se limite précisément à l’obligation distincte de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013. Ne pas en proposer constitue la conduite négligente.
[574] Cependant, comme je l’explique plus haut, je suis d’avis que l’obligation de proposer des options d’atténuation des risques n’est pas une obligation distincte et doit être considérée dans le contexte de l’obligation générale de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait. De plus, dans l’arrêt Marchi, les décisions de politique générale n’ont pas été contestées, et l’activité dont s’est plainte Mme Marchi (le déneigement) n’a pas eu de répercussions sur elle pendant longtemps. Cette situation est très différente des faits de l’espèce. Ni l’acte de procédure des demanderesses, ni la formulation de la première question commune, ni les observations préliminaires des demanderesses, ni la preuve produite au procès ne portent uniquement sur les décisions entourant la manière dont les Évaluations des risques ont été réalisées. Ils démontrent que, depuis 2006, de nombreuses décisions et mesures ont été prises au fil des ans concernant le maintien de l’interdiction d’importation d’abeilles en provenance des É.-U. Ces décisions et ces mesures se rapportent à une ligne de conduite, à savoir l’exécution ou le maintien de l’interdiction d’importation. Autrement dit, la portée de la contestation visant les décisions et la conduite du gouvernement est beaucoup plus large dans l’affaire dont je suis saisie qu’elle semble l’avoir été dans l’arrêt Marchi.
[575] Dans l’arrêt Marchi, la Cour suprême du Canada conclut que l’obligation invoquée doit être liée à la conduite négligente reprochée. Ainsi, selon ma compréhension, pour que soit correctement réalisée l’analyse de l’obligation de diligence visant à déterminer si une décision ou une ligne de conduite est une politique ou une décision opérationnelle, la conduite en cause (dans cet arrêt, la manière dont les espaces de stationnement ont été, dans les faits, déblayés) doit être clairement définie. En l’espèce, malgré les observations finales des demanderesses quant à l’étendue restreinte de l’obligation et de la conduite en cause, les allégations qu’elles ont formulées avant et pendant le procès visaient une autre conduite prétendument négligente. Cette conduite et l’obligation invoquée de proposer des mesures d’atténuation des risques relèvent de l’obligation générale de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait.
[576] Par conséquent, je conclus qu’en l’espèce, les décisions et la conduite en cause ne se limitent pas à la proposition d’options d’atténuation dans les Évaluations des risques.
ii. Décision de politique ou décision opérationnelle?
a) Cadre juridique
[577] Dans l’arrêt Cooper, la Cour suprême du Canada a examiné la raison d’être de la distinction entre une politique et une décision opérationnelle :
[38] C’est à cette deuxième étape de l’analyse qu’il faut examiner la distinction entre la politique de gouvernement et l’application de cette politique. Il est établi que les acteurs gouvernementaux ne sont pas responsables de négligence pour les décisions de politique générale, mais seulement pour les décisions opérationnelles. Cette immunité provient du fait que la politique relève de la prérogative des élus. Il ne convient pas que les tribunaux imposent une responsabilité pour les conséquences d’une décision de politique générale donnée. Par contre, un acteur gouvernemental peut être tenu responsable de négligence pour la manière dont il applique la politique. À notre avis l’exonération de responsabilité liée aux décisions de politique générale est considérée à juste titre comme une application de la deuxième étape du critère de l’arrêt Anns. L’exonération n’a pas trait au lien entre les parties. Hormis les cas où on qualifie en droit l’obligation du gouvernement de question de politique, les demandeurs peuvent obtenir une indemnisation et ils le font. Il convient de considérer l’exonération de responsabilité comme une immunité accordée en raison de facteurs extérieurs au lien entre le demandeur et le défendeur pour des raisons de politique générale — plus précisément parce qu’il est inapproprié pour les tribunaux de s’approprier le rôle des élus en matière de politique. Des considérations semblables peuvent surgir lorsque la décision en question est de nature quasi judiciaire (voir Edwards c. Barreau du Haut-Canada, [2001] 3 R.C.S. 562, 2001 CSC 80).
[578] Plus récemment, dans l’arrêt Marchi, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la question de savoir pourquoi les décisions de politique générale fondamentale sont à l’abri de toute responsabilité et comment identifier ces décisions. À ce sujet, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :
[39] L’application des principes du droit privé de la négligence aux autorités publiques pose des [traduction] « problèmes particuliers » (Sutherland Shire Council, p. 456, le juge Mason). Bien que les dispositions législatives assujettissent la Couronne à la responsabilité comme si elle est une personne, « la Couronne n’est pas une personne et elle doit pouvoir être libre de gouverner et de prendre de véritables décisions de politique sans encourir pour autant une responsabilité civile délictuelle » (Just, p. 1239). Le processus décisionnel des gouvernements couvre un large spectre. À une extrémité de ce spectre se situent les choix de politique publique que seuls les gouvernements peuvent prendre, comme ceux pris « par les plus hautes instances » du gouvernement afin d’adopter une ligne de conduite fondée sur les politiques en matière de santé et sur d’autres « considérations sociales et économiques » (Imperial Tobacco, par. 95). Les tribunaux sont réticents à imposer une obligation de diligence de common law à ces choix de politique (voir Dalehite c. United States, 346 U.S. 15 (1953), p. 57, le juge Jackson, dissident). À l’autre extrémité du spectre, les membres du personnel gouvernemental qui conduisent des véhicules ou les autorités publiques qui occupent des immeubles ont manifestement des obligations de diligence de droit privé et ne doivent pas faire montre de négligence (L. N. Klar et C. S. G. Jefferies, Tort Law (6e éd. 2017), p. 348). Le droit de la responsabilité délictuelle doit faire en sorte qu’il y ait responsabilité dans les cas relevant de cette dernière catégorie, sans toutefois pénétrer trop loin dans la sphère des décisions de politique publique.
[579] La Cour suprême du Canada a conclu que la raison première pour laquelle les décisions de politique générale fondamentale sont soustraites à la responsabilité pour négligence est le maintien de la séparation des pouvoirs. Assujettir ces décisions aux obligations de diligence de droit privé amènerait les tribunaux à évaluer des décisions qui relèvent davantage des pouvoirs législatif ou exécutif. La séparation des pouvoirs protège l’indépendance de la magistrature, la capacité et la liberté du pouvoir législatif d’adopter des lois et la capacité du pouvoir exécutif d’appliquer ces lois, d’établir des priorités et d’allouer les ressources nécessaires à une bonne gouvernance. « Les décisions de politique générale fondamentale prises par les branches législative et exécutive nécessitent la mise en balance de facteurs économiques, sociaux et politiques concurrents, ainsi que la réalisation d’analyses contextualisées de données. Ces décisions ne reposent pas uniquement sur des considérations objectives, mais elles requièrent également des jugements de valeur — car des personnes raisonnables peuvent légitimement diverger d’opinions et de fait le font […]. »
Les autorités publiques doivent être autorisées à « nuire en soi aux intérêts des particuliers »
lorsqu’elles prennent des décisions de politique générale fondamentale, sans craindre d’engager leur responsabilité. De plus, bien que les branches législative et exécutive prennent parfois des décisions de politique générale fondamentale qui causent en définitive préjudice à des particuliers, la réponse à de telles décisions doit émaner des électeurs plutôt que des tribunaux. À l’inverse, il existe de bonnes raisons de tenir les autorités publiques responsables de leurs activités négligentes qui ne relèvent pas de la sphère de la politique générale fondamentale, lorsque ces activités causent préjudice à des particuliers. La raison d’être de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale ‒ la protection des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux des branches législative et exécutive nécessaires à la séparation des pouvoirs ‒ devrait servir de principe directeur général de l’analyse. En définitive, la question de savoir si une autorité publique doit bénéficier ou non de l’immunité à l’égard des poursuites en responsabilité pour négligence dépend de la réponse à la question de savoir si la séparation des pouvoirs sous-jacente est en jeu et dans quelle mesure elle l’est (Marchi, aux para 42-49).
[580] En ce qui concerne la question de savoir si une décision est une décision de politique générale fondamentale ou une décision opérationnelle, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :
[54] Toutefois, l’élément clé auquel il faut s’attacher doit demeurer la nature de la décision (Just, p. 1245; voir aussi Imperial Tobacco, par. 87), et l’identification d’autres caractéristiques des décisions de politique générale fondamentale vient appuyer l’accent mis sur cet élément. Dans l’arrêt Just, notre Cour a expliqué que les décisions de politique sont généralement (mais pas toujours) prises « par des personnes occupant un poste élevé au sein de l’organisme » (p. 1245). La juge en chef McLachlin a par la suite exprimé la même idée dans Imperial Tobacco, lorsqu’elle a déclaré qu’habituellement les décisions de politique générale sont « prises par le législateur ou un fonctionnaire tenu officiellement d’évaluer et de mettre en balance des considérations d’intérêt public » (par. 87). Dans l’arrêt Brown, la Cour a précisé que les décisions de politique générale impliquent « la planification et […] la détermination préalable des limites [des] engagements [du gouvernement] » (p. 441). De plus, « les décisions concernant l’allocation de ressources budgétaires à des ministères ou organismes gouvernementaux seront rangées dans la catégorie des décisions de politique » (Just, p. 1242 et 1245 (nous soulignons)).
[55] Les caractéristiques fondées sur les notions de « planification », de « détermination préalable des limites » ou d’« allocation de ressources budgétaires » s’accordent avec la notion sous-jacente selon laquelle les décisions de politique générale font habituellement l’objet de longues délibérations, ont une application large et sont de nature prospective. À titre d’exemple, les décisions de politique générale sont souvent formulées après la tenue de débats — parfois publics — et l’obtention de contributions de différents niveaux hiérarchiques décisionnels. En revanche, les activités gouvernementales qui entraînent la responsabilité pour négligence relèvent généralement du pouvoir discrétionnaire d’un employé ou d’un groupe d’employés. Elles ne sont pas précédées de longues délibérations, mais elles reflètent l’exercice par un représentant ou un groupe de représentants de leur jugement à l’égard d’un événement particulier, ou encore leur réaction à cet événement (voir H. J. Krent, « Preserving Discretion Without Sacrificing Deterrence : Federal Governmental Liability in Tort » (1991), 38 U.C.L.A. L. Rev. 871, p. 898-899).
[56] En conséquence, il se dégage de la jurisprudence de notre Cour quatre facteurs utiles dans l’examen de la nature d’une décision gouvernementale : (1) le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide; (2) le processus suivi pour arriver à la décision; (3) la nature et l’importance des considérations budgétaires; et (4) la mesure dans laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs.
[581] La Cour suprême du Canada a ensuite présenté un cadre permettant de structurer l’analyse et a conclu que, dans la mise en balance des facteurs énoncés plus haut dans l’arrêt, l’accent doit toujours être mis principalement sur l’objet qui sous-tend l’immunité et sur la nature de la décision. Aucun des facteurs n’est nécessairement déterminant en soi, et davantage de facteurs et de caractéristiques des décisions de politique générale fondamentale peuvent être élaborés; les tribunaux doivent évaluer toutes les circonstances (Marchi, au para 66; voir aussi les para 67-68).
[582] Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Imperial Tobacco, les décisions de politique générale fondamentale du gouvernement à l’égard desquelles ce dernier est soustrait aux poursuites se rapportent à une ligne de conduite et reposent sur des considérations d’intérêt public, tels des facteurs économiques, sociaux ou politiques, pourvu qu’elles ne soient ni irrationnelles ni prises de mauvaise foi :
Cela dit, elle n’est pas censée constituer un critère décisif. On peut s’attendre à ce que surviennent de temps à autre des situations délicates où il n’est pas facile de décider si le degré de « politique générale » en cause suffit à mettre une décision à l’abri de toute responsabilité pour négligence. Il serait illusoire de vouloir établir un critère absolu qui donnerait rapidement et infailliblement une réponse à l’égard de toute décision parmi la gamme infinie de celles que peuvent prendre les acteurs gouvernementaux. On pourra néanmoins facilement cerner la plupart des décisions gouvernementales qui représentent une ligne de conduite fondée sur une mise en balance de considérations économiques, sociales et politiques (Imperial Tobacco, au para 90).
[583] Les décisions de politique générale fondamentale forment « un sous-ensemble restreint de décisions discrétionnaires »
, c’est-à-dire que le fait qu’un choix a été effectué n’est pas indicatif d’une décision de politique fondamentale (Marchi, au para 67, citant Imperial Tobacco, aux para 84 et 88). Les parties conviennent que l’analyse permettant la distinction entre décision de politique générale et décision opérationnelle énoncée dans l’arrêt Marchi est le cadre applicable en l’espèce. Cependant, elles ne s’entendent pas sur la portée et l’issue de cette analyse.
[584] Les demanderesses soutiennent qu’obliger les défendeurs à réaliser en bonne et due forme une analyse des risques conformément aux normes en vigueur n’a aucune incidence sur les sphères fondamentales de compétence constitutionnelle : [traduction] « Puisque ces décisions ont été entièrement prises en fonction de normes techniques scientifiques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable, elles donnent, comme il se doit, ouverture à une révision pour négligence. »
Les demanderesses font valoir [traduction] « qu’aucune décision de politique générale n’était en jeu concernant la norme de diligence requise aux fins de l’analyse des risques ou de l’examen des demandes de permis d’importation après le 31 décembre 2006 »
. Le jugement politique ou les jugements de valeur n’étaient pas non plus pris en compte dans l’analyse décisionnelle. [traduction] « Du point de vue du droit, les défendeurs étaient [plutôt] tenus d’agir conformément à la loi dans l’application du régime légal de permis d’importation et de respecter leurs propres normes internes ainsi que les normes internationales régissant l’analyse des risques. »
Les demanderesses soutiennent que le refus des scientifiques de se conformer aux normes internes et internationales invoquées ne nécessitait pas la mise en balance de facteurs sociaux ou politiques concurrents et que les décisions en cause ne supposaient pas de planification et n’avaient pas été précédées de longues délibérations ou de longs débats. Les décisions reflètent plutôt l’exercice par un représentant ou un groupe de représentants de leur jugement à l’égard d’un événement particulier, ou encore leur réaction à cet événement (Marchi, au para 55).
[585] Je souligne à ce stade que, bien que les demanderesses aient invoqué que l’obligation de diligence se limitait à la proposition d’options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013, certaines des observations mentionnées plus haut se rapportent à l’obligation de diligence plus large de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait. Autrement dit, le contexte décisionnel en cause est plus large.
[586] Sur ce dernier point, et avant de passer à l’analyse des facteurs énoncés dans l’arrêt Marchi, je souligne la remarque faite dans la décision Flying E Ranche selon laquelle, [traduction] « en principe, un membre du public ne peut intenter une action en responsabilité délictuelle fondée sur la décision du gouvernement du Canada de prendre ou de s’abstenir de prendre des mesures législatives générales reflétant une politique en vigueur »
(Flying E Ranche, au para 672, citant Kuczerpa v R, 1993 CarswellNat 1388 (CAF), demande d’autorisation de pourvoi rejetée, [1993] CSCR no 194 au para 5; voir aussi Sumere v Transport Canada, [2009] OJ No 4213 (CS) au para 9, cité dans Flying E Ranche, au para 673). Dans la décision Flying E Ranche, le juge a confirmé qu’en 1990, la décision de ne pas effectuer d’examen du Règlement de 1983 sur les aliments du bétail et de ne pas le modifier afin d’interdire la farine de viande et d’os dans les aliments des ruminants ainsi que la décision de ne pas imposer d’interdiction frappant les aliments du bétail avant 1997 constituaient un [traduction] « parfait exemple de décisions de politique générale »
(Flying E Ranche, au para 670). Dans la décision Flying E Ranche, la demanderesse a soutenu qu’elle ne cherchait pas à tenir le gouvernement responsable de ne pas avoir légiféré, mais plutôt de ne pas avoir examiné et pris des mesures raisonnables pour mettre en œuvre la politique générale du Canada visant à empêcher que l’ESB fasse son apparition au Canada. Cependant, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu qu’il s’agissait d’une plainte portant que le Canada n’avait pas décidé de suivre une ligne de conduite nécessitant l’adoption d’une loi. Il s’agissait d’une décision de politique générale, et non d’une décision opérationnelle. De la même manière, en l’espèce, je juge que la décision des défendeurs de ne pas adopter de nouveau règlement à l’expiration du Règlement de 2004 et de plutôt s’appuyer sur la LSA et sur le RSA échappe au contrôle des tribunaux. Par conséquent, dans l’analyse des facteurs énoncés dans l’arrêt Marchi, je me penche sur le processus décisionnel entourant la manière dont les défendeurs ont procédé pour maintenir et exécuter l’interdiction de fait après cette première décision.
b) Application des facteurs énoncés dans l’arrêt Marchi
[587] Dans l’arrêt Marchi, la Cour suprême du Canada a ainsi formulé le premier facteur :
[62] Premièrement : le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide. Dans ce facteur, ce qui importe c’est la mesure selon laquelle cette personne a des liens étroits avec un représentant ou une représentante du gouvernement qui est démocratiquement redevable devant la population et responsable à l’égard des décisions de politique générale. Plus la personne qui décide se situe à un niveau élevé dans la hiérarchie du pouvoir exécutif, ou plus cette personne occupe un niveau hiérarchique élevé au sein de la direction, ou plus elle est près d’un représentant élu ou d’une représentante élue, plus grande sera la possibilité que le contrôle judiciaire de sa décision pour cause de négligence soulève des préoccupations relatives à la séparation des pouvoirs ou ait un effet paralysant sur la bonne gouvernance. Similairement, plus les responsabilités professionnelles de la personne qui décide incluent l’évaluation et la mise en balance de considérations d’intérêt public, plus il est probable que ce facteur militera en faveur de la reconnaissance de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale. À l’inverse, des décisions prises par des membres du personnel qui ont des fonctions très éloignées de celles de représentantes gouvernementales ou de représentants gouvernementaux démocratiquement redevables devant la population, ou qui sont chargés d’activités de mise en œuvre, ne sont probablement pas des décisions de politique générale fondamentale, et sont davantage susceptibles d’engager la responsabilité de leur auteur suivant les principes habituels de droit privé en matière de négligence (Just, p. 1242 et 1245; Imperial Tobacco, par. 87).
[588] Les demanderesses soutiennent que, selon la preuve au procès, les décideurs ayant procédé à l’analyse des risques avaient des fonctions très éloignées de celles de représentants gouvernementaux démocratiquement redevables devant la population, puisqu’ils étaient des scientifiques ou des vétérinaires dans tous les cas. Elles font également valoir que les défendeurs n’ont déposé aucune preuve au procès permettant de conclure que la conduite reprochée découlait d’une décision de la branche exécutive ou du processus législatif ou qu’elle était liée à un quelconque aspect de la bonne gouvernance. La preuve des défendeurs était cohérente, et il en ressortait plutôt que [traduction] « toutes les décisions à l’origine de la présente action »
étaient uniquement fondées sur la science. En conséquence, les défendeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de démontrer que les décisions étaient des décisions de politique générale fondamentale et qu’à ce titre, elles étaient à l’abri de poursuites.
[589] Les défendeurs soutiennent qu’en ce qui a trait aux niveaux hiérarchiques et aux responsabilités des décideurs, la Cour doit déterminer à quel niveau se situe le décideur dans la hiérarchie du pouvoir exécutif et dans quelle mesure les responsabilités professionnelles de ces décideurs nécessitent l’évaluation et la mise en balance de considérations d’intérêt public (Marchi, au para 62, et Flying E Ranche, aux para 657 et 658). Les défendeurs affirment que la décision de mettre à jour les Évaluations des risques ou de demander des renseignements supplémentaires avait été prise par l’ACIA en collaboration avec des vétérinaires principaux, et la preuve au procès démontre que le président de l’ACIA avait participé au processus décisionnel entourant les paquets d’abeilles en provenance des É.-U.
[590] À mon avis, il est évident que le niveau hiérarchique et les responsabilités du décideur doivent être pris en compte dans l’application du premier facteur énoncé dans l’arrêt Marchi. Dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a déclaré ce qui suit :
[traduction]
[652] Dans l’arrêt Just, qui a été rendu de nombreuses années avant l’arrêt Imperial Tobacco, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que, bien que les décisions de politique soient « généralement prises par des personnes occupant un poste élevé au sein de l’organisme », elles peuvent aussi émaner d’un échelon inférieur. La qualification de la décision dépend de sa nature et non de l’identité des acteurs.
[Souligné dans la décision Flying E Ranche.]
[591] La Cour supérieure de justice de l’Ontario a également déclaré ce qui suit :
[traduction]
[658] La conduite du Canada à l’origine de la présente action découlait de décisions qui avaient été prises par des vétérinaires et des épidémiologistes occupant des postes élevés au sein du ministère de l’Agriculture et qui portaient sur les lignes de conduite à adopter pour empêcher que l’ESB fasse son apparition dans le cheptel canadien après examen des risques et compte tenu des connaissances scientifiques de l’époque.
[592] Les demanderesses affirment que tous les témoins de l’ACIA ayant témoigné à l’appui de la défense des défendeurs axée sur l’analyse des risques, l’évaluation des risques ainsi que leur atténuation et leur gestion étaient des scientifiques ou des vétérinaires. Même si tel est le cas, ce fait à lui seul ne signifierait pas nécessairement que le premier facteur énoncé dans l’arrêt Marchi devrait militer contre la reconnaissance de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique. Les responsabilités propres à chacune de ces personnes doivent également être examinées.
[593] En l’espèce, les scientifiques et les vétérinaires ayant participé à la prise de décisions concernant le maintien et l’exécution de l’interdiction d’importation occupaient des postes élevés au sein de l’ACIA. Par exemple, la Dre Rajzman, qui avait demandé l’Évaluation des risques de 2013, était vétérinaire principale au sein de la Division de l’importation et de l’exportation des animaux de l’ACIA.
[594] Dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que la décision d’interdire l’importation de bovins en provenance du Royaume-Uni était la ligne de conduite retenue pour empêcher que l’ESB fasse son apparition au Canada et constituait une décision de politique générale. Le ministre avait participé à la prise de cette décision, qui soulevait des questions de politique, d’économie et de commerce international ainsi que des préoccupations quant aux relations avec le Royaume-Uni. Sur le plan opérationnel, l’interdiction d’importation était mise en œuvre par le rejet de toute demande de permis d’importation, et la délivrance d’un permis par erreur pouvait engager la responsabilité. De même, la décision de refuser de laisser entrer au Canada les bovins placés en quarantaine à Mirabel et de les faire abattre se rapportait à une ligne de conduite et reposait sur des considérations d’intérêt public, notamment sur la volonté d’être particulièrement prudent. L’abattage en soi était d’ordre opérationnel, et un abattage fait de façon négligente aurait pu engager la responsabilité. Ce n’est pas ce qui s’est produit, et l’affaire ne portait pas sur cet aspect.
[595] Le juge a également conclu que l’objet et la structure d’un programme de surveillance étaient également des questions de politique générale. Les hauts fonctionnaires de la Division de la santé des animaux d’AAC avaient décidé de surveiller les importations en provenance du Royaume-Uni à l’affût de signes cliniques de maladie. Qu’elle ait été prudente ou non, cette décision se rapportait à une ligne de conduite et reposait sur les connaissances scientifiques de l’époque. Elle avait été prise dans le but d’empêcher que l’ESB fasse son apparition dans le cheptel bovin canadien.
[596] Dans la décision Flying E Ranche, la demanderesse a également soutenu que les décisions d’interdire l’importation de bovins et d’abattre ceux placés en quarantaine à Mirabel étaient des décisions opérationnelles, puisqu’elles découlaient de la mise en œuvre des politiques relatives à l’ESB. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté cet argument au motif que les politiques en cause n’étaient en fait que des objectifs. Par exemple, les objectifs avaient fait l’objet de discussions lors d’une réunion des parties intéressées portant sur les mesures à prendre pour les atteindre. Il avait alors été recommandé d’envisager une interdiction frappant les aliments du bétail, ce qu’un fonctionnaire de l’ACIA avait décidé de [traduction] « laisser de côté »
après avoir pris connaissance des commentaires de parties intéressées. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que la décision de ne pas adopter une ligne de conduite, qui a été prise compte tenu des connaissances scientifiques de l’époque et après avoir examiné les facteurs économiques et d’autres facteurs, était une décision de politique générale.
[597] Par conséquent, plus le décideur se situe à un niveau élevé dans la hiérarchie du pouvoir exécutif ou est près d’un représentant élu, plus grande sera la possibilité que l’allégation de négligence soulève des préoccupations relatives à la séparation des pouvoirs. Cependant, le deuxième cas décrit dans l’arrêt Marchi s’applique encore plus aux circonstances portées à ma connaissance, à savoir celui où les responsabilités professionnelles du décideur incluent l’évaluation et la mise en balance de considérations d’intérêt public, ce qui milite en faveur de la reconnaissance de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale. En l’espèce, tout comme dans l’affaire Flying E Ranche, il s’agit d’une série de décisions se rapportant à une ligne de conduite et reposant sur des considérations d’intérêt public.
[598] Selon moi, la preuve démontre que les décisions de l’ACIA sur la question de savoir s’il convient de mettre à jour ou de prioriser les évaluations des risques concernant les abeilles, ou quand il convient de le faire, étaient prises dans le cadre d’un processus décisionnel plus vaste, qui comprend la surveillance de la santé des abeilles et l’adaptation à de nouvelles données, notamment par le changement des protocoles d’importation, au besoin. Dans ce contexte, la réalisation des Évaluations des risques peut être considérée comme faisant partie d’une ligne de conduite élargie adoptée pour protéger la santé des abeilles.
[599] Par exemple, l’Évaluation des risques de 2003 a été réalisée notamment parce qu’il y avait eu des changements dans la santé des abeilles américaines depuis que l’interdiction d’importation avait d’abord été mise en place. Cette justification figure dans la demande d’évaluation des risques, laquelle fait partie du document de l’Évaluation des risques de 2003. La preuve de l’ACIA était cohérente et démontrait que les évaluations des risques ne sont pas systématiquement révisées. En règle générale, elles le sont plutôt uniquement en cas de changement important dans les données disponibles ou dans le statut sanitaire d’un pays qui pourrait ramener le risque à un niveau acceptable, ce qui rendrait désuètes les conclusions de l’évaluation antérieure. Cela dit, une révision peut être faite lorsque des données scientifiques font état d’un changement dans le statut sanitaire ou les programmes de contrôle du Canada ou du pays exportateur. Mme Rheault a également témoigné qu’en cas de demande de révision d’une évaluation des risques antérieure, la demande serait examinée en fonction de la charge de travail et des priorités. Elle a ajouté qu’aucun système automatique n’était en place pour permettre à l’ACIA de réviser toutes les évaluations des risques selon un échéancier précis.
[600] Dans le cadre du processus de priorisation, lorsqu’il demande une évaluation des risques, le gestionnaire de risque remplit notamment le formulaire intitulé [traduction] « Priorisation d’une évaluation des risques / avis scientifique ».
Lorsqu’elle a demandé l’Évaluation des risques de 2013, la Dre Rajzman a rempli ce formulaire en y indiquant que l’Évaluation des risques de 2003 était désuète, qu’elle devait immédiatement être mise à jour et que l’ACIA continuait de recevoir des demandes de permis d’importation. Mme Rheault a résumé les facteurs permettant d’établir la priorité des évaluations des risques, à savoir le caractère urgent, la date du dépôt de la demande, les charges de travail, le recouvrement des coûts, la disponibilité des données et la question de savoir si une évaluation des risques a déjà été réalisée. La Dre Dubé a témoigné que chaque évaluateur de risque mène de front trois ou quatre dossiers. Il peut y avoir un arriéré, et il arrive que des évaluateurs soient détournés de leur travail d’évaluation des risques en raison d’urgences. Certains éléments de preuve démontrent que les évaluations des risques sont également priorisées selon qu’il s’agit d’une évaluation des risques visant une nouvelle combinaison pays-produit ou de la mise à jour d’une évaluation existante. L’avocat des demanderesses a notamment demandé à la Dre Rajzman la différence entre l’évaluation des risques visant l’Ukraine et celle visant les É.-U., et plus précisément si le secteur de l’apiculture avait été sondé dans les deux cas afin de déterminer l’intérêt pour l’importation. La Dre Rajzman a témoigné que l’évaluation visant l’Ukraine était une nouvelle évaluation des risques, alors que celle visant les É.-U. consistait à mettre à jour une évaluation. Le groupe responsable des évaluations des risques doit être en mesure de prioriser les évaluations des risques et, dans le cas des É.-U., il avait déjà réalisé une évaluation des risques, et aucune donnée n’indiquait que l’état de santé des abeilles avait changé. L’évaluation des risques visant l’Ukraine était une nouvelle évaluation.
[601] Pour mettre à jour une évaluation des risques visant la même combinaison pays-produit ou d’en réaliser une nouvelle, il doit y avoir un changement dans les données disponibles concernant la santé des abeilles. L’ACIA surveille également la santé des abeilles au Canada, aux É.-U. et dans d’autres pays exportateurs. La décision d’exercer une surveillance fait partie d’un ensemble plus large de décisions prises dans l’intérêt de la santé des animaux.
[602] La preuve démontre que l’ACIA a surveillé la santé des abeilles dans les pays exportateurs, y compris aux É.-U., et qu’elle a pris des mesures pour s’adapter aux changements observés dans leur état de santé. Malgré l’absence d’experts en santé et en gestion des abeilles au sein de l’ACIA, les témoins gestionnaires de risque ont déclaré que l’ACIA a la responsabilité de faire le suivi des changements dans la santé des abeilles. La Dre Snow a témoigné qu’elle avait la responsabilité de solliciter des données auprès d’experts, lesquels, dans le cas des abeilles, ne travaillaient pas au sein de l’ACIA. Le Dr Kruger a déclaré que l’une de ses [traduction] « responsabilités dans le dossier des abeilles était de rester au courant de l’état de santé des abeilles au Canada et dans les pays exportateurs d’abeilles vers le Canada »
. La Dre Perrone a témoigné que l’ACIA ne surveille pas directement la santé des abeilles, mais qu’elle s’appuie plutôt sur ses relations avec d’autres regroupements. L’ACPA est le principal pôle d’expertise technique sur les abeilles et leur santé. L’ACIA a également des contacts dans d’autres pays. De plus, l’ACIA est inscrite à des publications de ProMed, que la Dre Perrone décrit comme un système de notification par lequel les éclosions de maladie partout dans le monde sont signalées; l’OIE a également un système de notification; et les membres de l’ACIA participent à des rencontres sur les abeilles. Enfin, faisant référence à ses notes au sujet d’un appel avec Paul Kozak, la Dre Rajzman a déclaré que ce qui suit : [traduction] « Chaque année avant de délivrer les permis d’importation, le bureau des permis me demandait s’il y avait eu des changements dans l’état de santé des abeilles dans les pays exportateurs. Donc, pour répondre à la première question, c’était moi qui lui demandait s’il avait entendu parler de quelque chose que nous devrait changer ou ne pas faire. »
[603] La preuve démontre également que l’ACIA réagissait aux changements dans la santé des abeilles. Par exemple, selon son témoignage, après avoir constaté la présence d’abeilles africanisées en provenance de l’Australie en 2006, la Dre Perrone a immédiatement informé les autorités australiennes que l’ACIA suspendait l’importation d’abeilles jusqu’à ce que les exigences d’importation soient modifiées. Bien qu’il ne serait plus permis d’importer des paquets en provenance de presque partout en Australie, l’ACIA a accepté de considérer l’Ouest de l’Australie comme une zone exempte d’abeilles africanisées. Il était permis d’importer des reines selon des conditions d’importation semblables à celles applicables à l’importation de reines en provenance des É.-U.
[604] Parmi d’autres exemples, mentionnons qu’en octobre 2009, le Dr Kruger a pris connaissance d’une infestation de varroa sur l’île Hawaï, où il n’y en avait auparavant pas. Jusqu’à ce que de nouvelles conditions d’importation soient élaborées avec le Service d’inspection des É.-U., l’ACIA a suspendu l’importation de reines en provenance d’Hawaï. Des protocoles d’importation ont été négociés, puis mis en œuvre. Par la suite, en avril 2010, la Dre Snow a été informée de la détection de petits coléoptères des ruches à Hawaï. Elle a consulté M. Nasr, qui était alors le président du comité d’importation de l’ACIA, concernant l’imposition des mêmes conditions d’importation visant le petit coléoptère des ruches que celles qui s’appliquent déjà aux reines en provenance du reste des É.-U. et le fait que les reines qui entrent au Canada seraient placées en quarantaine et inspectées. Le lendemain, elle a informé le Service d’inspection des É.-U. que les conditions d’importation visant les reines en provenance d’Hawaï changeraient de manière à régler le problème lié aux petits coléoptères des ruches.
[605] En 2019, des incursions d’abeilles africanisées ont été observées à moins de 100 miles des activités d’élevage de reines en Californie. La Dre Rajzman a déclaré que le CCM était préoccupé par ces incursions et la possibilité en découlant de perdre la Californie, c’est-à-dire que les apiculteurs canadiens n’aient plus l’option d’importer des reines en provenance de la Californie. La Dre Rajzman a parlé avec M. Kozak, qui lui a dit qu’il rencontrerait les apiculteurs provinciaux pour discuter de la question et qu’il élaborerait un ensemble d’options fondées sur une analyse scientifique de l’abeille africanisée qu’elle pourrait examiner afin de déterminer si l’ACIA pouvait réduire le périmètre. Sur la base des options élaborées visant l’abeille africanisée, l’ACIA a été en mesure de réduire le périmètre et de l’établir à 50 miles.
[606] La Dre Rajzman a également témoigné au sujet de préoccupations concernant la découverte du varroa en Australie en 2022. L’absence de varroa en Australie était l’une des conditions en vigueur pour permettre l’exportation vers le Canada. Compte tenu des données fournies par les autorités australiennes, l’ACIA a décidé qu’à l’avenir, pour pouvoir importer des paquets d’abeilles en provenance de l’Australie, ceux-ci devraient être importés de territoires exempts de varroa et de petits coléoptères des ruches (plutôt que seulement de petits coléoptères des ruches).
[607] En 2020, l’ACIA a reçu une demande d’importation vers l’Alberta de paquets d’abeilles en provenance du Montana dans le contexte de la COVID-19 et de ses répercussions sur l’accès du secteur aux paquets d’abeilles en provenance de sources autorisées. Les motifs de la décision de maintenir la frontière américaine fermée à l’importation de paquets d’abeilles figurent dans un rapport de décision déposé en preuve. Ce rapport indique ce qui suit :
[traduction]
L’ACIA a examiné cette demande en sachant que le secteur de l’apiculture traverse une crise. La situation aux États-Unis est suivie de près, et aucune preuve scientifique ne démontre que la frontière peut être ouverte de façon sécuritaire. De plus, les conditions et exigences d’importation sont établies à l’échelle nationale, et non régionale ou provinciale.
L’ACIA, AAC et le CCM ont exploré de nombreuses possibilités pour faciliter l’approvisionnement en paquets d’abeilles, notamment les vols nolisés, le recours à des entreprises de messagerie et la fourniture de ruches pour essaimage dans d’autres parties du pays (provenant d’apiculteurs canadiens qui s’en sont mieux sortis après l’hiver). La Nouvelle-Zélande a commencé à envoyer des paquets au Canada, ce qui devrait apporter une certaine aide au secteur.
[608] La recommandation de garder la frontière fermée avait été formulée par la Dre Rajzman. Elle a témoigné qu’elle avait fait cette recommandation, car son mandat est de protéger la santé des abeilles canadiennes et que les contrôles à l’importation sont de compétence fédérale (la demande d’importation visait uniquement l’Alberta).
[609] Le résumé qui précède vise à démontrer, comme le soutiennent les défendeurs, que ces éléments de preuve, conjugués à d’autres, prouvent que l’ACIA établit des politiques générales servant à déterminer si et quand des évaluations des risques seront réalisées ou mises à jour, et que la surveillance et la priorisation font partie de ces politiques. Ces politiques concernent l’importation d’abeilles en provenance de toutes les sources, y compris des É.-U., et se rapportent clairement à l’obligation de l’ACIA de protéger la santé des abeilles.
[610] Selon les demanderesses, il convient d’établir une distinction entre l’affaire Flying E Ranche et l’espèce, car le juge dans cette affaire était convaincu que le ministre avait pris toutes les décisions et que celles-ci avaient eu d’importantes conséquences commerciales, de sorte que les décisions en cause étaient des décisions de politique. Cependant, comme je l’explique plus haut, dans la décision Flying E Ranche, le juge a plutôt conclu que les décisions en cause avaient été prises par des vétérinaires et des épidémiologistes occupant des postes élevés au sein du ministère de l’Agriculture.
[611] Je juge que la nature des décisions entourant le maintien de l’interdiction d’importation des abeilles en provenance des É.-U. se rapportait à une ligne de conduite visant à protéger la santé des abeilles. Ces décisions ont été prises par des scientifiques occupant des postes élevés qui se sont fondés sur des données scientifiques faisant état d’un changement, ou d’une absence de changement, dans la santé des abeilles, y compris au Canada et aux É.-U. Ils avaient la responsabilité de surveiller et d’évaluer la santé des abeilles et de conseiller le ministre sur la question de savoir si l’interdiction devait être maintenue et si la frontière devait rester fermée. Ces décisions reposaient indirectement sur des facteurs économiques, puisque le maintien de l’interdiction non seulement protégeait l’ensemble du secteur de l’apiculture, et ceux qui en dépendent, des conséquences de la propagation de maladies et de vecteurs, mais pouvait également causer un préjudice financier aux apiculteurs commerciaux dont le modèle d’affaires consistait à tuer toutes leurs abeilles chaque automne et à acheter des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. chaque printemps. Cependant, les décisions de l’ACIA étaient à juste titre axées sur la santé des abeilles, et non sur les facteurs économiques.
[612] Au départ, l’interdiction résultait d’un règlement visant certaines provinces en 1986, puis tout le Canada en 1987. Il s’agissait d’une décision législative. À l’expiration du Règlement de 2004 en 2006, l’interdiction a été maintenue par des décisions prises au sein de l’ACIA et fondées sur des politiques générales permettant de déterminer si et quand des évaluations des risques seraient réalisées ou mises à jour.
[613] Compte tenu de tout ce qui précède, de façon générale, le premier facteur énoncé dans l’arrêt Marchi ne permet pas de conclure clairement qu’il s’agit de décisions de politique générale en raison de l’incidence limitée des facteurs économiques, sociaux et politiques. Il ne s’agit pas non plus d’un cas où l’ACIA ne faisait que mettre en œuvre des décisions opérationnelles.
[614] Dans l’arrêt Marchi, la Cour suprême a ainsi énoncé le deuxième facteur :
[63] Deuxièmement : le processus suivi pour arriver à la décision. Plus le processus décisionnel du gouvernement avait un caractère délibératif, a nécessité des débats (parfois publics), a impliqué la contribution de différents niveaux hiérarchiques, était censé être vaste et avoir une nature prospective, plus le principe de la séparation des pouvoirs entrera en jeu et tendra à indiquer qu’il s’agit d’une décision de politique générale fondamentale. En revanche, plus une décision peut être caractérisée comme étant la réaction d’un membre du personnel ou d’un groupe au sein du personnel à un événement particulier qui reflète le pouvoir discrétionnaire dont il dispose à cet égard et n’a pas été précédée d’une longue période de délibération, plus il est probable qu’elle donnera ouverture à révision pour négligence.
[615] Renvoyant aux paragraphes 51 et 65 de l’arrêt Marchi, les demanderesses soutiennent que les [traduction] « décisions donnant ouverture à des poursuites »
sont des activités exclues de la sphère des décisions de politique générale fondamentale, car elles sont totalement prises en fonction de normes techniques scientifiques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable et qu’elles donnent donc ouverture à une révision pour négligence. Elles ajoutent que ni la décision de ne pas proposer d’options d’atténuation des risques ni celle de ne pas examiner les demandes de permis d’importation après le 31 décembre 2006 ne peuvent être considérées comme des décisions de politique générale fondamentale. La conduite des défendeurs reposait plutôt entièrement sur la science. À cet égard, les demanderesses affirment qu’il s’agit d’un cas où les activités gouvernementales, comme la Cour suprême du Canada les décrit dans l’arrêt Marchi, « relèvent généralement du pouvoir discrétionnaire d’un employé ou d’un groupe d’employés. Elles ne sont pas précédées de longues délibérations, mais elles reflètent l’exercice par un représentant ou un groupe de représentants de leur jugement à l’égard d’un événement particulier, ou encore leur réaction à cet événement »
(Marchi, au para 55).
[616] À l’inverse, les défendeurs font valoir que, selon la preuve, le processus décisionnel en l’espèce comprenait des délibérations, des débats publics et des contributions de diverses sources, notamment la perspective du secteur et les conseils d’experts en la matière, comme en témoignent les notes d’information interne et les notes de service adressées au bureau du ministre concernant les recommandations et les décisions. Les défendeurs soutiennent également qu’il s’agissait de décisions de politique générale fondamentale, puisqu’elles avaient une application large et étaient de nature prospective (Marchi, au para 63, et 3311876 Nova Scotia Limited v. Trenton (Town), 2023 NSSC 60 aux para 57-62 [Trenton]). Par exemple, la décision de l’ACIA d’utiliser le SARI comme outil de communication pour les fonctionnaires qui traitent les demandes de permis s’applique à l’ensemble du processus de délivrance de permis pour tous les animaux réglementés sous le régime de la LSA et du RSA. La décision de l’ACIA de permettre aux fonctionnaires de consulter le SARI pour connaître les conditions d’importation et de s’y appuyer pour traiter les demandes de permis individuelles se rapporte directement à des décisions de politique. Les défendeurs soutiennent que le fait de s’appuyer sur le SARI au lieu de réaliser une nouvelle évaluation des risques pour traiter chaque demande de permis est une décision de politique générale légitime et à l’abri de l’examen judiciaire.
[617] À mon avis, il ressort de la preuve que le processus par lequel les décisions et les mesures ont été prises relativement à la ligne de conduite – l’exécution ou le maintien de l’interdiction d’importation – démontre qu’elles reposaient sur des considérations d’intérêt public.
[618] La preuve relative aux consultations est exposée en détail plus haut. Pour les besoins de la présente analyse du processus décisionnel, je souligne à titre d’exemple que, le 15 juillet 2003, la Dre Belaissaoui a préparé une note de service adressée au président dans laquelle elle recommandait que l’ACIA propose une modification au Règlement de 1999 permettant l’importation de reines en provenance des É.-U. L’ACIA a entrepris une consultation publique à ce sujet; elle a sollicité des commentaires auprès du CCM et de l’ACPA au moment de réaliser l’Évaluation des risques de 2003; elle a communiqué régulièrement avec l’ACPA et les apiculteurs provinciaux et les a consultés au sujet de l’Évaluation des risques de 2013, en particulier, et de la santé des abeilles, en général; elle a envoyé l’Évaluation des risques de 2013 aux parties intéressées en vue d’obtenir leurs commentaires; et elle a entrepris une consultation par l’entremise de l’appel de données en 2023.
[619] La note de service du 25 février 2014 adressée au ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, préparée par la Dre Rajzman et approuvée par son gestionnaire et directeur ainsi que par le Dr Kochhar à titre de président de l’ACIA, illustre bien le processus décisionnel. Dans cette note, la Dre Rajzman décrit le contexte entourant l’interdiction d’importation, notamment les opinions divergentes sur l’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Elle y explique que l’Évaluation des risques de 2013 avait fait l’objet d’un processus de consultation d’un mois auprès des parties intéressées et que 173 réponses avaient été reçues; que la version définitive de l’Évaluation des risques de 2013 sur l’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. avait été envoyée au comité des vétérinaires en chef et aux apiculteurs provinciaux en vue d’obtenir leurs commentaires concernant les possibles mesures d’atténuation et que huit des neuf apiculteurs provinciaux avaient déterminé qu’il n’y avait alors aucune mesure d’atténuation possible, mais avaient affirmé souhaiter garder la porte ouverte aux discussions; que des communications avaient été établies avec Hawaï concernant l’état de santé des abeilles dans cet État; et que l’ACIA explorait l’idée que l’Ukraine devienne une éventuelle source pour l’importation d’abeilles en paquet. La Dre Rajzman y conclut que l’ACIA n’est pas en mesure, à la lumière de son évaluation des risques mise à jour, d’établir des conditions qui permettraient d’atténuer les risques posés par l’importation d’abeilles en paquet en provenance des É.-U. L’ACIA a donc maintenu la fermeture de la frontière avec les É.-U. pour les abeilles en paquet, mais a gardé la porte ouverte aux discussions avec les É.-U. et les parties intéressées pour la suite des choses.
[620] À mon avis, ces éléments de preuve, conjugués à d’autres, démontrent que la décision de maintenir ou d’exécuter l’interdiction d’importation découlait de délibérations, avait fait l’objet de débats publics et de débats avec d’autres parties intéressées, avait une application large et était de nature prospective, comme en témoigne le processus de délivrance de permis d’importation.
[621] Certes, les décisions sont fondées sur la science. Cependant, je ne suis pas d’accord avec les demanderesses qu’elles peuvent être caractérisées comme étant « la réaction d’un membre du personnel ou d’un groupe au sein du personnel à un événement particulier qui reflète le pouvoir discrétionnaire dont il dispose à cet égard et n’[ont] pas été précédée[s] d’une longue période de délibération »
, de sorte qu’il s’agit de décisions opérationnelles. Le processus visant à déterminer si une évaluation des risques était nécessaire comprenait de nombreuses contributions à différents moments et provenant de divers niveaux.
[622] En résumé, bien que les évaluations des risques elles-mêmes étaient fondées sur la science, elles ne représentaient qu’une partie de la ligne de conduite et du processus décisionnel en lien avec l’exécution ou le maintien de l’interdiction d’importation. Ce facteur énoncé dans l’arrêt Marchi, à savoir le processus décisionnel, milite en faveur de la reconnaissance de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale, en particulier à l’égard de la décision de ne pas examiner chaque demande de permis et du calendrier de mise à jour des évaluations des risques.
[623] La Cour suprême du Canada a expliqué ainsi le troisième facteur énoncé dans l’arrêt Marchi, à savoir les considérations budgétaires :
[64] Troisièmement : la nature et de la portée des considérations budgétaires. Une décision budgétaire peut être une décision de politique générale fondamentale, selon le type de mesure budgétaire dont il s’agit. Les décisions gouvernementales « concernant l’allocation de ressources budgétaires à des ministères ou organismes gouvernementaux seront rangées dans la catégorie des décisions de politique », parce qu’elles sont plus susceptibles de relever des compétences fondamentales des branches législative et exécutive (voir, p. ex., Criminal Lawyers’ Association, par. 28). Par contre, les décisions budgétaires quotidiennes prises individuellement par des membres du personnel ne soulèveront probablement pas de préoccupation liée à la séparation des pouvoirs.
[624] Les demanderesses soutiennent qu’aucune considération budgétaire n’entrait en jeu dans la présente affaire.
[625] Les défendeurs font valoir que, dans ses décisions concernant le traitement des demandes, les territoires à surveiller, le moment de mettre à jour les évaluations des risques existantes et le moment de demander des renseignements auprès de tiers, l’ACIA accorde une grande importance aux considérations budgétaires et aux considérations liées aux ressources. Dans son témoignage, dont il est question au paragraphe 600 des présents motifs, Mme Rheault confirme que de nombreux facteurs influençaient la manière dont les évaluations des risques étaient priorisées et qu’aucun système automatique n’établissait d’échéancier précis pour la mise à jour des évaluations des risques par les évaluateurs de risque.
[626] Comme le soulignent les défendeurs, les décisions concernant l’allocation de ressources budgétaires à des ministères peuvent être rangées dans la catégorie des décisions de politique, [traduction] « puisque, lorsqu’elle prend ces décisions, l’autorité publique s’efforce d’établir un équilibre entre l’efficacité et l’économie, dans le cadre de la planification et de la détermination préalable des limites de ses engagements et de leur mise en œuvre réelle »
(Lowe v Sidney (Town of), 2020 BCSC 335 au para 24). Toutefois, j’estime que la preuve en l’espèce ne démontre pas qu’il s’agit d’un cas où une décision clairement budgétaire a été prise, comme c’était le cas dans l’exemple du phare exposé dans l’arrêt Just cité par les défendeurs (dans cet arrêt, l’exemple était que, si une décision de politique était prise pour que de nouvelles installations aéroportuaires soient financées aux dépens de l’inspection des phares, aucune responsabilité ne serait imputée au gouvernement si un phare s’éteignait et qu’un naufrage survenait).
[627] La preuve en l’espèce ne comporte aucune véritable information budgétaire liée aux décisions. Elle porte généralement plutôt sur les demandes faites à l’ACIA et les besoins en matière de ressources. Les témoignages des témoins de l’ACIA concernant la priorisation des évaluations des risques et les besoins en matière de ressources de l’ACIA sont décrits plus haut. En général, la preuve démontre que l’ACIA jonglait avec des besoins contradictoires en matière de ressources, surtout en cas d’éclosions ou d’apparition de nouvelles maladies préoccupantes, et que l’ACIA devait prioriser certains projets au détriment d’autres.
[628] Je suis d’avis que les décisions telles que celle de s’appuyer sur les conditions d’importation et sur le SARI, plutôt que d’évaluer les demandes de permis au cas par cas, sont des décisions de politique lorsqu’elles sont examinées en fonction de l’efficacité de ce système et de l’allocation des ressources, tout comme peuvent l’être les décisions sur l’opportunité de mettre à jour les évaluations des risques, le suivi des efforts et le changement des priorités. Cependant, bien qu’elle porte de façon générale sur le large éventail de responsabilités de l’ACIA et de l’affectation de ressources humaines pour s’en acquitter, la preuve ne porte pas directement sur l’allocation des ressources budgétaires. Par conséquent, ce facteur énoncé dans l’arrêt Marchi ne milite pas en faveur de la reconnaissance de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale.
[629] Enfin, dans l’arrêt Marchi, la Cour suprême du Canada a ainsi décrit le quatrième facteur :
[65] Quatrièmement : la mesure selon laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs. Plus la décision gouvernementale implique la mise en balance d’intérêts concurrents et requiert des jugements de valeur, plus il est vraisemblable que le facteur de la séparation des pouvoirs entrera en jeu, car dans un tel cas le tribunal substituerait ses propres jugements de valeur (Makuch, p. 234-236 et 238). Inversement, plus une décision est prise en fonction « de normes techniques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable », plus il est probable qu’elle donne ouverture à une révision pour négligence. Il est également possible que ces décisions correspondent à des décisions analogues dans la sphère privée, décisions que les tribunaux ont déjà l’habitude d’examiner, parce qu’elles sont fondées sur des critères objectifs.
[630] Selon les demanderesses, la preuve démontre que toutes les décisions à l’origine de la présente action sont uniquement fondées sur la science et qu’elles sont le produit direct « d’une directive administrative, de l’opinion d’un expert ou d’un professionnel, ou encore de normes techniques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable »
(Marchi, au para 52), de sorte qu’elles ne sont pas visées par l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale.
[631] À l’inverse, les défendeurs soutiennent que la prise en compte de données scientifiques et la mise en balance d’intérêts concurrents militent en faveur de la reconnaissance de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale (Flying E Ranche, au para 658). La question de savoir si les Évaluations des risques de 2003 ou de 2013 devaient être mises à jour reposait sur l’analyse des données scientifiques disponibles, ou leur absence, ainsi que d’autres données afin de porter des jugements de valeur sur la manière de procéder.
[632] Selon ma compréhension, les défendeurs soutiennent que les décisions de surveiller la santé des abeilles et de mettre à jour les évaluations des risques ont été prises après examen des risques et compte tenu des connaissances scientifiques qu’avaient les défendeurs au moment des faits. Selon le témoignage du Dr Alexander, une évaluation des risques ne serait modifiée que si des données indiquaient un changement important dans la situation ou le niveau de risque qui rendrait l’évaluation précédente désuète. Le Dr Kochhar a témoigné que l’existence d’une nouvelle preuve scientifique était le facteur le plus important pour déterminer s’il convenait de procéder à une nouvelle évaluation des risques. Toutefois, je ne suis pas convaincue que cette preuve démontre clairement la présence d’intérêts concurrents.
[633] Cela dit, décider que les données scientifiques, de diverses sources, justifient la réalisation d’une nouvelle évaluation des risques ou qu’une nouvelle évaluation des risques ne sera réalisée que lorsque de nouvelles données scientifiques pertinentes seront disponibles constitue des jugements de valeur qui s’inscrivaient dans la ligne de conduite et le processus décisionnel ayant servi à l’exécution ou au maintien de l’interdiction d’importation. De même, la décision d’évaluer les demandes de permis en fonction des conditions d’importation figurant dans le SARI – ce qui, dans le cas des paquets en provenance des É.-U., entraînerait un rejet de la demande – plutôt qu’au cas par cas constitue un jugement de valeur sur la manière de gérer efficacement un régime de permis d’importation.
[634] À cet égard, le quatrième facteur énoncé dans l’arrêt Marchi milite en faveur de l’applicabilité de l’immunité à l’égard des décisions de politique.
c) Conclusion sur les facteurs énoncés dans l’arrêt Marchi
[635] Dans la mise en balance des quatre facteurs analysés plus haut, aucun d’entre eux n’est nécessairement déterminant en soi (Marchi, au para 66).
[636] Dans la présente affaire, la nature de la décision se rapporte à l’examen continu de la question de savoir s’il convient de maintenir l’interdiction d’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Cette décision ne relevait pas du pouvoir discrétionnaire d’un employé ou d’un groupe précis d’employés de l’ACIA. De plus, à divers moments et dans diverses circonstances, de vastes consultations ont été menées, à la fois auprès du public et d’experts externes. Ces consultations ont été prises en compte dans la ligne de conduite de l’ACIA. Enfin, l’ACIA a porté certains jugements de valeur qui ne reposaient sur aucun critère objectif, notamment en ce qui concerne le moment de mettre à jour les évaluations des risques et la meilleure façon de traiter les demandes de permis d’importation. Bien qu’en l’espèce, la décision ne soit pas clairement une décision de politique, les facteurs énoncés dans l’arrêt Marchi, pris dans leur ensemble, me permettent de tendre vers une telle conclusion.
[637] En outre, je me fonde sur l’arrêt Marchi, dans lequel la Cour suprême du Canada rappelle que l’accent doit toujours être mis principalement sur l’objet qui sous-tend l’immunité et sur la nature de la décision, à savoir la protection des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux des branches législative et exécutive nécessaires à la séparation des pouvoirs. En l’espèce, la décision en cause, soit le maintien ou l’exécution d’une interdiction de fait, s’inscrivait dans un programme plus vaste de prise de décisions visant à protéger la santé des animaux. L’adoption d’un tel programme relève des fonctions exécutives de l’ACIA et échappe à juste titre au contrôle des tribunaux.
iii. Autres considérations de politique résiduelles
[638] Comme la Cour suprême du Canada l’a indiqué dans l’arrêt Fullowka :
[57] Il s’agit de déterminer s’il existe des considérations de politique générale, outre celles qui concernent les parties, en raison desquelles il ne serait pas judicieux d’imposer une obligation de diligence : Succession Odhavji, par. 51. L’analyse porte sur l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général : Cooper, par. 37. Des considérations de politique résiduelles ne peuvent supplanter une obligation de diligence qui existerait autrement (la prévisibilité et la proximité étant établies) si elles ne sont qu’hypothétiques. Il doit s’agir de considérations impérieuses; le risque réel de conséquences négatives de l’imposition d’une obligation de diligence doit être manifeste : Hill, par. 47-48; A. M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law (8e éd. 2006), p. 304-306.
[639] Dans la présente affaire, je conclus à l’absence d’obligation de diligence prima facie, car le lien de proximité n’a pas été établi. Dans l’arrêt Deloitte, comme aucune obligation de diligence n’avait été établie, la Cour suprême du Canada n’a pas examiné les considérations de politique résiduelles. Néanmoins, je me penche brièvement sur ces considérations de politique générales.
a) Indétermination
[640] La considération de politique concernant la responsabilité indéterminée vient de la possibilité que l’obligation de diligence proposée, et partant, le droit de poursuivre pour un manquement à celle-ci, soient tellement généraux qu’ils aient une portée indéterminée. Il faut un fondement rationnel à la ligne de démarcation entre ceux qui bénéficient de l’obligation de diligence et les autres (Fullowka, au para 70).
[641] Pour les besoins de la présente affaire, il importe de souligner que le « risque de responsabilité indéterminée est aggravé par le caractère purement financier de la perte alléguée »
(Imperial Tobacco, au para 100; voir aussi Martel Building Ltd c Canada, 2000 CSC 60 au para 37 [Martel]).
[642] Les demanderesses soutiennent que l’imposition aux défendeurs d’une obligation de diligence envers [traduction] « les parties dont ils réglementent les intérêts »
, soit quelque 1 400 personnes au Canada, ne fait pas naître le spectre de la responsabilité indéterminée. Ainsi, il n’y a aucun risque que les défendeurs soient assujettis à une obligation envers le public en général. De plus, l’obligation elle-même est restreinte : les demanderesses la définissent comme étant l’obligation [traduction] « de réaliser une analyse des risques et des évaluations des risques correspondantes de manière raisonnable, conformément aux normes nationales, internes et internationales »
. Elles font valoir que les faits de l’espèce sont semblables à ceux de l’arrêt Adams, où la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a conclu que les organismes de réglementation avaient une obligation de diligence envers une catégorie limitée d’éventuels demandeurs, à savoir les producteurs de pommes de terre. Dans leurs observations finales, les demanderesses ont renvoyé au paragraphe 43 de l’arrêt Deloitte pour souligner que la responsabilité indéterminée renvoie à une responsabilité dont l’étendue est impossible à circonscrire.
[643] En revanche, les défendeurs soutiennent que le Canada serait exposé à une responsabilité indéterminée s’il avait une obligation de diligence de droit privé envers d’éventuels importateurs d’abeilles consistant à les protéger contre un préjudice financier. En effet, si l’ACIA avait une obligation de diligence envers les importateurs commerciaux d’abeilles consistant à évaluer les demandes de permis au cas par cas, elle aurait alors la même obligation envers tous les importateurs de tous les animaux en raison de l’absence de fondement rationnel permettant de distinguer les importateurs de différents animaux.
[644] Selon les défendeurs, bien que les demanderesses se concentrent sur les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 concernant l’importation d’abeilles en provenance des É.-U., pareille obligation s’étendrait à l’évaluation des risques liés à l’importation d’abeilles provenant de chacun des autres pays à partir desquels des abeilles pourraient être importées. Le processus d’importation, en particulier l’utilisation du SARI pour déterminer les conditions d’importation, suivie de la délivrance ou du refus du permis d’importation, est accessible à tous les éventuels importateurs et s’applique de la même manière à toutes les sources d’importation. L’obligation de réaliser une analyse des risques pour chaque demande de permis d’importation en fonction des circonstances propres à chaque demandeur créerait une responsabilité inconnue envers un nombre indéterminé d’importateurs.
[645] Les défendeurs font également valoir que, si l’ACIA a une obligation issue du droit privé consistant à proposer des options d’atténuation des risques dans ses évaluations des risques concernant les abeilles, alors il n’y a aucun fondement rationnel pour faire en sorte que l’ACIA n’ait pas d’obligation envers tous ceux qui souhaitent importer un animal réglementé, dans les cas où les demandes de permis d’importation ont été rejetées sur la base d’évaluations des risques qui ne présentaient aucune option d’atténuation. Les défendeurs soutiennent que le fait qu’un groupe ait été identifié et que des experts financiers aient formulé des opinions sur les pertes que pourrait subir le groupe ne règle pas cette considération de politique (Flying E Ranche, au para 697; Los Angeles Salad BCCA, aux para 63-67).
[646] Les défendeurs font également remarquer que les abeilles sont essentielles à la survie financière d’autres secteurs agricoles, en particulier des producteurs de cultures qui dépendent de la pollinisation. Ils soutiennent que, s’il existe une obligation de diligence issue du droit privé envers les importateurs d’animaux dans l’application du régime d’importation d’animaux de l’ACIA prévu par la LSA et le RSA, cette obligation s’étendrait alors aussi à d’autres entrepreneurs qui dépendent des importations d’animaux, en particulier des abeilles, pour gagner un revenu. Selon les défendeurs, l’imposition d’une responsabilité à l’égard des importations d’abeilles pourrait avoir pour effet d’étendre cette responsabilité à l’ensemble du secteur agricole.
[647] La conception qu’ont les parties de la responsabilité indéterminée est teintée par leur vision de l’obligation invoquée. Les demanderesses affirment que les défendeurs ne se verraient imposer une obligation de diligence qu’envers le groupe, et non le public en général. Les défendeurs sont d’avis que toute obligation, qu’ils considèrent comme plus large, s’appliquerait également à d’autres importateurs visés par le régime réglementaire, ainsi qu’aux membres des secteurs qui dépendent des importations réglementées.
[648] Les faits de l’affaire Elder Advocates, sur lesquels s’appuient les défendeurs, sont résumés au paragraphe 333 des présents motifs. La Cour suprême du Canada a conclu qu’à supposer que les faits invoqués soient vrais, l’allégation de négligence était vouée à l’échec à la première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper. En l’absence d’une obligation d’origine législative de prendre les mesures qui, selon les demandeurs, avaient été prises négligemment, la proximité ne pouvait être établie (Elder Advocates, aux para 70-73).
[649] Cependant, la Cour suprême du Canada a ensuite tiré la conclusion suivante :
[74] Si les allégations franchissaient avec succès la première étape du critère Anns/Cooper, elles devraient être rejetées à la deuxième étape, où il faut se demander si l’obligation de diligence prima facie est écartée par des considérations de politique générale. Si le défendeur est une entité publique, il peut être difficile d’inférer une obligation de diligence de droit privé en se fondant sur des obligations d’origine législative. Cette inférence doit respecter le rôle constitutionnel particulier de ces institutions : Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957, le juge Laskin (plus tard Juge en chef), s’exprimant au nom de la Cour. Se rattache à cette préoccupation la crainte que le gouvernement soit constamment exposé à des recours privés, ce qui peut grever les ressources publiques et freiner l’intervention du gouvernement. Il est possible de soutenir que l’imposition d’une obligation de diligence envers le groupe de demandeurs, au vu des faits allégués, autorisait à invoquer la négligence tout patient du système de santé ayant droit au financement des services de santé, qu’ils soient primaires ou complémentaires. Cela évoque le risque d’une responsabilité illimitée envers un groupe indéterminé, ce que déplorait le juge en chef Cardozo dans Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (N.Y. 1931), p. 444 : voir Design Services Ltd. c. Canada, 2008 CSC 22, [2008] 1 R.C.S. 737, par. 59-66.
[650] Comme les demanderesses n’ont pas renoncé à leur argument selon lequel l’ACIA avait l’obligation d’évaluer toutes les demandes de permis d’importation au cas par cas, je souligne que leurs observations préliminaires indiquaient ce qui suit : [traduction] « À l’expiration du Règlement de 2004 le 31 décembre 2006, les importations et les demandes de permis étaient assujetties au même régime administratif et aux mêmes règlements d’application de la LSA que ceux régissant l’importation de reines et les importations d’animaux vivants en général. Une évaluation des demandes de permis au cas par cas est donc nécessaire. »
(Non souligné dans l’original.) De même, « après le 31 décembre 2006, les défendeurs ont choisi de réglementer les importations d’abeilles conformément aux dispositions générales des articles 12 et 160 du [RSA], qui prévoient la réception et l’évaluation des demandes de permis d’importation au cas par cas »
.
[651] Par conséquent, dans leurs observations initiales, les demanderesses semblent reconnaître que toute obligation d’évaluer les demandes de permis d’importation au cas par cas est une obligation générale qui s’applique à tous les animaux importés dans le cadre du régime réglementaire, et pas seulement aux abeilles. De plus, la preuve démontre que le processus de délivrance de permis d’importation, dans le cadre duquel les fonctionnaires utilisent le SARI pour déterminer les conditions d’importation en vue de décider s’il convient d’accueillir les demandes de permis, s’applique à la plupart, voire à la totalité des éventuels importateurs, des animaux réglementés et des sources d’importation. Je suis donc d’accord avec les défendeurs que, si l’ACIA avait une obligation de diligence envers les importateurs commerciaux d’abeilles (le groupe) consistant à évaluer les demandes de permis au cas par cas, elle aurait alors la même obligation envers tous les importateurs de tous les animaux et qu’il n’y a pas de fondement rationnel permettant de distinguer les importateurs de différents animaux.
[652] Bien que pareille obligation n’expose pas les défendeurs à une responsabilité indéterminée envers le public en général, dans l’arrêt Elder Advocates, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il était à tout le moins possible de soutenir que la reconnaissance d’une obligation de diligence dans cette affaire autoriserait à invoquer la négligence tout patient « du système de santé »
ayant droit au financement des services de santé. À mon avis, cela s’apparente, en l’espèce, à autoriser à invoquer la négligence tous les autres importateurs d’animaux dont la demande de permis d’importation d’un animal réglementé a été rejetée dans le cadre du régime réglementaire d’importation d’animaux sans faire l’objet d’un examen individuel. De plus, le Canada ne pourrait exercer aucun contrôle sur le nombre d’importateurs ayant soumis une demande (Cooper, au para 54; Imperial Tobacco, au para 99). D’un point de vue uniquement pratique, une telle obligation paralyserait probablement le régime d’importation en raison du nombre d’analyses des risques ou d’évaluations à réaliser.
[653] Ensuite, les défendeurs font valoir que l’ACIA pourrait avoir une responsabilité envers les importateurs d’animaux si, comme dans le cas des Évaluations des risques de 2003 et de 2013, l’importation avait été interdite par suite d’un processus d’analyse des risques ne proposant pas d’options d’atténuation. Comme le soutiennent les défendeurs, au procès, la Dre Dubé et Mme Rheault ont témoigné qu’il est courant de ne pas proposer d’options d’atténuation dans les évaluations des risques. Mme Rheault a également déclaré que l’unité d’évaluation des risques traitait des demandes d’évaluation des risques visant d’autres maladies ayant une incidence sur l’importation, telles que la grippe aviaire, le virus H5N1 et la grippe porcine, ainsi que de nombreux produits différents provenant de divers pays. Les défendeurs soutiennent qu’une obligation de diligence issue du droit privé envers les importateurs consistant à proposer des options d’atténuation dans les évaluations des risques de l’ACIA élargirait la responsabilité du Canada, qui ne porterait plus uniquement sur les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 visant les abeilles en provenance des É.-U., mais qui s’étendrait à un groupe indéterminé d’éventuels importateurs d’animaux, dont la composition et la taille échappent à son contrôle.
[654] Essentiellement, les défendeurs soutiennent qu’un manquement à l’obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les évaluations des risques pourrait donner lieu à une responsabilité envers un nombre inconnu d’importateurs d’animaux de toute espèce qui n’ont pas pu bénéficier de possibilités d’importation plus rentables ou qui ont subi d’autres pertes financières en raison de l’interdiction d’importation d’un animal par suite d’une évaluation des risques défavorable qui ne proposait pas d’options d’atténuation.
[655] S’il existe une obligation d’examiner les options d’atténuation des risques lors des évaluations des risques et qu’un manquement à cette obligation constitue une conduite négligente, je ne vois aucune raison logique pour laquelle ce ne serait pas le cas pour toute interdiction d’importation d’animaux entraînant une perte financière. Cette obligation imposerait une « responsabilité pour un montant indéterminé pour une période indéterminée envers une catégorie indéterminée »
(Fullowka, au para 70; Los Angeles Salad BCCA, au para 63), car l’ACIA n’aurait aucun contrôle sur le nombre de personnes qui souhaiteraient importer des animaux. Par conséquent, ce facteur milite contre la reconnaissance d’une obligation de diligence prima facie relativement aux évaluations des risques.
[656] Comme le soutiennent les défendeurs, dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que le fait de définir le groupe et les préjudices subis ne règle pas la question de la responsabilité indéterminée découlant d’une perte purement financière. [traduction] « La reconnaissance d’une obligation envers un demandeur peut ouvrir la porte à d’autres personnes qui pourraient également se tourner vers le défendeur pour être indemnisées de leurs pertes financières »
(Flying E Ranche, au para 697). Dans cette décision, la preuve démontrait que de nombreux secteurs, pas seulement les éleveurs de bovins, étaient touchés par l’ESB et la réponse du gouvernement à cette maladie. Mentionnons notamment les abattoirs, les équarrisseurs, les producteurs d’aliments ainsi que les éleveurs de bovins et d’ovins. La preuve indiquait des liens avec ces secteurs. Dans cette affaire, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a souligné que les pertes subies par ces secteurs seraient également de nature financière, plutôt que matérielle, et que les limites pourraient être difficiles à fixer. De plus, les pertes réclamées avaient été subies dans un contexte commercial, où elles constituent un risque inhérent à l’activité commerciale et contre lequel la partie en cause se protège mieux en recourant à l’assurance. Permettre l’indemnisation pourrait constituer une mesure encourageant la multiplicité de poursuites injustifiées (Flying E Ranche, au para 700, renvoyant à Martel). En conséquence, elle a reconnu qu’une responsabilité indéterminée envers un nombre indéterminé de demandeurs militait contre la reconnaissance d’une obligation de diligence dans cette affaire.
[657] Ainsi, compte tenu de l’arrêt Elder Advocates et de la décision Flying E Ranche, il semblerait que, dans un recours collectif, le fait que le groupe a été défini ne règle pas nécessairement la question de la responsabilité indéterminée. À cet égard, je prends acte que les demanderesses se sont appuyées sur l’arrêt Adams. Dans cette affaire, des producteurs de pommes de terre de semence ont soutenu qu’Agriculture Canada avait fait preuve de négligence dans son enquête visant à identifier l’origine d’un virus de la pomme de terre, ce qui avait entraîné une perte financière pour les agriculteurs. La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a déclaré qu’Agriculture Canada n’avait invoqué aucun argument de politique générale, pas même concernant la responsabilité indéterminée. Toutefois, elle a ajouté que, « [q]uoi qu’il en soit, il ne [fallait] pas oublier qu’il s’agi[ssait] d’un nombre limité de demandeurs potentiels : les producteurs de pommes de terre »
. Elle a également précisé que, puisque l’obligation en cause se rapportait aux producteurs et non au public en général, toute analogie avec les faits de l’affaire Cooper serait mal placée (au para 45). J’estime que, dans l’arrêt Adams, qui a été rendu avant l’arrêt Elder Advocates et la décision Flying E Ranche, la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick n’a pas tiré de conclusion définitive sur la question de savoir s’il peut y avoir des considérations de politique liées à la responsabilité indéterminée même lorsque le groupe est défini. De plus, selon les circonstances factuelles, il se peut que la responsabilité indéterminée prenne naissance lorsque l’obligation et la responsabilité s’étendent aux personnes visées par un régime réglementaire, par opposition au public en général. Je comprends également que, dans l’arrêt Paradis CAF, la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’il n’existait aucune possibilité de responsabilité indéterminée, puisque la catégorie des demandeurs était limitée et que les circonstances alléguées étaient « rares »
. Toutefois, contrairement aux actes de procédure sur lesquels la Cour d’appel fédérale a fondé sa déclaration, la preuve dont je dispose me permet de conclure que ce ne sont pas toutes les circonstances de l’espèce, telles que l’utilisation des conditions d’importation et du SARI, qui sont rares. Le processus d’importation est plutôt commun à toutes les importations d’animaux.
[658] Enfin, les défendeurs affirment que, selon la preuve, d’autres secteurs agricoles dépendent de la pollinisation par les abeilles pour assurer leur survie financière et que les apiculteurs commerciaux ont témoigné de l’intérêt des producteurs de cultures qui dépendent des abeilles pour des contrats de pollinisation sur mesure. Je souligne que c’est sur cette base que les demanderesses ont demandé à la Cour d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Flying E Ranche, dans laquelle le simple fait que le nombre de personnes possiblement lésées était indéterminé avait constitué un facteur déterminant dans le refus de la Cour supérieure de justice de l’Ontario de reconnaître l’obligation. En l’espèce, certains éléments de preuve démontrent que d’autres secteurs agricoles dépendent des apiculteurs commerciaux. Par exemple, M. Gibeau a témoigné que les producteurs de bleuets en Colombie-Britannique ne sont pas en mesure de conserver suffisamment d’abeilles pollinisatrices en raison de la pénurie d’abeilles disponibles. Ainsi, ce n’est pas pure conjecture d’affirmer que, s’il existait une obligation de diligence issue du droit privé envers les importateurs d’animaux réglementés quant à l’importation de ces animaux, cette obligation, et la responsabilité qui en découle, s’étendrait également à d’autres parties qui dépendent de l’importation d’animaux, en particulier d’abeilles, pour gagner un revenu. Toutefois, la preuve à l’appui de cette affirmation est faible. Ainsi, rien ne démontre qu’il s’agit d’un cas comme celui exposé dans la décision Los Angeles Salad, où la Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu ce qui suit :
[traduction]
S’il existait une obligation de diligence consistant à protéger les intérêts financiers d’un fournisseur de produits alimentaires, il serait difficile de concevoir sur quel fondement rationnel reposerait l’absence d’obligation envers une multitude d’autres personnes qui pourraient avoir subi une perte financière à la suite d’une inspection négligente. Des demandes pourraient être déposées par des détaillants, des grossistes, des fournisseurs, des entreprises de transformation d’aliments, des distributeurs, des agriculteurs et leurs employés. Il semble que ce soit exactement le type de problème ayant conduit au refus de la reconnaissance d’une obligation de diligence prima facie dans d’autres circonstances (au para 124; voir aussi Los Angeles Salad BCCA, aux para 63-67).
[659] En résumé, si l’ACIA avait une obligation de diligence envers le groupe consistant à évaluer les demandes de permis au cas par cas (et je conclus que ce n’est pas le cas), elle aurait alors la même obligation envers tous les importateurs de tous les animaux réglementés dont la demande de permis d’importation a été rejetée sans faire l’objet d’un examen individuel. Aucun fondement rationnel ne permet de distinguer les importateurs de différents animaux, ce qui mène à une responsabilité indéterminée. Cela milite contre la reconnaissance de toute obligation de diligence prima facie. Il en va de même pour l’obligation d’examiner des options d’atténuation des risques dans les évaluations des risques. Toutefois, les défendeurs n’ont pas démontré qu’une éventuelle responsabilité envers un large groupe d’autres secteurs agricoles (ou d’autres tiers) en raison de leur dépendance économique aux apiculteurs commerciaux donnerait naissance à une responsabilité indéterminée.
[660] Néanmoins, de façon générale, ce facteur de politique générale, à savoir la responsabilité indéterminée, milite contre la reconnaissance d’une obligation de diligence en l’espèce.
b) Effet paralysant
[661] Les demanderesses invoquent l’arrêt Aylmer, dans lequel la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la décision de la juge de première instance, qui n’avait pas, d’après les demanderesses, imposé de responsabilité à l’organisme provincial correspondant à l’ACIA. Selon la Cour d’appel de l’Ontario, la juge de première instance n’avait pas donné effet à l’arrêt Hill et à d’autres décisions dans lesquelles les tribunaux avaient rejeté l’argument portant qu’aucune obligation de diligence ne devrait être reconnue en raison de son effet paralysant sur l’action gouvernementale. Dans l’arrêt Aylmer, la Cour d’appel de l’Ontario a cité l’arrêt Fullowka rendu par la Cour suprême du Canada et a déclaré que tout prétendu « conflit entre l’intérêt général du public et les exigences pressantes de la sécurité peut être pris en compte dans la formulation de la norme de diligence appropriée »
(Aylmer, au para 60, citant Fullowka, au para 73). Ainsi, les demanderesses soutiennent que l’effet paralysant ne découle pas du fait que l’organisme de réglementation puisse avoir une obligation de diligence, mais plutôt du fait qu’il soit tenu à une norme de perfection dans sa prise de décision.
[662] Cependant, je fais remarquer qu’au paragraphe de l’arrêt Fullowka cité dans l’arrêt Aylmer, la Cour suprême du Canada déclare essentiellement que le tribunal d’instance inférieure a commis une erreur en concluant que l’imposition d’une obligation de diligence à un organisme de réglementation dans l’accomplissement de ses devoirs publics pourrait l’inciter à réglementer exagérément ou insuffisamment, puisque cette conclusion relevait de l’hypothèse et ne respectait pas la norme requise pour démontrer que des obligations conflictuelles comportent un risque réel de conséquences sur le plan des politiques. Ainsi, bien qu’une réglementation exagérée ou insuffisante pourrait résulter de l’effet paralysant, dans l’arrêt Fullowka, la Cour suprême du Canada examinait la question des obligations conflictuelles.
[663] Les demanderesses n’abordent pas l’argument des défendeurs selon lequel les consultations sont importantes pour assurer une bonne gouvernance et que l’imposition aux défendeurs de l’obligation de diligence proposée aurait un effet paralysant sur de telles consultations.
[664] Plus précisément, les défenderesses soutiennent qu’il ressort clairement de la jurisprudence canadienne que les communications et les consultations effectuées par un organisme de réglementation dans le cadre de ses fonctions ne créent pas de lien de proximité. Elles citent la décision Flying E Ranche, dans laquelle le juge déclare qu’un tel principe s’applique également à la deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper. Si le lien de proximité devait découler des consultations entre l’organisme de réglementation et le secteur réglementé, on craint qu’il y ait un effet paralysant sur ces consultations, car le gouvernement pourrait être réticent à consulter si cela pouvait créer une obligation de diligence issue du droit privé (Flying E Ranche, au para 709). Les défendeurs soutiennent que l’importation commerciale d’animaux peut avoir des répercussions négatives sur les membres du secteur. Par conséquent, il importe de tenir compte de leurs intérêts dans les décisions. Les défendeurs font valoir que, si une obligation de diligence devait découler des consultations sur les questions de santé animale menées auprès des parties intéressées, il y aurait un effet paralysant sur les consultations se rapportant aux décisions qui ont une incidence sur le secteur à l’échelle nationale. Je suis du même avis.
[665] Je souligne également que, dans les arrêts Hill, Aylmer et Fullowka, l’obligation de diligence proposée aurait eu un effet paralysant sur l’activité même qui avait été menée avec négligence, alors qu’en l’espèce, l’action pour négligence ne portait pas sur les consultations.
[666] Par exemple, dans l’arrêt Hill, la question que soulevait le délit d’enquête négligente proposé était que les policiers feraient « preuve de précaution excessive lors de l’enquête sur un crime »
(Hill, au para 56). Autrement dit, les intimés soutenaient que l’imposition de l’obligation de ne pas enquêter de façon négligente aurait un effet paralysant sur les enquêtes. L’effet paralysant était rattaché à la conduite contestée pour négligence. En effet, dans l’arrêt Hill, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur l’argument relatif à l’« effet paralysant »
, notamment en déclarant que la considération liée au juste équilibre que doivent établir les policiers entre la précaution et la prudence, d’une part, et l’efficacité, d’autre part, doit être prise en compte pour décider de la norme de diligence applicable. En l’espèce, aucune norme de diligence n’est applicable, car les demanderesses n’ont pas allégué que les consultations faisant l’objet d’un effet paralysant avaient été menées de façon négligente.
[667] Je fais également remarquer que, selon la Cour suprême du Canada, ce ne serait « pas nécessairement une mauvaise chose »
si les policiers étaient plus prudents dans leurs enquêtes. Autrement dit, tout effet paralysant allégué n’aurait pas nécessairement de conséquences préjudiciables (Hill, au para 56). En revanche, dans la présente affaire, je suis d’avis qu’une diminution des consultations du gouvernement auprès du secteur serait une « mauvaise chose »
, compte tenu de l’importance des consultations pour assurer une bonne gouvernance.
[668] Dans l’arrêt Aylmer, la Cour d’appel de l’Ontario, s’appuyant sur l’arrêt Hill, a conclu que la juge de première instance avait commis une erreur, car elle [traduction] « n’avait pas donné effet à l’arrêt Hill et à d’autres décisions semblables dans lesquelles les tribunaux avaient rejeté l’argument portant qu’aucune obligation de diligence ne devrait être reconnue en raison de son “effet paralysant” sur l’action gouvernementale »
(Aylmer, au para 59). L’analyse de cette question n’était pas détaillée. Néanmoins, la conduite qui ferait l’objet de l’effet paralysant dans l’affaire Aylmer était, tout comme dans l’affaire Hill, celle visée par l’obligation. L’obligation que proposait d’imposer l’appelante au ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Affaires rurales était celle d’agir raisonnablement dans l’exercice de ses responsabilités réglementaires, à savoir la suspension du permis d’abattoir, l’occupation de l’usine d’Aylmer ainsi que l’entreposage et la destruction de la viande détenue. La considération de politique générale (finalement rejetée) était que cette obligation aurait un effet paralysant sur l’exercice des responsabilités réglementaires dans l’intérêt public.
[669] Bien que, dans l’arrêt Fullowka, la Cour suprême du Canada n’ait pas expressément fait référence à un « effet paralysant »
, dans l’arrêt Aylmer, la Cour d’appel de l’Ontario cite cet arrêt dans ce contexte. Dans l’arrêt Fullowka, la Cour suprême du Canada a rejeté l’affirmation de la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest selon laquelle imposer une obligation de diligence à un organisme de réglementation dans l’accomplissement de ses devoirs publics pourrait l’inciter à réglementer exagérément ou insuffisamment par excès de prudence. Plus précisément, l’obligation de l’inspecteur des mines d’ordonner la cessation immédiate de tout travail dans une mine jugée dangereuse (ce que l’inspecteur est tenu de faire en vertu de la loi) n’aurait pas d’effet paralysant sur l’inspecteur dans l’accomplissement de ses devoirs publics, car sa seule obligation est de les accomplir de manière raisonnable. Là encore, l’effet paralysant allégué se rapporte aux activités mêmes visées par l’action pour négligence.
[670] Par conséquent, ces arrêts sont peu utiles pour déterminer si une obligation peut être écartée en raison d’un éventuel effet paralysant sur les consultations menées par le gouvernement auprès du secteur, étant donné que l’action pour négligence ne porte pas sur ces consultations.
[671] En revanche, les faits de l’affaire Flying E Ranche sont semblables à ceux de l’espèce. Dans cette affaire, bien que le caractère raisonnable des consultations n’ait pas été contesté, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a déclaré qu’une des considérations de politique résiduelles était que, si le lien de proximité devait découler des consultations entre Agriculture Canada et les associations du secteur de l’élevage bovin, il y aurait un effet paralysant sur les consultations, car le gouvernement pourrait être réticent à consulter si cela pouvait créer une obligation de diligence issue du droit privé. Bien que la Cour supérieure de justice de l’Ontario ait jugé que cette considération était [traduction] « quelque peu hypothétique »
, nul n’a contesté que les consultations constituent une pratique reconnue de bonne gouvernance. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que cet éventuel effet paralysant sur les consultations était également [traduction] « une considération qui milite contre la reconnaissance d’une obligation de diligence découlant des consultations »
(Flying E Ranche, au para 709).
[672] Je prends acte de la mise en garde formulée dans l’arrêt Paradis CAF selon laquelle une norme trop basse relativement à l’effet paralysant exonérerait de toute responsabilité le gouvernement, ce qui serait inapproprié. Dans cet arrêt, le juge Stratas réagissait à la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle « le fait de reconnaître l’existence d’une obligation de diligence [traduction] “pourrait avoir” un effet paralysant sur l’exécution par le Canada de ses fonctions »
. Le juge Stratas a conclu que cette norme – « pourrait avoir »
– place la barre trop bas, puisque l’on peut toujours conjecturer sur le fait que la reconnaissance d’une obligation de diligence pourrait avoir un effet paralysant. En l’espèce, cependant, les défendeurs ne soutiennent pas de façon générale que « l’exécution [par le gouvernement] de ses fonctions »
sera paralysée. Ils craignent que les consultations menées par le gouvernement auprès du secteur soient paralysées, ce qu’il faudrait éviter, puisque ces consultations sont un important principe de bonne gouvernance.
[673] Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hill, toute considération de politique générale invoquée à l’encontre de l’imposition d’une obligation de diligence ne doit pas être qu’hypothétique. Le « risque réel »
de conséquences négatives doit être manifeste (Hill, au para 48). Je suis d’avis que la possibilité d’un effet paralysant sur les consultations du gouvernement n’est pas qu’abstraite ou hypothétique. Le gouvernement consulte souvent et régulièrement les parties intéressées dans une multitude de circonstances. Je suis d’accord avec les défendeurs qu’en principe, les efforts du gouvernement pour consulter un secteur et le faire participer à la prise de décisions qui le concernent ne devraient pas engager sa responsabilité envers ce secteur. Par conséquent, comme dans la décision Flying E Ranche, je conclus que l’effet paralysant milite contre la reconnaissance de l’obligation proposée en l’espèce.
c) Conflit entre l’obligation de droit public et l’obligation de diligence invoquée issue du droit privé
[674] Dans mon analyse de la question de savoir si une obligation de diligence découle du régime légal, ce qui donne lieu à un lien de proximité (je conclus plus haut que ce n’est pas le cas), j’examine la question du risque de conflit entre l’obligation de diligence de droit public et celle de droit privé dans le but de déterminer si la reconnaissance d’une obligation de droit privé irait à l’encontre de l’obligation qu’a l’ACIA envers le public en vertu de la LSA et du RSA, compte tenu de l’objet de ce régime légal. Plus précisément, l’obligation de l’ACIA à l’égard des intérêts supérieurs du public que lui imposent la LSA et le RSA est de protéger la santé des animaux et des humains, ce qui va à l’encontre de l’obligation de diligence de droit privé visant à protéger les intérêts financiers du groupe.
[675] Les défendeurs soutiennent que la question du conflit peut être traitée dans l’analyse du lien de proximité effectuée à la première étape du critère énoncé dans les arrêts Ann/Cooper, mais que, selon l’arrêt Syl Apps, cette question peut l’être dans l’analyse réalisée aux deux étapes du critère. Les défendeurs soulignent que, dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a examiné la question du conflit dans son analyse des considérations de politique générale.
[676] Dans l’arrêt Syl Apps, la prévisibilité raisonnable n’a pas été contestée, mais la Cour suprême du Canada a conclu que c’était à l’étape de la proximité que l’analyse s’était enrayée et que le facteur déterminant était le risque de conflit d’obligations. Dans cette affaire, la famille d’une enfant a intenté une action contre Syl Apps, un centre de traitement. Elle soutenait que ce centre et un travailleur social avaient traité l’enfant comme si ses parents lui avaient infligé des sévices, ce qui constituait de la négligence, et qu’à cause de cette négligence, l’enfant n’était jamais retournée dans sa famille, ce qui privait celle-ci de ses liens avec elle. La Cour suprême du Canada a conclu qu’en imposant une obligation de diligence fondée sur la relation entre la famille d’un enfant pris en charge et les fournisseurs de soins désignés par le tribunal pour cet enfant, on créait un risque réel de sérieux conflit avec le devoir transcendant que la loi impose aux fournisseurs de services de veiller à l’intérêt véritable, à la protection et au bien-être de l’enfant (Syl Apps, au para 41). De plus, dans ce contexte, l’imposition d’une obligation de diligence risquait de créer un conflit avec leur capacité de bien s’acquitter de leurs obligations légales (Syl Apps, au para 49).
[677] Cependant, la Cour suprême du Canada a également conclu que, si l’analyse de la prévisibilité raisonnable et du lien de proximité amène à la conclusion qu’il existe une obligation de diligence prima facie, il est tout de même nécessaire de se demander si des considérations de politique générale résiduelles font en sorte qu’il ne serait pas judicieux d’imposer une telle obligation (Syl Apps, au para 31).
[678] Par conséquent, l’intérêt général est pertinent tant à l’étape de l’analyse relative à la proximité qu’à celle de l’examen des considérations de politique générale résiduelles du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper. « La différence tient à ce qu’à l’étape de la proximité[,] les questions pertinentes d’intérêt général se rapportent à des facteurs découlant du lien qui existe entre le demandeur et le défendeur, tandis que les considérations de politique générale résiduelles ne portent pas tant sur “le lien existant entre les parties” que sur “l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général” (Cooper, par. 37) »
(Syl Apps, au para 32).
[679] Je conclus plus haut que les demanderesses n’ont pas démontré l’existence d’un lien de proximité à la première étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper. Le risque de conflit découlant de l’obligation générale de l’ACIA prévue par la loi a été un facteur m’ayant menée à tirer cette conclusion. La relation entre l’ACIA et le groupe résulte uniquement de la loi (la LSA et le RSA). Le lien est entre un organisme de réglementation dont l’objet du régime légal oblige à protéger la santé des animaux (en l’espèce, la santé des abeilles) et une partie du secteur apicole réglementé qui affirme que l’ACIA a agi avec négligence dans l’exécution ou le maintien de l’interdiction d’importation, y compris dans la façon dont elle a mené les évaluations des risques, ce qui lui a causé un préjudice financier. Je conclus plus haut que les demanderesses n’ont pas démontré que la relation avec l’ACIA relevait clairement d’une catégorie de relation pour laquelle une obligation de diligence avait été reconnue ou d’une catégorie analogue (voir, p. ex., Los Angles Salad BCCA, aux para 25-26, 28). Je juge également que l’imposition d’une obligation de diligence dans le cadre de cette relation risquerait de créer un conflit avec l’obligation générale de l’ACIA prévue par la loi et sa capacité de bien s’acquitter de ses obligations légales.
[680] Compte tenu de ces conclusions, et tout comme dans l’arrêt Syl Apps, il n’y a pas lieu d’examiner la question du conflit à la deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper.
[681] Toutefois, même à la deuxième étape, celle des considérations de politique résiduelles, lesquelles portent sur l’effet de la reconnaissance d’une obligation de diligence sur d’autres aspects, je parviens à la même conclusion, essentiellement pour les mêmes motifs.
[682] Dans l’arrêt River Valley, même si elle a conclu à l’absence d’obligation de diligence de droit privé, la Cour d’appel de l’Ontario a également jugé qu’il existait un risque de conflit si l’ACIA devait tenir compte non seulement de la santé des animaux et du public, mais également des intérêts financiers des agriculteurs (ou, dans la présente affaire, des apiculteurs). Elle a conclu qu’il s’agissait d’une considération de politique supérieure qui avait également pour effet d’écarter l’obligation de diligence de droit privé à la deuxième étape du critère.
[683] Cela dit, le conflit doit être réel et non hypothétique (Aylmer, au para 58). De plus, « l’existence d’un conflit réel ou possible n’écarte pas en soi l’obligation de diligence prima facie. Le conflit doit opposer la nouvelle obligation proposée à celle existant à l’égard “des intérêts supérieurs du public” et présenter un risque réel de conséquences négatives sur le plan des politiques »
(Hill, au para 40). Je suis d’accord avec les défendeurs que le risque de conflit en l’espèce est réel, car les intérêts financiers individuels des parties réglementées et l’intérêt public de protéger la santé des humains et des animaux ne seront pas toujours en phase. En effet, en l’espèce, ils ne le sont pas.
d) Relations internationales
[684] Les défendeurs soutiennent également que les interactions à l’échelle internationale entre des partenaires commerciaux peuvent également soulever des considérations d’intérêt public pouvant écarter une obligation de diligence prima facie. Les défendeurs renvoient aux paragraphes 101 à 109 de l’arrêt Cropvise Inc and Wolf & Wolf Seeds Inc c Agence canadienne d’inspection des aliments, 2018 NBCA 28 [Cropvise], dans lequel les appelantes ont fait valoir que l’ACIA n’avait pas négocié le dédouanement des pommes de terre à des fins commerciales avec l’autorité compétente au Venezuela. Dans cet arrêt, la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a conclu que les actions et les décisions de l’ACIA à l’origine des demandes se rapportaient à une ligne de conduite qui reposait sur la mise en balance de considérations économiques, sociales et politiques en lien avec les relations diplomatiques avec le Venezuela. Elle a également conclu qu’une obligation de diligence prima facie avait été écartée en raison de considérations d’intérêt public. Les défendeurs font valoir que la manière dont le Canada négocie avec des partenaires commerciaux, et la mesure dans laquelle il le fait, fait intervenir des considérations qui sont incompatibles avec la reconnaissance d’une obligation de diligence de droit privé envers les importateurs de produits.
[685] Les défendeurs soutiennent que, selon la preuve, le Service d’inspection des É.-U. a toujours indiqué à l’ACIA qu’aucun contrôle n’était exercé sur les déplacements et que la situation zoosanitaire des abeilles en provenance des É.-U. n’avait pas changé, et il n’a proposé aucun protocole ni aucune zone exempte de maladies. D’autres pays, comme l’Australie, ont procédé autrement et ont adopté une démarche proactive en proposant à l’ACIA des mesures de gestion des risques afin de favoriser ou de reprendre les échanges commerciaux. L’ACIA a également échangé avec des partenaires commerciaux en lien avec divers cas de ravageurs et de maladies visant les abeilles et d’autres animaux, non pas en raison d’une obligation de le faire issue du droit privé, mais en raison de la nature du commerce international d’animaux.
[686] J’estime que l’affaire Cropvise se distingue au regard des faits. Dans cette affaire, l’obligation proposée envers les producteurs de pommes de terre consistait à négocier le dédouanement des pommes de terre à des fins commerciales au Venezuela. La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a conclu que cette obligation allait à l’encontre de l’obligation de l’ACIA de tenir compte de la nature des relations avec le Venezuela et des éventuelles conséquences de ses actions sur les échanges commerciaux futurs et sur les relations commerciales en général. L’ACIA devait avoir la possibilité de subordonner les intérêts d’un secteur en particulier à des objectifs plus larges en matière de relations internationales, et on ne pouvait s’attendre d’elle qu’elle agisse en tant que représentante des producteurs de pommes de terre dans le contexte du commerce international.
[687] Dans l’affaire dont je suis saisie, rien ne prouve que la décision de l’ACIA de ne pas délivrer de permis d’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. ait été influencée par la volonté du Canada de préserver ses relations avec les É.-U. L’ACIA n’a pas été placée dans une situation où elle devait déterminer si elle défendait les intérêts des apiculteurs ou si elle les subordonnait à des objectifs plus larges en matière de relations internationales. L’arrêt Cropvise n’est donc d’aucune utilité pour les défendeurs, et cette considération de politique générale ne permet pas d’écarter l’obligation de diligence.
e) Conclusion sur les considérations de politique résiduelles
[688] Dans l’arrêt Fullowka, la Cour suprême du Canada a déclaré que « [l]e conflit d’obligations a joué un rôle important dans l’analyse du lien de proximité dans le contexte des recours contre des autorités réglementaires et d’autres personnes ou organismes ayant des obligations légales : voir, p. ex., Cooper, Edwards, Syl Apps et Hill. Un conflit d’obligations peut avoir de graves conséquences négatives sur le plan de l’intérêt public : Syl Apps, par. 28 »
(Fullowka, au para 72). Toutefois, elle a déclaré que l’imposition d’une obligation de diligence à ceux qui ont des obligations légales ou des devoirs publics n’aura pas automatiquement de telles conséquences. De plus, dans l’arrêt Hill, la Cour suprême du Canada a examiné, puis rejeté l’argument selon lequel la présence d’obligations contradictoires devrait l’empêcher de conclure à l’existence d’un lien de proximité. Dans cet arrêt, les juges majoritaires ont souligné que l’existence d’un conflit réel ou possible n’écarte pas en soi l’obligation de diligence prima facie. Le conflit doit plutôt opposer l’obligation proposée à celle existant à l’égard des intérêts supérieurs du public et présenter un risque réel de conséquences négatives sur le plan des politiques. De même, dans l’arrêt Deloitte, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que la responsabilité indéterminée n’est rien de plus qu’une considération de politique résiduelle et que la reconnaissance de l’indétermination n’a pas à trancher la question de la responsabilité dans tous les cas. Aborder l’analyse autrement ferait de la responsabilité indéterminée – une considération de politique générale – un veto de politique générale.
[689] En l’espèce, je juge que le conflit entre l’obligation proposée (maintenir ou exécuter l’interdiction de manière à protéger les intérêts financiers des demanderesses) et une obligation à l’égard des intérêts supérieurs du public (protéger la santé des animaux) présente un risque réel de conséquences négatives sur le plan des politiques. À mon avis, il s’agit d’une considération impérieuse et déterminante aux deux étapes du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper. Comme l’a conclu la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt River Valley, si l’ACIA devait tenir compte non seulement de la santé des animaux et des humaines, mais également des intérêts financiers de chaque agriculteur (ou, en l’espèce, des apiculteurs commerciaux qui composent le groupe), le risque de conflit est une considération de politique supérieure qui écarte toute obligation de diligence de droit privé. Cependant, même si cette considération de politique était insuffisante pour conclure qu’il ne faudrait pas imposer l’obligation de diligence [traduction] « de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait »
et qu’il ne serait « pas judicieux »
de le faire, le fait d’en tenir compte et de la mettre en balance avec l’indétermination et l’effet paralysant dont il est question plus haut (et le caractère purement financier de la perte alléguée) ferait pencher la balance à cet égard.
[690] Même si je commets une erreur en concluant que l’obligation invoquée de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 n’était pas une obligation distincte et qu’il s’agissait d’une décision de nature opérationnelle, les considérations de politique susmentionnées permettraient tout de même d’écarter cette obligation.
iv. Deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper – conclusion
[691] À la deuxième étape du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper, le tribunal est appelé à décider s’il existe des considérations de politique générale, outre la relation entre les parties, susceptibles de faire obstacle à l’imposition d’une obligation de diligence. En l’espèce, je conclus plus haut que l’existence d’un lien de proximité n’a pas été démontrée à la première étape du critère concernant la relation entre l’ACIA et le groupe. Toutefois, si je commets une erreur et que l’existence d’une obligation prima facie était établie, il faudrait l’écarter sur le fondement de considérations de politique générale. Plus précisément, les décisions relatives au maintien ou à l’exécution de l’interdiction quant à l’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. s’inscrivent dans le cadre des mesures prises par l’ACIA pour protéger la santé animale. Comme elles concernent des politiques, elles échappent à toute action en justice. À supposer que ce ne soit pas le cas, d’autres considérations de politique générale – les conflits qui opposent l’obligation de droit public de l’ACIA et l’obligation de droit privé proposée envers les apiculteurs commerciaux, ainsi que les réserves quant à la reconnaissance d’une obligation indéterminée et à la possibilité d’un effet paralysant sur les consultations gouvernementales – auraient pour effet d’écarter l’obligation. Cela vise toute obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013, qui, comme je le conclus plus haut, ne constituait pas une obligation distincte dans ces circonstances.
Question commune no 2 – Les défendeurs, ou l’un d’eux, ont-ils manqué à la norme de diligence nécessaire?
A. Quelle est la norme de diligence?
[692] Dans l’arrêt Marchi, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :
[91] Pour éviter que sa responsabilité ne soit engagée, une partie défenderesse doit « agir de façon aussi diligente que le ferait une personne ordinaire, raisonnable et prudente placée dans la même situation » (Ryan c. Victoria (Ville), [1999] 1 R.C.S. 201, par. 28). Les facteurs pertinents à cet égard comprennent la question de savoir si le risque de blessures était raisonnablement prévisible, ainsi que la disponibilité de mesures préventives et leur coût (P. H. Osborne, The Law of Torts (6e éd. 2020), p. 29-30; Bolton c. Stone, [1951] A.C. 850 (H.L.)). Une personne raisonnable [traduction] « prend des précautions à l’encontre des risques raisonnablement probables » (Bolton, p. 863).
[92] La norme de diligence raisonnable s’applique, que la partie défenderesse soit un gouvernement ou un particulier (Just, p. 1243). Dans l’arrêt Just, le juge Cory a reconnu que « la norme de diligence imposée à la Couronne pourrait ne pas être la même que celle qu’on exige d’un particulier » (p. 1244). Toutefois, cela n’est pas attribuable au fait que les préoccupations d’ordre public applicables aux gouvernements écartent la norme de diligence raisonnable. En fait, le juge Cory a clairement indiqué que la question de l’existence d’une obligation de diligence doit être « examinée séparément et distinctement » de la question de la norme de diligence (p. 1243-1244). Il importe que l’analyse de la norme de diligence ne soit pas utilisée comme une autre occasion d’écarter la responsabilité des gouvernements, particulièrement lorsqu’il a déjà été décidé que la conduite gouvernementale contestée ne constituait pas une décision de politique générale fondamentale.
[693] Les parties conviennent que la norme de diligence raisonnable s’applique au gouvernement et aux acteurs privés.
[694] Les demanderesses définissent ainsi la norme : [traduction] « En l’espèce, la norme de diligence que l’ACIA devait respecter est celle d’un organisme de réglementation ordinaire, raisonnable et prudent qui prend des décisions sur l’opportunité de permettre l’importation de paquets d’abeilles en provenance d’un pays étranger qui est un partenaire commercial du Canada. »
Elles affirment que l’analyse sur la norme de diligence ne porte que sur la question de savoir si l’analyse des risques a été réalisée avec négligence.
[695] Les défendeurs soulignent que, dans le contexte d’une contestation de décisions prises par un organisme réglementant la santé animale, la norme doit refléter la situation d’une personne exerçant son pouvoir discrétionnaire. À cet égard, au paragraphe 5 de l’arrêt River Valley, la Cour d’appel de l’Ontario a fait remarquer que le tribunal d’instance inférieure avait conclu que la norme correspondait à [traduction] « la façon dont un [organisme de réglementation] raisonnable ayant les mêmes compétences et la même expertise aurait agi dans la même situation »
(cette conclusion n’a pas été contestée en appel). Dans la décision Flying E Ranche, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que [traduction] « la norme de diligence raisonnable “reconnaît bien” le pouvoir discrétionnaire professionnel “à condition de respecter les limites de la raisonnabilité” »
. Ainsi, l’organisme de réglementation n’enfreint pas la norme de diligence simplement parce qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire d’une autre manière que celle jugée « optimale »
. Il faut simplement que l’exercice du pouvoir discrétionnaire soit « raisonnable »
(Flying E Ranche, au para 716).
[696] Les défendeurs définissent ainsi la norme : [traduction] « La norme de diligence à laquelle sont tenus les décideurs de l’ACIA est celle qui s’applique à un organisme de réglementation raisonnable dont le mandat est de protéger la santé animale et dans les cas où d’éventuels importateurs ont allégué avoir perdu une occasion d’importer des paquets d’abeilles. »
[697] Je suis d’avis que la norme de diligence applicable est simplement celle d’un organisme de réglementation raisonnable placé dans la même situation.
B. Manquements allégués à la norme de diligence
[698] Dans leurs observations préliminaires, les demanderesses ont soutenu que les défendeurs avaient manqué à leur obligation de diligence de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait relative à l’importation. Elles ont affirmé qu’il était déraisonnable de la part des défendeurs de refuser d’examiner, de recevoir ou d’évaluer les demandes de permis d’importation déposées après le 31 décembre 2006 et qu’ils avaient ainsi manqué à leur obligation de diligence. Cette allégation n’a pas été expressément traitée dans les observations finales.
[699] Dans leurs observations finales, les demanderesses ont mis l’accent sur les trois manières dont les défendeurs auraient, selon elles, manqué à la norme de diligence.
[700] Premièrement, de façon générale, les demanderesses font valoir que l’ACIA a manqué à la norme de diligence en ne proposant pas d’options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013. À cet égard, elles soutiennent que le Code de l’OIE et l’Accord SPS établissent les normes en vigueur et que les défendeurs ont manqué à ces normes en ne proposant pas d’options d’atténuation dans les évaluations des risques.
[701] Deuxièmement, les demanderesses allèguent que le ministre a manqué à la norme de diligence en déléguant à l’ACIA son pouvoir décisionnel exclusif à l’égard de la délivrance de permis. Pour sa part, l’ACIA a outrepassé sa compétence en refusant de délivrer des permis, car la loi ne lui conférait pas ce pouvoir.
[702] Troisièmement, les demanderesses soutiennent que les défendeurs ont manqué à la norme de diligence en incluant dans les évaluations des risques des dangers qui n’auraient pas dû être pris en considération.
[703] J’examine chacun de ces manquements.
i. Maintien et exécution du régime réglementaire
[704] Dans leurs observations préliminaires, les demanderesses ont fait valoir que les défendeurs devaient adopter un nouveau règlement interdisant l’importation de paquets d’abeilles après l’expiration du Règlement de 2004 le 31 décembre 2006 ou évaluer les demandes de permis d’importation au cas par cas conformément au paragraphe 160(1.1) du RSA, mais qu’ils n’avaient fait ni l’un ni l’autre. Elles ont affirmé qu’il s’agissait d’une conduite négligente ou illégale. Selon elles, le caractère déraisonnable de cette conduite et, par conséquent, le supposé manquement à la norme de diligence (bien que, dans leurs observations, elles confondent l’obligation de diligence et la norme de diligence) étaient évidents, puisque les défendeurs savaient comment maintenir la frontière fermée aux importations en toute légalité et que le stratagème illégal avait été maintenu en place pendant une longue période.
[705] Dans leurs observations préliminaires et finales, les défendeurs ont contesté l’affirmation des demanderesses selon laquelle, à l’expiration du Règlement de 2004, il était illégal ou déraisonnable de continuer de refuser de délivrer des permis d’importation. Ils ont fait valoir que, bien qu’un règlement d’interdiction soit une façon de réglementer les importations, un règlement interdisant les importations sauf en conformité avec un permis en est une autre. Suivant l’article 12 et le paragraphe 160(1.1) du RSA, les importations d’abeilles sont interdites, sauf en conformité avec un permis. En l’absence de conditions d’importation efficaces permettant une importation sécuritaire ou d’une nouvelle évaluation des risques donnant lieu à des conditions d’importation, l’ACIA ne délivre pas de permis d’importation. De plus, rien dans le régime réglementaire n’oblige l’ACIA à évaluer les demandes de permis au cas par cas.
[706] Dans les présents motifs, aux paragraphes 132 à 154, j’expose le régime légal et, aux paragraphes 155 à 165, je fais état des témoignages de plusieurs des témoins des défendeurs, qui décrivent le processus d’importation.
[707] Aux termes de l’article 12 du RSA, sous la rubrique « Animaux réglementés »
, il est interdit d’importer un animal réglementé (ce qui inclut les abeilles, comme le précise la définition du terme « animal réglementé »
figurant dans le RSA), sauf en conformité avec un permis délivré en vertu de l’article 160 (alinéa 12(1)a)) ou des dispositions applicables énoncées dans le document de référence (alinéa 12(1)b)). Le paragraphe 160(1.1) du RSA prévoit que le ministre délivre un permis exigé sous le régime de la LSA s’il conclut que l’activité visée par le permis n’entraînera pas ou qu’il est peu probable qu’elle entraîne l’introduction ou la propagation de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques au Canada.
[708] Les défendeurs soutiennent que les demanderesses comprennent mal la décision réglementaire concernant la délivrance des permis. Cette décision vise à élaborer des conditions d’importation, dans la mesure du possible, sur la base d’une évaluation des risques liés à l’importation des produits en question.
[709] À la lumière des témoignages des témoins des défendeurs, je suis du même avis. Il en ressort clairement que le processus de délivrance de permis d’importation pour les animaux réglementés (qui ne se limitent pas aux abeilles) consiste à consigner les conditions d’importation dans le SARI lorsque celles-ci ont été élaborées de façon à permettre l’importation sécuritaire du produit en provenance d’un pays ou d’une zone. Lorsqu’un éventuel importateur présente une demande de permis d’importation pour un produit, si de telles conditions d’importation ont été élaborées, un permis assorti de ces conditions d’importation sera délivré. Si aucune condition d’importation n’a été élaborée, l’éventuel importateur peut suivre le protocole et, le cas échéant, demander la réalisation d’une évaluation des risques. Par suite de cette évaluation, s’il était déterminé que des conditions d’importation appropriées pouvaient être mises en place pour permettre l’importation selon un niveau de risque acceptable, ces conditions seraient consignées dans le SARI et appliquées non seulement à cet importateur, mais aussi à tous les importateurs qui déposent une demande de permis d’importation pour ce produit ou ce pays.
[710] Le ministre détermine si l’importation d’un produit au titre du paragraphe 160(1.1) entraînerait ou serait susceptible d’entraîner l’introduction ou la propagation de vecteurs ou de maladies au Canada – et donc si un permis sera délivré ou non – en fonction de cette analyse des risques et de ce processus de délivrance des permis. Rien n’indique que le ministre délivre des permis d’une autre manière.
[711] À cet égard, les défendeurs font valoir que l’ACIA, en tant que déléguée du ministre, n’était pas convaincue que l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. n’entraînerait pas ou ne serait pas susceptible d’entraîner l’introduction ou la propagation de maladies au Canada. Ils soutiennent que l’ACIA n’avait donc pas le pouvoir légal de délivrer un permis d’importation puisque les exigences du paragraphe 160(1.1) n’étaient pas remplies.
[712] En résumé, la seule façon d’importer des abeilles est d’obtenir un permis délivré en vertu de l’article 160. Autrement, l’importation est interdite. Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas d’accord avec les demanderesses qu’à l’expiration du Règlement de 2004, un nouveau règlement était nécessaire en vue d’interdire en toute légalité l’importation d’abeilles. Le régime réglementaire en vigueur atteint le même résultat en interdisant l’importation d’animaux réglementés, sauf lorsque les exigences prévues au paragraphe 160(1.1) sont remplies.
[713] De plus, comme le soutiennent les défendeurs, aucune disposition de la LSA ni du RSA n’exige l’évaluation au cas par cas de chaque demande de permis d’importation présentée à l’ACIA. Compte tenu du nombre d’espèces d’animaux importés et du volume d’importation, une telle exigence aurait pour effet concret de paralyser le système d’importation d’animaux. Selon la preuve, une évaluation au cas par cas n’est effectuée que dans des cas bien précis. Par exemple, dans son affidavit, la Dre Snow déclare qu’une évaluation au cas par cas peut convenir pour les demandes d’importation vers un laboratoire de confinement, lorsqu’un animal doit être utilisé et éliminé d’une manière approuvée, de sorte qu’il n’y a aucun risque d’évasion ou de libération. Le Dr Alexander a témoigné dans le même sens et a affirmé qu’une évaluation au cas par cas peut être indiquée lorsque des conditions sont en vigueur et qu’il existe des circonstances atténuantes, ou lorsque les risques d’importation d’un produit inadmissible sont atténués par des contrôles exercés après l’importation, comme lorsque de la matière animale est importée dans un environnement de laboratoire sécurisé. Les demanderesses n’ont fourni aucune preuve donnant à penser que l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. correspond à un tel cas unique et limité.
[714] Pour conclure sur ce point, je juge que le régime réglementaire et le processus par lesquels l’ACIA a refusé de délivrer des permis d’importation pour des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. ou, comme le formulent les demanderesses, [traduction] « a maintenu ou exécuté l’interdiction de fait »
, étaient à la fois légaux et raisonnables. En conséquence, l’argument des demanderesses selon lequel les défendeurs ont manqué à la norme de diligence à cet égard ne peut être retenu.
ii. La norme d’évaluation des risques en vigueur et la question de savoir s’il y a eu manquement à cette norme
a) L’Accord SPS et le Code de l’OIE ne créent pas de droits ou d’obligations issus du droit privé
[715] Trois principaux documents présentent un intérêt pour les arguments des parties concernant la norme de diligence applicable. Il s’agit de l’Accord SPS, du Code de l’OIE et du Protocole de l’ACIA (les versions de 2001, de 2005 et de 2009). Plusieurs versions du Code de l’OIE ont été produites en preuve et, à moins d’indication contraire, le Code de l’OIE auquel je fais référence dans les présents motifs est la version de 2012.
[716] À titre d’information, le Canada a approuvé l’Accord instituant l’OMC en adoptant la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce. L’Accord SPS est l’un des accords multilatéraux sur le commerce des marchandises figurant à l’annexe 1A de l’Accord instituant l’OMC.
[717] Dans son préambule, l’Accord SPS indique que les membres sont désireux de favoriser l’utilisation de mesures sanitaires et phytosanitaires harmonisées entre les membres, sur la base de normes, directives et recommandations internationales élaborées par les organisations internationales compétentes, dont la Commission du Codex Alimentarius, l’Office international des épizooties (l’OIE, maintenant l’OMSA), et les organisations internationales et régionales compétentes opérant dans le cadre de la Convention internationale pour la protection des végétaux, sans exiger d’aucun membre qu’il modifie le niveau de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux qu’il juge approprié. Aux termes du paragraphe 3 de l’annexe A de l’Accord SPS, intitulée « Définitions »
, les « [n]ormes, directives et recommandations internationales »
englobent celles pour « la santé des animaux et les zoonoses, les normes, directives et recommandations élaborées sous les auspices de l’Office international des épizooties »
(art 3b)). Selon l’article 5.1 de l’Accord SPS, les membres feront en sorte que leurs mesures sanitaires ou phytosanitaires soient établies sur la base d’une évaluation, selon qu’il sera approprié en fonction des circonstances, des risques pour la santé et la vie des personnes et des animaux ou pour la préservation des végétaux, compte tenu des techniques d’évaluation des risques élaborées par les organisations internationales compétentes.
[718] Dans le Code de l’OIE, une « mesure sanitaire »
désigne « une mesure, telle que celles décrites dans divers chapitres du Code terrestre, qui est destinée à protéger, sur le territoire d’un [m]embre de l’OIE, la vie et la santé humaines ou animales vis-à-vis des risques liés à la pénétration, à l’établissement et/ou à la diffusion d’un danger »
(en italique dans l’original).
[719] Aux termes de l’Accord SPS, l’expression « [m]esure sanitaire ou phytosanitaire »
s’entend de toute mesure appliquée :
a. pour protéger, sur le territoire du Membre, la santé et la vie des animaux ou préserver les végétaux des risques découlant de l’entrée, de l’établissement ou de la dissémination de parasites, maladies, organismes porteurs de maladies ou organismes pathogènes;
b. pour protéger, sur le territoire du Membre, la santé et la vie des personnes et des animaux des risques découlant des additifs, contaminants, toxines ou organismes pathogènes présents dans les produits alimentaires, les boissons ou les aliments pour animaux;
c. pour protéger, sur le territoire du Membre, la santé et la vie des personnes des risques découlant de maladies véhiculées par des animaux, des plantes ou leurs produits, ou de l’entrée, de l’établissement ou de la dissémination de parasites; ou
d. pour empêcher ou limiter, sur le territoire du Membre, d’autres dommages découlant de l’entrée, de l’établissement ou de la dissémination de parasites.
[720] Les mesures sanitaires ou phytosanitaires comprennent toutes lois, tous décrets, toutes réglementations, toutes prescriptions et toutes procédures pertinents, y compris, entre autres choses, les critères relatifs au produit final; les procédés et méthodes de production; les procédures d’essai, d’inspection, de certification et d’homologation; les régimes de quarantaine, y compris les prescriptions pertinentes liées au transport d’animaux ou de végétaux ou aux matières nécessaires à leur survie pendant le transport; les dispositions relatives aux méthodes statistiques, procédures d’échantillonnage et méthodes d’évaluation des risques pertinentes; et les prescriptions en matière d’emballage et d’étiquetage directement liées à l’innocuité des produits alimentaires.
[721] Bien que l’Accord SPS ne renvoie pas expressément au Code de l’OIE, l’alinéa 3b) de l’annexe A de l’Accord SPS semble l’englober. Le Code de l’OIE de 2002 dispose lui-même que, dans le domaine de la santé animale, l’Accord SPS reconnaît l’OIE comme l’organisation internationale compétente pour l’élaboration et la promotion de normes, lignes directrices et recommandations internationales concernant le commerce des animaux vivants et des produits d’origine animale (article 1.3.1.2). Dans son rapport d’expert, le Dr Zagmutt s’appuie sur l’alinéa 3b) de l’annexe A de l’Accord SPS pour affirmer que l’OMSA (l’OIE) est expressément reconnue dans cet accord comme étant l’organisation compétente pour établir de telles normes, directives et recommandations internationales. Dans son rapport d’expert, Mme Roberts indique que l’OIE élabore les normes et les recommandations concernant le commerce international des animaux vivants et des produits d’origine animale. Je prends acte que l’OIE est reconnu dans l’Accord SPS comme étant l’organisation internationale responsable de l’établissement de telles normes, directives et recommandations et que le Code de l’OIE constitue un tel document. Le Code de l’OIE est mis à jour fréquemment, voire annuellement, et diverses versions ont été produites en preuve.
[722] En 2004, l’OIE a publié la première édition du volume deux du Guide sur l’analyse des risques à l’importation d’animaux et de produits d’origine animale [Handbook on Import Risk Analysis for Animals and Animal Products] [le Guide de l’OIE].
[723] Le chapitre 2.1 du Code de l’OIE porte sur l’analyse des risques à l’importation.
[724] La première question à trancher concerne la valeur de l’Accord SPS et du Code de l’OIE dans la présente action.
[725] Suivant l’article 3 de la Loi sur l’OMC, cette dernière a pour objet la mise en œuvre de l’Accord instituant l’OMC et, suivant l’article 8, « [l]’Accord est approuvé »
. Toutefois, cela ne signifie pas pour autant que l’Accord SPS fait partie du droit interne canadien. Comme l’a conclu notre Cour dans la décision Pfizer, les articles 3 et 8 ne sont pas suffisants pour établir que l’Accord instituant l’OMC ainsi que les accords y annexés (dans cette affaire, l’Accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce [Accord sur les ADPIC], annexe 1C) ont été incorporés par voie législative au droit interne. La partie II de la Loi sur l’OMC démontre que le législateur prévoyait diverses techniques de mise en œuvre, notamment la modification des lois concernées : « Le législateur a donné juridiquement effet aux obligations qu’il avait contractées envers l’OMC en examinant attentivement la nature de ces obligations, en vérifiant l’état de la législation et de la réglementation fédérales existantes et en arrêtant ensuite les modifications précises qui devaient être apportées pour mettre en œuvre l’Accord sur l’OMC »
(Pfizer, au para 45). De plus :
Lorsqu’il a déclaré, à l’article 3 de la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur l’OMC, que l’objet de la Loi était de mettre en œuvre l’Accord, le législateur fédéral disait simplement quelque chose d’évident : il prévoyait la mise en œuvre de l’Accord sur l’OMC selon les modalités d’application de l’ensemble de la Loi, et notamment de celles qui se trouvent à la partie II, qui porte sur des modifications législatives précises. Lorsqu’il déclare à l’article 8 de la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur l’OMC qu’il approuve l’Accord sur l’OMC, le législateur fédéral n’incorpore pas l’Accord sur l’OMC en droit fédéral. […] En approuvant l’Accord, le législateur fédéral a réaffirmé l’importance de l’Accord comme base de sa participation à l’Organisation mondiale du commerce et a affirmé l’adhésion du Canada aux mécanismes de l’OMC tels que le règlement des différends et les modalités de mise en œuvre dans les cas où il est nécessaire de les adapter par voie réglementaire ou juridictionnelle (au para 48).
[726] Notre Cour a conclu que, de toute évidence, le législateur n’avait pas incorporé l’Accord instituant l’OMC au droit fédéral interne, notamment l’article 33 de l’Accord sur les ADPIC figurant en annexe. Elle a donc accueilli la requête en radiation de la déclaration de Pfizer.
[727] Comme le font remarquer les défendeurs, bien que de nombreuses modifications connexes aient été apportées à la législation canadienne en vigueur pour y intégrer l’Accord instituant l’OMC, le législateur n’a pas modifié la LSA ni le RSA pour incorporer l’Accord SPS, ni aucune de ses dispositions, dans cette législation et donc dans le droit interne du Canada.
[728] De plus, « [l]’Accord sur l’OMC est un accord international auquel seuls des États souverains sont parties »
(Pfizer, au para 36; voir aussi Capital Cities Comm c Conseil de la Radio-Télévision canadienne, [1978] 2 RCS 141 aux pp 172-173). De même, l’Accord SPS est un accord conclu entre les « membres »
de l’OMC, c’est-à-dire les États membres de l’OMC. Ainsi, l’Accord SPS, qui crée des droits et des obligations, ne lie que les membres de l’OMC. Les demanderesses ne sont pas des États membres. L’Accord SPS ne fait pas naître d’obligation de diligence de droit privé que l’ACIA aurait envers les importateurs nationaux, tels que les demanderesses.
[729] À cet égard, dans le contexte de l’obligation de diligence, il importe de souligner que la Loi sur l’OMC prévoit des restrictions au droit de poursuite :
Restriction du droit d’action : partie I
5 Le droit de poursuite, relativement aux droits et obligations uniquement fondés sur la partie I ou ses décrets d’application, ne peut être exercé qu’avec le consentement du procureur général du Canada.
Restriction du droit d’action : Accord
6 Le droit de poursuite, relativement aux droits et obligations uniquement fondés sur l’Accord, ne peut être exercé qu’avec le consentement du procureur général du Canada.
[730] Dans la décision Pfizer, notre Cour a examiné les questions soulevées au sujet des moyens d’irrecevabilité prévus aux articles 5 et 6 de la Loi sur l’OMC. Dans cette affaire, Pfizer sollicitait un jugement déclaratoire visant à faire reconnaître ou à établir un droit ou une obligation qui découlent exclusivement de l’Accord instituant l’OMC. « En termes simples, Pfizer cherche à faire reconnaître ce qu’elle prétend être son droit à bénéficier d’un brevet d’une durée de validité de 20 ans commençant à courir à compter de la date de sa demande relative au brevet N815, droit qui découlerait de l’ADPIC, lequel fait partie de l’Accord sur l’OMC »
(Pfizer, au para 50). Notre Cour a conclu que cet argument était mal fondé. Elle a examiné les dispositions de mise en œuvre d’ententes commerciales prévues dans d’autres lois et a ainsi conclu :
[55] L’objet véritable des articles 5 et 6 de la Loi de mise en œuvre de l’OMC est évident, tout comme celui de dispositions analogues des autres lois de mise en œuvre précitées. Ce que le législateur fédéral dit, c’est que ces accords commerciaux internationaux sont des questions de droit public qui concernent des droits publics, droits qui touchent le Canada en tant qu’État souverain. Ce ne sont pas des questions de droits économiques ou commerciaux privés donnant ouverture à des droits d’action et à des poursuites en justice. Ces articles ne suppriment aucun droit privé. Ils n’éteignent pas des droits. Le législateur fédéral se contente de dire que ces droits ne peuvent être exercés.
[56] Ce qui intéresse le législateur fédéral, c’est la nature même des ententes commerciales internationales conclues entre des États souverains et les mécanismes de règlement des différends et l’exécution des décisions administratives ou arbitrales.
[57] Ces mécanismes sont prévus dans l’Accord sur l’OMC. Le législateur fédéral ne voulait pas que de simples citoyens puissent, sauf lorsque les circonstances s’y prêtent, entamer des actions privées qui rompraient le rapport de forces convenu en matière de règlement des différends ou qui nuirait à cet équilibre.
[Non souligné dans l’original.]
[731] De façon plus générale, notre Cour a également conclu que les ententes internationales ne confèrent aucun droit aux individus résidant dans les États membres. Dans la décision Kimoto c Canada (Procureur général), 2011 CF 89 [Kimoto] aux para 47-50, conf par Kimoto c Canada (Procureur général), 2011 CAF 291, qui porte sur le Traité sur le saumon du Pacifique conclu entre le Canada et les É.-U., notre Cour a conclu que les demandeurs n’avaient pas de réclamation fondée en droit parce que, pour cela, il aurait d’abord fallu que le Traité ait été mis en œuvre en droit interne (au para 47). Dans cette décision, notre Cour a renvoyé à l’arrêt R v Vincent, 1993 CanLII 8630 (ON CA) [Vincent], demande d’autorisation de pourvoi à la CSC rejetée, lequel renvoyait à la jurisprudence bien établie selon laquelle les droits créés ou conférés par un traité international appartiennent exclusivement aux parties souveraines contractantes et que le traité échappe à la compétence des tribunaux internes à moins qu’il ne soit mis en œuvre par voie législative. Dans la décision Kimoto, notre Cour a fait remarquer que, dans l’arrêt Vincent, le juge a cité l’arrêt Rayner (JH) (Mincing Lane) Ltd v United Kingdom (Department of Trade & Industry), [1990] 2 AC 418, [1989] 3 All ER 523, prononcé par la Chambre des Lords, et en a conclu qu’un traité international ne peut créer de droits ni en faveur d’individus ni de groupes d’individus qui habitent les pays qui en sont les parties contractantes et qu’un droit mentionné dans un traité international n’est pas justiciable devant un tribunal canadien.
[732] Je suis d’avis que, de la même façon, les demanderesses ne peuvent se fonder sur l’Accord instituant l’OMC, l’Accord SPS y annexé et le Code de l’OIE pour imposer à l’ACIA une obligation de diligence de droit privé à leur égard ou pour imposer aux défendeurs la norme de diligence qui y est prévue, puisque l’Accord SPS et le Code de l’OIE ne sont pas opposables aux parties. Il ressort clairement de leurs dispositions que ces accords et le Code de l’OIE portent sur le commerce international entre les États membres, et les différends commerciaux sont réglés entre ces États membres (Accord SPS, article 11, Consultations et règlement des différends; Accord instituant l’OMC, annexe 2, Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends; Code de l’OIE (2012), article 5.3.8, Mécanisme informel de médiation de l’OIE prévu en cas de différends). En l’espèce, rien ne démontre l’existence d’un différend commercial entre les É.-U. et le Canada sur l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. (Je souligne au passage que, selon le témoignage de M. Pettis, les É.-U. eux-mêmes n’autorisent pas l’importation de paquets d’abeilles provenant d’ailleurs dans le monde et n’importent des reines qu’en provenance de la Nouvelle-Zélande. Lorsqu’on lui a demandé si des pays permettaient l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U., il a déclaré que, selon lui, des paquets avaient récemment été envoyés au Moyen-Orient.) En ce qui a trait au Code de l’OIE, le Dr Zagmutt a témoigné que l’Accord SPS est l’instrument par lequel les membres de l’OMC ont convenu de tenir compte des normes d’évaluation des risques pertinentes, lesquelles figurent dans le Code de l’OIE. Cependant, rien ne démontre que le Code de l’OIE pourrait trouver application indépendamment de l’Accord SPS.
[733] Comme le font remarquer les défendeurs, dans leurs observations préliminaires, les demanderesses ont déclaré qu’elles prévoyaient d’établir que l’ACIA était tenue de respecter l’Accord SPS (vraisemblablement en tant qu’instrument par lequel l’ACIA serait obligée de se conformer aux normes prévues au Code de l’OIE) dans le cadre de son obligation de diligence envers le groupe. Je souligne que, dans leurs observations finales, les demanderesses ont affirmé que, pour trancher la question commune, la Cour devait déterminer [traduction] « si les défendeurs avaient agi avec négligence en maintenant et en exécutant l’interdiction d’importation des paquets d’abeilles, notamment en ne respectant pas leur obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013-2014, et s’ils avaient manqué à la norme de diligence applicable »
. Les demanderesses ont ajouté que « l’obligation est fondée sur l’Accord SPS »
.
[734] Si l’obligation de diligence invoquée consistant à proposer des options d’atténuation des risques est fondée sur l’Accord SPS, comme le soutiennent les demanderesses, cela présuppose alors que l’Accord SPS peut créer des droits et des obligations issus du droit privé. Cependant, à mon avis, il ressort clairement de la décision Pfizer que la Loi sur l’OMC fait obstacle à l’imposition d’une obligation de diligence de droit privé fondée sur l’Accord instituant l’OMC. Par conséquent, l’Accord SPS, qui fait partie de l’Accord instituant l’OMC, ne saurait non plus fonder une obligation de diligence de droit privé quant à la proposition d’options d’atténuation des risques. L’imposition d’une telle obligation irait à l’encontre de l’Accord instituant l’OMC. Comme il n’y a pas d’obligation de diligence de droit privé et comme l’Accord SPS et le Code de l’OIE ne sont pas opposables aux parties (qui ne sont pas des États membres de l’OMC), les normes d’évaluation des risques qui sont prévues par ces documents ne sont pas applicables à l’ACIA. Ainsi, elle n’est pas tenue, en droit, de tenir compte des normes de l’OIE comme le prévoit l’article 5.1 de l’Accord SPS.
[735] Par conséquent, l’argument des demanderesses selon lequel le Code de l’OIE établit les normes de diligence et les défendeurs ont manqué à ces normes en ne proposant pas d’options d’atténuation des risques ne saurait donc être retenu.
[736] Toutefois, comme il en est question plus loin, le Code de l’OIE ne permet pas de définir la norme de diligence.
(i) Recevabilité du témoignage du Dr Zagmutt au sujet du droit international
[737] Avant de passer à un autre sujet, j’examine la question soulevée au procès concernant la recevabilité de certains éléments du témoignage du Dr Zagmutt. Plus précisément, le Dr Zagmutt a été reconnu comme témoin expert en sa qualité de vétérinaire et d’épidémiologiste pour témoigner au sujet des normes internationales régissant les évaluations des risques, en particulier l’évaluation des risques liés à l’importation, l’analyse des risques et la gestion des risques. Dans son rapport d’expert, le Dr Zagmutt a traité de l’Accord instituant l’OMC, de l’Accord SPS, du Code de l’OIE, du Protocole de l’ACIA ainsi que des Évaluations des risques de 2003 et de 2013. Toutefois, il a aussi longuement parlé d’un différend commercial entre le Canada et l’Australie dans lequel le Canada a eu gain de cause devant l’Organe de règlement des différends de l’OMC et, en appel, devant l’Organe d’appel. Le différend portait sur des restrictions à l’importation imposées par l’Australie à l’égard de certaines exportations de saumon du Pacifique en provenance du Canada (voir Australie – Mesures visant les importations de saumons (1998), WT/DS18/R (Rapport du Groupe spécial), Australie ‒ Mesures visant les importations de saumons (1998), WT/DS18/AB/R (Rapport de l’Organe d’appel) [collectivement, l’affaire Saumon]).
[738] Les défendeurs ont présenté des observations écrites et ont soutenu devant moi que toutes les parties du témoignage du Dr Zagmutt où ce dernier interprète le droit international étaient irrecevables. Ils ont surtout fait valoir que l’expert a franchi la ligne et s’est approprié le rôle de la Cour lorsqu’il a donné son avis quant à la compatibilité de la conduite de l’État avec les conventions et les obligations internationales (International Air Transport Association c Office des transports du Canada, 2022 CAF 211 au para 67 [International Air]).
[739] Dans l’affaire International Air, les appelantes ont notamment fait valoir que le Règlement sur la protection des passagers aériens adopté par l’Office des transports du Canada contrevenait aux obligations internationales du Canada prévues par la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, 28 mai 1999, 2242 RTNU 309 [la Convention de Montréal], que le Canada a ratifiée et incorporée dans son droit interne au moyen de modifications à la Loi sur le transport aérien, LRC 1985, c C-26 [la LTA]. Le procureur général a déposé une requête en vue de faire radier certains passages des affidavits de deux des témoins experts des appelantes parce qu’ils contenaient des avis juridiques irrecevables quant à l’interprétation de la Convention de Montréal, une question qui était au cœur même de l’appel.
[740] La Cour d’appel fédérale a conclu qu’il était bien établi dans le droit de la preuve au Canada que les faits doivent être plaidés et établis, alors que la loi n’a pas à être prouvée et que les tribunaux en prendront connaissance d’office. Les opinions quant aux questions de droit ne sont donc pas recevables puisqu’il appartient aux tribunaux de trancher ce type de question. Le droit étranger est, depuis longtemps, caractérisé comme un énoncé de fait aux fins du droit de la preuve. Il doit être plaidé et prouvé à la satisfaction du tribunal, à moins de dispositions contraires de la loi. Dans la plupart des cas, cela passera par des témoignages d’experts. Quant au droit international, du moins en ce qui concerne le droit international coutumier et les traités internationaux qui ont été incorporés dans le droit canadien, la Cour d’appel fédérale était d’accord avec le procureur général qu’il s’agit d’une question de droit et que les tribunaux canadiens doivent en prendre connaissance d’office sans qu’il soit nécessaire de recourir aux opinions d’experts et que les éléments de preuve visant à donner une opinion juridique sur l’interprétation ou l’application d’une convention internationale sont irrecevables, en particulier lorsqu’il s’agit d’une question centrale que le tribunal doit trancher pour statuer sur un litige.
[741] La Cour d’appel fédérale a conclu que les tribunaux doivent prendre d’office connaissance du droit international coutumier et des traités qui ont été ratifiés et mis en application en droit canadien sans qu’aucune preuve d’expert ne soit nécessaire. Les deux sont incorporés dans le droit canadien, et les juges sont censés les traiter comme du droit, et non comme des faits. Tout comme les témoignages d’experts sur les questions de droit interne, les témoignages d’experts concernant le droit international ne devraient pas être acceptés. Les avocats devraient formuler eux-mêmes des observations sur le droit international, sans avoir recours à un témoin expert pour ajouter de la crédibilité à leurs arguments (International Air, aux para 64-65).
[742] Il importe de mentionner que la Cour d’appel fédérale a laissé de côté les conventions et traités internationaux qui n’ont pas été mis en application dans les lois canadiennes (fédérales ou provinciales) puisqu’ils ne font pas partie du droit canadien. Elle a conclu que, dans l’affaire dont elle était saisie, il n’était pas nécessaire d’examiner la façon dont un instrument international que le Canada a ratifié sans l’avoir mis en application devrait être mis en preuve étant donné que la Convention de Montréal a été incorporée dans le droit canadien au moyen de la LTA (qui prévoit que les dispositions de la Convention de Montréal figurant aux annexes I et V de la LTA ont force de loi au Canada).
[743] Je ne suis pas persuadée que l’arrêt International Air aide les défendeurs étant donné que l’Accord instituant l’OMC n’est pas mis en application en droit canadien au moyen de modifications apportées à la LSA ou au RSA en vertu de la Loi sur l’OMC. Cela dit, dans la partie de son rapport qui concerne l’affaire Saumon, le Dr Zagmutt expose essentiellement son interprétation de cette affaire, y décrit les arguments avancés ainsi que les conclusions tirées par les organes. Il invoque cette affaire à l’appui de son opinion selon laquelle, en tant que membre de l’OMC, le Canada doit respecter l’Accord SPS lorsqu’il impose des mesures sanitaires qui ont une incidence sur le commerce international et que, selon cet accord, de telles mesures doivent être fondées sur une évaluation des risques conforme aux normes internationales. Essentiellement, le Dr Zagmutt invoque l’affaire Saumon comme s’il s’agissait d’un précédent. Il affirme qu’il s’agit d’une [traduction] « affaire très importante dans le domaine de l’évaluation des risques pour la santé animale, car les arguments qui y sont avancés et les conclusions qui y sont tirées servent à guider la réalisation et l’analyse des évaluations des risques sous le régime de l’Accord SPS »
. De même, cette affaire « reste un précédent sur la manière d’interpréter et d’appliquer l’Accord SPS et le Code de l’OIE en vue d’établir des mesures sanitaires qui ont une incidence sur le commerce international des animaux et des produits d’origine animale »
.
[744] Dans son témoignage au procès, le Dr Zagmutt a confirmé n’avoir aucune expertise juridique. Ainsi, comme il interprète et applique l’affaire Saumon pour conclure qu’en l’espèce, l’Accord SPS s’applique à l’ACIA et lui est opposable ou qu’il a par ailleurs témoigné du statut juridique de l’Accord SPS et du Code de l’OIE (à savoir si leurs modalités étaient obligatoires ou témoignaient d’une volonté), je suis d’accord avec les défendeurs que son témoignage s’apparente à une conclusion juridique. Je n’accorde aucun poids aux parties de son rapport et de son témoignage où il expose cette opinion. En effet, dans leurs conclusions écrites finales, les demanderesses traitent de l’affaire Saumon et soutiennent que l’on s’attendrait à ce qu’un avocat, plutôt que le Dr Zagmutt, interprète et applique cette affaire.
[745] Cela dit, je suis d’accord avec les demanderesses que, dans son témoignage, le Dr Zagmutt veut à juste titre traiter de la teneur de la norme de diligence, ce qu’il fait. À cet égard, l’avocat a fait valoir que le Dr Zagmutt comparaissait devant la Cour pour décrire les normes internationales relatives à l’évaluation des risques et expliquer la manière dont l’Accord instituant l’OMC, l’Accord SPS et le Code de l’OIE forment un tout cohérent. Je n’y vois aucun problème. Cependant, bien que je sois également d’accord avec l’avocat des demanderesses que [traduction] « la question de savoir si ces normes étaient opposables aux défendeurs est une question de droit que la Cour doit trancher après avoir examiné l’ensemble de la preuve »
, j’estime que le Dr Zagmutt a dépassé cette limite dans une grande partie de son rapport d’expert initial.
[746] Par exemple, l’une des conclusions du Dr Zagmutt est que les évaluations des risques étaient [traduction] « invalides »
parce qu’elles ne comprenaient pas de mesures d’atténuation des risques, comme l’exige le Code de l’OIE. Toutefois, cet argument présuppose que le Code de l’OIE est opposable à l’ACIA dans le contexte de la présente action. Le Dr Zagmutt possédait les compétences pour se prononcer sur la question de savoir si les évaluations des risques étaient conformes aux normes de l’OIE, mais il outrepassait son rôle en se prononçant sur les conséquences juridiques de la non-conformité.
[747] Sur cette question, bien qu’ils le fassent dans le contexte de l’analyse du lien de causalité, les défendeurs renvoient à l’annexe 2 de l’Accord instituant l’OMC, intitulé Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends [le Mémorandum d’accord]. Il y est prévu que les règles et procédures du Mémorandum d’accord s’appliqueront aux différends soumis en vertu des dispositions relatives aux consultations et au règlement des différends des accords énumérés à l’appendice 1, qui inclut l’Accord SPS (annexe 2).
[748] Selon le Mémorandum d’accord, chaque membre de l’OMC s’engage à examiner avec compréhension toutes représentations que pourra lui adresser un autre État membre au sujet de mesures affectant le fonctionnement de tout accord visé prises sur son territoire et à ménager des possibilités adéquates de consultation sur ces représentations (paragraphe 4(2)). Si le membre auquel la demande est adressée n’y répond pas ou n’engage pas de consultations de bonne foi dans les délais prévus, le membre qui aura demandé l’ouverture de consultations pourra alors demander l’établissement d’un groupe spécial (paragraphe 4(3)). Si les consultations ont lieu, mais n’aboutissent pas à un règlement du différend dans les 60 jours, la partie plaignante pourra également demander l’établissement d’un groupe spécial (paragraphe 4(7)). Les groupes spéciaux sont établis en vertu de l’article 6, et l’Organe d’appel est institué en vertu de l’article 17. Les rapports des groupes spéciaux et de l’Organe d’appel sont adoptés par l’Organe de règlement des différends [l’ORD] (articles 16.4; 17.14).
[749] L’article 19 porte sur les pouvoirs de réparation d’un groupe spécial et de l’Organe d’appel :
Article 19
Recommandations d’un groupe spécial ou de l’Organe d’appel
-
Dans les cas où un groupe spécial ou l’Organe d’appel conclura qu’une mesure est incompatible avec un accord visé, il recommandera que le Membre concerné la rende conforme audit accord. Outre les recommandations qu’il fera, le groupe spécial ou l’Organe d’appel pourra suggérer au Membre concerné des façons de mettre en œuvre ces recommandations.
[…]
Article 22
Compensation et suspension de concessions
1. La compensation et la suspension de concessions ou d’autres obligations sont des mesures temporaires auxquelles il peut être recouru dans le cas où les recommandations et décisions ne sont pas mises en œuvre dans un délai raisonnable. Toutefois, ni la compensation ni la suspension de concessions ou d’autres obligations ne sont préférables à la mise en œuvre intégrale d’une recommandation de mettre une mesure en conformité avec les accords visés. La compensation est volontaire et, si elle est accordée, elle sera compatible avec les accords visés.
2. Si le Membre concerné ne met pas la mesure jugée incompatible avec un accord visé en conformité avec ledit accord ou ne respecte pas autrement les recommandations et décisions dans le délai raisonnable déterminé conformément au paragraphe 3 de l’article 21, ce Membre se prêtera, si demande lui en est faite et au plus tard à l’expiration du délai raisonnable, à des négociations avec toute partie ayant invoqué les procédures de règlement des différends, en vue de trouver une compensation mutuellement acceptable. Si aucune compensation satisfaisante n’a été convenue dans les 20 jours suivant la date à laquelle le délai raisonnable sera venu à expiration, toute partie ayant invoqué les procédures de règlement des différends pourra demander à l’ORD l’autorisation de suspendre, à l’égard du Membre concerné, l’application de concessions ou d’autres obligations au titre des accords visés.
[…]
[750] L’ORD est institué en vertu du Mémorandum d’accord pour administrer ses règles et procédures et, sauf disposition contraire d’un accord visé, les dispositions des accords visés relatives aux consultations et au règlement des différends (article 2.1).
[751] Ainsi, si une mesure prise par un État membre n’est pas conforme à l’accord visé, le groupe spécial ou l’Organe d’appel ne peut que lui recommander de la rendre conforme audit accord. Si le membre concerné refuse de le faire, le membre plaignant pourra demander l’ouverture de négociations en vue de trouver une compensation mutuellement acceptable, et le membre concerné s’y prêtera. En cas d’échec des négociations, le membre plaignant pourra demander à l’ORD l’autorisation de suspendre, à l’égard du membre concerné, l’application de concessions ou d’autres obligations au titre des accords visés par le Mémorandum d’accord. L’ORD « tiendra sous surveillance la mise en œuvre des recommandations ou décisions adoptées »
(article 21.6).
[752] Il importe également de souligner le paragraphe 7 de l’article 3, intitulé « Dispositions générales »
, qui résume l’approche à adopter en cas de différend :
7. Avant de déposer un recours, un Membre jugera si une action au titre des présentes procédures serait utile. Le but du mécanisme de règlement des différends est d’arriver à une solution positive des différends. Une solution mutuellement acceptable pour les parties et compatible avec les accords visés est nettement préférable. En l’absence d’une solution mutuellement convenue, le mécanisme de règlement des différends a habituellement pour objectif premier d’obtenir le retrait des mesures en cause, s’il est constaté qu’elles sont incompatibles avec les dispositions de l’un des accords visés. Il ne devrait être recouru à l’octroi d’une compensation que si le retrait immédiat de la mesure en cause est irréalisable, et qu’à titre temporaire en attendant le retrait de la mesure incompatible avec un accord visé. Le dernier recours que le présent mémorandum d’accord ouvre au Membre qui se prévaut des procédures de règlement des différends est la possibilité de suspendre l’application de concessions ou l’exécution d’autres obligations au titre des accords visés, sur une base discriminatoire, à l’égard de l’autre Membre, sous réserve que l’ORD l’y autorise.
[753] Les pouvoirs de réparation du groupe spécial et de l’Organe d’appel sont exposés dans l’affaire Saumon, sur laquelle s’appuient fortement le Dr Zagmutt et les demanderesses. Dans cette affaire, le groupe spécial a conclu que l’Australie avait agi de façon incompatible avec les obligations découlant pour elle de l’Accord SPS (articles 5.1 et 2.2) et a recommandé que l’ORD demande à l’Australie de mettre ses mesures en conformité avec ses obligations au regard de l’Accord SPS :
8.2 Comme l’article 3:8 du Mémorandum d’accord dispose que “[d]ans les cas où il y a infraction aux obligations souscrites au titre d’un accord visé, la mesure en cause est présumée annuler ou compromettre un avantage”, nous concluons que l’Australie, dans la mesure où elle a agi de manière incompatible avec le Mémorandum d’accord et l’Accord SPS, a annulé ou compromis des avantages résultant pour le Canada de ces accords.
8.3 Compte tenu des conclusions qui précèdent – et sans préjudice des droits du Canada au titre de l’article 22:6 du Mémorandum d’accord – nous encourageons les parties à poursuivre leurs efforts pour parvenir à une solution mutuellement acceptable qui soit compatible avec l’Accord SPS et le Mémorandum d’accord afin de parvenir à un règlement rapide du présent différend.
8.4 Nous recommandons que l’Organe de règlement des différends demande à l’Australie de rendre ses mesures conformes à ses obligations au titre du Mémorandum d’accord sur le règlement des différends et de l’Accord SPS.
[Souligné dans l’original.]
[754] De même, dans son rapport, l’Organe d’appel a tiré des conclusions, dont la suivante concernant la réparation :
280. L’Organe d’appel recommande que l’ORD demande à l’Australie de mettre la mesure qui, dans le présent rapport et dans le rapport du Groupe spécial, tel qu’il est modifié par le présent rapport, est jugée incompatible avec l’Accord SPS, en conformité avec ses obligations au titre de cet accord.
[Souligné dans l’original.]
[755] Dans l’affaire Saumon, le groupe spécial et l’Organe d’appel ont recommandé que l’ORD demande à l’Australie de mettre sa mesure faisant l’objet du différend en conformité avec ses obligations au regard de l’Accord SPS. Cette recommandation cadre avec la procédure et le pouvoir de réparation décrits dans le Mémorandum d’accord.
[756] Comme les défendeurs le soulignent, dans l’affaire Saumon, ni le groupe spécial ni l’Organe d’appel n’ont prétendu annuler les mesures faisant l’objet du différend prises en vertu du droit australien. J’ajoute qu’ils n’ont pas non plus prétendu les annuler en vertu du Mémorandum d’accord ou autrement.
[757] Comme je le fais remarquer plus haut, en l’espèce, rien ne prouve que les É.-U. ont déposé une plainte commerciale contre le Canada sur le fondement de l’Accord SPS relativement à l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Même s’ils l’avaient fait et qu’un groupe spécial avait été établi conformément au Mémorandum d’accord, les réparations que peut accorder le groupe spécial ne comprennent pas l’annulation d’une mesure de restriction à l’importation prise en vertu du droit canadien. Autrement dit, comme l’indiquent les défendeurs, le Mémorandum d’accord ne peut servir à autoriser l’importation. Il ne peut pas non plus rendre une évaluation des risques [traduction] « invalide »
, un mot utilisé par le Dr Zagmutt.
[758] Les traités, tels que l’Accord instituant l’OMC, nécessitent une intervention législative pour faire partie intégrante du droit interne (Nevsun Resources, au para 85). Comme je le mentionne plus haut aux paragraphes 725 à 727, la Loi sur l’OMC n’a pas incorporé l’Accord instituant l’OMC, ni l’Accord SPS, au droit interne canadien (Pfizer). Cependant, l’article 13 de la Loi sur l’OMC porte sur la suspension de concessions :
Décrets : suspension de concessions
13 (1) Le gouverneur en conseil peut par décret, en vue de suspendre conformément à l’Accord — aux termes de l’article 22 du Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends figurant à l’annexe 2 de l’Accord — l’application à un membre de l’OMC de concessions ou d’obligations dont l’effet est équivalent :
a) suspendre les droits ou privilèges que le Canada a accordés à ce membre ou à des produits, prestataires de services, fournisseurs, investisseurs ou investissements de celui-ci en vertu de l’Accord ou d’un texte législatif fédéral;
b) modifier ou suspendre l’application d’un texte législatif fédéral à ce membre ou à des produits, prestataires de services, fournisseurs, investisseurs ou investissements de celui-ci;
c) étendre l’application d’un texte législatif fédéral à ce membre ou à des produits, prestataires de services, fournisseurs, investisseurs ou investissements de celui-ci;
d) prendre toute autre mesure qu’il estime nécessaire.
[…]
[759] Les défendeurs soutiennent que le paragraphe 13(1) établit le lien, bien que ténu, entre les décisions de l’ORD et le droit canadien. Je reconnais seulement que ce paragraphe permet au Canada de suspendre, à l’égard d’un autre État membre, l’application de concessions ou d’obligations, conformément à l’article 22 du Mémorandum d’accord.
[760] En conclusion sur cette question, les demanderesses font valoir que les défendeurs ont manqué à la norme de diligence en ne se conformant pas à l’Accord SPS ni au Code de l’OIE, et surtout en ne réalisant pas une analyse des risques complète pour les Évaluations des risques de 2003 et de 2013. Elles soutiennent que [traduction] « les défendeurs étaient tenus de se conformer aux modalités du Code de l’OIE et de l’Accord SPS et que le défaut de s’y conformer constitue un manquement à la norme de diligence applicable »
. Elles font également valoir que, dans son Protocole, l’ACIA ne fait qu’interpréter ses obligations découlant de l’Accord SPS et du Code de l’OIE et qu’en soi, le Protocole n’établit pas la norme de diligence que devait respecter l’ACIA. Cependant, je conclus plus haut que l’Accord SPS n’est pas opposable aux parties.
[761] Même si ce n’était pas le cas, je conclus qu’un manquement à l’Accord SPS ne pourrait pas avoir pour conséquence la possibilité d’invalider ou d’annuler des évaluations des risques en vertu du Mémorandum d’accord ou du droit canadien. Je rejette l’opinion du Dr Zagmutt selon laquelle le fait que les évaluations des risques ne respectent pas les normes internationales en matière d’évaluation des risques ou le Protocole de l’ACIA les rend [traduction] « invalides »
.
[762] J’estime que l’Accord SPS porte sur le commerce international et les mesures commerciales connexes prises entre les États membres, y compris l’évaluation des risques. Entre les États membres, l’Accord SPS et le Code de l’OIE sont probablement opposables et applicables dans le cadre de la procédure internationale de règlement des différends prévue par le Mémorandum d’accord. Cependant, ils ne s’appliquent pas à la relation entre l’ACIA et les demanderesses. Ces dernières ne sont pas visées par l’Accord SPS et le Code de l’OIE et ne seraient pas visées par la procédure de règlement des différends qui y est prévue. En d’autres termes, dans le cadre d’une telle procédure, elles ne pourraient pas bénéficier de réparations. De toute façon, celles-ci, comme l’a démontré l’affaire Saumon, se limitent à des recommandations portant qu’un pays mette en conformité avec ses obligations les mesures qui sont incompatibles avec l’Accord SPS.
[763] Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas à examiner les observations des parties sur la question de savoir si l’Accord SPS et le Code de l’OIE sont des normes opposables ou de simples recommandations.
b) L’Accord SPS et le Code de l’OIE définissent la norme de diligence
[764] Il convient de répéter que j’examine la norme de diligence uniquement à titre subsidiaire, c’est-à-dire si j’ai commis une erreur en concluant plus haut que les défendeurs n’avaient pas d’obligation de diligence issue du droit privé envers les demanderesses dans les présentes circonstances.
[765] Dans un tel contexte, et comme je l’explique plus loin, l’Accord SPS et, en particulier, le Code de l’OIE permettent de définir la norme de diligence, et ce, même s’ils ne sont pas opposables ni applicables aux parties.
[766] Il en est ainsi parce que la procédure d’analyse des risques, qui englobe l’évaluation des risques, décrite dans l’Accord SPS et le Code de l’OIE, indique les pratiques exemplaires reconnues à l’échelle internationale et est reproduite dans le Protocole de l’ACIA. Ainsi, ces pratiques exemplaires permettent de définir la norme de diligence.
[767] À cet égard, le Dr Zagmutt a témoigné qu’en ce qui concerne l’analyse des risques, le Protocole de l’ACIA est conforme et grandement semblable au Code de l’OIE. Je fais remarquer que le Protocole de l’ACIA renvoie à l’Accord SPS et au Code de l’OIE. Par exemple, en ce qui a trait à l’identification des dangers, le Protocole de l’ACIA indique que l’identification des dangers liés à l’importation d’animaux et de produits animaux doit être conforme à l’Accord SPS et que les listes de maladies dressées par l’OIE (listes A, B et C) sont les principales listes des maladies pour lesquelles il faut procéder à une identification des dangers liés à l’importation d’animaux et de produits animaux. Quant à la gestion des risques, le Protocole de l’ACIA indique que toutes les décisions devraient être prises dans le respect de l’Accord SPS, que les normes internationales énoncées dans le Code de l’OIE devraient être les mesures sanitaires de choix dans l’évaluation des risques et que l’application de ces mesures sanitaires devrait respecter l’esprit de ces normes. Selon Mme Rheault, le Protocole de l’ACIA est fondé sur le Guide de l’OIE. En contre-interrogatoire, après lui avoir présenté un courriel qui confirmait que l’Évaluation des risques de 2013 avait été réalisée conformément aux exigences de l’OMC (celles relatives à l’évaluation des risques), l’avocat des demanderesses a mentionné à Mme Rheault que, plus tôt durant son témoignage, elle avait indiqué que les normes de l’OIE et les normes internationales étaient [traduction] « les normes en vigueur pour guider [la] conduite [de l’ACIA] »
. À mon avis, cette déclaration ne ressort pas clairement du témoignage antérieur de Mme Rheault. Elle a toutefois répondu : [traduction] « Oui, c’est le cas. »
[768] Il ressort clairement des témoignages que le Protocole de l’ACIA est fondé sur le Code de l’OIE et les obligations du Canada, en tant que membre de l’OMC, envers les autres membres et qu’il vise à les refléter.
[769] Le Protocole de l’ACIA est un énoncé des politiques de l’ACIA sur l’analyse des risques liés à l’importation d’animaux et de produits animaux. De telles politiques peuvent aider à définir la norme de diligence, mais elles ne sont pas déterminantes. Dans l’arrêt Bergen v Guliker, 2015 BCCA 283, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a tiré la conclusion suivante concernant la responsabilité policière :
[traduction]
[110] Les critères externes de raisonnabilité de la conduite, y compris les normes professionnelles et les politiques internes, peuvent aider à définir la norme et à déterminer s’il y a eu manquement (Hill, au para 70; Ryan c Victoria (Ville), 1999 CanLII 706 (CSC), [1999] 1 RCS 201 au para 29; Burbank, aux para 91-92; Krawchuk, au para 125). Cependant, bien qu’elles ne soient pas concluantes quant à la norme de diligence applicable, les politiques et les normes légales sont instructives (Hill, au para 70). Dans l’arrêt Roy, notre Cour a fait remarquer ce qui suit :
[36] Les politiques d’un corps policier constituent un facteur important pour déterminer la norme de diligence qu’un agent de la paix doit respecter, mais elles ne sont pas déterminantes et elles ne doivent pas non plus être considérées comme des lois imposant des obligations civiles.
[111] De même, bien que le respect des politiques puisse constituer un facteur important pour déterminer s’il a été satisfait à la norme de diligence, le défaut de respecter les politiques ne mène pas automatiquement à la conclusion qu’il y a eu manquement à la norme de diligence [renvoyant à DH (Guardian ad litem of) v British Columbia, 2008 BCCA 222]. […]
[112] De plus, dans l’arrêt Doern, notre Cour a souscrit à la conclusion suivante tirée par la juge du procès :
[15] […] Bien que les politiques, en soi, ne constituent pas la norme de diligence, leur respect est, à mon avis, un facteur très important pour déterminer si la norme de diligence a été respectée.
[770] Par exemple, aux paragraphes 38 et 39 de l’arrêt Musa v Carleton Condominium Corporation No 255, 2023 ONCA 605, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que les lignes directrices sur les pratiques exemplaires peuvent être prises en considération, bien qu’elles n’établissent pas de norme de diligence ayant force obligatoire en droit. De plus, dans l’arrêt Krawchuk v Scherbak, 2011 ONCA 352, dans le cas d’une allégation de négligence visant un agent immobilier, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu ce qui suit :
[traduction]
[125] Pour se soustraire à toute responsabilité pour négligence, l’agent immobilier doit agir de façon aussi diligente que le ferait un agent raisonnable et prudent placé dans la même situation. Cette norme générale, qui constitue une question de droit, ne changera pas en fonction des dossiers, et il n’est pas nécessaire de l’établir à l’aide d’une preuve d’expert : voir Wong v 407527 Ontario Ltd, 1999 CanLII 3788 (ON CA), [1999] OJ No 3373, 179 DLR (4th) 38 (CA), au para 23; Fellowes, McNeil v Kansa General International Insurance Co, 2000 CanLII 22279 (ON CA), [2000] OJ No 3309, 138 OAC 28 (CA), au para 11. Cependant, la manière dont cette norme se transforme en un ensemble précis d’obligations que doit respecter le défendeur dans une affaire donnée est une question de fait (Wong, au para 23; Fellowes, au para 11). Les critères externes de raisonnabilité de la conduite, tels que la façon coutumière de faire les choses, les pratiques du secteur et les normes législatives ou réglementaires, peuvent définir la norme. Lorsque la conduite qu’aurait adoptée un agent raisonnable suscite un débat, il convient généralement de recourir à une preuve d’expert.
[771] En l’espèce, la norme de diligence applicable est celle d’un organisme de réglementation raisonnable placé dans une situation semblable. L’Accord SPS, le Code de l’OIE et le Protocole de l’ACIA définissent cette norme et aident notre Cour à déterminer si l’ACIA a agi de façon raisonnable dans les circonstances. Il peut également y avoir d’autres critères externes de raisonnabilité de la conduite. Quoi qu’il en soit, « [l]a norme ne commande pas une démarche parfaite, ni même optimale, lorsqu’on considère celle-ci avec le recul »
(Hill, au para 73).
c) Les parties applicables de l’Accord SPS, du Code de l’OIE et du Protocole de l’ACIA
[772] Les demanderesses affirment essentiellement que les normes en vigueur, telles qu’elles sont énoncées dans l’Accord SPS et dans le Code de l’OIE et reprises dans le Protocole de l’ACIA, exigeaient du Canada, en tant que pays importateur, qu’il réalise une analyse des risques comportant quatre étapes : l’identification des dangers, l’évaluation des risques, la gestion ou l’atténuation des risques et la communication des risques. Cependant, elles ont soutenu que, dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013, l’ACIA n’avait accompli qu’une seule des étapes requises aux fins de l’analyse des risques, à savoir l’évaluation des risques (bien qu’ailleurs dans leurs observations, les demanderesses avaient reconnu que les dangers avaient été identifiés). Il s’agissait du manquement à la norme de diligence.
(i) Accord SPS
[773] En résumé, l’Accord SPS a pour objet de veiller à ce que les mesures sanitaires et phytosanitaires imposées par les États membres se livrant au commerce international soient harmonisées sur la base de normes, directives et recommandations internationales élaborées par les organisations internationales compétentes, dont l’OIE (préambule, article 3, annexe A, art 3b)). Il vise à s’assurer que les mesures prises par les membres « n’établissent pas de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les [m]embres où existent des conditions identiques ou similaires, y compris entre leur propre territoire et celui des autres [m]embres »
(art 2(3)).
[774] À cet égard, aux termes de l’Accord SPS, les mesures sanitaires et phytosanitaires ne seront pas appliquées de façon à constituer une restriction déguisée au commerce international (art 2(3)). L’article 5, intitulé « Évaluation des risques et détermination du niveau approprié de protection sanitaire ou phytosanitaire »
, indique que les membres feront en sorte que leurs mesures sanitaires ou phytosanitaires soient établies sur la base d’une évaluation, selon qu’il sera approprié en fonction des circonstances, des risques pour la santé et la vie des personnes et des animaux ou pour la préservation des végétaux, compte tenu des techniques d’évaluation des risques élaborées par les organisations internationales compétentes (art 5(1)). De plus, lorsqu’ils détermineront le niveau approprié de protection sanitaire ou phytosanitaire, les membres devraient tenir compte de l’objectif qui consiste à réduire au minimum les effets négatifs sur le commerce (art 5(4)).
[775] Mme Roberts a témoigné qu’en vertu de l’Accord SPS, un pays peut établir son niveau de risque acceptable, ce qu’il fait au moyen de politiques. L’évaluation des risques permet ensuite d’établir le niveau de risque. La différence entre le niveau de risque acceptable et le niveau de risque ainsi évalué permet de déterminer le niveau de protection approprié, lequel est atteint par l’application de mesures sanitaires.
[776] Mme Roberts a ainsi expliqué le niveau de protection approprié :
[traduction]
Il s’agit donc du niveau de protection approprié. Et parfois, on peut aussi parler du niveau de risque acceptable. C’est le concept selon lequel chaque pays a le droit d’établir son propre niveau de risque acceptable… L’idée est d’avoir un niveau qui est acceptable dans la société pour protéger la santé des animaux, des humains et des plantes. Chaque pays dira qu’il est satisfait que son niveau de risque acceptable soit très faible ou faible, ce qui signifie que tout ce qui est supérieur à ce niveau doit faire l’objet d’une gestion des risques. Et ce niveau de gestion – du niveau évalué au niveau acceptable – est appelé le niveau de protection approprié.
[777] S’appuyant sur le paragraphe 5(5) de l’Accord SPS, qui prévoit que chaque membre évitera de faire des distinctions arbitraires ou injustifiables dans les niveaux qu’il considère comme appropriés dans des situations différentes, si de telles distinctions entraînent une discrimination ou une restriction déguisée au commerce international, Mme Roberts a indiqué qu’un pays devrait établir le même niveau de risque acceptable pour tous les produits. Toutefois, un niveau de protection différent pourrait être nécessaire pour divers produits, car le niveau de risque évalué pourrait être différent.
(ii) Code de l’OIE
[778] Le chapitre 2.1 du Code de l’OIE, intitulé « Analyse de risque à l’importation »
, prévoit que le principal objectif de l’analyse de risque à l’importation est de fournir aux pays importateurs une méthode objective et justifiable pour évaluer les risques de maladie liés à l’importation d’animaux, de produits d’origine animale ainsi que d’autres produits et matériels. Il indique que cette analyse doit être transparente pour que le pays exportateur connaisse de façon claire les raisons qui motivent les conditions à l’importation qui lui sont imposées, ou le refus de l’importation.
[779] L’article 2.1.1 énonce les quatre volets de l’analyse de risque, à savoir l’identification du danger, l’appréciation du risque, la gestion du risque et la communication relative au risque.
[780] Le premier volet, l’identification du danger, comprend l’identification des agents pathogènes qui seraient susceptibles de produire des effets indésirables lors de l’importation d’une marchandise et d’être présents dans le pays exportateur. Pour chaque danger potentiel, il est donc nécessaire d’identifier s’il existe déjà dans le pays importateur, s’il s’agit d’une maladie répertoriée ou si le contrôle ou l’éradication y est organisée, et de s’assurer ensuite que les mesures à appliquer à l’importation ne sont pas plus restrictives pour le commerce que celles en vigueur à l’intérieur de ce pays. L’identification du danger est décrite comme étant une étape de classification. L’appréciation du risque peut être arrêtée à ce stade si l’étape d’identification du danger ne permet d’associer aucun danger potentiel à l’importation envisagée. L’évaluation des Services vétérinaires (les organismes publics ou privés qui assurent la mise en œuvre, sur le territoire d’un pays, des mesures relatives à la protection de la santé et du bien-être des animaux, ainsi que celle des autres normes et recommandations figurant dans le Code de l’OIE), celle des programmes de surveillance et de contrôle et celle des systèmes de zonage et de compartimentation sont présentées comme étant des paramètres importants pour apprécier l’éventualité de la présence d’un danger dans la population animale du pays exportateur. Un pays importateur peut également décider d’autoriser l’importation en utilisant les normes sanitaires pertinentes recommandées par le Code de l’OIE; il n’est alors plus nécessaire de réaliser une appréciation de risque (art 2.1.2).
[781] Comme il est expliqué à l’article 2.1.4, la procédure d’appréciation du risque comprend quatre phases liées entre elles (l’appréciation du risque d’entrée, l’appréciation de l’exposition, l’appréciation des conséquences et l’estimation du risque). Le Code de l’OIE de 2002 indique qu’« [i]l en résulte un rapport d’appréciation du risque, qui est utilisé pour communiquer à propos du risque et prendre les décisions de gestion du risque »
(art 1.3.2.1 de cette version). Les principes de l’appréciation du risque sont énoncés à l’article 2.1.3 du Code de l’OIE de 2012.
[782] Les principes de la gestion du risque sont énoncés à l’article 2.1.5. La gestion du risque est décrite comme étant la démarche consistant à décider et à mettre en œuvre les mesures permettant d’atteindre le niveau de protection approprié déterminé par le pays membre de l’OIE, tout en s’assurant que leur impact sur le commerce soit réduit au minimum. L’objectif est défini comme étant de parvenir à un équilibre entre la volonté du pays importateur de réduire la probabilité ou la fréquence d’introduction de maladies, et de leurs conséquences, et son souhait d’importer des marchandises et de satisfaire à ses engagements internationaux en matière de commerce (art 2.1.5(1)). La gestion du risque compte quatre composantes. Premièrement, l’évaluation du risque est la démarche consistant à comparer le niveau de risque obtenu grâce à la démarche d’appréciation du risque avec le niveau de protection approprié déterminé par le membre de l’OIE. Deuxièmement, l’évaluation des options est la démarche qui consiste à identifier et, après appréciation de leur efficacité et de leur applicabilité, à sélectionner des mesures destinées à réduire le risque lié à l’importation, afin de l’aligner sur le niveau de protection approprié déterminé par le membre de l’OIE. L’efficacité d’une option est mesurée par le niveau auquel le choix de cette option permet de réduire la probabilité et/ou l’ampleur des conséquences néfastes pour la santé et l’économie. L’évaluation de l’efficacité des options retenues est un processus itératif qui suppose d’intégrer ces options dans l’appréciation du risque, puis de comparer le niveau de risque ainsi obtenu avec celui considéré comme acceptable. L’évaluation de l’applicabilité est habituellement axée sur les facteurs techniques, opérationnels et économiques qui conditionnent la mise en œuvre des options de gestion du risque. Troisièmement, la mise en œuvre est la démarche consistant à suivre jusqu’au bout l’application de la décision de gestion du risque et de s’assurer de la bonne application des mesures prescrites. Quatrièmement, le suivi et la révision représentent le processus continu par lequel les mesures de gestion du risque sont jaugées en vue de s’assurer qu’elles donnent bien les résultats escomptés (art 2.1.6).
[783] Les principes de la communication relative au risque sont également présentés (art 2.1.7). La communication relative au risque est décrite comme étant la démarche par laquelle l’information et les avis concernant les dangers et les risques sont sollicités auprès des différents secteurs impliqués ou intéressés tout au long d’une analyse de risque, et par laquelle les résultats de cette appréciation ainsi que les mesures proposées pour la gestion du risque sont communiqués aux détenteurs du pouvoir de décision et aux autres parties intéressées du pays importateur et du pays exportateur. Il s’agit d’un processus multidimensionnel et itératif qui, dans l’idéal, devrait commencer dès le début de la démarche d’analyse de risque et se poursuivre tout au long de son déroulement (art 2.1.7(1)).
(iii) Protocole de l’ACIA
[784] Le Protocole de l’ACIA énonce la Politique sur l’analyse des risques liés à l’importation d’animaux et de produits animaux de l’ACIA. Pour les besoins de la présente description, je renvoie à la version de 2005 du Protocole de l’ACIA.
[785] L’analyse des risques liés à l’importation commence par la décision administrative de procéder à une évaluation des risques liés à l’importation en question. L’évaluation des risques consiste en l’identification du danger et en quatre étapes d’évaluation liées entre elles.
[786] Tout comme dans le Code de l’OIE, l’identification des dangers – la première étape – est une étape de catégorisation. Le Protocole de l’ACIA présente une liste de critères employés pour l’identification des dangers liés à l’importation d’animaux et de produits animaux. Parmi ces critères, mentionnons que l’identification des dangers liés à l’importation d’animaux et de produits animaux doit être conforme à l’Accord SPS.
[787] Les quatre étapes d’évaluation des risques sont décrites en détail. Il s’agit de la probabilité d’introduction (maintenant appelée l’appréciation du risque d’entrée), de l’évaluation de l’exposition, de l’évaluation des conséquences et de l’estimation des risques.
[788] Les principes de l’évaluation des risques sont les suivants :
PRINCIPES DE L’ÉVALUATION DES RISQUES
1. L’évaluation des risques devrait être assez souple pour tenir compte de la complexité des situations de la vie réelle. Il n’existe pas de méthode universelle applicable à tous les cas, ne serait-ce qu’en raison de la variété des produits animaux, des dangers multiples qui peuvent être associés à une importation et, partant, des épidémiologies différentes des maladies, des divers systèmes de dépistage et de surveillance, de la différence entre les scénarios d’exposition, et des types et des quantités de données.
2. Les évaluations tant qualitatives que quantitatives des risques ont leurs avantages.
3. On préconise fortement une structure organisationnelle où l’évaluation des risques est distincte de la décision de gestion des risques pour empêcher que cette évaluation ne soit influencée pour correspondre à des conclusions réglementaires antérieures.
4. L’évaluation des risques doit être fondée sur la meilleure information disponible, compatible avec la pensée scientifique courante. L’évaluation doit être correctement documentée et étayée par des références à la littérature scientifique et à d’autres sources, notamment sur l’obtention d’avis d’experts.
5. La cohérence et la transparence doivent être encouragées dans les évaluations des risques pour garantir l’équité et la rationalité, permettre la comparaison des risques et faciliter la compréhension par toutes les parties intéressées. La cohérence peut être limitée aux produits semblables et dépend des types et de la quantité des données disponibles. L’amélioration des méthodes d’évaluation des risques devrait prendre le pas sur la cohérence.
6. Les évaluations des risques doivent montrer le degré d’incertitude inhérent au résultat de l’estimation des risques.
7. En règle générale, les estimations des risques augmentent avec le volume ou la quantité de produits importés.
8. Il doit être possible de mettre à jour les évaluations des risques lorsque des informations supplémentaires sont acquises.
[789] La gestion des risques et ses principes sont également décrits :
GESTION DES RISQUES
Si la gestion des risques comprend un certain nombre de mesures, elles ne seront pas toutes incluses dans chaque analyse des risques. Parmi les éléments de la gestion des risques (voir la figure 3), citons :
1. Appréciation des risques – l’aspect de la gestion des risques qui touche, premièrement, la décision de demander une évaluation des risques et, deuxièmement, l’interprétation, la comparaison, le jugement de l’importance du risque estimé dans le rapport d’évaluation et du degré d’acceptabilité arrêté.
2. Évaluation des options – l’identification, l’évaluation de l’efficacité et de la faisabilité, ainsi que le choix de mesures sanitaires en plus de celles qui auront pu être envisagées lors de l’évaluation initiale des risques afin de réduire les risques associés à une importation. L’efficacité représente la mesure dans laquelle une option réduit la probabilité et l’ampleur de conséquences biologiques et économiques négatives. L’évaluation de l’efficacité est un mécanisme itératif qui suppose son incorporation dans l’évaluation initiale des risques, qui est alors reprise pour déterminer le degré de réduction du risque. L’évaluation de la faisabilité s’attache normalement aux facteurs techniques, opérationnels et économiques qui touchent à la mise en œuvre des diverses options de gestion des risques.
3. Mise en œuvre – le processus par lequel on donne suite à la décision de la gestion des risques, en acceptant ou en refusant l’importation et en veillant à ce que les mesures de gestion des risques soient en place quelle que soit la décision.
4. Surveillance et examen – le processus constant de surveillance des importations et d’examen, au besoin, de l’évaluation des risques, des mesures sanitaires et de la décision de la gestion des risques.
PRINCIPES DE GESTION DES RISQUES
1. La décision concernant la gestion des risques de l’importation devrait être fondée sur la probabilité de survenue d’effets négatifs sur la santé des êtres humains ou des animaux; il s’agit des résultats « sanitaires » de l’évaluation des risques. À leur tour, ces effets peuvent avoir (et auront probablement) des conséquences économiques qui seront alors incluses parmi les résultats de l’évaluation des risques. Toutes les décisions relatives à la gestion des risques devraient être prises dans le respect de l’Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires de l’OMC.
2. Les normes internationales de l’OIE, énoncées dans le Code, devraient être les mesures sanitaires de choix dans la gestion des risques. L’application de ces mesures sanitaires devrait respecter l’esprit des normes.
[790] La communication des risques s’entend de l’échange interactif d’information sur les risques entre les évaluateurs, les gestionnaires et d’autres parties intéressées. Elle commence lorsque l’on demande une analyse des risques et se poursuit après la mise en œuvre de la décision concernant l’acceptation ou le refus d’une importation. Les principes de la communication des risques sont également décrits :
PRINCIPES DE LA COMMUNICATION DES RISQUES
1. La communication des risques doit être un échange ouvert, interactif et transparent d’information qui se poursuit même après que la décision sur l’importation a été prise.
2. Les principaux destinataires de la communication sont les autorités du pays exportateur et d’autres intéressés, comme les groupements sectoriels nationaux et étrangers, les éleveurs nationaux et les groupes de consommateurs.
3. L’examen par les pairs doit être un élément de la communication des risques, afin d’obtenir des critiques scientifiques et analytiques et de garantir la validité des données, des méthodes et des hypothèses scientifiques.
4. L’incertitude du modèle, les intrants du modèle et les estimations des risques dans l’évaluation des risques doivent être communiqués.
[791] Les deux schémas d’interprétation suivants figurent dans le Protocole de l’ACIA et présentent le processus d’analyse des risques liés à l’importation :
[792] Le Protocole de l’ACIA présente des définitions et d’autres renseignements et traite d’autres sujets, tels que l’évaluation de la situation zoosanitaire de pays, régions ou zones. Cependant, pour trancher la question de savoir si l’ACIA a manqué à la norme de diligence pour ce qui est de la réalisation des Évaluations des risques de 2003 et de 2013, les dispositions exposées plus haut sont les plus pertinentes.
C. Y a-t-il eu manquement à la norme de diligence?
i. Question préliminaire – évaluation des risques et analyse des risques
[793] Dans leurs observations finales, les demanderesses ont soutenu que l’ACIA n’avait pas respecté l’Accord SPS ni le Code de l’OIE en ne réalisant pas une [traduction] « évaluation des risques complète, par ailleurs appelée “analyse” des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 »
. Dans une note de bas de page, elles ont affirmé que l’Accord SPS utilise le mot « évaluation »
des risques pour parler de l’ensemble du processus d’évaluation des risques et que le Code de l’OIE emploie le terme « analyse de risque »
pour renvoyer à l’ensemble du processus. Les demanderesses ont ajouté que si, dans leur acte de procédure, elles font référence à [traduction] « l’évaluation des risques », elles le font « au sens de l’Accord SPS »
. Elles ont déclaré que, dans leurs observations finales, elles désignent par « évaluation des risques »
(risk assessment) l’identification des dangers et l’évaluation initiale des risques liés à ces dangers sans aucune restriction, et par « analyse des risques »
ou « évaluation des risques »
(risk evaluation) l’ensemble du processus en quatre étapes prévu par le Code de l’OIE et l’Accord SPS.
[794] Dans leurs observations orales finales, les défendeurs ont reconnu que l’analyse des risques comporte quatre étapes. Cependant, selon eux, la contestation des demanderesses en l’espèce vise le fait que l’ACIA n’aurait pas proposé de mesures d’atténuation des risques dans les évaluations des risques. Bien que les demanderesses affirment devant notre Cour que, dans leur acte de procédure (la déclaration modifiée de nouveau), elles ont utilisé le terme « évaluation des risques »
« au sens de l’Accord SPS »
, elles n’y mentionnent aucunement l’Accord SPS. Elles s’intéressent plutôt à l’opportunité et à l’exactitude de l’Évaluation des risques de 2003. Les défendeurs affirment que les demanderesses n’ont jamais contesté la gestion des risques et qu’elles ont toujours contesté l’évaluation des risques. Cette contestation tardive visant la proposition de mesures d’atténuation dans l’évaluation des risques est une contestation déguisée de la gestion des risques.
[795] Je reconnais que, dans leur déclaration modifiée de nouveau (déposée en avril 2017), les demanderesses ne mentionnent ni l’Accord SPS, ni le Code de l’OIE, ni le Protocole de l’ACIA. Elles y affirment que les restrictions imposées par l’État sur l’importation d’abeilles étaient manifestement fondées sur des évaluations des risques réalisées par l’ACIA, dont la dernière était celle de 2003, qui, au 1er janvier 2007, était désuète et ne constituait pas un fondement raisonnable ou légitime pour interdire l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Dans l’acte de procédure, les demanderesses affirment également que l’État a manqué à son obligation de diligence en fondant ses décisions de maintenir l’interdiction sur des renseignements désuets et inexacts, notamment sur l’Évaluation des risques de 2003, et en ne procédant pas à une nouvelle évaluation des risques.
[796] Dans leur acte de procédure, les demanderesses ne s’attardent pas à la manière dont les évaluations des risques ont été réalisées. Comme je le mentionne plus haut, la question des options d’atténuation des risques est soulevée dans la première question commune, laquelle appelle la Cour à se demander si les défendeurs, ou l’un d’eux, ont à l’égard du groupe proposé une obligation de diligence consistant à ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait, « notamment une obligation de proposer des options d’atténuation des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 »
.
[797] Comme les demanderesses ne mentionnent pas l’Accord SPS dans leur acte de procédure, et après avoir lu cet acte de procédure dans son ensemble, je juge quelque peu fallacieuse l’affirmation des demanderesses selon laquelle le terme « évaluation des risques »
est utilisé « au sens de l’Accord SPS »
. À première vue, il ressort clairement de la première question commune et des assertions des demanderesses que leur contestation vise le fait que l’ACIA n’a pas proposé d’options d’atténuation des risques dans les évaluations des risques.
[798] À cet égard, les défendeurs soutiennent que le volet « évaluation des risques »
de l’« analyse des risques »
globale ne comporte pas, conformément au Code de l’OIE ou au Protocole de l’ACIA, la proposition d’options d’atténuation. Autrement dit, peu importe la norme appliquée, aucune option d’atténuation des risques n’était censée être proposée dans les évaluations des risques en tant que telles.
[799] Dans leurs observations finales, les défendeurs reconnaissent néanmoins que, dans le Code de l’OIE et le Protocole de l’ACIA, l’analyse des risques comporte quatre volets : l’identification des dangers, l’évaluation des risques, la gestion des risques et la communication des risques. En outre, selon les témoignages que j’analyse plus loin, l’évaluation des risques (qui ne comprend généralement pas l’atténuation des risques) et la gestion des risques (qui comprend la proposition de mesures d’atténuation des risques) ne se font pas totalement en silo. L’interrelation entre ces volets dans le cadre d’une analyse des risques dépend des circonstances. Par conséquent, la proposition de mesures d’atténuation des risques dans les évaluations des risques ne constitue pas en soi la fin de l’analyse de la norme de diligence. Comme l’a déclaré le Dr Zagmutt, les étapes de la gestion et de l’évaluation des risques sont essentielles et interreliées.
[800] Sur ce point, je fais observer qu’il n’existe pas de profond désaccord entre le Dr Zagmutt et Mme Roberts concernant ce qui constitue une analyse des risques aux fins de l’application du Protocole de l’ACIA et du Code de l’OIE. Ils conviennent qu’une analyse des risques complète comporte quatre étapes, à savoir l’identification des dangers, l’évaluation des risques, la gestion des risques et la communication. Cependant, Mme Roberts n’est pas d’accord avec le Dr Zagmutt pour dire que les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 étaient « invalides »
parce qu’elles ne satisfaisaient pas aux normes internationales de l’OIE ni aux normes de l’ACIA.
[801] Selon le témoignage de Mme Roberts, les quatre étapes de l’analyse des risques sont distinctes (à l’exception de la communication), et les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 ne sont que des évaluations des risques, et non des analyses des risques. Mme Roberts a souligné que l’évaluation des risques et la gestion des risques sont des étapes distinctes selon le Code de l’OIE et le Protocole de l’ACIA. Suivant la pratique exemplaire, elles doivent être réalisées par des équipes différentes. En effet, les gestionnaires de risque tiennent compte de facteurs différents – ils peuvent être influencés notamment par des facteurs politiques, économiques et sociaux – alors que les évaluateurs de risque ne s’intéressent qu’aux facteurs scientifiques. Les gestionnaires de risque tranchent la question des risques et de la portée de l’évaluation des risques. Les évaluateurs de risque doivent répondre à la question qui leur est posée, ce qu’ils ont fait en l’espèce, selon Mme Roberts.
[802] Les évaluateurs de risque préparent l’évaluation des risques en fonction de la question soulevée par les gestionnaires de risque et de la portée de cette question. Ils peuvent proposer des mesures de gestion des risques dans l’évaluation des risques si ces mesures sont déjà en place pour le commerce (c’est-à-dire si le Code de l’OIE a déjà prévu des mesures sanitaires appropriées). Toutefois, si aucune mesure de gestion des risques n’est déjà prévue, les évaluateurs de risque procèdent alors à une évaluation des risques sans restriction. Cette évaluation des risques est ensuite transmise aux gestionnaires de risque, qui déterminent si des mesures de gestion des risques doivent être mises en œuvre. Les gestionnaires de risque peuvent alors demander aux évaluateurs de risque de réaliser une nouvelle évaluation des risques, y compris d’indiquer toute nouvelle mesure de gestion des risques, afin de déterminer l’estimation des risques définitive.
[803] En contre-interrogatoire, Mme Roberts a confirmé que son rapport d’expert porte sur l’évaluation des risques. Elle a également reconnu que les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 ne sont pas des analyses complètes des risques liés à l’importation. Elle n’était pas d’avis que les deux premières étapes de l’analyse des risques (l’identification des dangers et l’évaluation des risques) donnent lieu à une évaluation des risques, mais pas à des mesures sanitaires. Selon elle, les gestionnaires de risque ont d’abord la possibilité de consulter le Manuel de l’OIE (bien que j’aie cru comprendre qu’elle faisait référence au Code de l’OIE, dont le volume II contient des mesures recommandées pour différentes maladies) pour y trouver des mesures d’atténuation des risques (mesures sanitaires) qu’ils pourraient appliquer à l’importation de produits. Si de telles mesures s’y trouvent, il est alors possible de les appliquer sans qu’il soit nécessaire de revoir l’évaluation des risques ou d’en réaliser une nouvelle, puisqu’il existe déjà des recommandations approuvées à l’échelle internationale. Cependant, elle a convenu qu’il n’était possible de procéder ainsi que si la maladie en question était répertoriée et que des mesures d’atténuation étaient recommandées. (Je fais remarquer qu’il existe une liste de maladies dressée par l’OIE que chaque pays membre a accepté de rendre à déclaration obligatoire. Cette liste figure à l’article 1.2.3 du Code de l’OIE. Pour être inscrite sur cette liste, la maladie doit répondre à quatre critères : la propagation peut se faire par le déplacement d’équipements ou d’animaux; au moins un pays membre de l’OIE a démontré l’absence de la maladie; la transmission a été prouvée et la maladie a des conséquences sur la santé des humains, des animaux ou de la faune sauvage; l’infection peut être détectée). Si aucune mesure n’est recommandée, les gestionnaires de risque doivent revoir l’ensemble du Protocole de l’ACIA pour déterminer notamment la manière de proposer, d’évaluer et de surveiller les mesures de gestion des risques.
[804] À la page 11 de son rapport, Mme Roberts indique ce qui suit :
[traduction]
L’absence d’évaluation des options de gestion des risques dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2014 n’est pas une raison pour écarter les conclusions de l’évaluation des risques. Toutefois, dans le cas des rapports de 2003 et de 2014, les évaluations des risques elles-mêmes ne sont pas des analyses complètes des risques liés à l’importation. En effet, elles ne comportent pas d’évaluation de l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires de gestion des risques. Cette évaluation des mesures de gestion devrait être réalisée une fois que les gestionnaires de risque ont convenu de la portée de l’évaluation des risques.
ii. Évaluation des risques de 2003
[805] Dans son témoignage, la Dre James a décrit le Protocole de l’ACIA et a déclaré qu’il sert à réaliser des évaluations des risques zoosanitaires. Elle a ajouté que, dans son protocole, l’ACIA explique le processus d’analyse des risques, qui comprend l’évaluation des risques, la gestion des risques et la communication des risques. Renvoyant au schéma du processus d’analyse des risques liés à l’importation figurant dans le Protocole de l’ACIA, elle a témoigné qu’il présentait l’ensemble du processus d’analyse des risques. Ce processus est enclenché par la DSAE (les gestionnaires de risque), qui dépose une demande d’évaluation des risques à l’aide du formulaire figurant dans le Protocole. La demande est transmise à l’Unité d’évaluation des risques zoosanitaires (les évaluateurs de risque). Les évaluateurs de risque effectuent une recherche documentaire, identifient les dangers à prendre en compte, puis réalisent l’évaluation des risques. Une fois terminée, l’évaluation des risques est renvoyée aux gestionnaires de risque afin qu’ils proposent et évaluent les options permettant d’atténuer les risques, le cas échéant. Les gestionnaires de risque de l’Unité d’évaluation des risques zoosanitaires consultent des partenaires et des experts externes et sont responsables de la communication. Ce sont eux qui prennent la décision sur la gestion des risques. La décision pourrait consister à élaborer un protocole d’importation (conditions d’importation), auquel cas les permis d’importation seraient assortis de ces conditions.
[806] La Dre James a expliqué que des directions générales distinctes au sein de l’ACIA s’occupent de l’évaluation des risques (Direction générale des sciences) et de la gestion des risques (Direction générale des politiques et des programmes) afin d’éviter que les évaluateurs de risque subissent d’éventuelles pressions, par exemple des pressions politiques, ce qui pourrait les influencer. Les gestionnaires de risque s’occupent de ces questions et sont également ceux qui sont en contact avec les apiculteurs. La Dre James a renvoyé à la section [traduction] « Résumé de l’évaluation des risques »
de l’Évaluation des risques de 2003. Au début de cette section, il est indiqué que l’évaluation des risques représente une évaluation scientifique visant à aider les gestionnaires de risque à prendre des décisions et à atténuer les risques. La Dre James a déclaré que l’évaluation des risques est fondée sur la science, mais que, lorsque les renseignements disponibles sont limités, elle comporte également des incertitudes bien définies et des hypothèses servant à estimer les risques.
[807] En l’espèce, la demande d’évaluation des risques provenait du Dr Jamieson et avait pour but d’évaluer le risque de maladie pour les abeilles canadiennes « posé par l’importation inconditionnelle de reines et d’abeilles en paquet en provenance de la partie continentale des États-Unis »
. Après avoir reçu des commentaires des examinateurs sur la version préliminaire de l’évaluation des risques (qui comprenait la décision de traiter séparément les reines et les paquets d’abeilles dans l’évaluation des risques), la Dre Belaissaoui, gestionnaire de risque, a demandé à la Dre James d’étudier des mesures d’atténuation des risques liés à l’importation de reines. En réponse, la Dre James a examiné l’évaluation des risques, plus précisément les voies d’introduction et d’exposition, ainsi que les conséquences. Elle s’est penchée sur les mesures d’intervention possibles pour réduire les risques et a produit un document sur le sujet intitulé [traduction] « Mesures d’atténuation possibles du risque d’introduction de maladie par les reines importées des États-Unis »
. Elle a témoigné ne pas avoir examiné la faisabilité, le caractère pratique ou l’acceptabilité de ces mesures d’atténuation, car cette tâche revenait aux gestionnaires de risque.
[808] En contre-interrogatoire, la Dre James a confirmé de nouveau qu’elle avait réalisé l’évaluation des risques conformément à la demande du gestionnaire de risque visant l’importation inconditionnelle de paquets d’abeilles en provenance de la partie continentale des É.-U. Elle a expliqué qu’il s’agissait d’un point de départ. Il arrive qu’une évaluation des risques ne relève aucun risque important. Parfois, si le risque n’est pas acceptable, les gestionnaires de risque peuvent alors trouver, puis prendre des mesures qui, selon eux, ramènent le risque à un niveau tolérable. Dans pareil cas, ces mesures n’ont pas à repasser par le processus d’évaluation des risques. La Dre James a témoigné qu’en l’espèce, des risques liés à l’importation avaient été identifiés. Elle a de nouveau expliqué que, selon le processus prévu dans le Protocole de l’ACIA, ce sont les gestionnaires de risque qui demandent des évaluations des risques. Les évaluateurs de risque identifient les dangers et réalisent l’évaluation des risques. Le document d’évaluation des risques est renvoyé aux gestionnaires de risque, qui l’examinent pour déterminer si le risque est tolérable ou non. S’il ne l’est pas, ils examinent les options permettant de gérer le risque. S’il existe des options permettant de ramener le risque à un niveau tolérable, l’importation peut avoir lieu. La Dre James a de nouveau expliqué que la tâche d’examiner les options d’atténuation des risques ne revient pas aux évaluateurs de risque, mais plutôt aux gestionnaires de risque, après avoir reçu l’évaluation des risques, car ils connaissent mieux les interventions qui sont acceptables et réalistes. Pour l’Évaluation des risques de 2003, les gestionnaires de risque étaient la Dre Belaissaoui et le Dr Jamieson. La Dre James a déclaré qu’il n’incombe pas à l’évaluateur de risque d’intégrer des options d’atténuation à l’évaluation des risques, à moins que les gestionnaires de risque ne proposent une option qu’ils pensent être faisables et qu’ils souhaitent ajouter à l’évaluation des risques.
[809] La Dre James a témoigné que, bien qu’aucune mesure d’atténuation des risques ne soit proposée dans l’évaluation des risques, on y examine les voies d’introduction et de propagation d’un danger au Canada, et les conséquences d’une telle situation. Ces [traduction] « éléments de preuve »
devraient indiquer clairement aux gestionnaires de risque les mesures d’intervention possibles. Cependant, ce sont aux gestionnaires de risque de décider ce qui est réaliste et faisable.
[810] En contre-interrogatoire, on a présenté à la Dre Belaissaoui le Protocole de l’ACIA de 2001. Elle a reconnu que c’était cette version qui était en vigueur au moment de la réalisation de l’Évaluation des risques de 2003. Elle a confirmé que le résumé de la politique énonce correctement le rôle que joue la DSAE dans le processus de gestion des risques :
C’est de la Division de la santé des animaux et de l’élevage (DSAE), de l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA), que relève la décision d’interdire ou d’autoriser l’importation d’animaux, de matériel génétique animal et de produits d’origine animale. La DSAE peut préciser les conditions particulières dans lesquelles l’importation peut avoir lieu, par exemple, les exigences en matière d’analyse ou de quarantaine, pour protéger l’état sanitaire du cheptel canadien. Le présent document décrit les diverses étapes suivies dans l’analyse des risques liés à l’importation d’animaux et de produits animaux.
[811] La Dre Belaissaoui a ajouté que les étapes énumérées et décrites dans la politique (lancement du processus, identification des dangers et évaluation des risques, examen par les pairs, élaboration du protocole d’importation, protocole d’importation, décision de la direction de la DSAE sur la gestion des risques, processus d’importation et communication des risques) se déroulent dans l’ordre. Elle a expliqué que, lorsque le résultat de l’évaluation des risques est favorable, des conditions d’importation sont élaborées. Elle a donné l’exemple du protocole d’importation visant les reines en provenance des É.-U. élaboré avec M. Nasr. Elle a reconnu que la décision sur la gestion des risques représente la décision définitive quant à la question de savoir si l’importation est autorisée ou non, avec ou sans conditions. Lorsqu’on lui a demandé de confirmer que, pour l’Évaluation des risques de 2003, la DSAE n’avait examiné aucune mesure d’atténuation susceptible d’être appliquée aux paquets d’abeilles en provenance des É.-U., la Dre Belaissaoui a répondu que la DSAE ne l’avait pas fait en raison du risque trop élevé lié aux paquets d’abeilles. Il était beaucoup plus élevé que celui lié aux reines (lesquelles avaient finalement été traitées séparément des paquets d’abeilles dans l’évaluation des risques et dont l’importation avait été autorisée, sous réserve de certaines conditions). Elle ne se souvenait d’aucune mesure particulière de réduction des risques ayant fait l’objet d’un examen. Lorsque l’avocat des demanderesses lui a demandé de confirmer que la DSAE avait décidé qu’elle ne pouvait autoriser l’importation de paquets sous aucune condition, la Dre Belaissaoui a déclaré ne pas connaître les détails des discussions parce qu’elle ne s’occupait pas de tous les volets du dossier des abeilles à l’époque. Cependant, elle a témoigné que la procédure générale pour l’importation veut que, si le niveau de risque est trop élevé, les mesures d’atténuation ne soient même pas envisagées, car elles seraient insuffisantes. Elle a déclaré qu’habituellement, si le niveau de risque est plus élevé que « négligeable »
ou « très faible »
, il n’existe vraisemblablement pas de mesure d’atténuation suffisante (je fais remarquer que, dans l’Évaluation des risques de 2003, les estimations des risques étaient les suivantes pour les abeilles en paquet en provenance des É.-U. : « Élevée »
[varroa résistant]; « Modérée »
[loque américaine résistante]; « Faible »
[abeille africanisée]; et « Faible »
[petit coléoptère des ruches], tandis qu’elles étaient les suivantes pour les reines en provenance des É.-U. : « Modéré »
[varroa résistant]; « Faible »
[loque américaine résistante]; « Faible »
[abeille africanisée]; et « Négligeable »
[petit coléoptère des ruches]).
iii. Évaluation des risques de 2013
[812] Mme Rheault a déclaré qu’en mars 2013, les gestionnaires de risque ont présenté une demande d’évaluation des risques à l’aide du formulaire habituel. Cette demande concernait une évaluation des risques complète, sans proposition de mesures d’atténuation, à réaliser en priorité. Elle a déclaré que l’inclusion de telles mesures était optionnelle (comme le montre la case du formulaire qui peut être cochée pour sélectionner cette option). Les évaluateurs de risque au sein de l’Unité d’évaluation des risques zoosanitaires pouvaient proposer des mesures d’atténuation et disposaient d’une liste de mesures possibles (par exemple, la quarantaine ou les analyses, conformément aux normes de l’OIE). Toutefois, il revenait aux gestionnaires de risque d’explorer toutes les options possibles et d’évaluer leur faisabilité auprès des parties intéressées. Elle a déclaré qu’il était normal de recevoir une demande d’évaluation des risques sans l’option relative aux mesures d’atténuation.
[813] En contre-interrogatoire, on a présenté à Mme Rheault un courriel daté du 12 février 2014. Ce courriel indique qu’à une réunion du comité sénatorial, la commission des apiculteurs de l’Alberta a déclaré qu’elle avait écrit à l’ACIA au sujet de l’Évaluation des risques de 2013 pour lui indiquer que cette évaluation contenait des erreurs et des omissions et que l’ACIA pourrait souhaiter revoir ses conclusions, mais que l’ACIA ne lui avait pas répondu. Le comité sénatorial a demandé à recevoir une copie de la réponse de l’ACIA. Dans sa réponse au courriel, Mme Rheault a répondu que l’Évaluation des risques de 2013 avait été envoyée aux parties intéressées en vue d’obtenir leurs commentaires et que 174 réponses avaient été reçues, enregistrées, évaluées et prises en considération. Dans la plupart des cas, les parties intéressées y avaient exprimé leur opinion plutôt que de fournir des renseignements scientifiques. Néanmoins, certains des commentaires reçus avaient entraîné de légères modifications à l’Évaluation des risques, sans toutefois donner lieu à des modifications susceptibles de changer de manière importante l’estimation des risques dans son ensemble. Le 23 janvier 2014, la version ainsi modifiée de l’évaluation des risques avait été soumise aux gestionnaires de risque des Programmes. Le courriel indiquait alors ce qui suit : [traduction] « Veuillez prendre note que l’évaluation des risques n’est qu’une partie du processus global d’analyse des risques, qui comprend la communication des risques et la gestion des risques. Actuellement, les gestionnaires de risque (ACIA, Programmes) ont entamé des discussions sur les options de gestion des risques avec les parties intéressées. »
Lorsqu’on l’a interrogé à ce sujet et qu’on lui a demandé si l’analyse des risques était incomplète, Mme Rheault a déclaré que cela dépendait de la portée de la demande. Par exemple, si, dans l’évaluation des risques, il était conclu que le niveau de risque était acceptable, alors le processus d’analyse des risques pouvait s’arrêter là. Aucune mesure d’atténuation ne serait mise en place, et aucune gestion des risques ne serait envisagée. Mme Rheault a confirmé que l’Évaluation des risques de 2013 avait servi à justifier les restrictions à l’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.-U., mais elle ne savait pas s’il existait un deuxième document proposant des options de gestion des risques. Elle a témoigné que, dans le cadre des discussions sur la gestion des risques, la Dre Rajzman avait invité les parties intéressées à explorer les mesures et options d’atténuation possibles.
[814] Le témoignage de la Dre Dubé portait principalement sur l’appel de données lancé à l’externe en 2022. Cependant, elle a également déclaré que, selon le processus habituel d’analyse des risques, les évaluateurs de risque procèdent d’abord à l’identification des dangers. Ils passent ensuite à l’évaluation des risques, qui peut inclure un examen par les pairs. Une fois l’évaluation des risques terminée, elle est envoyée aux gestionnaires de risque, qui évaluent les possibles options d’atténuation des risques identifiés. La Dre Dubé a témoigné que l’Évaluation des risques de 2013 n’était pas à l’origine de l’interdiction d’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.-U., mais qu’elle avait plutôt marqué le début du processus. Une fois l’évaluation des risques terminée, on procède à l’évaluation des mesures sanitaires possibles, ce qui mène à une décision.
[815] La Dre Dubé a également témoigné qu’en règle générale, dans une première demande d’évaluation complète des risques liés à l’importation, les gestionnaires de risque ne sollicitent pas de mesures d’atténuation des risques ou de mesures sanitaires. À ce stade, ils veulent connaître le risque de base. Elle a déclaré que les demandes d’évaluation des risques comportent rarement une demande d’analyse des options d’atténuation des risques. Lorsque c’est le cas, les évaluateurs de risque peuvent relever des voies d’atténuation qui sont ressorties de leurs recherches et que les gestionnaires de risque peuvent alors explorer. Cela ne signifie pas pour autant qu’une telle voie conduirait les gestionnaires de risque à des mesures d’atténuation faisables. L’objectif est d’estimer un risque de base sans mesures d’atténuation.
[816] La Dre Dubé a également déclaré que, pour un produit donné, des mesures sanitaires figurent parfois déjà dans le Code de l’OIE ou qu’une condition d’importation est déjà en place. De plus, si le risque de base est négligeable ou très faible, aucune mesure sanitaire ne serait nécessaire.
[817] La Dre Dubé a également déclaré que certaines de ses communications déposées en preuve au procès portaient sur le fait que, selon elle, les communications de l’ACIA aux associations sectorielles, aux médias et à d’autres parties intéressées étaient source de préoccupation. Plus précisément, elle a témoigné que le message était axé sur l’évaluation des risques et donnait à penser que seule cette évaluation était prise en considération dans le processus décisionnel, alors qu’en réalité, l’analyse des risques est beaucoup plus large. Elle a déclaré que les gestionnaires de risque avaient expliqué le processus lors d’une réunion et avaient affirmé que le certificat d’importation constitue le document de décision. Ce document fait l’objet de discussions et de consultations préalables. Selon la Dre Dubé, en ce qui concerne le dossier des abeilles en particulier, il faudrait peut-être aussi documenter le processus de gestion des risques dans un document d’analyse complète des risques liés à l’importation. Dans une présentation faite en 2021, la Dre Dubé a proposé un processus d’analyse des risques comprenant un modèle de nouveau document de décision sur la gestion des risques. Dans ce document figureraient un résumé de l’évaluation des risques et de l’évaluation scientifique, une description des options de gestion des risques ainsi qu’une explication sur leur évaluation et sur leur incidence sur le niveau de protection acceptable. Essentiellement, on y expliquerait comment ce processus a mené à une décision sur la gestion des risques liés à l’importation. Ce document pourrait servir d’outil de communication sur les risques. Le modèle a été utilisé en 2021 dans le cadre du processus décisionnel relatif à la peste porcine africaine.
[818] La Dre Rajzman est la gestionnaire de risque qui a déposé la demande ayant mené à l’Évaluation des risques de 2013. Selon son témoignage, l’atténuation des risques fait partie des étapes de l’analyse des risques (qui lui ont été présentées dans le contexte du Code de l’OIE). Elle a toutefois déclaré qu’en l’espèce, il n’existait pas de mesures d’atténuation des risques ni de conditions possibles permettant l’importation sécuritaire des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Elle a formulé cette recommandation à sa directrice, Mme Lord. Selon le témoignage de la Dre Rajzman, Mme Lord et elle ont toutes deux examiné l’Évaluation des risques de 2013, et Mme Lord en est arrivée à la même conclusion. Quoi qu’il en soit, elles consulteraient quand même l’ACIA et les apiculteurs provinciaux pour voir si des mesures pouvaient être mises en place et elles consulteraient également le Code de l’OIE. La Dre Rajzman a déclaré que l’Évaluation des risques de 2013 avait déjà fait l’objet d’une consultation publique (comme je l’explique aux paragraphes 219 et 220). Elle a fourni la version définitive de l’évaluation aux apiculteurs provinciaux le 31 janvier 2014, ce dont il sera question plus loin. Compte tenu des réponses reçues des apiculteurs provinciaux, la Dre Rajzman a conclu qu’elle ne pouvait proposer aucune mesure d’atténuation des risques. Elle a déclaré que cette information avait été communiquée au Service d’inspection des É.-U. et qu’à partir de là, si les apiculteurs provinciaux voulaient importer au Canada des paquets d’abeilles en provenance des É.-U., il leur incombait de proposer des mesures d’atténuation.
iv. Atténuation des risques à la suite d’une évaluation des risques
[819] Après avoir examiné le Code de l’OIE et le Protocole de l’ACIA, et compte tenu des témoignages des témoins de l’ACIA ainsi que de ceux du Dr Zagmutt et de Mme Roberts, j’accepte les témoignages de Mme Roberts, de Mme Rheault et de la Dre Dubé, qui ont déclaré que les gestionnaires de risque peuvent, comme point de départ, demander une évaluation des risques sans restriction. Cela permet d’estimer le niveau de risque de base. De plus, il ressort clairement de leur témoignage, et je suis du même avis, qu’une fois le niveau de risque estimé, le rôle du gestionnaire de risque, distinct de celui des évaluateurs de risque, est de prendre une décision en matière de gestion des risques.
[820] Selon le Dr Zagmutt, les restrictions à l’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. n’étaient pas fondées sur une évaluation des risques valide. Toutefois, son opinion reposait sur le fait qu’il jugeait que les évaluations des risques ne portaient que sur les importations inconditionnelles et ne proposaient pas d’options d’atténuation des risques. Selon ma compréhension, il ne laisse pas entendre que l’ACIA ne pouvait pas commencer par une évaluation sans restriction avant d’évaluer les mesures d’atténuation.
[821] Je souscris également à l’opinion de Mme Roberts selon laquelle l’évaluation des risques, en tant que deuxième des quatre volets de l’analyse des risques, ne comprend généralement pas de gestion des risques. À cet égard, je suis également d’accord avec elle pour dire que les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 – puisqu’il ne s’agissait que d’évaluations des risques – n’étaient pas contraires au Protocole de l’ACIA ni au Code de l’OIE du simple fait qu’elles ne comprenaient pas de gestion des risques.
[822] Toutefois, dans ces circonstances, il reste à savoir si la norme de diligence exige que les gestionnaires de risque passent à l’étape suivante de la gestion des risques, à savoir la proposition et l’évaluation des options, s’ils déterminent, dans le cadre de l’évaluation des risques, que le niveau de risque estimé n’est pas tolérable. Plus précisément, après avoir effectué une évaluation des risques où ils ont déterminé que le risque de base est plus élevé que le niveau de risque acceptable, les gestionnaires de risque sont-ils tenus d’examiner les mesures d’atténuation des risques possibles en réexaminant l’évaluation des risques ou autrement?
[823] Les défendeurs reconnaissent que, dans son Protocole, l’ACIA énonce les éléments de la gestion des risques, y compris l’« évaluation des options »
. Comme je le mentionne plus haut, l’évaluation des options est décrite comme l’identification, l’évaluation de l’efficacité et de la faisabilité, ainsi que le choix de mesures sanitaires en plus de celles qui auront pu être envisagées lors de l’évaluation initiale des risques. Dans le Protocole de l’ACIA (et dans le Code de l’OIE), l’évaluation de l’efficacité est un mécanisme itératif qui suppose son incorporation dans l’évaluation initiale des risques pour déterminer le degré de réduction du risque.
[824] Cependant, les défendeurs soutiennent que cette disposition se trouve sous l’énoncé général selon lequel, si la gestion des risques comprend un certain nombre de mesures, elles ne seront pas toutes incluses dans chaque analyse des risques. Ils font également valoir que les termes du Protocole de l’ACIA sont généraux et expriment l’octroi de facultés et que le protocole ne prévoit aucune obligation d’évaluer toutes les mesures de gestion des risques possibles dans toutes les évaluations des risques. Les défendeurs affirment qu’une telle obligation limiterait le jugement des gestionnaires de risque quant au degré d’acceptabilité du risque dans le cadre de l’évaluation des risques. Dans l’évaluation des options, elle restreindrait l’évaluation de l’efficacité et de la faisabilité de toute mesure sanitaire possible. Selon les demandeurs, lorsqu’aucune mesure d’atténuation n’est proposée, rien dans le Protocole de l’ACIA n’oblige à évaluer les options. Tous ces arguments ne me convainquent pas.
[825] Premièrement, j’estime que le témoignage de Mme Roberts n’aide pas les défendeurs. En ce qui a trait à la gestion des risques, elle a affirmé qu’à titre d’évaluatrice des risques, elle ne procède pas toujours à l’évaluation des options, et les gestionnaires de risque lui demandent rarement, une fois qu’elle a terminé son évaluation et identifié un risque, de réintégrer un élément dans son évaluation. Toutefois, comme je le mentionne plus haut, les évaluateurs se fondent sur le fait que les gestionnaires de risque savent quelles seraient les mesures de gestion des risques à appliquer, car celles-ci figurent déjà dans le Code de l’OIE. Les gestionnaires de risque n’auraient donc qu’à appliquer ces mesures existantes, convenues à l’échelle internationale.
[826] Par exemple, au chapitre 1.2 du Code de l’OIE intitulé « Critères d’inscription de maladies, d’infections et d’infestations sur la liste de l’OIE »
, l’article 1.2.3 énumère les affections qui entrent dans la catégorie des maladies, infections et infestations des abeilles. Cette liste comprend la loque américaine et le petit coléoptère des ruches. Le chapitre 9.4 porte sur l’infestation par le petit coléoptère des ruches, et l’article 9.4.5 énonce les recommandations visant l’importation de reines et de leurs accompagnatrices (d’un maximum de 20 par reine). Les autorités vétérinaires des pays importateurs doivent exiger la présentation d’un certificat vétérinaire international attestant que les abeilles proviennent d’un pays ou d’une zone officiellement indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches ou d’un certificat vétérinaire international accompagné d’une attestation délivrée par l’autorité vétérinaire du pays tiers exportateur certifiant que les quatre exigences énumérées ont été respectées (j’explique en détail plus loin dans les présents motifs les notions d’autorité vétérinaire et de certificat vétérinaire). Ainsi, le gestionnaire de risque pourrait simplement appliquer ces mesures sanitaires recommandées.
[827] À mon avis, dans son témoignage sur cette question, Mme Roberts affirme simplement que l’ajout d’options d’atténuation dans une évaluation des risques n’est pas nécessaire lorsque l’ACIA choisit d’adopter les mesures recommandées par l’OIE pour un danger en particulier. Le témoignage de Mme Rheault va dans le même sens.
[828] Le protocole de l’ACIA comporte un énoncé général précisant que, si la gestion des risques comprend un certain nombre de mesures, elles ne seront pas toutes incluses dans chaque évaluation des risques. Cet énoncé est suivi d’une liste des éléments faisant partie de la gestion des risques, dont l’évaluation des options. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec les défendeurs pour dire que cet énoncé général démontre que l’évaluation des options, qui fait partie de la gestion des risques, ne doit pas forcément faire partie de l’analyse des risques. Les défendeurs ne renvoient à aucun témoignage qui étayerait cette affirmation. À mon avis, par cet énoncé général, l’ACIA reconnaît toutefois que, s’il existe des mesures d’atténuation possibles, il n’est pas nécessaire de toutes les prendre en compte, quelles que soient les circonstances. Dans le Protocole de l’ACIA, les « options de réduction des risques »
ou les « mesures de prévention »
s’entendent de « toute action qui permet de réduire le risque qu’un agent ne provoque un préjudice (au cheptel domestique) […] »
. On cite notamment en exemple la quarantaine, les épreuves diagnostiques, les inspections, la limitation de l’usage, la transformation et la surveillance sentinelle.
[829] Toutefois, le Protocole de l’ACIA ne donne aucune indication sur les mesures de gestion des risques qui doivent être prises en considération dans un cas donné, ni sur la manière de prendre une telle décision. Dans la partie sur l’évaluation des options, rien n’indique non plus comment les options doivent être identifiées.
[830] Sur ce point, j’aimerais souligner que, dans le Protocole de l’ACIA, bien que l’évaluation des risques y soit définie comme un processus objectif, répétable et scientifique qui doit être fondé sur les meilleures informations disponibles, compatibles avec la pensée scientifique courante, et être bien documenté et étayé par des références à la littérature scientifique et à d’autres sources, il semble également reconnu que les décisions des gestionnaires de risque supposent un certain degré de subjectivité.
[831] Par exemple, dans le Protocole de l’ACIA, la « gestion des risques »
est ainsi définie :
[I]dentification, évaluation, sélection et mise en œuvre de diverses options afin de réduire le risque. Il s’agit du processus décisionnel pragmatique visant la réglementation du risque. En tant que processus décisionnel, il entre en jeu lors de l’évaluation d’options permettant de diminuer ou de maîtriser les dangers présents et prévus pour la santé biologique et/ou financière de produits agricoles. […] Les gestionnaires des risques formulent des jugements implicites sur la sécurité de certaines lignes d’action.
[832] Selon le Protocole de l’ACIA, l’appréciation des risques signifie : « interprétation des risques, notamment détermination des niveaux de risques acceptables aux particuliers, aux groupes ou à la société dans son ensemble […]. »
L’appréciation des risques, soit le premier élément de la gestion des risques, implique « l’interprétation, la comparaison, le jugement de l’importance du risque estimé dans le rapport d’évaluation et du degré d’acceptabilité arrêté ».
Le « risque tolérable »
s’entend d’une « décision administrative concernant l’acceptabilité du risque ».
[833] Bien que l’évaluation des options se rapporte à la proposition de mesures sanitaires, à l’évaluation de leur efficacité et de leur faisabilité et à leur sélection, l’évaluation de l’efficacité et de la faisabilité est un processus distinct. La faisabilité se rapporte au caractère pratique de la mise en œuvre. Ainsi, une mesure d’atténuation proposée pourrait être rejetée par les gestionnaires de risque si elle est jugée infaisable. Il en va de même pour des questions d’efficacité.
[834] Pour conclure, l’« évaluation des options »
commence par la proposition de mesures d’atténuation possibles. Toutefois, le Protocole de l’ACIA indique qu’il n’est pas nécessaire de prendre toutes les mesures en considération dans tous les cas. Les gestionnaires de risque détiennent donc un certain pouvoir discrétionnaire quant à la sélection des mesures à prendre en considération. Ils sont également fondés à prendre des décisions implicites concernant la sécurité d’une ligne de conduite donnée et à se prononcer sur la faisabilité et l’efficacité des mesures d’atténuation des risques pendant le processus de gestion du risque. Étant donné ce pouvoir discrétionnaire, je conviens qu’il peut y avoir des circonstances où le gestionnaire de risque détermine qu’il n’y a aucune mesure d’atténuation viable (soit des options qui, si elles étaient mises en œuvre, ramèneraient le risque à un niveau tolérable dans les circonstances). Dans de telles circonstances, il semblerait que le volet de gestion du risque du processus soit abordé à l’étape de la proposition de l’évaluation des options. Toutefois, pour qu’il soit satisfait à la norme de diligence de l’organisme de réglementation raisonnable agissant dans des circonstances comparables, il semble qu’il faille déterminer si les gestionnaires de risque se sont penchés sur la proposition de mesures d’atténuation et la possibilité de les mettre en œuvre.
v. Des mesures de gestion du risque ont-elles été proposées, mais rejetées, dans l’Évaluation des risques de 2003?
[835] Les défendeurs font valoir que, si l’on estime que la description de l’évaluation des risques figurant dans le Code de l’OIE et le Protocole de l’ACIA englobe la gestion du risque, alors des mesures de gestion du risque ont bel et bien été proposées – et rejetées –, dans l’Évaluation des risques de 2003.
[836] À l’appui de leur argument, les défendeurs avancent premièrement que le Dr Jamieson s’est penché sur l’efficacité de la certification lorsqu’il a demandé qu’une évaluation des risques soit effectuée, pour conclure qu’une certification valable était impossible. Deuxièmement, la Dre James a expressément envisagé le zonage comme mesure sanitaire ou mesure de gestion du risque, mais l’a rejeté. Troisièmement, la Dre James a traité séparément les reines et les paquets d’abeilles, ce qui constitue une mesure de réduction du risque comparative. J’examine chaque point à tour de rôle ci-dessous.
a) Certification
[837] Le Dr Jamieson a présenté la demande d’évaluation des risques, qui fait partie de l’Évaluation des risques de 2003. La demande avait pour but [traduction] « d’évaluer le risque de maladie pour les abeilles canadiennes posé par l’importation inconditionnelle de reines et d’abeilles en paquet en provenance de la partie continentale des États-Unis ».
Les conclusions de l’évaluation des risques allaient servir à déterminer si l’interdiction d’importer des abeilles en provenance de la partie continentale des É.-U. devait être maintenue.
[838] L’historique, le contexte et les motifs de la demande étaient également présentés :
[traduction]
Historique, contexte et motifs de la demande :
Après l’apparition des premiers cas de varroa chez les abeilles aux É.-U. en 1987, le Canada a interdit l’importation d’abeilles
en provenance de la partie continentale des É.-U.Même si, depuis 1987, le varroa s’est répandu naturellement au nord de la frontière et est maintenant présent au Canada, l’interdiction demeure en vigueur.Depuis l’introduction initiale du varroa, la santé globale des abeilles aux É.-U. s’est détériorée. Le varroa et la loque américaine sont devenus résistants aux traitements, tandis qu’un autre organisme nuisible affectant l’abeille, le petit coléoptère des ruches, a été introduit. [Des expériences récentes et des études scientifiques connexes portent à croire que les craintes à l’endroit du petit coléoptère des ruches étaient exagérées.] Étant donné l’absence de programmes de prévention des maladies et la transhumance pratiquée par les apiculteurs américains, ces organismes nuisibles sont considérés comme largement répandus aux É.‑U. On estime aussi que l’acarien de l’abeille est beaucoup plus présent aux É.-U. qu’au Canada, car certaines provinces prennent des mesures pour empêcher sa prolifération.
Des cas de loque américaine résistante aux antibiotiques ont été recensés en Alberta et en Colombie-Britannique, et il semblerait qu’au moins quatre provinces aient déclaré des cas de varroa résistant aux traitements.
Depuis plusieurs années, les apiculteurs de l’Alberta réclament l’autorisation d’importer des reines et des abeilles en paquet en provenance des É.-U. Ils avancent que l’hivernage est difficile, en particulier dans la région de la rivière de la Paix, où la présence de loque américaine résistante aux antibiotiques complique les choses. En janvier 2002, des apiculteurs de la Colombie-Britannique et du Manitoba ont aussi demandé à l’ACIA d’autoriser l’importation de reines en provenance de la
partiecontinentale des É.-U., moyennant des certifications en matière de santé. Des résolutions en faveur de l’ouverture de la frontière à l’importation de reines ou d’abeilles en paquet en provenance de lapartiecontinentale des É.-U. ont été rejetées à l’assemblée de février 2002 du Conseil canadien du miel.L’absence de programmes de surveillance et de prévention des maladies affectant les abeilles aux É.-U. et les nombreux déplacements des apiculteurs migratoires américains font en sorte que le département de l’Agriculture des É.-U. n’est pas en mesure de fournir une certification de santé valable en vue de l’exportation d’abeilles au Canada.
[839] Selon la section intitulée [traduction] « Facteurs influant sur l’évaluation de la diffusion »
, l’évaluation de la diffusion consiste à décrire la possibilité qu’une source de risque diffuse ou introduise autrement des agents de risque dans un environnement accessible à des populations animales. Les facteurs pris en compte comprennent les maladies présentes dans la région exportatrice, les conditions sanitaires des lieux, l’état de santé des animaux et la pathogénie de l’agent causal. Il est indiqué dans la même section que la combinaison du caractère nomade du secteur de l’apiculture américaine, de la faiblesse des prix du miel et de la nécessité de prévenir l’apparition de maladies dans les ruches afin d’assurer la pollinisation a entraîné une hausse de l’exposition aux maladies et un recours accru aux traitements, ce qui a accru la résistance des parasites et des maladies affectant les abeilles aux É.-U. On y décrit la pratique courante dans le Sud de la Californie, au Nevada, dans le Maine, au New Jersey et en Caroline du Nord consistant à louer un grand nombre de colonies d’abeilles aux fins de pollinisation. On explique que ces ruches peuvent être déplacées à plusieurs reprises un peu partout aux É.-U. dans une même année, des vergers d’agrume de la Floride aux plantations d’amandiers de la Californie en passant par les champs de luzerne, les vergers de pommiers du Nord et les bleuetières du Maine, selon les besoins en pollinisation des cultures. Les ruches passent habituellement l’hiver dans le Sud des É.-U. pour que les abeilles reprennent des forces en vue de la prochaine saison (citation d’une référence à ce sujet). On fait valoir dans la même section que la dissémination des ruches aux quatre coins de la partie continentale des É.-U. chaque printemps après leur hivernage dans les États du Sud pourrait entraîner la propagation des maladies et des organismes nuisibles qui affectent ces ruches. Vu le caractère nomade du secteur de l’apiculture américaine et l’absence généralisée de contrôle des déplacements, il serait très difficile d’adopter des mesures de zonage à l’égard des abeilles des É.-U. afin de prévenir la propagation des maladies et des organismes nuisibles qui affectent ces dernières.
[840] De plus, comme au Canada, les programmes nationaux à l’intention des apiculteurs des É.-U. ne comportent aucun volet de surveillance ou de prévention des organismes nuisibles et des maladies qui affectent les abeilles. Sauf indication contraire des programmes de surveillance et de prévention locaux, il faut supposer que les maladies et les organismes nuisibles en cause (sauf peut-être l’abeille africanisée) sont présents dans toute la population d’abeilles des É.-U. On a également supposé que les ruches nomades étaient plus touchées par les maladies et les organismes nuisibles, en particulier les maladies et les organismes nuisibles résistants. Il est précisé dans la section que ce sont les inspecteurs d’État ou, dans certains cas, les inspecteurs municipaux ou de comté, qui appliquent les programmes d’État de prévention et de surveillance des maladies. La portée de l’inspection et les mesures de contrôle prévues par la loi varient d’un État à l’autre. On considère comme peu probable que les inspecteurs soient en mesure d’inspecter une proportion substantielle des ruches dans les États où l’apiculture nomade est pratiquée à grande échelle. Les restrictions aux déplacements entre États doivent être très limitées, voire inexistantes, pour que les ruches puissent être déplacées rapidement lorsqu’une culture fleurit.
[841] Je souligne ici que le déplacement annuel d’un grand nombre de colonies d’abeilles partout aux É.-U. n’est pas en litige. Cela ressort clairement des éléments de preuve. Par exemple, selon le rapport de M. Caron : [traduction] « La
migration fait partie intégrante du secteur apicole américain
à vocation
commerciale, et les frais de pollinisation constituent la majeure partie du revenu des apiculteurs. »
Le rapport indique que la migration ne fait que gagner en importance et souligne à titre d’exemple que jusqu’à 88 % des colonies disponibles peuvent être transportées en Californie pour polliniser les amandiers. Pareillement, M. Pettis a confirmé au procès que des abeilles en provenance de partout aux É.-U. étaient transportées en Californie pour y polliniser les amandiers. La preuve documentaire déposée traite de ce point, notamment le Compte rendu 2006 de l’ACPA. Le rapport conjoint d’AIA et de l’AAPA inclus dans ce compte rendu reconnaît que [traduction] « la pollinisation des amandiers et la migration des ruches dans tout le pays contribuent à répandre des organismes nuisibles comme les abeilles africanisées et le petit coléoptère des ruches ».
La nature nomade du secteur de l’apiculture américaine était et demeure un facteur important dans l’interdiction d’importation d’abeilles américaines au Canada.
[842] Les demanderesses font valoir que la question de l’atténuation des risques est tout simplement absente de l’Évaluation des risques de 2003, [traduction] « vraisemblablement parce que le Dr Jamieson avait décidé que l’interdiction d’importation devait rester en vigueur avant que l’évaluation des risques soit effectuée ».
Elles avancent également que les employés de l’ACIA ayant participé aux évaluations des risques ont négligé de proposer des mesures d’atténuation et se sont [traduction] « contentés de maintenir l’interdiction d’importation, car ils avaient été informés que le CCM et l’ACPA voulaient que l’importation de paquets en provenance des É.-U. demeure interdite ».
Toutefois, les demanderesses n’offrent aucun élément de preuve à l’appui de ces affirmations, et j’estime qu’aucun élément de preuve ne permet de tirer une telle conclusion. Je conclus également que le Dr Jamieson avait connaissance de la nature nomade du secteur de l’apiculture américaine, et qu’il était raisonnable qu’il en parle dans la section [traduction] « Historique, contexte et motifs de la demande »
. Il ne fait aucun doute qu’il s’agissait d’un facteur à prendre en compte dans l’évaluation des risques, et c’est dans ce contexte qu’il a été pris en compte.
[843] Les défendeurs avancent que Mme Roberts et le Dr Zagmutt s’entendent pour dire que la certification constitue une mesure sanitaire. Mme Roberts a témoigné que les mesures sanitaires englobées par les normes internationales mentionnées à l’article 2.1.5 du Code de l’OIE de 2012 comprennent la certification, le contrôle des déplacements et l’enregistrement des animaux effectués par le pays exportateur. Le Dr Zagmutt affirme que la certification par le pays exportateur peut être une mesure sanitaire et que la certification constitue une mesure d’atténuation. Comme le soulignent les défendeurs, selon les éléments de preuve présentés par Mme Roberts, le fait qu’un pays (exportateur) soit incapable de produire un certificat de santé valable est important, car si le pays n’est pas en mesure de certifier que des animaux ne présentent aucun risque pour les échanges commerciaux, il faut s’abstenir d’en faire le commerce.
[844] Toutefois, comme je le mentionne plus haut, les Drs Jamieson et Belaissaoui étaient les gestionnaires de risque pour l’Évaluation des risques de 2003. La Dre Belaissaoui a dit ne pas connaître les détails des discussions entourant l’atténuation des risques parce qu’elle ne s’occupait pas de tous les volets du dossier des abeilles à l’époque. Toutefois, selon son témoignage, la procédure générale pour l’importation veut que, si le niveau de risque est trop élevé, les mesures d’atténuation ne soient même pas envisagées, car elles seraient insuffisantes. Habituellement, si le niveau de risque est plus élevé que « négligeable »
ou « très faible »,
il n’existe vraisemblablement pas de mesure d’atténuation suffisante.
[845] Il est possible que les gestionnaires de risque se soient fiés à leur expérience et à leur expertise en choisissant à dessein de ne pas évaluer si la certification était une option d’atténuation viable pour les paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Rien ne prouve non plus que la capacité des É.-U. à certifier la santé des abeilles en paquet ait changé après que le Dr Jamieson eut déclaré, dans la demande d’évaluation des risques, qu’ils en étaient incapables.
[846] En ce qui concerne la faisabilité, la demande d’évaluation des risques prouve que le Dr Jamieson, le gestionnaire de risque, s’est penché sur la faisabilité de la certification et a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une option d’atténuation possible. Il s’agit là, à mon avis, d’une évaluation de la faisabilité, et non d’une évaluation de l’efficacité, comme l’affirment les défendeurs, car le Dr Jamieson ne semble pas avoir évalué si la certification était un moyen efficace de réduire le risque, mais plutôt si les É.-U. étaient en mesure d’effectuer une certification valable. Quoi qu’il en soit, rien ne prouve, encore une fois, que la faisabilité ou l’efficacité de la certification par les É.-U. ait été évaluée après que l’Évaluation des risques de 2003 eut été effectuée, et rien n’explique pourquoi, à cette étape, l’ACIA considérait qu’il n’était pas nécessaire de procéder à une telle évaluation.
[847] Les éléments de preuve limités fournis par la Dre Belaissaoui ne me permettent pas de tirer la conclusion que les gestionnaires de risque ont expressément envisagé et rejeté cette option d’atténuation des risques.
[848] Par conséquent, même si le Dr Jamieson fait référence à la certification dans la demande d’évaluation des risques, il n’y a pas de preuve que des mesures de gestion du risque pour les paquets d’abeilles en provenance des É.-U. ont été proposées et évaluées après le volet d’évaluation des risques de l’analyse, comme le prévoit le Protocole de l’ACIA.
b) Zonage
[849] Les défendeurs font valoir que la Dre James s’est expressément penchée sur le zonage, une autre mesure sanitaire ou de gestion du risque, comme en fait foi la section de l’Évaluation des risques de 2003 intitulée [traduction] « Facteurs influant sur la probabilité d’introduction »
, dans laquelle il est indiqué : [traduction] « Vu le caractère nomade du secteur de l’apiculture américaine et l’absence généralisée de contrôle des déplacements, il serait très difficile d’effectuer le zonage des É.-U. afin de prévenir la propagation des maladies et des organismes nuisibles qui affectent les abeilles. »
Dans son témoignage au procès, elle a ajouté que, comme le secteur de l’apiculture américaine est largement axé sur la pollinisation et la mobilité, il serait très difficile de circonscrire des zones ou des régions indemnes de maladies.
[850] La Dre James, qui était l’évaluatrice de risque (et non la gestionnaire), a aussi indiqué qu’elle n’avait étudié aucune mesure d’atténuation des risques dans l’Évaluation des risques de 2003, bien qu’elle ait précisé que [traduction] « le document d’évaluation des risques devrait indiquer clairement aux gestionnaires de risque s’il y a des secteurs pouvant faire l’objet d’interventions. Les gestionnaires devront toutefois déterminer si ces interventions sont réalistes et faisables ».
Son témoignage se rapproche de celui de la Dre Dubé, mentionné ci-dessus, selon lequel les évaluateurs de risque peuvent proposer aux gestionnaires de risque des pistes à explorer en matière d’atténuation. Si je conviens que les gestionnaires de risque pourraient trouver des options d’atténuation des risques dans l’évaluation des risques, je considère que le signalement indirect, dans l’évaluation des risques, de points qui pourraient être pertinents dans une évaluation subséquente des options d’atténuation n’équivaut pas à étudier des options d’atténuation. Qui plus est, le témoignage mentionné ci-dessus de la Dre Belaissaoui, l’une des gestionnaires de risque, ne confirme pas que le zonage a été expressément envisagé comme mesure de gestion du risque possible pour les paquets d’abeilles en provenance des É.-U. après que l’évaluation des risques eut été réalisée. Même s’il est tout à fait possible que le zonage n’ait pas fait l’objet d’une évaluation plus poussée parce qu’il ne s’agissait pas d’une solution réaliste, la difficulté en l’espèce est que les éléments de preuve n’établissent pas que les gestionnaires de risque ont étudié le zonage et sont demeurés d’avis qu’il ne constituait pas une option viable après la réalisation de l’Évaluation des risques de 2003.
c) Réduction du risque – séparation des reines
[851] Les défendeurs affirment qu’en août 2003, dans le cours de l’Évaluation des risques de 2003, la Dre James a étudié séparément le cas des reines en provenance des É.-U. et celui des paquets d’abeilles en provenance des É.-U., car [traduction] « les reines présentent un risque beaucoup moins élevé que les paquets ».
[852] Les reines et les paquets d’abeilles sont effectivement traités séparément dans l’Évaluation des risques de 2003. La section [traduction] « Résumé de l’évaluation des risques »
commence par une déclaration selon laquelle l’évaluation des risques « représente une évaluation scientifique visant à aider les gestionnaires de risque à prendre des décisions et à atténuer les risques »
. La section [traduction] « Déclaration sur le risque global pour les reines »
précise qu’il « est recommandé de prendre des mesures d’atténuation lorsque le niveau de risque estimé est supérieur à “très faible”. À noter que les dangers visés ont un effet cumulatif ».
[853] Comme les défendeurs le soulignent, les éléments de preuve confirment que l’ACIA a travaillé avec M. Nasr et d’autres à l’élaboration d’un protocole d’importation pour les reines en provenance des É.-U. afin d’atténuer les risques liés à l’importation. Ce protocole a servi à établir les conditions rattachées au permis d’importation de reines en provenance des É.-U. Les défendeurs mettent également en lumière un élément de preuve en particulier, soit le témoignage de Mme Roberts selon lequel le fait d’étudier si une chose peut être faite de manière à réduire le risque qui s’y rattache constitue une mesure de gestion du risque.
[854] Comme il est indiqué ci-dessus, la Dre Belaissaoui a demandé à la Dre James d’étudier des mesures d’atténuation du risque lié à l’importation de reines, ce qui l’a menée à produire un document intitulé [traduction] « Mesures d’atténuation possibles du risque d’introduction de maladie par les reines importées des États-Unis »
.
[855] À mon avis, les éléments de preuve démontrent que le processus d’évaluation des risques, par voie de consultation, a mené à la proposition d’une option ou d’une mesure possible de gestion ou d’atténuation du risque ‒ la séparation de l’évaluation des risques posés par les reines et de ceux posés par les paquets ‒, puisque les risques associés à l’importation de reines étaient considérés comme moins importants. Cette option a été retenue par les gestionnaires de risque, qui ont demandé aux évaluateurs de risque de trouver des mesures d’atténuation possibles. Ainsi, l’Évaluation des risques de 2003 comprend deux niveaux de risque différents : un niveau faible pour les reines en provenance des É.-U. et un niveau élevé pour les paquets d’abeilles en provenance des É.-U. La Dre James a témoigné qu’elle n’a pas étudié les mesures d’atténuation relatives aux reines sous l’angle de la faisabilité, du caractère pratique ou de l’acceptabilité, car cette tâche revenait aux gestionnaires de risque. Il est toutefois manifeste que les gestionnaires de risque ont évalué cette option, puis l’ont mise en œuvre. Autrement dit, les éléments de la procédure de gestion du risque énoncée dans le Protocole de l’ACIA ont bel et bien été suivis, même si aucun document ne l’atteste.
[856] On peut notamment considérer que la décision de traiter séparément les reines et les paquets d’abeilles dans l’évaluation des risques et la nouvelle évaluation des risques réalisée à la suite de ce changement font partie d’un « mécanisme itératif qui suppose son incorporation dans l’évaluation initiale des risques, qui est alors reprise pour déterminer le degré de réduction du risque ».
Il est ainsi satisfait à la condition voulant qu’une option d’atténuation soit intégrée à l’évaluation des risques de manière à mesurer son efficacité.
[857] Il demeure toutefois un problème, soit que les paquets d’abeilles et les reines sont des produits différents, alors que la question que je dois trancher concerne l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U.
[858] On peut en déduire que l’appréciation des risques réalisée après la nouvelle évaluation des risques a mené à la conclusion que, contrairement au risque atténué posé par les reines en provenance des É.-U., le risque estimé pour les paquets d’abeilles en provenance des É.-U. était trop élevé pour être toléré. Toutefois, comme je le mentionne plus haut, la Dre Belaissaoui, en sa qualité de gestionnaire de risque, n’a pas connaissance du détail des discussions entourant l’atténuation des risques.
[859] Si des mesures d’atténuation ont été étudiées et mises en œuvre pour les reines, je ne peux pas tirer la même conclusion pour les paquets d’abeilles. En effet, rien ne prouve que, lorsque le protocole pour les reines était à l’étude, la possibilité d’appliquer les mêmes conditions d’importation aux paquets, ou d’autres conditions, a été étudiée.
[860] Comme il est expliqué plus loin dans les présents motifs dans la section traitant du lien de causalité, les éléments de preuve établissent que l’importation de paquets pose un risque plus important que l’importation de reines, ce dont je conviens. Toutefois, ce fait n’est pas, en soi, déterminant dans l’analyse sur la norme de diligence. La question est de savoir si ce risque, même s’il est plus élevé, peut être atténué et, plus important encore, si les gestionnaires de risque se sont penchés sur cette question. Bien que je ne sois pas convaincue que le Protocole de l’ACIA ou les circonstances imposaient la réalisation d’une nouvelle évaluation documentée en bonne et due forme, les éléments de preuve n’établissent pas que des options d’atténuation des risques liés aux paquets d’abeilles en provenance des É.-U. aient été envisagées et rejetées après que l’évaluation des risques eut été réalisée, comme l’avancent les défendeurs. Par conséquent, pour ce qui est de l’Évaluation des risques de 2003, les éléments de preuve ne permettent pas d’établir qu’il a été satisfait à la norme de diligence de l’organisme de réglementation raisonnable.
i. Des mesures de gestion du risque ont-elles été envisagées, mais rejetées, dans l’Évaluation des risques de 2013?
[861] Les défendeurs affirment que la Dre Rajzman a réclamé des mesures d’atténuation de la part des apiculteurs provinciaux qui, en leur qualité d’expert en apiculture, avaient les connaissances nécessaires pour étudier des façons de réduire les risques posés par les quatre dangers recensés. Toutefois, les apiculteurs provinciaux se sont essentiellement révélés incapables de proposer des mesures d’atténuation. Les défendeurs soulignent que la Dre Rajzman a pris connaissance du Livre blanc du Manitoba, mais l’a rejeté.
[862] Pour leur part, les demanderesses avancent que la Dre Rajzman n’a accordé que dix jours aux apiculteurs provinciaux pour proposer des options d’atténuation des risques. Elles affirment que les apiculteurs provinciaux ont réclamé davantage de temps et que plusieurs d’entre eux ont manifesté leur volonté de travailler avec l’ACIA à l’élaboration de conditions d’importation, mais que leurs demandes et propositions sont restées lettre morte. Les demanderesses affirment que, [traduction] « à leur grande surprise »,
la Dre Rajzman a choisi d’interpréter les réponses comme la déclaration unanime qu’aucune mesure d’atténuation des risques n’était possible, puis de déclarer au ministre que [traduction] « huit des neuf apiculteurs provinciaux ont déterminé qu’il n’y avait actuellement aucune mesure d’atténuation possible »
, ce qui constitue selon elles une fausse déclaration. Les demanderesses affirment également que la Dre Rajzman a ignoré une demande du Service d’inspection des É.-U., qui souhaitait collaborer avec l’ACIA à l’établissement de conditions d’importation pour les paquets.
[863] La Dre Rajzman a témoigné qu’après la période de consultation publique pour l’Évaluation des risques de 2013, le groupe d’évaluation des risques a apporté des changements à l’évaluation en fonction des observations des participants, puis lui a remis la version définitive du document. Le 30 janvier 2014, les évaluateurs et les gestionnaires de risque se sont réunis pour discuter des conclusions des évaluateurs. Les gestionnaires avaient examiné les mesures d’atténuation proposées dans le Livre blanc du Manitoba et se demandaient quoi faire au sujet des mesures d’atténuation et des apiculteurs provinciaux. Elle a renvoyé aux notes qu’elle a prises lors de cette réunion.
[864] Dans un courriel daté du 31 janvier 2014, la Dre Rajzman a transmis l’Évaluation des risques de 2013 à l’apiculteur provincial de chaque province. Le courriel indiquait que l’ACIA était consciente du mécontentement des apiculteurs qui voulaient importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Pour cette raison, les apiculteurs provinciaux ont été invités à passer l’évaluation des risques en revue et à proposer [traduction] « des options, des mesures d’atténuation ou des conditions pour permettre l’importation de paquets d’abeilles en provenance de certains États où règnent de meilleures conditions sanitaires ».
L’ACIA transmettrait ensuite les propositions reçues aux acteurs du secteur. La Dre Rajzman a témoigné que, suivant le courriel, l’Évaluation des risques avait révélé des risques liés à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. d’un niveau plus élevé que « négligeable »
. Par conséquent, l’importation ne serait pas autorisée, mais en réalité, la décision finale n’avait pas encore été prise. Elle a expliqué que les évaluations des risques dites « définitive »
ne le sont pas vraiment et peuvent être rouvertes. Les gestionnaires de risque envisagent alors les mesures d’atténuation des risques possibles.
[865] La Dre Rajzman avait demandé que les réponses lui soient transmises au plus tard le 10 février 2014. Dans son témoignage, elle a expliqué la raison d’être de cette échéance. Les importations d’abeilles commencent généralement au milieu du mois de mars, quand la fonte des neiges permet aux apiculteurs d’accéder aux colonies. Ainsi, si les apiculteurs provinciaux proposaient, avant la date limite, des mesures d’atténuation pouvant être mises en œuvre aux É.‑U., la saison d’importation à venir pourrait peut-être se dérouler normalement. Elle a également souligné que les apiculteurs provinciaux avaient déjà reçu l’Évaluation des risques de 2013 (elle avait été transmise au vétérinaire en chef de chaque province, au CMVC, aux apiculteurs provinciaux et à d’autres le 25 octobre 2013).
[866] Les réponses peuvent être résumées ainsi :
• M. Paul van Westendorp, l’apiculteur provincial de la Colombie-Britannique, a envoyé un courriel daté du 7 février 2014 qui fait référence à une conférence téléphonique entre les apiculteurs provinciaux. La conclusion de cette conférence est qu’en raison des divergences de position entre les secteurs de l’apiculture des différentes provinces, il est pour le moment impossible de convenir d’un cadre qui permettrait l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Toutefois, il reconnaît qu’il s’agit d’une question complexe nécessitant davantage d’attention et de discussions. Plus tard le même jour, il a envoyé un deuxième courriel confidentiel, relativement long, dans lequel il renvoie à un article qu’il a publié dans BeeScene, le magazine de l’association des producteurs de miel de la Colombie-Britannique. Dans cet article, il remet en question la conclusion de l’Évaluation des risques et expose ses réserves. Il affirme que le désaccord au Canada concernant l’importation de paquets d’abeilles a trait à la tolérance (ou à l’aversion) au risque. Il ajoute que selon lui, [traduction] « un cadre pour le contrôle de l’importation de paquets d’abeilles provenant de sources approuvées (comme celui qui s’applique actuellement à nos fournisseurs de reines sélectionnés en Californie) est une solution envisageable qui répondrait aux demandes de nombreux apiculteurs commerciaux tout en maintenant un système crédible pour protéger la santé des populations d’abeilles au Canada »
.
La Dre Rajzman a déclaré que M. van Westendorp lui avait transmis l’article et que selon elle, son deuxième courriel exprimait son point de vue personnel;
• M. Medhat Nasr, l’apiculteur provincial de l’Alberta, écrit que le ministère de l’Agriculture et de l’Aménagement rural de l’Alberta a examiné l’Évaluation des risques de 2013 sous l’angle de l’importation d’abeilles en paquet en provenance des É.-U., que les risques relevés sont valides et que les conditions nécessaires pour atténuer ces risques et les ramener au niveau « négligeable » ne sont pas réunies pour le moment. Par conséquent, il souscrit à la recommandation de l’ACIA de maintenir la fermeture de la frontière;
• M. Geoff Wilson, l’apiculteur provincial de la Saskatchewan, renvoie à la conférence téléphonique des apiculteurs provinciaux du 7 février 2014, qui portait sur les procédures d’atténuation des risques et les conditions qui doivent être réunies pour permettre l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Il fait part de leur incapacité à trouver une solution convenable qui permettrait l’importation sécuritaire de paquets des É.-U. Il ajoute que la Saskatchewan serait disposée à poursuivre la discussion sur le risque associé à l’importation d’abeilles en paquet après la publication de l’évaluation ou si d’autres facteurs affectant l’évaluation des risques venaient à changer;
• M Paul Kozak, l’apiculteur provincial de l’Ontario, fait part de son opinion technique, soit que les risques décrits dans l’Évaluation des risques de 2013 constituent une menace grave pour la situation zoosanitaire des abeilles du Canada. Il ajoute : [traduction] « Vu la nature de ces organismes nuisibles, il ne serait pas possible d’adopter un protocole visant à contrer leurs effets et d’autoriser l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. au Canada sans affecter la situation zoosanitaire du secteur de l’apiculture canadienne »
. Par conséquent, le statut des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. devrait rester inchangé et l’importation de paquets au Canada devrait être interdite dans toutes les provinces;
• M. Claude Boucher, l’apiculteur provincial du Québec, déclare ce qui suit : [traduction] « Mes commentaires à titre d’AP doivent refléter la position du secteur de l’apiculture de ma province, puisque l’intérêt de notre gouvernement est de faire croître et de protéger notre secteur et ses producteurs. Je peux donc difficilement, à titre d’AP, faire des commentaires (ou proposer des mesures d’atténuation des risques relevés) en appui à l’ouverture de la frontière pour l’importation de paquets d’abeilles. Notre secteur de l’apiculture s’y oppose, car elle estime que le risque est plus important que l’avantage qu’elle pourrait en tirer. »
Il ajoute qu’il serait difficile de justifier l’acceptation de mesures d’atténuations concernant le petit coléoptère des ruches en vue de l’importation de paquets, car la province collabore avec le Canada et l’ACIA à la conception d’un programme de prévention de cet organisme nuisible;
• M. Chris Maund, l’apiculteur provincial du Nouveau-Brunswick, indique que le ministère de l’Agriculture, de l’Aquaculture et des Pêches de la province s’est prononcé contre l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. en raison du risque élevé d’introduction de maladies et d’organismes nuisibles au Canada (aucune mesure d’atténuation n’est proposée);
• Mme Joanne Moran, l’apicultrice provinciale de la Nouvelle-Écosse, déclare ce qui suit : [traduction] « Étant donné le délai accordé pour répondre […] nous avons été incapables de trouver des mesures d’atténuation pour permettre l’importation. »
Elle ajoute que les apiculteurs provinciaux ont convenu de tenir une discussion plus poussée sur le sujet;
• M. Chris Jordan, l’apiculteur provincial de l’Île-du-Prince-Édouard, indique : [traduction] « Pour le moment, nous sommes incapables de proposer des mesures qui permettraient d’autoriser l’importation étant donné le court délai accordé pour répondre (10 février 2014). Cela dit, les apiculteurs provinciaux ont convenu de discuter de la question plus en détail lorsque toutes les provinces auront eu l’occasion d’étudier les mesures qui pourraient permettre l’importation sécuritaire au Canada de paquets en provenance des É.-U. »
;
• M. Rhéal Lafrenière, l’apiculteur provincial du Manitoba, indique que la position du ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Initiatives rurales de la province est présentée dans le Livre blanc rédigé avec l’association des apiculteurs du Manitoba et soumis avec les observations de l’association durant la période de consultation publique du 25 novembre sur l’Évaluation des risques de 2013, qu’il a transmis en pièce jointe. Il explique que le ministère appuie l’idée de travailler avec l’ACIA et d’autres parties intéressées à l’élaboration de conditions d’importation pour les abeilles en paquet en provenance de Californie. Il est également disposé à discuter de changements législatifs visant à restreindre l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. aux provinces qui appuient la mise en place de permis d’importation à leur égard, ce qui permettrait aux provinces qui s’y opposent d’empêcher l’importation en refusant de délivrer des permis.
(À l’époque, Terre-Neuve-et-Labrador n’avait pas d’apiculteur provincial.)
[867] La Dre Rajzman a témoigné que le Livre blanc du Manitoba faisait état d’une mesure d’atténuation pour les abeilles africanisées, soit l’emploi d’une trappe à bourdons, qui a été ajoutée à l’Évaluation des risques de 2013 (après évaluation du document dans ce contexte). Le document ne proposait pas de nouvelle mesure d’atténuation. De plus, bien que le Livre blanc du Manitoba propose que l’importation soit autorisée dans cette province seulement, le contrôle des importations est de compétence fédérale et s’applique à l’échelle nationale.
[868] Les éléments de preuve démontrent qu’à l’exception des observations du Manitoba rassemblées dans le Livre blanc du Manitoba, qui avaient déjà été examinées et traitées durant le processus consultatif, les seules observations qui pouvaient être considérées des options d’atténuation sont celles énoncées dans le second courriel de M. van Westendorp (Colombie-Britannique). La Dre Rajzman considérait qu’elles exprimaient le point de vue personnel de M. van Westendorp, et non la position de l’apiculteur provincial de la Colombie-Britannique.
[869] Il est vrai que certains apiculteurs provinciaux se sont dits ouverts à des discussions plus approfondies sur l’importation. Dans son témoignage, la Dre Rajzman a indiqué qu’elle n’avait participé à aucune autre discussion sur la question et qu’elle ne savait pas s’il y avait eu des discussions supplémentaires entre les apiculteurs provinciaux. Toutefois, comme les défendeurs le font valoir dans leurs observations finales, aucun suivi n’a été effectué. Je souligne également que, selon les éléments de preuve soumis par les demanderesses, les apiculteurs provinciaux n’ont proposé aucune mesure d’atténuation depuis 2014. Plus important encore, l’absence de suivi ne change rien au fait qu’à l’époque de l’Évaluation des risques de 2013, les apiculteurs n’ont proposé aucune mesure d’atténuation alors qu’ils avaient eu la possibilité de consulter le document et de discuter des mesures possibles durant leur conférence téléphonique. Il faut également souligner que la question de l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. et des risques qui s’y rattachent ne date pas d’hier et est bien connue des apiculteurs provinciaux, d’une part, parce qu’ils sont membres de l’ACPA (qui a depuis longtemps un comité d’importation) et, d’autre part, parce qu’ils s’entretiennent fréquemment avec l’ACIA au sujet de la santé des abeilles. Par conséquent, les apiculteurs provinciaux n’ont pas été surpris quand la question de l’importation a été soulevée, car ils en avaient déjà entendu parler à maintes reprises. Une version provisoire de l’Évaluation des risques de 2003 avait été transmise aux fins de commentaire aux apiculteurs provinciaux ou à leurs prédécesseurs par le Dr Jamieson.
[870] À mon avis, les éléments de preuve établissent qu’en ce qui concerne l’Évaluation des risques de 2013, après que les évaluateurs du risque eurent terminé l’évaluation des risques, les gestionnaires de risque, par leur travail et par leurs communications avec les apiculteurs provinciaux, ont tenté de déterminer quelles étaient les mesures d’atténuation des risques possibles. Autrement dit, le processus de gestion du risque décrit dans le Protocole de l’ACIA a été suivi. Comme il a été déterminé qu’il n’y avait pas de mesure d’atténuation possible, aucune autre option n’a pu être évaluée.
[871] Le Protocole de l’ACIA (et le Code de l’OIE intégré au Protocole de l’ACIA) définit la norme de diligence applicable et représente les pratiques exemplaires. En l’espèce, les actions des gestionnaires de risque correspondent à ces pratiques. Par conséquent, je juge que les défendeurs ont satisfait à la norme de diligence applicable pour ce qui est de l’Évaluation des risques de 2013, car leurs actions étaient celles d’un organisme de réglementation raisonnable agissant dans des circonstances similaires.
[872] Je juge également que la Dre Rajzman n’a pas agi de manière déraisonnable en se basant sur les observations des apiculteurs provinciaux pour conclure qu’aucune mesure d’atténuation n’était possible. Les apiculteurs provinciaux ont généreusement offert leur expertise et leur expérience à plusieurs reprises à l’ACIA, y compris dans la présente affaire, ce qui n’est pas contesté dans la présente instance. Il faut également souligner que l’ACIA ne compte aucun expert en santé apicole dans ses rangs et que, même si c’était le cas, elle n’aurait vraisemblablement pas les moyens d’employer onze apiculteurs et n’aurait pas une connaissance pratique des conditions sanitaires des abeilles dans chaque province.
[873] Je juge sans fondement l’affirmation des demanderesses selon laquelle la Dre Rajzman a fait une présentation erronée en indiquant au ministre que huit des neuf apiculteurs provinciaux estimaient qu’il n’y avait aucune mesure d’atténuation possible à l’époque.
[874] La Dre Rajzman n’a pas non plus ignoré la demande du Service d’inspection des É.-U. de collaborer avec l’ACIA à l’établissement de conditions d’exportation pour les paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Sur ce point, l’avocat des demanderesses a attiré l’attention de la Dre Rajzman sur un courriel du Dr Antonio Ramirez du Service d’inspection des É.-U. daté du 11 mars 2013, dans lequel il indique que le Service d’inspection des É.-U. souhaite demander au Canada de reprendre l’importation d’abeilles en paquet en provenance des É.-U. Il y avance aussi que les abeilles en provenance des É.-U. sont plus sécuritaires que celles importées d’Australie et que le Service d’inspection des É.-U. estime qu’il suffirait, avec l’accord du Canada, de [traduction] « modifier légèrement les certificats d’exportation de reines existants ».
Il ajoute que le Service d’inspection des É.-U. souhaite travailler avec elle sur cette question. En contre-interrogatoire, la Dre Rajzman a témoigné que ce courriel n’avait pas été envoyé en réponse à l’Évaluation des risques, car à ce moment, le Dr Ramirez ne savait pas qu’elle était en train d’être produite. Elle a ajouté qu’elle lui avait répondu pour lui demander de transmettre toute l’information disponible sur l’état de santé des abeilles aux É.-U. et que plus tard, ils avaient participé ensemble à une conférence téléphonique. Les notes qu’elle a prises lors de cette conférence sont au dossier.
[875] Les interactions entre l’ACIA et le Service d’inspection des É.-U. sont traitées en détail plus loin dans les présents motifs dans le contexte de l’analyse du lien de causalité. Je me contente de dire ici que les éléments de preuve ne permettent pas d’établir que la Dre Rajzman a ignoré la demande du Service d’inspection des É.-U. Je ne peux pas non plus souscrire à l’affirmation des demanderesses selon laquelle la Dre Rajzman a fait preuve de négligence ou que ses actions constituent une preuve de mauvaise foi.
ii. Autres arguments
[876] Également à titre subsidiaire, les défendeurs présentent un certain nombre d’observations visant à démontrer, au moyen des éléments de preuve invoqués, que ce qui était connu quand l’Évaluation des risques de 2003 a été réalisée prouvait, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existait aucune mesure d’atténuation raisonnable pour les paquets d’abeilles en provenance des É.-U.
[877] Pour leur part, les demanderesses accusent les défendeurs de gaspiller du temps de procès en présentant des éléments de preuve dans le but de [traduction] « créer de toute pièce une idée d’“impossibilité” ex post facto qui irait de soi en 2023, plus de vingt (20) ans après les faits, afin de donner un vernis de légitimité à leur échec ».
Elles avancent que les défendeurs ont omis d’effectuer l’analyse scientifique requise en parallèle à l’analyse du risque et que notre Cour ne peut pas accepter des éléments de preuve rétrospectifs pour libérer les défendeurs de leurs obligations.
[878] Il est vrai que des éléments de preuve rétrospectifs ne peuvent servir à justifier des décisions passées. Par exemple, dans Flying E Ranche, en ce qui concerne les différentes mesures qui auraient pu être prises pour empêcher que l’ESB fasse son apparition au Canada, il a été déterminé que [traduction] « le critère applicable n’est pas l’information qu’on a maintenant; il faut tenir compte des connaissances et des normes de l’époque pour déterminer si les actions du Canada, et plus particulièrement les mesures que la Division de la santé des animaux d’AAC a prises ou n’a pas prises, étaient déraisonnables »
(Flying E Ranche, au para 731).
[879] J’ai examiné les observations des défendeurs et la preuve d’expert invoquée à l’appui de leur argument selon lequel, en fonction de l’information connue à l’époque, l’atténuation était impossible. À mon avis, cette question serait mieux traitée dans le contexte de l’analyse de la causalité.
[880] En conclusion, je juge que l’ACIA n’a pas satisfait à la norme de diligence applicable pour ce qui est de la proposition et de l’examen d’options d’atténuation des risques lorsqu’elle a réalisé l’Évaluation des risques de 2003, mais qu’elle y a satisfait dans le cadre de l’Évaluation des risques de 2013.
D. Abdication ministérielle
[881] Dans leurs observations finales, les demanderesses affirment que le ministre a fait preuve de négligence et a omis de remplir les fonctions que lui attribue la LSA en déléguant à l’ACIA l’ensemble de ses responsabilités quant à la délivrance de permis d’importation et en permettant à l’ACIA de se pencher sur des dangers qui n’en étaient pas réellement. Elles font valoir qu’en laissant l’ACIA décider seule de délivrer ou non des permis d’importation, le ministre a omis de s’acquitter indépendamment des responsabilités que lui confèrent la LSA et le RSA et, par conséquent, a manqué à ses responsabilités légales. De plus, en omettant de superviser adéquatement les actions de l’ACIA, le ministre n’a pas satisfait à la norme de diligence applicable.
[882] Dans leurs observations orales finales, les défendeurs ont répondu à ces observations et fait valoir qu’elles constituaient un argument nouveau. Ils affirment que les demanderesses ont tenté de déposer une réponse à la troisième version de la défense modifiée à nouveau le 1er novembre 2023, dans laquelle elles alléguaient que le défaut du ministre de prendre une décision réfléchie au sujet de chaque demande d’importation de paquets en provenance des É.-U. constituait une abdication de la part du ministre de sa responsabilité de prendre des décisions. Toutefois, le juge responsable de la gestion de l’instance n’a pas autorisé le dépôt de la réponse proposée et a produit une directive à cet égard le 5 novembre 2023. Les défendeurs affirment que l’argument est invalide et devrait être rejeté.
[883] Je suis d’accord. Premièrement, l’abdication des responsabilités n’est mentionnée qu’à deux reprises dans la déclaration modifiée de nouveau. Plus précisément, il y est dit que l’État a une obligation de diligence en ce qui concerne les restrictions à l’importation d’abeilles, qui l’empêche notamment d’abdiquer les responsabilités que lui confèrent la LSA et le RSA et l’oblige à exercer ses propres jugement et pouvoir discrétionnaire, obligation à laquelle l’État aurait manqué en abdiquant sa responsabilité d’effectuer en temps opportun une évaluation des risques en bonne et due forme et d’exercer son jugement indépendant à l’égard de la délivrance de permis d’importation de paquets d’abeilles en provenance des É-U. Toutefois, les allégations ont plus à voir avec la thèse des demanderesses selon laquelle l’État a refusé d’agir sans l’approbation du CCM qu’avec l’abdication de ses responsabilités en faveur de l’ACIA. Deuxièmement, dans la directive du 5 novembre 2023 du juge responsable de la gestion de l’instance, la réponse proposée a été jugée invalide et son dépôt a été refusé. Le nouvel argument est rejeté pour ces motifs.
[884] Même si ma conclusion sur cette question est déterminante, je vais examiner l’autre prétention des demanderesses.
[885] Les demanderesses affirment que le RSA dispose que la décision de délivrer un permis revient au ministre, et non à l’ACIA. Elles avancent que les permis sont délivrés au nom du ministre, comme en font foi les permis d’importation au dossier. En outre, les éléments de preuve présentés au procès portent à croire que l’ACIA a assumé l’ensemble du processus décisionnel entourant la délivrance de permis; ainsi, le ministre est mis au courant, mais n’intervient pas. Selon les demanderesses, il s’agit de la preuve que le ministre a manqué à son devoir de supervision de la fonction de délivrance de permis de l’ACIA et qu’il a abdiqué son pouvoir décisionnel. L’ACIA aurait de ce fait outrepassé sa compétence en refusant de délivrer les permis, car la loi ne lui conférait pas le pouvoir d’opposer un tel refus. Bien que l’ACIA soit responsable de l’administration de la LSA suivant le paragraphe 11(1) de la Loi sur l’ACIA, l’administration ne comporte pas la délivrance de permis, qui n’est pas un acte administratif et est expressément réservée au ministre.
[886] En réponse, les défendeurs ont fait valoir que le paragraphe 11(1) de la Loi sur l’ACIA dispose que l’ACIA est chargée d’assurer et de contrôler l’application d’un certain nombre de lois, y compris la LSA. C’est donc l’ACIA, et non le ministre, qui est responsable de l’administration et de l’application de la LSA. Les demanderesses n’ont pas étayé leur affirmation selon laquelle la délivrance de permis n’est pas un acte administratif.
[887] Comme je le mentionne plus haut aux paragraphes 126 et 135 dans l’analyse du régime légal, le paragraphe 4(1) de la Loi sur l’ACIA dispose que le ministre est responsable de l’ACIA et fixe pour elle les grandes orientations à suivre. En vertu du paragraphe 4(2), le ministre peut déléguer à toute personne « les attributions
qui lui sont conférées »
sous le régime de la Loi sur l’ACIA ou de toute autre loi ou disposition dont l’ACIA est chargée d’assurer ou de contrôler l’application aux termes de l’article 11, sauf le pouvoir de prendre des règlements et le pouvoir de délégation prévu au paragraphe 4(2). Aux termes de l’article 11 de la Loi sur l’ACIA, l’ACIA est chargée d’assurer et de contrôler l’application de la LSA. Le président nommé de l’ACIA est son premier dirigeant; à ce titre, il jouit des pouvoirs d’un administrateur général de ministère. Il assure la direction de l’ACIA et contrôle la gestion de son personnel (Loi sur l’ACIA, art 6(1)). Le président peut aussi déléguer à toute personne les attributions qui lui sont conférées sous le régime de la Loi sur l’ACIA ou de toute autre loi (Loi sur l’ACIA, art 7). Le président peut, aux fins qu’il précise, désigner, individuellement ou par catégorie, les inspecteurs – vétérinaires ou non –, analystes, classificateurs ou autres agents d’exécution pour l’application ou le contrôle d’application des lois ou dispositions dont l’ACIA est chargée aux termes de l’article 11 (Loi sur l’ACIA, art 13(3)).
[888] Ce régime légal ne prévoit nullement que seul le ministre peut délivrer des permis d’importation. Bien que les demanderesses affirment que la délivrance de permis est réservée au ministre, elles n’invoquent aucune disposition législative à l’appui. Justement, le permis d’importation au dossier auquel les demanderesses renvoient n’est pas signé par le ministre. Il y est plutôt indiqué qu’il est autorisé par un certain vétérinaire agissant [traduction] « [p]our le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire ».
[889] Je ne suis pas non plus convaincue que la délivrance des permis d’importation ne relève pas de l’administration et de l’application de la LSA. Comme il est expliqué plus haut, les éléments de preuve soumis par l’ACIA, que j’accepte, indiquent qu’à la réception de la demande de permis d’importation, on procède à une vérification dans le SARI pour déterminer si des conditions d’importation s’appliquent au bien concerné. Le cas échéant, un permis intégrant ces conditions est délivré. S’il n’y a pas de conditions d’importation, le processus décrit aux paragraphes 160 à 164 s’applique. La nature de ce processus me porte à croire qu’il constitue un acte administratif.
E. Examen approprié des dangers
[890] Dans leurs observations écrites finales, les demanderesses soulignent qu’en vertu du paragraphe 64(1) de la LSA, le ministre peut, par règlement, prendre des mesures visant à protéger la santé des personnes et des animaux par la lutte contre les maladies et les substances toxiques ou leur élimination, notamment régir ou interdire l’importation, l’exportation et la possession d’animaux ou de choses, afin d’empêcher l’introduction de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques. Elles avancent que le paragraphe 160(1.1) du RSA exige que le ministre délivre un permis s’il conclut que l’activité visée par le permis ou la licence n’entraînera pas ou qu’il est peu probable qu’elle entraîne l’introduction ou la propagation « de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques »
au Canada ou leur introduction dans tout autre pays, en provenance du Canada.
[891] Les demanderesses affirment que le risque d’introduction d’abeilles africanisées n’est pas un motif d’origine légale justifiant le refus de délivrer un permis, car les abeilles africanisées ne sont pas un vecteur, une maladie ou une substance toxique. Par conséquent, l’ACIA a ignoré le fait qu’elle n’avait pas compétence pour interdire l’importation pour cette raison, ce qui prouve qu’elle a fait preuve de négligence et agi de mauvaise foi, car elle savait qu’elle outrepassait sa compétence en incluant les abeilles africanisées comme danger dans les Évaluations des risques. Selon les demanderesses, [traduction] « l’inclusion des abeilles africanisées était arbitraire et constituait une forme déguisée de restriction au commerce international ».
Elles font aussi valoir qu’au moment des deux Évaluations des risques, la loque américaine et le varroa étaient présents au Canada, alors qu’il n’y avait aucun programme national de prévention en place; que la loque américaine et le varroa « résistants »
ne sont pas une maladie et un organisme nuisible différents, respectivement, et que le petit coléoptère des ruches n’était pas un organisme nuisible de la Liste de l’OIE avant 2008 environ, et qu’il n’est ni une maladie ni une substance toxique. Par conséquent, aucun des quatre dangers ne répond aux conditions énoncées au paragraphe 160(1.1) du RSA, de sorte que le ministre ne pouvait pas refuser de délivrer un permis d’importation.
[892] Dans leurs observations orales finales, les défendeurs ont répondu à l’argument des demanderesses selon lequel le ministre était tenu de délivrer des permis d’importation pour les paquets d’abeilles parce qu’aucun des quatre dangers ne répondait aux conditions énoncées au paragraphe 160(1.1) du RSA. Les défendeurs ont souligné que cet argument était contraire à l’assertion des demanderesses selon laquelle les évaluations des risques sont raisonnables, si ce n’est qu’elles négligent la question de l’atténuation. Les défendeurs contestent aussi l’exactitude de ces allégations.
[893] Je présente la lettre des demanderesses énonçant les assertions visées aux paragraphes 32 à 35 des présents motifs. Par souci de commodité, je mets en lumière les assertions pertinentes suivantes :
[traduction]
Comme il est indiqué dans le mémoire des faits et du droit des demanderesses, principalement à partir du paragraphe 35, l’argument des demanderesses concernant l’obligation de diligence en lien avec les Évaluations des risques de 2003 et de 2013 se rapporte seulement à l’existence d’une obligation de proposer et d’évaluer des options d’atténuation des risques dans ces évaluations des risques. Les parties des témoignages des experts du Canada, en particulier ceux des Drs James, Rajzman et Alexander, de Mme Rheault ainsi que celui de M. Pernal, qui se rapportent au caractère adéquat de ces deux évaluations des risques à tout autre égard (p. ex., l’identification des risques pertinents) ne sont pas pertinentes pour la question commune.
À cet égard, les demanderesses feront les assertions suivantes au début de l’audience :
- une personne raisonnable pourrait ne pas souscrire à l’évaluation du risque;
- les demanderesses et le groupe ne prennent pas position sur les conclusions énoncées dans les Évaluations du risque de 2003 et de 2013; leur contestation porte plutôt sur l’absence ou l’omission de certains éléments;
- la teneur des Évaluations du risque de 2003 et de 2013 n’est pas en litige, si ce n’est qu’elles n’indiquent pas d’options d’atténuation des risques, ce qui constituerait un manquement à la norme de diligence.
[Non souligné dans l’original.]
[894] Pendant le procès, l’avocat des demanderesses a attiré l’attention de notre Cour sur les assertions alors qu’il remettait en cause certaines questions des défendeurs aux témoins et indiqué que les demanderesses ne contestaient pas les conclusions de l’ACIA concernant l’identification des dangers, mais bien ce qui [traduction] « manquait »
des évaluations des risques. Pareillement, ils ont rappelé à notre Cour l’une des assertions portant que la teneur et les conclusions des Évaluations des risques n’étaient pas en litige. Les avocats des demanderesses et des défendeurs ont aussi indiqué à notre Cour, avant le contre-interrogatoire de Mme Roberts, que quatre questions avaient été soulevées dans le rapport initial du Dr Zagmutt, mais qu’il avait été convenu, avant son témoignage, qu’il traiterait seulement de la première (les évaluations des risques ne portaient que sur l’importation inconditionnelle) et de la troisième (les évaluations des risques ont ignoré des mesures d’atténuation des risques qui auraient pu les réduire à un niveau acceptable). Il ne serait pas question des deuxième (l’identification des dangers était erronée) et quatrième (les évaluations des risques contenaient des erreurs) questions. L’avocat des demanderesses a indiqué que le Dr Zagmutt n’a pas témoigné au sujet des deuxième et quatrième questions [traduction] « conformément à l’assertion que nous avons faite au début du procès ».
[895] Le fait que l’identification des dangers est la première étape du processus d’évaluation des risques n’est pas en litige. Toutefois, étant donné leurs assertions, il n’est pas loisible aux demanderesses d’avancer que les dangers identifiés ont été traités de manière inappropriée dans l’évaluation des risques. Je comprends que les demanderesses essaient maintenant de recontextualiser ces arguments comme des questions de pouvoir et de compétence, mais je ne suis pas convaincue qu’elles devraient pouvoir utiliser l’allégation générale d’application négligente de l’interdiction d’importation pour contourner leur propre assertion portant que les évaluations des risques n’étaient pas en litige, à l’exception de ce qui en a été omis.
F. Conclusion sur la norme de diligence
[896] En conclusion, je juge que la norme applicable est celle de l’organisme de réglementation raisonnable agissant dans des circonstances similaires. En l’espèce, la norme de diligence est définie par le Protocole de l’ACIA et le Code de l’OIE. Pour qu’il soit satisfait à la norme de diligence, les gestionnaires de risque de l’ACIA, dans leur rôle d’organisme de réglementation raisonnable, étaient tenus de déterminer, dans la foulée des Évaluations des risques, s’il existait des options d’atténuation des risques. Bien que, dans leurs observations finales, les demanderesses soulignent qu’il était question d’atténuation dans les évaluations des risques liés aux paquets d’abeilles en provenance d’autres pays que les É.-U., ainsi que dans l’évaluation des risques liés aux paquets d’abeilles en provenance des É.-U. réalisée en 1994, je conclus que l’évaluation des options n’exigeait pas nécessairement de refaire les Évaluations des risques en bonne et due forme. Toutefois, en ce qui concerne l’Évaluation des risques de 2003, rien ne prouve que les gestionnaires de risques aient véritablement étudié les options d’atténuation des risques liés à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U., ou pris des mesures ou des décisions pour confirmer que la certification n’était pas une option d’atténuation viable et que le zonage n’était pas possible. Par conséquent, je juge que les défendeurs n’ont pas satisfait à la norme de l’organisme de réglementation raisonnable pour ce qui est de l’Évaluation des risques de 2003. Toutefois, les éléments de preuve établissent que les défendeurs ont satisfait à la norme de diligence pour ce qui est de l’Évaluation des risques de 2013. La Dre Rajzman a tenté de trouver des options d’atténuation des risques (la première étape de l’évaluation des options), mais conclu qu’il n’y en avait aucune à proposer, aussi bien par le personnel de l’ACIA que par les apiculteurs provinciaux, qui avaient été consultés à ce sujet.
Question commune no 3 – Une perte récupérable ou un préjudice indemnisable a-t-il été subi?
[897] Cette question commune, comme la deuxième question commune, n’est traitée qu’à titre subsidiaire, soit si ma conclusion déterminante à la première question commune – les demanderesses n’ont pas satisfait au premier volet (lien de proximité/obligation de diligence de droit privé) ni au second volet (immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale/autres considérations de politique générale) du critère énoncé dans les arrêts Ann/Cooper ‒ est erronée.
A. Régime légal
[898] Grosso modo, pour déterminer s’il y a un lien de causalité, on examine la causalité factuelle (au moyen du critère dit du « facteur déterminant »
) et la causalité juridique, qui doivent être prouvées selon la prépondérance des probabilités. La causalité factuelle peut être divisée, dans les affaires complexes, en lien de causalité général et en lien de causalité spécifique, bien que cette distinction ne fasse pas partie du critère de base.
[899] Les deux volets du lien de causalité, soit la causalité factuelle et juridique, sont expliqués dans l’arrêt Marchi :
[96] Il est bien établi qu’une partie défenderesse ne saurait être responsable de négligence, à moins que son manquement n’ait causé le préjudice subi par la partie demanderesse. Dans l’analyse du lien de causalité, il faut procéder à deux examens distincts (Mustapha, par. 11; Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, [2017] 1 R.C.S. 543, par. 13; Livent, par. 77; A. M. Linden et autres, Canadian Tort Law (11e éd. 2018), p. 309‑310). Premièrement, le manquement de la partie défenderesse doit être la cause factuelle du préjudice subi par la partie demanderesse. La causalité factuelle est généralement évaluée au moyen du critère dit du « facteur déterminant » (Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181, par. 8 et 13; Resurfice Corp. c. Hanke, 2007 CSC 7, [2007] 1 R.C.S. 333, par. 21‑22). La partie demanderesse doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice ne serait pas survenu n’eût été l’acte de négligence de la partie défenderesse.
[97] Deuxièmement, le manquement doit être la cause juridique du préjudice, ce qui signifie que les dommages subis par la partie demanderesse ne doivent pas être trop éloignés (Mustapha, par. 11; Saadati, par. 20; Livent, par. 77). L’analyse du caractère éloigné du préjudice consiste à se demander si le préjudice réel était le résultat prévisible de la conduite négligente de la partie défenderesse (Mustapha, par. 14‑16; Livent, par. 79). L’analyse du principe de l’éloignement du préjudice se distingue de celle de la prévisibilité raisonnable dans le cadre de l’obligation de diligence, parce qu’elle est axée sur le préjudice réel subi par la partie demanderesse, alors que l’analyse de l’obligation de diligence s’attache au type de préjudice (Livent, par. 78; Klar et Jefferies, p. 565).
[900] En ce qui concerne la causalité factuelle, le critère du « facteur déterminant »
est décrit dans l’arrêt Clements c Clements, 2012 CSC 32 [Clements] :
[6] La preuve par un demandeur lésé que le défendeur a été négligent ne suffit pas à elle seule pour que ce dernier soit tenu responsable du préjudice. Le demandeur doit aussi établir que la négligence du défendeur (manquement à la norme de prudence) a causé le préjudice. Ce lien entre la négligence et le préjudice est la causalité.
[…]
[8] Le critère à appliquer pour établir la causalité est celui du « facteur déterminant » (parfois désigné aussi au moyen de l’expression « n’eût été »). Le demandeur doit démontrer, suivant la prépondérance des probabilités, que « n’eût été » la négligence du défendeur, il n’y aurait pas eu préjudice. Par définition, le terme « n’eût été » suppose que la négligence du défendeur était nécessaire pour que survienne le préjudice — en d’autres mots, le préjudice ne serait pas survenu sans la négligence du défendeur. Il s’agit d’une question de fait. Si la partie demanderesse n’établit pas ce lien nécessaire selon la prépondérance des probabilités, eu égard à l’ensemble de la preuve, son action contre le défendeur échoue.
[9] Le critère de la causalité fondée sur un facteur déterminant doit être appliqué d’une manière décisive et logique. Il n’est point besoin de prouver scientifiquement la contribution précise de la négligence du défendeur au préjudice. Voir Wilsher c. Essex Area Health Authority, [1988] A.C. 1074 (H.L.), p. 1090, lord Bridge; Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311.
[10] Il est habituellement facile, à partir de la preuve de la négligence, de tirer une inférence conforme au bon sens de causalité fondée sur un facteur déterminant. Une preuve rattachant le manquement à l’obligation de diligence et le préjudice subi peut permettre au juge, selon les circonstances, d’inférer que la négligence du défendeur a probablement causé la perte. Voir Snell et Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458. Voir également l’analyse de cette question par les tribunaux australiens : Betts c. Whittingslowe (1945), 71 C.L.R. 637 (H.C.), p. 649; Bennett c. Minister of Community Welfare (1992), 176 C.L.R. 408 (H.C.), p. 415-416; Flounders c. Millar, [2007] NSWCA 238, 49 M.V.R. 53; Roads and Traffic Authority c. Royal, [2008] HCA 19, 245 A.L.R. 653, par. 137-144.
[11] Lorsque la causalité fondée sur un facteur déterminant est établie par voie d’inférence seulement, il est loisible au défendeur de plaider que l’accident serait survenu sans sa négligence ou encore de présenter une preuve à cet effet, c’est‑à‑dire de démontrer que sa négligence n’a pas constitué une cause nécessaire du préjudice, lequel était de toute façon inévitable. Comme l’a affirmé le juge Sopinka dans Snell, à la p. 330 :
Le fardeau ultime de la preuve incombe au demandeur, mais en l’absence de preuve contraire présentée par le défendeur, une inférence de causalité peut être faite même si une preuve positive ou scientifique de la causalité n’a pas été produite. Si le défendeur présente des éléments de preuve contraires, le juge de première instance a le droit de tenir compte du fameux principe de lord Mansfield [selon lequel [traduction] « tout élément de preuve doit être apprécié en fonction de la preuve qu’une partie avait le pouvoir de produire et que la partie adverse avait le pouvoir de contredire » (Blatch c. Archer (1774), 1 Cowp. 63, 98 E.R. 969, p. 970)]. À mon avis c’est ce que lord Bridge avait à l’esprit dans l’arrêt Wilsher lorsqu’il a parlé d’une [traduction] « façon décisive et pragmatique d’aborder les faits » (p. 569). [Je souligne.]
(Voir aussi British Columbia v Canadian Forest Products Ltd, 2018 BCCA 124, au para 135.)
[901] La causalité factuelle peut aussi être divisée en lien de causalité général et en lien de causalité spécifique. Sur ce point, les demanderesses invoquent la décision Wise, qui en fait la description suivante :
[traduction]
[342] La causalité comporte deux volets. Le premier, le « lien de causalité général », se rapporte à la possibilité que l’inconduite du défendeur ait causé le préjudice allégué et le second, le « lien de causalité spécifique », se rapporte à la concrétisation de la possibilité de causer le préjudice en l’espèce. Pour trancher la présente affaire, il faut donc déterminer s’il a été prouvé que l’AndroGelTM peut causer de graves problèmes cardiovasculaires. Si ce fait est établi, M. Wise devra ensuite prouver que sa consommation d’AndroGelTM a effectivement causé son infarctus du myocarde.
[902] La différence est expliquée plus en détail dans la décision Baghbanbashi et al v Hassle Free Clinic et al, 2014 ONSC 5934 [Baghbanbashi] :
[traduction]
[8] Le lien de causalité est souvent évident, mais pas toujours. Dans les affaires complexes, la causalité peut être divisée en deux volets : le lien de causalité général et le lien de causalité spécifique. Ces concepts ont été bien expliqués par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Stanway v Wyeth Canada Inc., 2012 BCCA 260 :
[53] Comme la Cour l’a souligné dans l’arrêt Harrington, la distinction entre le lien de causalité général et le lien de causalité spécifique a un effet sur l’autorisation. Cette distinction fait l’objet d’un article de Patrick Hayes intitulé Exploring the Viability of Class Actions Arising from Environmental Toxic Torts: Overcoming Barriers to Certification, 19 J Env. L & Prac, p 190 à 195 :
Toutefois, prouver l’existence d’un lien de causalité dans une affaire concernant des substances toxiques impose aux demandeurs le fardeau de démontrer l’existence de deux liens de causalité : général et spécifique. En effet, comparativement au cas d’une personne qui s’est fait percuter par une voiture et a subi une fracture, par exemple, le lien de causalité entre une substance toxique et une maladie est moins évident. Par conséquent, le demandeur doit d’abord prouver l’existence d’un lien de causalité « général » ou « global » – il est possible que la substance en cause ait causé une maladie donnée. La question doit être examinée, explicitement ou implicitement, dans les actions en responsabilité civile délictuelle concernant des substances toxiques, puisqu’il est bien établi qu’« un agent ne peut pas être considéré comme la cause de la maladie d’une personne précise s’il n’est pas reconnu comme une cause de cette maladie dans la population générale ». Ensuite, le demandeur doit prouver l’existence d’un lien de causalité « spécifique » ou « individuel » – l’exposition à une substance toxique a causé la maladie du demandeur.
[9] Les décisions dans les affaires en responsabilité civile délictuelle ne traitent habituellement pas du lien de causalité général, car il est souvent tenu pour acquis. Il n’est pas nécessaire de prouver que se faire percuter par une voiture peut causer une fracture. Dans une affaire du genre, la question à trancher est simplement si, en l’espèce, la fracture du demandeur a été causée par l’accident, autrement dit, s’il y a un lien de causalité spécifique. Le plus souvent, le lien de causalité général va de soi. Dans les affaires de vaccination, toutefois, le lien de causalité général ne peut être tenu pour acquis. Pour que la partie demanderesse puisse démontrer que le vaccin reçu a causé le préjudice qu’elle a subi, elle doit d’abord établir que le vaccin peut causer ce type de préjudice. Le juge Osler l’a clairement indiqué dans une décision concernant le vaccin anticoquelucheux, Rothwell v. Raes, 1988 CanLII 4636 (ON SC), conf par 1990 CanLII 6610 (ON CA), [1990] OJ No 2298 (CA) :
11. De toute évidence, pour que les trois demandeurs aient gain de cause dans leurs actions, il doit être conclu à l’existence d’un lien de causalité entre le vaccin contre la diphtérie, la coqueluche, le tétanos et la poliomyélite administré et les graves lésions cérébrales ou l’encéphalopathie subies par le demandeur mineur. Si, selon la prépondérance des probabilités, il est conclu que l’administration du vaccin contre la diphtérie, la coqueluche, le tétanos et la poliomyélite peut causer l’encéphalopathie ou des lésions cérébrales graves et permanentes, les demandeurs pourraient avoir gain de cause. S’il est conclu, selon la prépondérance des probabilités, à l’existence d’un tel lien de causalité, il incombe aux demandeurs de prouver, encore une fois selon la prépondérance des probabilités, que le lien existe dans le cas de Patrick. Une part importante du procès a été consacrée à la question du lien de causalité ou de l’étiologie de la maladie de Patrick. S’il est plus probable qu’improbable qu’il n’y a aucun lien de causalité entre la composante anticoquelucheuse du vaccin et les lésions cérébrales graves et permanentes, les actions devront être rejetées.
12. La première tâche dont le tribunal est saisi est donc de déterminer s’il a été démontré, selon la prépondérance des probabilités, que le vaccin contre la diphtérie, la coqueluche, le tétanos et la poliomyélite peut causer des lésions cérébrales graves et permanentes, comme celles subies par Patrick.
[Souligné dans l’original.]
B. La troisième question commune concerne-t-elle le lien de causalité général ou le lien de causalité spécifique?
[903] Les demanderesses sont d’avis que la troisième question commune ne concerne que le lien de causalité général, c’est-à-dire si, selon la prépondérance des probabilités, l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. a pu occasionner aux membres du groupe les préjudices financiers décrits par M. Sumner – hausse de frais et baisse de production. Les demanderesses affirment qu’elles n’ont pas besoin de prouver que les hausses de frais subies par les membres du groupe ont été causées par la négligence des défendeurs, car la conclusion qu’il existe un lien de causalité général tirée à l’audience sur les questions communes aide à définir la portée du processus d’évaluation individuelle à une audience ultérieure visant à déterminer les dommages-intérêts, ou, si l’évaluation individuelle n’est pas nécessaire parce qu’il y a une perte quantifiable, possiblement à fixer des dommages-intérêts globaux. Les demanderesses considèrent qu’en l’espèce, la troisième question commune est un « reste »
des questions communes d’avant les modifications, par lesquelles les dommages-intérêts globaux ont été retirés de la liste des questions communes. Elles demandent donc à notre Cour de trancher la troisième question commune en partie. Toutefois, les demanderesses affirment aussi avoir présenté des éléments de preuve établissant un lien de causalité spécifique pour les quatre témoins des membres du groupe – ce qui dépasse la preuve de l’existence d’un lien de causalité général.
[904] Pour leur part, les défendeurs affirment que la troisième question commune se rapporte au lien de causalité spécifique, et non général, et que si les demanderesses avaient voulu qu’un seul volet du lien de causalité soit examiné, elles auraient dû faire modifier la troisième question commune comme elles l’ont fait pour la question commune 1. À première vue, la troisième question commune appelle à se demander si une perte récupérable ou un préjudice indemnisable a été subi (par suite du manquement à la norme de diligence), pas si une telle perte ou un tel préjudice est possible.
[905] Je conviens qu’à première vue, la troisième question commune appelle à se demander si une perte récupérable ou un préjudice indemnisable a effectivement été subi, et non si un préjudice est possible. Pour les motifs qui suivent, je juge qu’il n’est pas nécessaire, en l’espèce, de séparer l’analyse de la causalité générale et de la causalité spécifique.
[906] À cet égard, je souligne que la troisième question commune n’a pas été modifiée et demeure identique à la question originale. Toutefois, la quatrième question commune originale a été supprimée. Elle était ainsi formulée :
[traduction]
4. Quel est le montant des dommages-intérêts qu’il convient d’attribuer, y compris :
a) est-il possible d’accorder des dommages-intérêts globaux et, le cas échéant, quels en sont le fondement et le montant;
b) quels sont les critères à appliquer pour répartir les dommages-intérêts globaux entre les membres du groupe proposé;
c) subsidiairement, si des dommages-intérêts individuels sont adjugés, quel est le cadre ou quelle est la formule qui permet de les calculer?
[907] À mon avis, la quatrième question commune originale était fondée sur la conclusion tirée au procès selon laquelle la troisième question commune impliquait que les demanderesses, en tant que groupe, avaient effectivement subi un préjudice. Dans ce cas, la prochaine étape aurait été de déterminer la forme que prendraient les dommages-intérêts – globaux ou individuels. Dans le cas de dommages-intérêts individuels, les membres du groupe doivent prouver individuellement qu’ils ont personnellement subi le préjudice du groupe (perte financière) et établir le montant du préjudice subi. Le retrait de la quatrième question commune est logique vu la division de la présente instance en deux parties : les questions communes sur la responsabilité, dont j’ai été saisie, et subséquemment, si les demanderesses ont gain de cause dans la première partie, une décision supplémentaire sur la détermination des dommages-intérêts.
[908] À cet égard, et de manière plus générale, je souligne que, pour qu’une question commune soit autorisée, il faut que tous les membres du groupe profitent du dénouement favorable de l’action, mais pas nécessairement dans la même proportion (Pro-Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, au para 108). Les Règles des Cours fédérales reflètent ce principe. Elles énoncent les conditions qui doivent être réunies pour qu’une instance soit autorisée comme recours collectif, notamment que les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs (art 334.16(1)). Le juge ne peut toutefois pas invoquer uniquement un ou plusieurs des motifs énoncés pour refuser d’autoriser une instance comme recours collectif. L’un de ces motifs est « les réparations demandées comprennent une réclamation de dommages-intérêts qui exigerait, une fois les points de droit ou de fait communs tranchés, une évaluation individuelle »
(art 334.18a)).
[909] Comme l’a indiqué le juge Manson dans l’autorisation de la présente instance, bien qu’il soit possible que certains membres du groupe aient profité des actes répréhensibles allégués, et qu’ils ne puissent obtenir réparation, il demeure que le fait de trancher les questions 1 à 3 (et ce qui était alors les questions 6 à 8) fera progresser le règlement de la réclamation de chacun des membres du groupe. Les demanderesses reconnaissent que le quantum des dommages‑intérêts accordés à chaque apiculteur, le cas échéant, peut varier en fonction de la façon dont chacun des membres du groupe a géré la perte de possibilité d’importation. Toutefois, le juge Manson indique que « la question de la causalité et celle du quantum sont des questions distinctes »
(décision relative à l’autorisation, au para 86).
[910] L’autorisation de la troisième question commune, comme elle est formulée, n’est pas contestée. La troisième question commune appelle à se demander si une perte récupérable ou un préjudice indemnisable a été provoqué par le manquement à la norme de diligence. À mon avis, la tentative des demanderesses à cette étape de l’instance de distinguer le lien de causalité général et le lien de causalité spécifique dans la question commune autorisée confond deux choses, soit la réponse à la question factuelle qui sous-tend la troisième question commune (la négligence des défendeurs a-t-elle fait subir une perte financière aux demanderesses?) et la détermination subséquente du montant des dommages-intérêts si l’existence d’un lien de causalité (et, par conséquent, la responsabilité) est établie. La première s’applique au groupe en entier et détermine s’il y aura une audience sur les dommages-intérêts dans la présente instance, tandis que la deuxième peut être faite individuellement ou globalement. Même s’il est déterminé que les actions des défendeurs ont fait subir une perte financière ou un préjudice à l’ensemble du groupe et qu’une audience sur les dommages-intérêts a lieu, il est possible que l’ampleur de la perte subie varie d’un membre du groupe à l’autre, et même que certains membres n’en aient pas subi. Cette analyse revient toutefois à déterminer le montant des dommages-intérêts, pas à déterminer s’il y a un lien de causalité spécifique à l’échelle du groupe.
[911] Bien que, dans les affaires complexes, la question de la causalité puisse être divisée en deux volets – le lien de causalité général, qui se rapporte à la possibilité que l’inconduite du défendeur ait causé le préjudice allégué, et le lien de causalité spécifique, qui se rapporte à la concrétisation de la possibilité de causer le préjudice en l’espèce, il s’agit des deux faces d’une même médaille – la causalité. Les deux doivent être pris en compte dans l’analyse de la causalité.
[912] Bien que les demanderesses aient invoqué l’arrêt Levac pour étayer leurs arguments en faveur de la séparation du lien de causalité général et du lien de causalité spécifique, je ne suis pas convaincue qu’il leur vienne en aide. Dans les circonstances, la possibilité que la négligence reprochée ait causé les pertes alléguées ne nécessite pas qu’une preuve d’expert scientifique complexe soit produite ou que des inférences soient tirées.
[913] L’arrêt Levac concerne un recours collectif. Des patients de l’appelant, le Dr Stephen James, ont développé des infections après qu’il leur eut administré des injections épidurales analgésiques. Une enquête a permis de déterminer que les infections étaient attribuables au non-respect des pratiques et procédures de prévention et contrôle des infections [PCI]. Le juge de première instance a conclu que le Dr James avait fait preuve de négligence.
[914] L’une des questions à trancher en appel était l’argument du Dr James selon lequel le juge de première instance avait tiré des éléments de preuve des conclusions inapplicables à tous les membres du groupe. Il a avancé que la décision du juge ne tenait pas compte de l’expérience unique de chaque patient, et que les conclusions communes étaient donc invalides. La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté cet argument et souligné que la raison d’être de l’autorisation des questions communes est de permettre au juge de première instance de tirer des conclusions communes applicables à tous les membres du groupe si les éléments de preuve le justifient. Les questions communes établies étaient le point de départ, et la Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’il n’était plus loisible au Dr James d’en contester la validité.
[915] L’arrêt Levac semble confirmer qu’en l’espèce, il n’est plus loisible aux demanderesses d’avancer que notre Cour devrait seulement examiner ce qu’elles qualifient de [traduction] « partie »
ou de « composante »
de la troisième question commune (lien de causalité général/possibilité de causer le préjudice), et non déterminer si les actions des défendeurs ont effectivement causé un préjudice (lien de causalité spécifique) à l’ensemble du groupe.
[916] En ce qui concerne l’application des conclusions à l’ensemble du groupe contestée par le Dr James, bien qu’il ait reconnu qu’il était loisible au juge de première instance de tirer des conclusions générales sur la causalité, notamment que la violation des procédures de PCI peut causer des infections, il a fait valoir que seuls les éléments de preuve concernant un patient en particulier pouvaient mener à une conclusion sur le lien de causalité spécifique, soit que la violation des procédures de PCI a causé l’infection chez un patient en particulier. La thèse du Dr James en appel était justement fondée sur l’utilisation par le juge de première instance de données statistiques pour inférer l’existence d’un lien de causalité pour un sous-groupe de patients. Le Dr James a tout particulièrement contesté l’utilisation par le juge de première instance de données statistiques sur les taux d’infection parmi ses patients pour inférer l’existence d’un lien de causalité.
[917] La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté ses arguments et a conclu ce qui suit :
[traduction]
[64] Bien que la corrélation ne soit pas une preuve scientifique de l’existence d’un lien de causalité, la précision scientifique n’est pas requise pour satisfaire au fardeau de la preuve : Snell, aux pp 330-331; Benhaim, au para 47. Le juge de première instance avait accès à une vaste preuve d’expert sur la relation entre le respect des procédures de PCI et les taux d’infection. Il a conclu que le risque d’infection grave chez les patients du Dr James était excessivement élevé – en moyenne 49 fois supérieur aux valeurs normales – et que la preuve statistique était « accablante au point de ne pouvoir être ignorée ».
[…]
[66] En l’espèce, des éléments de preuve circonstancielle très convaincants permettaient de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que la corrélation statistique indiquait un lien de causalité. Le juge de première instance a également conclu que le Dr James n’avait pas fourni d’explication valable permettant d’exclure la négligence pour l’existence du foyer d’infection.
[67] Les conclusions communes du juge de première instance sur le lien de causalité spécifique sont assorties d’une réserve importante : « sauf preuve contraire suffisante ». Il reconnaît ainsi qu’ultimement, la question de savoir si un membre du groupe a été infecté en raison des manquements du Dr James est de nature individuelle. Cela n’a pas pour effet de déplacer le fardeau de la preuve. En effet, dans un procès individuel, chaque membre du groupe doit tout de même prouver le bien-fondé de sa thèse selon la prépondérance des probabilités. Il peut toutefois se fonder sur les conclusions communes du juge de première instance, y compris la présomption que les infections parmi les patients n’ayant aucun lien génétique sont attribuables au non-respect des procédures de PCI par le Dr James. Comme l’a expliqué le juge de première instance :
Bien que chaque membre du groupe doive prouver qu’il a le droit de présenter une demande en démontrant qu’il a été exposé au risque commun et qu’il en a subi les conséquences, l’inférence selon laquelle son préjudice a été spécifiquement causé par les actions du Dr James est statistiquement prouvée. Comme dans la décision Andersen, précitée, et dans [Buchan v. Ortho Pharmaceutical (Canada) Ltd. (1984), 1984 CanLII 1938 (ONSC), 46 O.R. (2d) 113, conf. par 1986 CanLII 114 (ONCA), 54 O.R. (2d) 92 (CA)], précitée, la preuve dont je dispose indique que le risque relatif associé aux injections épidurales administrées est largement supérieur à 2,0, ce qui établit, par présomption, l’existence d’un lien de causalité pour les membres du groupe (sous réserve, bien sûr, de tout élément de preuve réfutant cette présomption qui peut être présenté dans une action individuelle).
[68] Cette approche respecte les principes bien établis en matière de causalité applicables dans les affaires de négligence en général, et dans les affaires de négligence médicale en particulier, où la partie défenderesse est souvent mieux placée que la partie demanderesse pour déterminer la cause d’un préjudice : voir, p. ex., Snell, aux pp 328-329; Benhaim, aux para 48-49. Comme le juge de première instance l’a noté, les procédures en cause en l’espèce ont littéralement eu lieu dans le dos des patients.
[69] Qui plus est, bien que la conclusion prima facie s’applique à l’ensemble du groupe, il demeure loisible au Dr James de réfuter cette inférence à l’égard de patients n’ayant aucun lien génétique, lorsque les éléments de preuve le permettent. Même s’il sera vraisemblablement conclu à l’existence d’un lien de causalité dans la plupart des cas, il n’y a pas de déplacement du fardeau pour autant.
[70] À mon avis, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en se basant sur une preuve statistique pour tirer l’inférence réfutable et applicable à l’ensemble du groupe que le non-respect des procédures de PCI par le Dr James a causé les infections.
[918] La Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’à l’étape des questions individuelles du recours collectif, la plupart des réclamants devaient encore prouver qu’ils avaient vraisemblablement développé leur infection en raison des manquements du Dr James. Toutefois, ils pouvaient invoquer la présomption commune selon laquelle tout patient qui a développé une infection à la suite d’une injection épidurale administrée par le Dr James a été infecté du fait de son application négligente des procédures de PCI. Cette conclusion, tirée des éléments de preuve circonstancielle, notamment le fait que de telles infections sont statistiquement très rares quand les procédures de PCI sont suivies à la lettre, a permis d’établir un lien de causalité prima facie pour chaque membre du groupe, sous réserve de preuve contraire.
[919] Les demanderesses ont également invoqué la décision Wise à l’appui de la division du lien de causalité général et du lien de causalité spécifique. Cette décision concerne un recours collectif envisagé en responsabilité du fait du produit intenté par M. Wise et son épouse contre Abbott, une compagnie pharmaceutique qui fabriquait un onguent topique appelé AndroGelTM. M. Wise allègue que l’AndroGelTM lui a causé de graves problèmes cardiovasculaires, comme des infarctus et des accidents vasculaires cérébraux. M. Wise a subi un infarctus après avoir utilisé le produit. Abbott a présenté une requête en jugement sommaire pour demander à la Cour de rejeter l’action, qui n’avait pas été autorisée comme recours collectif. L’un des fondements de la requête était que M. Wise ne pouvait pas établir le lien de causalité général, soit qu’il était possible que le produit cause des problèmes cardiovasculaires. La Cour a accueilli la requête d’Abbott.
[920] À noter que, dans l’affaire Wise, la preuve d’expert et la preuve médicale technique étaient nombreuses, au point où les experts se sont livrés à une rude bataille au sujet de l’épidémiologie de l’hypogonadisme et des risques et avantages prouvés et non prouvés de l’AndroGelTM. Toutefois, aucun expert ni organisme de réglementation n’était prêt à souscrire à la thèse du lien de causalité entre l’utilisation de l’AndroGelTM et la survenance de graves problèmes cardiovasculaires. Les experts s’entendaient pour dire que [traduction] « ce que les épidémiologues considèrent comme une corrélation n’est pas la preuve d’un lien de causalité général; la corrélation permet parfois de tirer l’inférence qu’il existe un lien de causalité général »
(Wise, au para 307).
[921] La Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu dans cette affaire qu’il n’était pas possible de tirer l’inférence qu’il existe un lien de causalité général à partir des preuves de corrélation et de plausibilité biologique. La Cour n’était pas convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que l’AndroGelTM était la cause des infarctus et autres graves problèmes cardiovasculaires. Par conséquent, il n’y avait pas de véritable question nécessitant la tenue d’un procès sur le lien de causalité général.
[922] On peut conclure de l’arrêt Levac et de la décision Wise que, dans les affaires comportant des éléments de preuve médicale et scientifique complexes, où des données statistiques ou épidémiologiques peuvent être nécessaires pour inférer, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un lien de causalité, l’incertitude entourant le lien de causalité général n’empêche pas de tirer cette inférence. L’inférence est acceptable, car la certitude scientifique n’est pas requise pour satisfaire au fardeau de la preuve (Levac, au para 64).
[923] Le recours dont je suis saisie ne concerne pas la possibilité qu’une substance toxique, un médicament ou un dispositif ou acte médical cause un préjudice physique et ne nécessite pas d’analyser des éléments de preuve statistique ou basés sur la probabilité pour inférer l’existence d’un lien de causalité général. Ce qui est en litige en l’espèce est une perte purement financière. Le rapport de M. Sumner, sur lequel les demanderesses se basent pour affirmer que le groupe a subi une perte financière, contient un modèle complexe servant à estimer la valeur totale de la perte financière, et non à évaluer la probabilité que la négligence des défendeurs l’ait causée. Autrement dit, le rapport de M. Sumner ne porte pas sur la possibilité de causer la perte, mais bien sur la question de savoir si le groupe composé d’apiculteurs commerciaux canadiens a effectivement subi une perte.
[924] De plus, bien que les demanderesses invoquent l’arrêt Levac à l’appui de leur thèse selon laquelle je dois, en ma qualité de juge du procès, déterminer s’il existe un lien de causalité général pour l’ensemble du groupe, alors que l’existence d’un lien de causalité spécifique sera déterminée au moyen d’évaluations individuelles à l’audience sur les dommages-intérêts, l’existence d’un lien de causalité spécifique dans cette affaire a été établie pour l’ensemble du groupe. Plus précisément, la Cour d’appel de l’Ontario a non seulement confirmé que le non-respect par le Dr James de la norme de diligence dans ses pratiques de PCI avait pu causer l’infection, mais aussi donné raison au juge de première instance en ce qui concerne l’application du lien de causalité spécifique à l’ensemble du groupe. Autrement dit, il y avait lieu d’inférer que le non-respect par le Dr James de la norme de diligence dans ses pratiques de PCI était vraisemblablement la cause des infections cliniques subies par les membres du groupe, sauf preuve contraire suffisante. Il ressort donc de l’arrêt Levac que le rôle du juge de première instance lors de l’audience sur les questions communes n’est pas seulement de tirer une conclusion sur le lien de causalité général, à savoir que la négligence du défendeur ait pu causer le préjudice que le groupe dit avoir subi (en l’espèce, une perte financière). Il doit également se pencher sur le second volet de la causalité, le lien de causalité spécifique. Comme l’a indiqué le juge Manson, la causalité et les dommages-intérêts sont des questions distinctes.
[925] En l’espèce, la conclusion sur le lien de causalité spécifique permettrait de déterminer si la possibilité de causer le préjudice s’est concrétisée pour l’ensemble du groupe. Une différence par rapport à l’arrêt Levac, toutefois, est que la conclusion qu’il existe un lien de causalité spécifique pour l’ensemble du groupe n’est pas basée sur une inférence ou la probabilité statistique et, par conséquent, il n’y a pas de présomption commune basée sur la vraisemblance statistique à appliquer lors de l’audience sur les dommages-intérêts. En l’espèce, le montant des dommages-intérêts serait déterminé à l’audience sur les dommages-intérêts. Des dommages-intérêts globaux pourraient être fixés (vu les éléments de preuve à ma disposition, cela pourrait être difficile étant donné que les pratiques varient grandement d’un apiculteur à l’autre), ou un mécanisme pourrait être mis en place pour permettre à chaque apiculteur d’établir l’ampleur du préjudice qu’il a subi. Dans tous les cas, la question de la causalité serait réglée à cette étape.
[926] En conclusion, la troisième question commune appelle à se demander si une perte récupérable ou un préjudice indemnisable a été subi (en conséquence du manquement à la norme de diligence). Comme je le mentionne plus haut, cela indique à première vue que la question commune englobe le lien de causalité général et le lien de causalité spécifique. Même si la question de la causalité était divisée et que le lien de causalité général et le lien de causalité spécifique étaient examinés séparément, c’est à l’audience sur les questions communes que l’existence d’un lien de causalité spécifique pour l’ensemble du groupe doit être établie. Quoi qu’il en soit, comme je le mentionne plus haut, le lien de causalité général est souvent tenu pour acquis. En l’espèce, je juge que l’existence d’un lien de causalité général relève du bon sens. Il est possible que l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U., exécutée ou maintenue de manière négligente, cause un préjudice financier aux apiculteurs commerciaux dont le modèle d’affaires est basé sur l’importation (si les paquets d’abeilles en provenance des É.-U. sont plus productifs et moins chers ou si l’interdiction a entraîné une hausse des frais d’exploitation liés à l’hivernage). En effet, bien que la prévisibilité et la causalité soient deux aspects distincts de la négligence, comme il est expliqué ci-dessus, les défendeurs ne contestent pas sérieusement la prévisibilité du préjudice financier causé au groupe (ils mettent plutôt l’accent sur le lien de proximité) ni la possibilité que l’interdiction d’importation cause une perte financière.
[927] En l’espèce, il y a un lien de causalité si la négligence alléguée des défendeurs a réellement causé le préjudice financier que le groupe dit avoir subi.
C. Application du critère dit du « facteur déterminant »
[928] Comme je le mentionne plus haut, le demandeur doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice ne serait pas survenu n’eût été l’acte de négligence du défendeur. Il s’agit d’une question de fait. Si le demandeur n’établit pas ce lien nécessaire selon la prépondérance des probabilités, eu égard à l’ensemble de la preuve, son action contre le défendeur échoue (Clements, au para 8).
[929] En l’espèce, les défendeurs avancent que, pour qu’il soit satisfait au critère du facteur déterminant, les demanderesses doivent démontrer deux éléments :
- Le groupe aurait pu importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. si l’ACIA avait évalué les demandes de permis au cas par cas ou si des mesures d’atténuation avaient été proposées dans les Évaluations des risques;
- Comparativement aux méthodes de remplacement des pertes hivernales, les paquets d’abeilles en provenance des É.-U. auraient été plus productifs ou moins chers.
[930] Les défendeurs affirment que les demanderesses n’ont établi aucun de ces éléments selon la prépondérance des probabilités.
[931] Les demanderesses avancent ce qui suit dans leurs observations écrites finales : [traduction] «
Il est donc probable que, n’eût été le maintien de l’interdiction d’importation par les défendeurs, les apiculteurs n’auraient pas assumé les coûts d’hivernage et de traitement des maladies hors-saison, les coûts supérieurs d’importation de paquets en provenance de la Nouvelle-Zélande, les coûts liés à la division des colonies pour remplacer les pertes hivernales, ainsi que les coûts découlant d’une baisse de productivité. »
[932] Comme le font valoir les défendeurs, j’estime que la formulation du critère du facteur déterminant par les demanderesses fait en sorte qu’il ne peut y être satisfait que si les éléments de preuve démontrent que les demanderesses auraient eu accès à des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. n’eût été la négligence des défendeurs.
[933] Je conclus plus haut (aux paragraphes 704 à 714) que les défendeurs n’ont pas agi de manière illégale ou déraisonnable en maintenant ou exécutant l’interdiction d’importation, y compris lorsqu’ils ont décidé de traiter les demandes d’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. au moyen du SARI plutôt qu’au cas par cas. Par conséquent, je n’ai pas besoin d’examiner l’argument des défendeurs sur le lien de causalité concernant le traitement au cas par cas des demandes de permis d’importation.
[934] Passons au critère du facteur déterminant, que je formule ainsi :
i. N’eût été la négligence des défendeurs, qui ont maintenu et exécuté l’interdiction d’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U., les demanderesses auraient-elles pu importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U.? Plus précisément, n’eût été la négligence des défendeurs, qui n’ont pas proposé de mesures d’atténuation dans les Évaluations des risques, les demanderesses auraient-elles pu importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U.?
[935] Si l’importation était impossible quelles que soient les circonstances, les demanderesses ne peuvent pas faire le lien entre la négligence alléguée des défendeurs et le préjudice qu’elles disent avoir subi.
ii. Si les demanderesses avaient pu importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. n’eût été la négligence des défendeurs dans le maintien et l’exécution de l’interdiction d’importation, ont-elles établi que les paquets d’abeilles en provenance des É.-U. étaient moins chers et plus productifs que les autres paquets à leur disposition, ce qui a causé la perte financière qu’elles disent avoir subie?
[936] Autrement dit, existe-t-il un lien entre le préjudice que les demanderesses disent avoir subi et la négligence des défendeurs?
i. Commentaire préliminaire – assertions et éléments de preuve pertinents
[937] J’ai déjà traité des assertions des demanderesses. Dans leurs observations finales, les demanderesses font valoir que les témoignages oraux et la preuve documentaire produits par les défendeurs concernant le bien-fondé du contenu des Évaluations des risques de 2003 et de 2013, y compris le contenu général sur la santé des abeilles et la situation au Canada et aux É.-U. concernant les maladies, les organismes nuisibles et les traitements qui s’y rapportent, ne sont pas pertinents et devraient être écartés, car selon les assertions, ces questions ne sont pas en litige. Toutefois, les demanderesses ont aussi présenté et obtenu de nombreux éléments de preuve au sujet de la santé des abeilles et de leurs organismes nuisibles par l’intermédiaire des représentants demandeurs et des experts de la santé des abeilles. Elles ont aussi obtenu des éléments de preuve sur le bien-fondé des Évaluations des risques, y compris (malgré les assertions) sur ce qui aurait dû et n’aurait pas dû être identifié comme un danger, et contesté les hypothèses posées dans l’Évaluation des risques de 2003. Les demanderesses ne peuvent pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Vu les assertions, je juge que tous les éléments de preuve concernant le bien-fondé des Évaluations des risques ne sont pas pertinents. Comme les éléments de preuve pertinents sont ceux qui concernent les mesures d’atténuation, ils serviront à l’analyse sur la causalité qui suit.
ii. N’eût été la négligence des défendeurs, qui n’ont pas proposé de mesures d’atténuation dans les Évaluations des risques, les demanderesses auraient-elles pu importer des paquets d’abeilles en provenance des É.-U.?
[938] L’argument des défendeurs est qu’il n’y avait aucune mesure d’atténuation possible pour réduire, à la satisfaction du ministre, le risque d’introduction et de propagation de maladies, d’organismes nuisibles et de vecteurs par les paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Les mesures d’atténuation étudiées par les défendeurs étaient principalement le zonage et la certification. Par conséquent, je commence par un survol de la signification de ces termes dans le contexte de l’évaluation des risques.
a) Zonage
[939] Les parties conviennent que le zonage est une mesure d’atténuation des risques.
[940] Pour donner des renseignements contextuels généraux sur le zonage, je note que le Code de l’OIE le décrit comme une procédure mise en œuvre par un membre (en application des dispositions du chapitre 4.3) en vue de définir sur son territoire des sous-populations animales caractérisées par des statuts sanitaires distincts, aux fins du contrôle des maladies ou des échanges internationaux. Le zonage s’applique à des sous-populations animales définies par des critères principalement géographiques.
[941] Dans le Code de l’OIE, la zone ou la région s’entend d’une partie clairement délimitée du territoire d’un pays, qui détient une sous-population animale caractérisée par un statut sanitaire distinct au regard d’une maladie particulière contre laquelle sont appliquées les mesures de surveillance, de contrôle et de sécurité biologique requises aux fins des échanges internationaux. Le chapitre 4.3 traite du zonage et de la compartimentation. Je reproduis ici les considérations générales, car elles donnent du contexte sur les exigences liées au zonage :
Article 4.3.2.
Considérations générales
Les Services vétérinaires d’un pays exportateur instaurant une zone ou un compartiment à l’intérieur du territoire nationale [sic] aux fins des échanges internationaux doivent clairement définir la sous-population considérée, conformément aux recommandations figurant dans les chapitres correspondants du Code terrestre y compris celles portant sur la surveillance et sur l’identification et la traçabilité des animaux vivants. Les Services vétérinaires d’un pays exportateur doivent aussi être capables d’expliquer aux Services vétérinaires d’un pays importateur les fondements permettant de revendiquer un statut zoosanitaire distinct pour le compartiment ou la zone concerné(e).
Les procédures utilisées pour établir et maintenir un statut zoosanitaire distinct pour une zone ou un compartiment dépendront de l’épidémiologie de la maladie, en particulier de la présence d’espèces sensibles de la faune sauvage et de leur rôle, et de facteurs liés à l’environnement, ainsi que de la mise en œuvre de mesures de sécurité biologique.
L’autorité, l’organisation et l’infrastructure des Services vétérinaires (laboratoires y compris) doivent être clairement documentées conformément aux dispositions du chapitre du Code terrestre relatif à l’évaluation des Services vétérinaires pour assurer la crédibilité de l’intégrité de la zone ou du compartiment. L’autorité finale dans le cadre du commerce intérieur ou international relève de l’Autorité vétérinaire du pays.
Dans le cadre du maintien du statut sanitaire d’une population, les références faites aux termes « importer », « importation » et « animaux ou produits importés » figurant dans le Code terrestre s’appliquent tant à l’importation dans un pays qu’au mouvement d’animaux et à la circulation de leurs produits en direction d’une zone ou d’un compartiment. De tels mouvements et de telles circulations doivent être l’objet de mesures adaptées pour préserver le statut zoosanitaire du compartiment ou de la zone concerné(e).
Le pays exportateur doit être capable de démontrer, par une documentation détaillée fournie au pays importateur, qu’il a mis en œuvre les recommandations figurant dans le Code terrestre pour créer et maintenir cette zone ou ce compartiment.
Tout pays importateur doit reconnaître l’existence de cette zone ou de ce compartiment lorsque les mesures appropriées qui sont préconisées dans le Code terrestre y sont appliquées et que l’Autorité vétérinaire du pays exportateur atteste l’application de ces mesures.
Le pays exportateur doit procéder à une évaluation des ressources nécessaires et disponibles pour instaurer et maintenir une zone ou un compartiment à des fins d’échanges internationaux. Il s’agit des ressources humaines et financières, ainsi que des capacités techniques, des Services vétérinaires (et du secteur industriel concerné et du système de production dans le cas d’un compartiment) (y compris celles en matière de surveillance et de diagnostic).
La sécurité biologique et la surveillance sont des composantes essentielles du concept de zonage et de compartimentation, et des dispositions doivent être prises en étroite collaboration avec le secteur industriel et les Services vétérinaires.
Les responsabilités incombant au secteur industriel comprennent l’application de mesures de sécurité biologique, la documentation sur les mouvements d’animaux, ainsi que sur ceux du personnel qui leur est commis, et leur enregistrement, l’élaboration de plans d’assurance de la qualité, le suivi de l’efficacité des mesures appliquées, la documentation des mesures de correction, la conduite de la surveillance, la déclaration avec célérité des faits constatés et la tenue de registres sous une forme aisément accessible.
Les Services vétérinaires doivent établir les certificats applicables aux mouvements d’animaux, procéder à des inspections documentées périodiques des installations, appliquer des mesures de sécurité biologique, tenir des registres et appliquer des procédures de surveillance. Ils doivent procéder à la surveillance, à la déclaration de tout fait constaté et à la réalisation d’épreuves diagnostiques au laboratoire ou superviser ces opérations.
[En italique dans l’original.]
[942] Le zonage n’est pas défini dans les différentes versions du Protocole de l’ACIA, mais on y trouve une description du processus d’évaluation zoosanitaire de pays, de régions ou de zones, qui renvoie aux listes A, B et C de l’OIE, ainsi qu’à d’autres maladies désignées comme des dangers pour la santé animale associés à l’importation d’animaux. Il y est également indiqué que les critères employés pour l’évaluation zoosanitaire de pays, de régions ou de zones varient selon différents facteurs (épidémiologie de la maladie, obstacles géographiques ou physiques, épidémiosurveillance, etc.).
[943] Mme Roberts a traité du chapitre 4.3 du Code de l’OIE dans son témoignage. Elle a expliqué que le zonage était une mesure de gestion des risques fondée sur le principe que la situation zoosanitaire peut varier d’un secteur à l’autre à l’intérieur d’un même pays. Par exemple, si un foyer de maladie se déclare dans un pays auparavant indemne de la maladie, une zone peut être délimitée pour contenir le foyer. Inversement, si la maladie est endémique dans le pays, une zone du pays indemne de maladie peut être délimitée. Les zones relèvent des autorités compétentes et font l’objet d’un contrôle strict.
[944] Je constate que, dans le Code de l’OIE, l’autorité compétente s’entend de l’autorité vétérinaire ou d’une autre autorité gouvernementale d’un État membre ayant la responsabilité de mettre en œuvre les mesures relatives à la protection de la santé et du bien-être des animaux, de gérer les activités de certification vétérinaire internationale et d’appliquer les autres normes et recommandations figurant dans le Code de l’OIE ou d’en superviser l’exécution sur l’ensemble du territoire, et qui présente les compétences à cet effet. L’autorité vétérinaire s’entend de l’autorité gouvernementale d’un membre, comprenant des vétérinaires et d’autres professionnels et paraprofessionnels, ayant la responsabilité de mettre en œuvre les mesures relatives à la protection de la santé et du bien-être des animaux, de gérer les activités de certification vétérinaire internationale et d’appliquer les autres normes et recommandations figurant dans le Code de l’OIE ou d’en superviser l’exécution sur l’ensemble du territoire national, et présentant les compétences nécessaires à cet effet.
[945] Selon le témoignage de Mme Roberts, l’autorité compétente examine, entre autres, le contrôle des déplacements, la surveillance et la recherche. Au Royaume-Uni, le contrôle des déplacements s’effectue par octroi de permis. La personne qui souhaite déplacer des animaux doit obtenir un permis de l’autorité compétente. Le permis est assorti de conditions, comme la tenue d’une inspection vétérinaire, habituellement 24 heures avant le déplacement, l’obligation d’utiliser un moyen de transport biosécuritaire et la production d’une confirmation que les animaux ont fait l’objet d’un dépistage des maladies. La recherche donne de l’information sur ce qui se trouve dans la zone, comme le nombre de fermes et le nombre d’animaux dans chacune d’entre elle, et sur la fréquence de la surveillance. La surveillance peut être passive ou active. Dans le cas de la surveillance passive, le propriétaire des animaux qui reconnaît les signes cliniques des maladies les déclare sans tarder à l’autorité compétente. Il y a surveillance active lorsque l’autorité compétente se rend à la ferme pour prélever des échantillons aux fins de dépistage des maladies. Le zonage permet au pays exportateur d’informer le pays importateur de l’existence d’une zone indemne. S’il y a un foyer dans le pays exportateur qui est circonscrit par une zone, il permet que le commerce se poursuive grâce aux mesures de contrôle qui y sont déployées. Je souligne que dans le Code de l’OIE, la « zone indemne »
s’entend d’une zone dans laquelle l’absence de la maladie considérée a été démontrée par le respect des conditions relatives à la reconnaissance du statut de zone indemne de cette maladie qui sont fixées dans le Code de l’OIE. À l’intérieur et aux limites de cette zone, un contrôle vétérinaire officiel est effectivement exercé sur les animaux et les produits d’origine animale, ainsi que sur leur transport ou leur circulation.
[946] Mme Roberts a témoigné qu’il incombe à l’autorité compétente du pays exportateur d’instaurer la zone avant le début des échanges commerciaux. Le pays importateur a le droit de passer en revue l’information et les données fournies par le pays exportateur et, s’il les juge convaincantes, il accepte d’importer les produits de la zone. Son rapport d’expert traite également des zones et des régions et indique que les parties s’entendent sur les paramètres d’une zone ou région à la suite d’un échange d’information, après quoi l’autorité compétente (du pays qui propose la zone) accepte d’instaurer la zone et publie l’information à son sujet. La publication de l’information sur les zones ou les régions est nécessaire pour permettre au vétérinaire certificateur de vérifier les certificats et de les signer en toute confiance.
[947] Le Dr Zagmutt convient qu’aux termes du Code de l’OIE, la certification est une mesure d’atténuation, tout comme le zonage. Dans son rapport, il indique que l’OIE considère que le zonage se rapporte à une partie géographique d’un pays caractérisée par un statut sanitaire distinct. Il convient qu’il revient au pays exportateur de délimiter la zone et de déployer les mesures prescrites dans le Code de l’OIE pour l’instaurer et la maintenir. Il convient également que cela requiert d’accroître la surveillance de zone et d’établir une bande d’isolement autour de la zone pour séparer les animaux qui se trouvent à l’intérieur de la région de ceux qui se trouvent à l’extérieur. Lorsqu’une zone est reconnue par l’OIE, le pays importateur la reconnaît d’office. Les pays peuvent aussi engager des négociations bilatérales en vue de l’instauration dans le pays exportateur d’une zone qui peut être reconnue ou non par l’OIE.
[948] Dans son témoignage, la Dre Belaissaoui s’est penchée sur la section Évaluation de la situation zoosanitaire de pays, régions ou zones du Protocole de l’ACIA. Elle a dit connaître le processus d’évaluation de pays et avoir déjà effectué de telles évaluations. Habituellement, ce sont les pays entiers qui font l’objet de l’évaluation, plutôt que des régions ou des zones. Les zones sont rares. Il peut toutefois arriver qu’une maladie fasse son apparition dans un pays exportateur en provenance duquel l’importation avait déjà été autorisée. Dans ce cas, l’autorité compétente du pays, soit l’équivalent de l’ACIA ou du gouvernement fédéral au Canada (l’autorité compétente n’est pas une province ou un État), contacte officiellement l’ACIA pour demander la reconnaissance d’une zone indemne et lui transmet toute l’information qui peut être réunie sur le statut de la zone proposée, y compris sur la surveillance et le contrôle des déplacements.
[949] La Dre Belaissaoui a également donné un exemple d’une telle situation. En 2007, un foyer de petit coléoptère des ruches a été signalé en Australie-Occidentale (une région considérée comme indemne par l’ACIA, le petit coléoptère des ruches n’y ayant jamais été signalé). Un fonctionnaire de l’autorité centrale compétente en Australie (Biosecurity Australia) a envoyé une lettre à l’ACIA pour l’informer de l’existence du foyer, donner des renseignements à son sujet et expliquer les mesures de surveillance et de contrôle déployées. La Dre Belaissaoui a témoigné qu’à la suite de cette lettre, l’importation de paquets d’abeilles a été suspendue. Elle a transmis l’information reçue de l’autorité compétente d’Australie à M. Nasr (président du comité d’importation de l’ACPA) et à M. Lafrenière (apiculteur provincial du Manitoba), qui, après en avoir pris connaissance, ont dressé la liste des renseignements supplémentaires nécessaires pour évaluer les risques associés à la reprise de l’importation de paquets d’abeilles en provenance d’Australie-Occidentale. L’Australie a transmis à la Dre Belaissaoui ces renseignements supplémentaires, qui portaient sur le régime de mise en quarantaine et de permis de déplacement, le suivi, la surveillance et l’établissement de ruches témoins (ruches placées sur le pourtour d’une zone qui sont régulièrement examinées par des inspecteurs. Advenant la découverte d’un danger dans une ruche témoin, dans le cas présent, le petit coléoptère des ruches, une enquête est menée et, si nécessaire, la zone est élargie). La lettre de l’autorité compétente d’Australie indiquait également que, selon le vétérinaire en chef de l’Australie-Occidentale, toutes les ruches touchées dans le sud-ouest de l’État avaient été détruites, et une surveillance intensive portait à croire que l’organisme nuisible avait été contenu. Il considérait que le sud-ouest de l’État était indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches. Une carte de l’Australie-Occidentale jointe à la lettre indiquait les secteurs sous surveillance et ceux où le petit coléoptère des ruches était présent. La lettre demandait à l’ACIA de prendre connaissance des renseignements transmis et indiquait que l’Australie était disposée à recevoir les conseils de l’ACIA en vue de la reprise de l’importation de paquets d’abeilles en provenance du sud-ouest de l’Australie-Occidentale. D’autres échanges ont suivi la lettre, y compris des recommandations de la part de la Dre Belaissaoui sur la certification relative au petit coléoptère des ruches que l’Australie devait envoyer à l’ACIA, étant donné que l’Australie n’était plus en mesure de certifier les abeilles en vue de leur exportation selon les conditions existantes. Une fois satisfaite de la version révisée du libellé de la certification, l’ACIA a modifié ses conditions d’importation en conséquence pour permettre la reprise de l’importation. La Dre Belaissaoui a témoigné qu’il s’agissait là du processus normal : l’autorité centrale compétente transmet l’information et les mises à jour pertinentes au sujet du foyer ainsi que des mesures prises en réponse. L’ACIA prend connaissance de l’information et communique avec l’autorité compétente pour lui poser des questions ou lui demander les renseignements manquants. Le processus est le même, quelle que soit l’espèce en cause.
[950] Le témoignage de la Dre Dubé donne un autre exemple de zonage. Dans le document intitulé [traduction] « Évaluation des risques qualitatifs liés à l’importation de paquets d’abeilles domestiques en provenance d’Italie »
(30 novembre 2022) [l’Évaluation des risques pour l’Italie], le danger identifié était le petit coléoptère des ruches. La Dre Dubé a témoigné qu’il y avait une zone indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches en Italie. Pour l’évaluation relative aux reines, de l’information a été transmise à l’ACIA, qui l’a validée auprès de l’autorité compétente. L’information, qui se trouvait également en ligne, comprenait des cartes indiquant la région touchée (Reggio di Calabria) et la zone, ainsi que les nombreux ruchers de la bande d’isolement placés sous surveillance. Des ruches témoins étaient en place pour compléter la surveillance, et les résultats des tests faisaient l’objet d’un suivi. L’Évaluation des risques pour l’Italie comprenait une carte assortie d’un code de couleurs recensant les résultats des tests. La carte présentait de façon visuelle les foyers de petit coléoptère des ruches et démontrait que la zone indemne était bel et bien indemne d’infestation.
b) Certification
[951] La certification est aussi une mesure d’atténuation.
[952] Le chapitre 5.1 du Code de l’OIE, intitulé « Obligations générales en matière de certification
», est ainsi libellé :
Les conditions stipulées doivent être précises et concises, et exprimer d’une façon claire les souhaits du pays importateur. À cette fin, une concertation préalable entre les Autorités vétérinaires du pays importateur et celles du pays exportateur peut s’avérer nécessaire. Elle permet de préciser les conditions requises de telle sorte que, le cas échéant, le vétérinaire signataire puisse recevoir une note d’instructions explicitant les termes de l’accord passé entre les Autorités vétérinaires intéressées.
[En italique dans l’original.]
[953] L’article 5.1.2 énonce les responsabilités du pays importateur et l’article 5.1.3, celles du pays exportateur.
[954] Le chapitre 5.2, intitulé « Procédures de certification »
, indique que « [l]’établissement du certificat devra s’appuyer sur des règles éthiques strictes dont la principale est que l’intégrité professionnelle du vétérinaire qui établit le certificat doit être respectée et sauvegardée »
.
À cet égard, il est précisé : « Il est essentiel de faire figurer, parmi les conditions stipulées, des exigences concernant des faits particuliers qui peuvent être attestés avec précision et en toute conscience par un vétérinaire certificateur. »
[955] L’article 5.2.2 énonce les exigences applicables aux vétérinaires certificateurs.
[956] L’article 5.2.3 énonce les principes de préparation des certificats vétérinaires internationaux. Le certificat vétérinaire international s’entend d’un « certificat, établi conformément aux dispositions du chapitre 5.2, décrivant les exigences auxquelles répondent les marchandises exportées en matière de santé animale ou de santé publique »
.
[957] Mme Roberts a affirmé que le certificat vétérinaire international constitue une mesure de gestion des risques et est une partie importante du travail du vétérinaire officiel. Les animaux inscrits sur une liste de l’OIE doivent faire l’objet d’un certificat vétérinaire signé et cacheté qui énonce les conditions pour le commerce. Le certificat accompagne les animaux pendant le transport et peut être inspecté à la frontière. Il indique quels sont les animaux et leur provenance. Pour les grands animaux, comme les chevaux et les vaches, le numéro de micropuce est indiqué dans le certificat aux fins de vérification. Selon le contrat de transport, le certificat peut contenir des renseignements relatifs à d’autres exigences, comme la certification que les animaux proviennent d’un secteur indemne de maladie. Il y a donc un lien entre le zonage et la certification, car les animaux provenant d’une zone indemne de maladie doivent être accompagnés d’un certificat l’attestant.
[958] Selon Mme Roberts, il faut s’abstenir de faire du commerce avec les pays incapables de fournir un certificat de santé valable. Elle a confirmé que les certificats doivent être validés par un vétérinaire officiel, qui ne doit pas signer les certificats s’il a des doutes quant à leur exactitude.
[959] La Dre Belaissaoui a expliqué la relation entre les conditions d’importation et la certification. Elle a indiqué qu’une fois que les conditions d’importation ont été déterminées par le pays importateur, elles sont envoyées au pays exportateur pour qu’il commence à produire le certificat convenu. Le certificat d’exportation garantit au pays importateur que l’autorité centrale compétente du pays exportateur supervise le processus de certification et veille au respect des conditions d’importation. Le certificat d’exportation peut être rempli par le vétérinaire désigné et doit être approuvé par l’autorité centrale compétente, soit, aux É.-U., le Service d’inspection des É.-U.
c) Témoignage des experts en santé des abeilles sur la migration, le zonage et la certification
(i) M. Pettis
[960] À titre préliminaire, je note que selon son CV, M. Pettis est le représentant nord-américain en santé des abeilles auprès de l’OIE depuis 2008 et que, selon les éléments de preuve qu’il a présentés, il a participé à la rédaction de la dernière version des [traduction] « normes » de l’OIE. Toutefois, lorsque son rôle auprès de l’OIE a été contesté, il a été révélé qu’il n’avait occupé ce poste qu’en 2008. Son témoignage n’a pas non plus permis d’établir clairement sur quelles [traduction] « normes » de l’OIE il avait travaillé. Le Code de l’OIE est composé de deux parties. La partie I (ou volume I) contient les dispositions générales. La partie II (volume II) est intitulée « Recommandations applicables aux maladies inscrites sur la Liste de l’OIE et autres maladies ayant une importance pour le commerce international ».
Y sont énoncées, par exemple, les recommandations pour l’importation de colonies d’abeilles relatives au petit coléoptère des ruches (article 9.4.6). Lorsqu’on lui a demandé s’il avait travaillé sur la partie I du Code de l’OIE, M. Pettis a dit ne pas se souvenir du nom des documents sur lesquels il avait travaillé. Il a décrit l’un d’eux comme un manuel. Il n’a pas donné le titre de l’autre, mais a déclaré avoir travaillé à l’harmonisation des deux documents. Plus tard dans son témoignage, il a précisé que le manuel indiquait notamment des tests précis et des méthodes de recherche approuvées applicables à des organismes nuisibles et maladies affectant les abeilles; or, le Code de l’OIE a une portée plus large et traite de sujets comme les conditions à remplir pour qu’un pays puisse être déclaré historiquement indemne d’une maladie.
[961] Je note l’entrée suivante à la rubrique [traduction] « Sources citées »
du rapport initial de M. Pettis : [traduction] « Organisation mondiale de la santé animale (OIE), Manuel des tests de diagnostic et des vaccins pour les animaux terrestres (« Manuel de l’OIE »), versions 2011 à 2018 disponibles en ligne sur le portail documentaire de l’OIE à http://oie.int/ »
[le Manuel de l’OIE]. Bien qu’aucune version du Manuel de l’OIE ne fasse partie du rapport de M. Pettis (ou de tout autre rapport d’expert), je déduis de son rapport et de son témoignage que le travail effectué par M. Pettis en 2008 portait sur le Manuel de l’OIE et, possiblement, sur la partie II du Code de l’OIE. Étant donné son témoignage confus durant la contestation de sa qualité d’expert, je limite sa qualité d’expert aux questions concernant les organismes nuisibles et les maladies affectant les abeilles rapportés et encadrés par l’OIE. Il n’a pas la qualité d’expert de la partie I du Code de l’OIE, bien qu’il y ait possiblement fait référence dans le contexte du travail qu’il a effectué en 2008. Ainsi, je ne tiens pas compte de la partie de son rapport d’expert intitulée [traduction] « La conformité du Canada aux normes de l’OIE pour le commerce d’animaux vivants »
.
[962] Selon le témoignage de M. Pettis, il a travaillé en 2008 sur la plus récente [traduction] « v
ersion de l’OIE »
; bien que cette déclaration ait peu d’importance, je souligne qu’elle est probablement inexacte. Dans son témoignage, Mme Roberts a indiqué que le Code de l’OIE avait très peu changé depuis 2012. Toutefois, elle a aussi expliqué que chaque année, l’OIE organise une assemblée générale à laquelle tous les pays membres participent, habituellement représentés par leur vétérinaire en chef. Durant l’assemblée, toutes les propositions de modification au Code de l’OIE ou au Manuel de l’OIE, notamment les changements aux listes de maladies, sont débattues et mises aux voix. Effectivement, la copie de la 28e version du volume I du Code de l’OIE de 2019 intégrée au rapport du Dr Zagmutt fait état de mises à jour régulières, et le rapport de M. Pettis lui-même indique que les versions 2011 à 2018 du Manuel de l’OIE sont disponibles en ligne. Dans son rapport initial, M. Pettis indique que le Code de l’OIE et le Manuel de l’OIE sont révisés annuellement, que leurs principes fondamentaux demeurent les mêmes et que de nouvelles maladies et de nouveaux organismes nuisibles sont ajoutés au besoin. M Pettis voulait peut-être dire que les dispositions du Manuel de l’OIE se rapportant aux abeilles n’ont pas changé depuis 2008, mais on ne peut en être certain.
[963] Le rapport initial de M. Pettis traite du zonage, mais principalement dans le contexte de son affirmation selon laquelle l’examen par les pairs des Évaluations des risques n’était pas indépendant et impartial, une question que les demanderesses n’ont pas soulevée au procès. (Les assertions indiquent aussi explicitement que les demanderesses ne contestent pas les opinions exprimées par les examinateurs canadiens, sauf en ce qui concerne la question de l’atténuation, si les examinateurs décident de la soulever.) Comme exemple de lacune de l’examen par les pairs, M. Pettis mentionne le défaut de l’ACIA de répondre aux points soulevés par les examinateurs. Il fait en particulier référence, en ce qui concerne l’Évaluation des risques de 2013, à la proposition de M. Pernal d’adopter une approche par zones pour l’importation de paquets d’abeilles afin de prévenir l’introduction d’abeilles africanisées, ce qui avait été fait pour les reines en provenance des É.-U., et d’établir des zones au Canada où les paquets pourraient être importés. J’examine cette affirmation ci-dessous.
[964] M. Pettis a avancé, dans la section de son rapport portant sur les abeilles africanisées et le petit coléoptère des ruches, que l’Évaluation des risques de 2013 aurait dû inclure la recommandation de M. Pernal, formulée dans les commentaires qu’il a faits lors de l’examen par les pairs, d’importer des paquets d’abeilles en provenance de zones indemnes d’infestation par le petit coléoptère des ruches aux É.-U. M. Pettis a affirmé que le concept des zones était bien établi et avait été validé par les autorités canadiennes, qui, comme condition à l’exportation de reines au Canada, obligent les producteurs américains de reines à soumettre leurs reproducteurs à une analyse moléculaire visant à déceler la présence de gènes d’abeilles africanisées. Comme les paquets d’abeilles proviennent des mêmes producteurs, M. Pettis a mis en doute certaines inquiétudes concernant les abeilles africanisées soulevées dans l’Évaluation des risques de 2013 et avancé que les tests génétiques obligatoires dans le cadre de l’importation de reines pourraient être utilisés pour assurer l’importation de paquets d’abeilles non porteuses de gènes d’abeilles africanisées.
[965] Dans son rapport en réponse, M. Pettis a fait valoir qu’une approche par zones aurait permis d’atténuer le risque posé par les abeilles africanisées dans le cadre de l’importation de paquets d’abeilles en provenance de la Californie. Il a avancé que cette approche, qui emploie des méthodes de test semblables à celles utilisées pour l’importation de reines, [traduction] « aurait pu s’appliquer aux paquets d’abeilles en provenance de la Californie, mais l’ACIA n’a pas envisagé cette option ».
Il a affirmé que le test génétique imposé par le Canada comme condition à l’importation de reines aurait pu être utilisé pour les paquets, car les producteurs de reines doivent passer des tests pour prouver que leurs installations sont indemnes d’infestation par les abeilles africanisées. Qui plus est, il a expliqué au procès que les apiculteurs qui ouvrent une colonie agressive pendant la constitution de paquets, effectuée en secouant les abeilles pour les faire passer dans un contenant, se contenteraient de la refermer et de passer à la suivante [traduction] « pour des raisons de relations publiques ».
[966] Concrètement, l’avis de M. Pettis au sujet du zonage et du dépistage des abeilles africanisées est comparable à son avis sur la certification. Dans son rapport en réponse, M. Pettis répond à l’idée avancée par M. Caron selon laquelle il serait possible de certifier que les reines sont indemnes d’infestations par les abeilles africanisées, mais pas les paquets d’abeilles (le témoignage de M. Caron est résumé ci-dessous). Le rapport en réponse indique que la vaste majorité des paquets d’abeilles fournis par les producteurs de reines seraient issus des reines mères qui donnent naissance aux reines destinées à l’exportation. M. Pettis a aussi témoigné que le protocole de certification concernant les abeilles africanisées qui s’applique aux reines en provenance des É.-U. permettrait d’assurer l’innocuité des paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Comme les paquets proviendraient de producteurs de reines détenteurs d’un certificat, [traduction] « [l]es abeilles
en paquets présenteraient un risque légèrement plus élevé que les reines, mais somme toute acceptable ».
[967] Pour ce qui est de la migration, M. Pettis a confirmé, en contre-interrogatoire, qu’environ 60 % des abeilles de partout aux É.-U. sont transportées en Californie tous les printemps pour polliniser les vergers d’amandiers. Il a aussi confirmé que cette période est propice à la transmission de maladies et d’organismes nuisibles d’une colonie à l’autre. De la Californie, les abeilles sont ensuite transportées vers divers endroits des É.-U. M. Pettis a confirmé dans son rapport que les producteurs de reines et de paquets d’abeilles de la Californie participent à la pollinisation des amandiers aux printemps; il a toutefois précisé que leurs abeilles utilisées pour l’élevage de reines ne sont pas transportées.
[968] Comme je le mentionne plus haut, pour étayer l’assertion faite dans son rapport initial selon laquelle l’examen par les pairs n’était pas indépendant et impartial, M. Pettis a avancé que l’ACIA n’avait pas répondu aux commentaires sur le zonage faits par M. Pernal dans le cadre de l’examen par les pairs de l’Évaluation des risques de 2013. À cet égard, M. Pettis a renvoyé à un courriel que M. Pernal avait envoyé à M. Moreau après avoir lu une version provisoire de l’Évaluation des risques de 2013. Bien qu’il trouvait que, de manière générale, le document était impartial, M. Pernal a commenté qu’il y aurait lieu d’évaluer le risque pour le Nord de la Californie seulement. Il a noté que les importations de reines étaient limitées à cette région et que les personnes qui réclament le droit d’importer des paquets pourraient demander à l’ACIA pourquoi une analyse du risque portant sur cette région seulement n’a jamais été menée. M. Moreau a répondu ainsi à ce commentaire : [traduction] « Il n’y a jamais eu d’évaluation de zonage pour le secteur de l’apiculture américaine parce qu’il n’y a pas de zones aux É.-U. La nature nomade du secteur, l’absence de contrôle des déplacements […] rendraient difficile l’instauration de zones. »
[969] M. Pernal a aussi demandé si l’ACIA serait disposée à évaluer le risque lié à l’importation de paquets dans une zone ou une région précise au Canada. Si l’ACIA n’était pas disposée à le faire faute de moyens, ou parce que la déficience des contrôles des mouvements rendait une telle analyse impossible, il a recommandé de l’indiquer clairement dans l’évaluation des risques. M. Moreau a répondu qu’il n’y avait actuellement aucune zone ni aucun compartiment en vigueur au Canada pour les abeilles.
[970] M. Pernal a répondu qu’il s’attendait à la réponse de M. Moreau (comme il n’y a pas de zones au Canada, il n’y a pas lieu d’évaluer l’importation de paquets dans une zone désignée). Il a ajouté que les reines et les ruchers du Nord de la Californie doivent satisfaire à des normes de certification en matière d’exportation. Il a demandé si l’évaluation des risques devrait porter sur les risques associés à cette région, étant donné que le secteur demande d’importer des produits qui en proviennent. Il a reconnu qu’il ne s’agissait pas d’une zone, mais a indiqué que l’évaluation des risques porte à croire que le risque d’africanisation a été analysé en fonction d’une éventuelle importation de reines en provenance de régions géographiques où l’africanisation est endémique. M. Moreau a répondu qu’il croyait comprendre qu’en théorie, il était permis d’importer des reines en provenance de tous les États, mais qu’en pratique, seules les reines en provenance de la Californie répondaient aux critères d’importation. L’Évaluation des risques ne portait pas sur un seul État en raison de la nature nomade du secteur de l’apiculture américaine et de l’absence de contrôle des mouvements. Lors de la pollinisation des amandiers, la plupart des colonies d’abeilles des É.-U. sont réunies dans le même secteur, où il est presque impossible d’éviter les contacts avec les colonies qui pourraient être infestées. En outre, l’importation de 6 000 à 10 000 abeilles pose un risque beaucoup plus élevé de faire entrer des maladies ou des organismes nuisibles au Canada que l’importation d’une reine et de quelques accompagnatrices.
[971] Étant donné ce qui précède, pour ce qui est de l’avis de M. Pettis sur le zonage, je rejette l’affirmation de M. Pettis voulant que M. Moreau ait omis de répondre aux points soulevés par M. Pernal au sujet de l’Évaluation des risques de 2013. Après que la chaîne de courriels lui eut été présentée au procès, M. Pernal a confirmé qu’elle concernait des commentaires qu’il avait faits au sujet d’une version provisoire de l’Évaluation des risques de 2013 et des sujets traités dans la chaîne de courriels.
[972] Au procès, M. Pettis a aussi été interrogé au sujet du recours au zonage pour lutter contre le petit coléoptère des ruches. On lui a présenté l’article 9.4.6 de la partie II (volume II) du Code de l’OIE, qui recommande notamment, en ce qui concerne l’importation de colonies d’abeilles, que les autorités vétérinaires des pays importateurs exigent la présentation d’un certificat vétérinaire international attestant que les abeilles proviennent d’un pays ou d’une zone officiellement indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches. M. Pettis a confirmé que le petit coléoptère des ruches faisait partie des organismes nuisibles et maladies affectant les abeilles visés par les lignes directrices qu’il avait élaborées, que les É.-U. n’étaient pas indemnes d’infestation par le petit coléoptère des ruches au moment en cause et qu’il n’y avait pas de zone indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches en Californie.
[973] En ce qui concerne l’inspection aux É.-U., on a présenté à M. Pettis le rapport de l’AAPA et de l’AIA intégré au Compte rendu de 2005 de l’ACPA, qui indique que les É.-U. ne font pas de recherche à l’échelle nationale pour déterminer la situation zoosanitaire dans chacun des États. Il y est précisé qu’en date du rapport, un tiers des États a un programme relatif aux abeilles en vigueur, un autre tiers emploie un fonctionnaire responsable des programmes relatifs aux abeilles et le dernier tiers n’a pas de programme. À titre d’exemple, il est noté que l’État de la Californie ne dispose pas de programme relatif aux abeilles et que les interactions à leur sujet se font avec les comtés. M. Pettis a convenu que c’était le cas et indiqué que le nombre d’États disposant de programmes relatifs aux abeilles était en déclin, quoiqu’il pensait que la tendance s’était peut-être renversée et qu’il y avait maintenant davantage de programmes en vigueur. Il n’a pas expliqué pourquoi il pensait que c’était le cas.
[974] Lorsqu’on lui a demandé en réinterrogatoire quelles étaient les mesures de contrôle exercées par l’État de la Californie relativement à l’entrée de colonies d’abeilles provenant de partout aux É.-U. sur son territoire, M. Pettis a expliqué que les efforts de l’État étaient essentiellement axés sur trois éléments. Premièrement, l’État veut maintenir le taux d’infestation par le varroa sous la barre des 5 % et exige un rapport d’inspection satisfaisant à cet égard. Deuxièmement, certains comtés de la Californie refusent les remorques chargées de colonies d’abeilles (soit entre 400 et 500 colonies) si les inspections effectuées révèlent la présence de petit coléoptère des ruches. Troisièmement, les palettes sont inspectées pour déceler la présence de la fourmi rouge de feux; si elle est présente, la cargaison est refusée.
(ii) M. Caron
[975] Au sujet de la migration des abeilles aux É.-U., M. Caron a témoigné qu’il y avait entre 3 et 3,5 millions de colonies d’abeilles tenues par des apiculteurs aux É.-U. Quelque 88 % des colonies disponibles sont transportées en Californie chaque printemps, habituellement entre la mi-février et la mi-mars, pour polliniser les vergers d’amandiers. Selon son rapport, les colonies servant à polliniser les amandiers sont originaires de 40 des 48 États de la partie continentale des É.-U.
[976] Le rapport de M. Caron indique aussi ce qui suit :
[traduction]
La région de culture des amandes dans les vallées du San Joaquin et de Sacramento en Californie mesure environ 400 miles sur 40 miles. Cette concentration de colonies d’apiculteurs américains, appelée le « Super Bowl de l’apiculture » (Lowe 2018), crée un immense rassemblement de colonies américaines qui a été qualifié d’« événement de supercontamination » pour les pathogènes des abeilles. Cavigli et collab. (2016) ont conclu que « la prévalence des pathogènes était à son plus haut niveau dans les échantillons d’abeilles prélevés immédiatement après la pollinisation des amandiers ». La région de culture chevauche la région où les apiculteurs de la Californie produisent les paquets d’abeilles et les reines.
[977] Dans son témoignage, M. Caron a décrit le concept du [traduction] « bol à mélanger ».
La région de culture des amandes de 16 000 miles carrés s’appelle la vallée Centrale. Chaque printemps, les deux tiers des colonies d’abeilles des É.-U. sont réunis dans cette zone restreinte pendant environ un mois. Chaque verger d’amandier peut être pollinisé par des colonies appartenant à différents producteurs engagés à cette fin. Cela signifie que le « meilleur apiculteur au monde »
et le « pire apiculteur au monde » peuvent s’y côtoyer
, d’où la métaphore du bol à mélanger. M. Caron a témoigné que, [traduction] « [s]ur le plan de la biosécurité des abeilles et de la salubrité, ce sont les pires conditions imaginables ».
Les abeilles de différentes colonies butinent côte à côte et changent parfois de colonie. Cela signifie qu’une butineuse adulte peut quitter sa colonie d’origine et être acceptée par une autre colonie parce qu’elle transporte du pollen, ce qui a pour effet de mélanger les populations.
[978] M. Caron a décrit comment les paquets sont constitués dans le Nord de la Californie. Le couvercle de la boîte de la colonie (habituellement une boîte en bois dans laquelle des cadres sont insérées; une telle boîte a été déposée en preuve au procès) est soulevé et le cadre contenant la reine est retiré et mis de côté temporairement. Les autres cadres contenant des abeilles sont retirés les uns après les autres et secoués au-dessus d’un entonnoir menant à une cage. Les abeilles d’entre deux et cinq colonies sont rassemblées dans la cage, qui contiendra entre 20 et 22 livres (9 et 10 kg) d’abeilles à la fin du processus. La cage contient une porte permettant de transférer les abeilles dans les paquets. La plupart des producteurs de paquets se trouvent dans six comtés de la vallée Centrale adjacents à la zone de pollinisation des amandiers.
[979] M. Caron a témoigné que les zones sont des aires géographiques. Toutefois, en Californie, les reines et les abeilles destinées aux paquets ne sont pas élevées dans une aire géographique distincte, mais dans un secteur adjacent à la région de culture des amandes. Bien qu’une zone ait été désignée pour les reines (en l’occurrence, le rayon négocié relativement aux abeilles africanisées, actuellement de 30 miles, que M. Caron a qualifié au procès de [traduction] « zone de fait »
), il serait très difficile d’établir une zone pour les paquets d’abeilles. À cet égard, on a présenté à M. Caron un article publié en 2018 auquel il a fait référence dans son rapport et intitulé [traduction] « Accroissement de la distribution des abeilles africanisées en Californie »
,
qui contient une carte de la Californie indiquant la distribution actuelle des abeilles africanisées par comté. Sur une copie de cette carte, il a dessiné les régions de pollinisation des amandiers et de production de reines et de paquets pour illustrer leur chevauchement.
[980] Le rapport de M. Caron traitait aussi de la question du zonage :
[traduction]
Selon Stephen Pernal, un examinateur membre de la deuxième équipe d’évaluation des risques, il serait possible d’adopter une approche par zones pour permettre l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. au Canada. M. Pettis est du même avis. Pas moi. Les colonies d’abeilles provenant de la région de production de paquets d’abeilles du Sud-Est des É.-U. participent à la pollinisation des amandiers en Californie; la région de pollinisation des amandiers se trouve dans la région de la Californie où les paquets d’abeilles sont produits. Le varroa résistant et le petit coléoptère des ruches sont présents dans les deux régions. Je ne vois pas comment il serait possible de délimiter une zone d’exclusion assurant une isolation adéquate étant donné l’ampleur des déplacements des colonies d’abeilles aux É.-U.
M. Pettis mentionne de nouveau le concept des zones dans ses commentaires sur les abeilles africanisées. Il avance que
« le concept des zones est bien établi […] lesproducteurs américains de reines soumettent leurs reproducteurs à une analyse moléculaire visant à déceler la présence de gènes d’abeilles africanisées», ce qui permettrait d’envoyer des reines auCanada en toute sécurité. Contrairement à lui, je ne pense pas que l’approche par zones utilisée pour les reines fonctionnerait pour les paquets, car sa mise en application serait une tâche monumentale. Les abeilles en paquets proviennent d’une centaine de colonies, alors que les reines proviennent d’un nombre limité de colonies de reines mères. (Voir la section ci-dessous sur les paquets d’abeilles.)
[981] Interrogé au procès au sujet de cette partie de son rapport, M. Caron a indiqué qu’il n’était pas d’accord avec M. Pettis et M. Pernal, car selon lui, le zonage implique de délimiter une aire géographique isolée et identifiable. Les producteurs de reines les élèvent dans une telle aire. Cependant, les abeilles des producteurs de paquets, souvent les mêmes personnes, se retrouvent dans le « bol à mélanger »
pendant la pollinisation des amandiers. Les producteurs de paquets achètent aussi des abeilles adultes et des couvains d’autres apiculteurs à la fin de la pollinisation des amandiers. Par conséquent, les producteurs de paquets ne sont pas isolés dans une zone précise comme le sont les colonies productrices de reines. S’il convient que le zonage est une approche applicable aux reines, il considère qu’il n’est pas une option viable pour les paquets d’abeilles.
[982] Au sujet de la certification, M. Caron a témoigné qu’il n’y avait pas de loi fédérale aux É.-U. sur la santé des abeilles. Les États ont leurs propres lois en la matière, qui concernent principalement les abeilles africanisées, bien que certains États ont des règlements sur les organismes nuisibles, comme le petit coléoptère des ruches, et le matériel génétique, comme les gènes d’abeilles africanisées. Certains États ont des programmes d’inspection rigoureux et emploient un inspecteur apicole à temps plein. D’autres États peuvent employer un responsable du programme apicole qui a d’autres responsabilités. Le tiers des États environ n’a pas de programme d’inspection apicole. Par exemple, l’Oregon a mis fin aux inspections en 1992. De nombreux États ont le pouvoir de refuser le permis requis pour déplacer des colonies.
[983] La Californie contrôle les produits agricoles qui doivent faire l’objet d’une approbation ou d’une inspection préalable pour entrer sur son territoire, y compris les abeilles. À la frontière de l’État, les inspecteurs peuvent examiner les semi-remorques, qui transportent entre 400 et 500 colonies. S’ils détectent la présence de petit coléoptère des ruches ou de fourmi rouge de feu, par exemple, ils peuvent empêcher le semi-remorque d’entrer. Toutefois, ils n’ouvrent pas les colonies, et il n’y a pas de dépistage de la présence de varroa ou d’abeilles africanisées.
[984] La première inspection en Californie a lieu quand les abeilles atteignent les lieux de rassemblement, avant d’être transportées dans les vergers d’amandiers. Les inspections varient d’un comté à l’autre. Certains inspecteurs ouvrent les colonies et les inspectent, en particulier celles qui proviennent d’États où les inspections rigoureuses sont rares, voire inexistantes.
[985] En Californie, les inspecteurs agricoles locaux sont employés par les comtés. Leur nombre varie, de même que les saisons où ils effectuent les inspections. Ils ont le pouvoir réglementaire de pénétrer dans les lieux et d’ouvrir les colonies pour les inspecter, principalement pour détecter la présence d’abeilles africanisées. Ils ne déterminent pas directement la charge en varroa, car le varroa ne tombe pas sous le coup de leurs pouvoirs réglementaires. Le rapport d’inspection indique combien de colonies contiennent des abeilles africanisées et tout autre renseignement utile. Il y a aussi une section pour les autres commentaires dans le bas du rapport. Pour aider les apiculteurs dont les colonies sont inspectées, les inspecteurs prennent note des autres problèmes relevés, comme le petit coléoptère des ruches ou les abeilles africanisées. Le rapport d’expert de M. Caron indique toutefois que les pouvoirs réglementaires des inspecteurs d’État ne s’étendent généralement pas à la propagation du petit coléoptère des ruches.
(iii) M. Winston
[986] En ce qui concerne la migration, M. Winston a été interrogé au sujet de sa lettre du 18 mars 2014 à M. Nasr. M. Winston avait été engagé par les provinces du Manitoba et de l’Alberta pour donner son opinion sur l’Évaluation des risques de 2013, et la lettre constituait sa réponse. La lettre indique qu’on avait demandé à M. Winston de produire un rapport sur l’exactitude de l’information et de l’interprétation du niveau de risque, ainsi que de déclarer si, en sa qualité de professionnel, il souscrivait aux recommandations de l’ACIA.
[987] La lettre indique ce qui suit :
[traduction]
L’évaluation des risques de l’ACIA est basée sur une différence fondamentale dans la pratique de l’apiculture aux É.-U. et au Canada : aux É.-U., l’apiculture est nomade, tandis qu’au Canada, elle est généralement sédentaire. Cette différence a une grande influence sur l’évaluation des risques. Étant donnée la nature nomade du secteur de l’apiculture américaine, les organismes nuisibles et les maladies affectant les abeilles se répandent rapidement aux États-Unis et deviennent omniprésents. L’hivernage massif des colonies dans les États du Sud, l’absence de contrôle des déplacements entre États et la faiblesse du programme national de gestion sont d’autres caractéristiques mises en évidence dans le rapport de l’ACIA qui doivent être prises en compte dans toute décision concernant l’importation d’abeilles en provenance des É.-U.
Par comparaison, les mêmes organismes nuisibles et maladies, après leur entrée au Canada, se répandent beaucoup moins vite, et des années, voire des décennies, peuvent s’écouler avant qu’ils deviennent omniprésents. Ainsi, même lorsque des foyers d’organismes nuisibles et de maladies font leur apparition au Canada, il y a lieu de maintenir les mesures de quarantaine pour protéger le reste du secteur.
Le document d’évaluation des risques décrit avec justesse l’importante différence entre le secteur de l’apiculture des deux pays, et évalue et interprète correctement le niveau de risque posé par l’importation de paquets d’abeilles. Les principaux risques liés à l’importation d’abeilles en provenance des É.-U. relevés sont les abeilles africanisées, la loque américaine résistante aux antibiotiques, le petit coléoptère des ruches et le varroa résistant à l’amitraze. Le rapport ne traite pas du syndrome d’effondrement des colonies, avec raison à mon avis, puisque ce problème a plusieurs causes aux É.-U., et que les dangers posés par l’importation de paquets provenant de colonies touchées demeurent méconnus.
Je souscris à l’évaluation de ces quatre risques faite dans le rapport de l’ACIA, quoique je considère que la loque américaine résistante et le varroa résistant à l’amitraze posent un risque légèrement plus élevé.
[988] La lettre traite ensuite de ces quatre risques à tour de rôle.
[989] M. Winston a expliqué qu’une différence fondamentale entre les secteurs canadiens et américains de l’apiculture est la place prépondérante de l’apiculture nomade aux É.-U. La vaste majorité des abeilles aux É.-U. sont déplacées une, deux ou trois fois par année, et parfois plus encore, pour polliniser des cultures partout au pays. Les déplacements commencent en février par le transport de la majorité des abeilles des É.-U. dans une petite région de la Californie pour y polliniser les amandiers. De nombreux autres déplacements un peu partout au pays ont lieu durant la saison de la pollinisation.
[990] Le rapport de M. Winston traite aussi de la migration et de ses effets :
[traduction]
La mobilité globale des colonies est encore plus élevée, car une part considérable des cultures pollinisées sont situées à l’extérieur de la Californie. Morse et Calderone (2000) ont rapporté que 2,5 des 2,9 millions de colonies d’abeilles sont transportées sur de longues distances pour polliniser des pommes, des prunes, des pruneaux, des melons, des légumes, des bleuets, des canneberges, des tournesols et bien d’autres cultures dans de nombreux États des É.-U. De plus, d’innombrables paquets d’abeilles produits par des apiculteurs des États du Sud et de la Californie sont vendus tous les printemps et envoyés aux quatre coins du pays, ce qui engendre encore plus de déplacements et augmente encore davantage les risques de propagation des organismes nuisibles, des maladies et des parasites.
La mobilité généralisée des colonies a une profonde influence sur l’évaluation des risques. Étant donné le caractère nomade du secteur de l’apiculture américaine et la vente de grandes quantités de paquets d’abeilles, les organismes nuisibles, les maladies et les parasites affectant les abeilles peuvent se répandre rapidement aux États-Unis et devenir omniprésents dans le secteur apicole. Par exemple, quand le varroa a été découvert aux É.-U. en 1987, il était déjà présent dans plusieurs États. L’hivernage massif de colonies gardées en étroite proximité dans les États du Sud, l’absence de contrôle des déplacements entre États et la faiblesse du programme national de gestion sont d’autres caractéristiques mises en évidence dans le rapport de l’ACIA à l’époque qui doivent être prises en compte dans toute décision concernant l’importation d’abeilles en provenance des É.-U.
[991] M. Winston a témoigné que l’agriculture nomade a été pratiquée à petite échelle au Canada en 2003, surtout à l’intérieur d’une même province, bien qu’il y ait eu des déplacements de l’Alberta à la Colombie-Britannique et entre des provinces des Prairies aux fins de pollinisation des graines de canola. Dans les Prairies, les abeilles à vocation surtout mellifère sont essentiellement sédentaires. Les organismes nuisibles, les maladies et les parasites se répandent plus lentement dans ces conditions que lorsqu’il y a migration à l’échelle du pays.
[992] Dans son rapport d’expert, M. Winston a remis en question l’idée d’importer des paquets de zones considérées comme indemnes d’infestation par les abeilles africanisées étant donné les nombreux déplacements des colonies d’abeilles partout aux É.-U.
[993] M. Winston a contredit l’affirmation de M. Pettis selon laquelle les producteurs de paquets qui ouvrent une ruche contenant des abeilles africanisées se contenteraient de la refermer et de passer à la prochaine (autrement dit, ils n’utiliseraient pas ces abeilles pour constituer le paquet). M. Winston estime que cette affirmation est hypothétique. Il explique que le comportement des abeilles africanisées est assez variable : elles peuvent être tantôt agressives, tantôt inoffensives. De plus, pendant le secouage des paquets, plusieurs ruches sont ouvertes en même temps et il y a des abeilles partout. Dans ces conditions, il est difficile de repérer les comportements agressifs et de déterminer leur provenance. Il a aussi souligné que des considérations commerciales incitent les producteurs à mettre le plus d’abeilles possible dans les paquets et fait valoir que, dans ce contexte, la décision de ne pas utiliser les abeilles présentant un comportement agressif est un lourd fardeau à faire porter aux producteurs. Pour toutes ces raisons, il n’est pas d’accord avec M. Pettis et considère que le fait de compter sur les apiculteurs pour ne pas utiliser les abeilles présentant un comportement agressif ne constitue pas une mesure d’atténuation valable.
d) Importance de l’apiculture nomade aux É.-U.
[994] Il ressort clairement de la preuve que la nature nomade du secteur de l’apiculture américaine est une question centrale. À la lumière des témoignages d’experts présentés ci-dessus et d’autres éléments de preuve produits au procès, je conclus que la migration des abeilles aux É.-U. fait en sorte que les organismes nuisibles et les maladies se répandent largement et plus rapidement aux É.-U. qu’au Canada, où l’apiculture est plus sédentaire.
e) Importation de reines du Nord de la Californie – certification et zonage obligatoires
[995] C’est un fait admis qu’en février 2003, M. Nasr, l’apiculteur provincial de l’Alberta, a commencé à préparer un protocole pour l’importation sécuritaire de reines en provenance des É.‑U.
[996] En février 2003, au terme de consultations avec d’autres parties, une proposition de protocole a été produite et transmise à l’ACIA et au CCM. Le protocole proposait deux catégories de conditions d’importation. La première concernait la certification de l’exportateur et la seconde, les conditions applicables aux reines importées à leur passage à la frontière (M. Nasr a expliqué que, comme il s’agissait d’une ébauche de protocole, il était question d’entrée en Alberta plutôt qu’au Canada, car le protocole avait été demandé par l’Alberta). La proposition de protocole a fait l’objet de discussions à la réunion de Kelowna.
[997] La Dre Belaissaoui a témoigné que la version définitive des conditions d’importation serait entrée dans le SARI. Ces conditions seraient ensuite intégrées à tous les permis d’importation délivrés pour des reines en provenance des É.-U.
[998] Au procès, on a présenté à M. Nasr un permis d’importation de 8 000 reines en provenance de la Californie datant de 2007. Il a convenu que bon nombre des conditions de sa proposition initiale avaient été intégrées aux conditions du permis. Ces conditions sont les suivantes :
[traduction]
Selected Conditions / Conditions Choisies
8000 REINES ABEILLES
1. Le permis original ou une copie signée du permis et tout autre document nécessaire à l’importation ou à l’exportation d’animaux ou de choses doivent être soumis pour inspection au premier point d’entrée.
2. Seul un inspecteur de l’ACIA peut modifier les conditions énoncées dans le permis. Toute modification apportée au permis par une personne non autorisée entraînera la nullité du permis.
3. Les documents d’exportation accompagnant les animaux ou les choses doivent être délivrés en français ou en anglais.
4. Les documents d’exportation zoosanitaire accompagnant la cargaison doivent décrire clairement les animaux ou les choses et indiquer le pays d’origine. Les documents doivent être produits dans les 45 jours précédant l’exportation par un inspecteur du Service d’inspection de la santé animale et végétale des États-Unis ou par un inspecteur désigné à cette fin par le Service d’inspection et approuvé par un inspecteur officiel du Service d’inspection.
Le numéro du permis d’importation de l’ACIA doit être indiqué sur le certificat d’exportation.
5. L’utilisation du certificat d’exportation suivant a été approuvée par l’AC; toutefois, tout certificat d’exportation zoosanitaire délivré par les services vétérinaires officiels du pays d’origine qui répond aux critères énoncés dans le permis d’importation est aussi acceptable.
Conditions de certification/inspection :
1) Canada, reines abeilles
17 août 2004
6. Si la situation zoosanitaire du pays d’origine change entre la date de délivrance du permis et le moment de l’entrée au Canada, le Canada pourrait refuser l’entrée de la cargaison ou imposer d’autres mesures zoosanitaires ou la réalisation d’épreuves ou de traitements. Les importateurs devront payer tous les coûts additionnels engagés.
7. Le rucher doit être certifié exempt de gènes d’abeilles africanisées selon les modalités suivantes :
Conditions de certification/inspection :
1) L’analyse de l’ADN mitochondrial par amplification en chaîne par polymérase (PCR-ADN), effectuée conformément au protocole suivant, ne doit pas révéler la présence d’Apis mellifera scutellata dans la descendance des reines reproductrices :
L’analyse mitochondriale (PCR-ADN) est effectuée sur des échantillons aléatoires d’abeilles ouvrières qui représentent la descendance des reines reproductrices sélectionnées. L’analyse doit être effectuée dans les 180 jours précédant l’exportation. Une ouvrière issue de chaque reine reproductrice doit être prélevée. Les échantillons peuvent être regroupés et analysés en un seul échantillon si la technique s’y prête. Si l’analyse révèle la présence d’Apis mellifera scutellata, que ce soit dans une abeille individuelle ou dans un groupement d’abeilles, le producteur de reines ne reçoit pas la certification pour exporter ses reines. L’analyse doit être effectuée par un laboratoire agréé ou un laboratoire d’État.
2) La reine est originaire d’un rucher exempt de gènes d’abeilles africanisées de type subsaharien, Apis mellifera scutellata.
Selon les cartes et les programmes de surveillance actuels, les abeilles africanisées n’ont pas été détectées, dans la dernière année, dans un rayon de 100 miles des ruchers dont les reines sont originaires. La cargaison doit être accompagnée d’un certificat délivré par un représentant du département de l’Agriculture de l’État.
8. Le rucher doit être certifié exempt des maladies des abeilles suivantes :
Conditions de certification/inspection :
1) Le protocole suivant révèle que le rucher est exempt de preuves cliniques visibles de la présence de loque américaine, de loque européenne ou de varroa :
Pour l’ensemble des ruchers utilisés pour la production de reines et l’accouplement dont les reines seront exportées, 5 % des colonies ou, si ce nombre est plus élevé, 25 colonies doivent être sélectionnées au hasard et examinées. L’inspection visant à déceler la présence de loque américaine, de loque européenne ou de varroa doit avoir lieu dans les 45 jours précédant l’exportation. Les reines peuvent être exportées si aucune preuve clinique de la présence de loque américaine, de loque européenne ou de varroa n’est trouvée.
Les colonies d’abeilles sont examinées de la façon suivante :
a) L’examen visuel des couvains en vue de déceler les symptômes de la loque américaine ou de la loque européenne est obligatoire. Les colonies utilisées pour la production de reines et les ruchers utilisés pour la reproduction ne doivent contenir aucune preuve clinique visible de la présence de loque américaine ou de loque européenne. Si l’une ou l’autre des maladies est présente, les reines ne peuvent pas être exportées. Au moins trois cadres de couvains par ruche doivent être inspectés.
2) b) Les échantillons d’abeilles doivent faire l’objet d’un lavage à l’alcool (200 à 300 abeilles par colonie). L’échantillon d’abeilles est placé dans un panier et plongé dans une solution d’alcool. Le panier est secoué pendant au moins deux minutes. Si la présence du varroa n’est pas détectée ou si le taux d’infestation est inférieur à 1 % (1 varroa par 100 abeilles testées), les reines peuvent être exportées.
c) Si le taux d’infestation par le varroa est supérieur à 1 %, les colonies des ruchers dont les reines sont originaires doivent être traitées au moyen d’un produit homologué au Canada. Les colonies traitées doivent être testées de nouveau pour confirmer que le taux d’infestation par le varroa est inférieur à 1 % avant que les reines et les accompagnatrices soient prélevées.
9. Les installations doivent être certifiées exemptes de petit coléoptère des ruches (Aethina tumida) selon les modalités suivantes :
Conditions de certification/inspection :
1) Les ruches dont les reines sont originaires et tous les établissements exportateurs sont exempts du petit coléoptère des ruches.
Toutes les installations ayant servi à la production de reines ou à leur exportation au Canada doivent être inspectées par l’inspecteur apicole de l’État pour confirmer qu’elles sont exemptes de petit coléoptère des ruches dans les 45 jours précédant l’exportation.
Après l’inspection par l’inspecteur apicole de l’État, les reines et les accompagnatrices sont attrapées et placées dans des cages à la main. Le rangement des cages dans les conteneurs utilisés pour l’exportation est effectué à l’intérieur, dans un lieu clos inaccessible au petit coléoptère des ruches.
Les installations et les exploitations de l’exportateur sont inspectées selon les besoins par l’inspecteur apicole de l’État.
10. La cargaison doit être accompagnée d’une déclaration signée par l’expéditeur concernant les aliments donnés aux abeilles.
Conditions de certification/inspection :
1) Les aliments donnés aux abeilles pendant le transport ne doivent pas contenir de miel ou, si du miel leur est donné, il doit avoir été traité par irradiation selon le niveau prescrit.
[…]
19. Les termes utilisés dans les documents d’exportation accompagnant les animaux ou les produits doivent être conformes aux définitions établies dans la Loi sur la santé des animaux et le Règlement sur la santé des animaux.
Conditions de certification/inspection :
1) « Rucher » désigne tout lieu appartenant à une exploitation apicole où un groupe de ruches (une colonie) est conservé.
20. Une inspection physique visant à déceler la présence du petit coléoptère des ruches doit être effectuée à l’arrivée au point d’entrée par un inspecteur de l’ACIA ou de l’ASFC.
[999] La Dre Belaissaoui a témoigné que la version définitive des conditions d’importation est communiquée aux pays exportateurs pour qu’ils déterminent en quoi consisterait pour eux un processus de certification pratique et viable. Des négociations ont ensuite lieu afin de produire un certificat définitif acceptable pour toutes les parties. En ce qui concerne l’importation de reines en provenance des É.-U., le Service d’inspection des É.-U. et l’ACIA se sont entendus sur les modalités de la certification. La Dre Belaissaoui a expliqué que les conditions d’importation exigent que le certificat d’exportation soit approuvé par le Service d’inspection des É.-U. Elle a ajouté qu’aux É.-U., les conditions d’importation sont de compétence fédérale, et non étatique. Elles s’appliquent donc à l’ensemble du pays, pas seulement à la Californie.
f) Les demanderesses ont-elles établi que les conditions d’importation et les mesures d’atténuation applicables aux reines en provenance des É.-U. peuvent s’appliquer aux paquets d’abeilles en provenance des É.-U.?
(i) Applicabilité des conditions à [traduction] « l’ensemble des ruchers »
[1000] Les demanderesses font valoir que les mesures d’atténuation appliquée à l’importation de reines en provenance des É.-U. auraient pu l’être à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. Sous l’angle du critère du facteur déterminant, elles affirment que, n’eût été la négligence des défendeurs, qui n’ont pas proposé de mesures d’atténuation applicables aux paquets d’abeilles en provenance des É.-U., elles n’auraient pas subi la perte financière alléguée. Cette question n’a pas été abordée directement dans le rapport d’expert de M. Pettis ni dans son rapport en réponse, à l’exception de ce qui est indiqué ci-dessus au sujet des abeilles africanisées et des tests génétiques et de son avis selon lequel M. Moreau n’avait pas répondu aux commentaires que M. Pernal lui avait adressés concernant le recours au zonage pour prévenir l’importation d’abeilles africanisées.
[1001] À cet égard, des éléments de preuve de sources diverses présentés au procès ont établi que certains éleveurs de reines de Californie sont aussi fournisseurs d’abeilles en paquet. L’avocat des demanderesses a demandé à M. Nasr si les conditions d’exportation de reines en provenance des É.-U. [traduction] « axées sur les éleveurs »
seraient donc remplies d’emblée pour les abeilles en paquet en provenance des É-U. Selon lui, ce ne serait pas le cas, car, comme il l’a expliqué dans son témoignage, les reines et quelques accompagnatrices destinées à l’importation sont prélevées à la main et placées dans une petite cage de transport, ce qui permet de les inspecter. Le petit nombre d’abeilles vient atténuer le risque. Ce n’est pas du tout le cas pour les paquets, qui contiennent un très grand nombre d’abeilles.
[1002] En ce qui concerne la septième condition, soit la certification relative aux abeilles africanisées, l’avocat des demanderesses a demandé à M. Nasr s’il était d’accord qu’elle s’appliquait à [traduction] « l’ensemble des ruchers »
– l’idée étant que la certification fournie par l’apiculteur pour ses reines devrait aussi s’appliquer à ses paquets. Le témoignage de M. Nasr sur ce point était un peu confus, mais je comprends de son argument que les cinq à dix éleveurs de reines du Nord de la Californie sélectionnées pour exporter des reines au Canada sont désignés les éleveurs du groupe. Les ascendants de leurs reines ont subi des tests de dépistage de gènes d’abeilles africanisées. Les éleveurs doivent certifier qu’aucune abeille africanisée n’a été détectée dans un rayon de 100 miles (maintenant 30 miles) des ruches dont les reines sont originaires au cours de la dernière année pour assurer l’innocuité du sperme des mâles qui fécondent les reines, lesquelles s’accouplent librement (plutôt que d’être inséminées artificiellement, elles volent librement et s’accouplent avec les mâles qu’elles rencontrent).
[1003] La même question a été posée à M. Nasr au sujet de la neuvième condition, soit la certification que les installations sont exemptes d’abeilles africanisées. Il a déclaré que l’élevage de reines a lieu dans des ruchers spécialement conçus à cet effet. Pour l’exportation au Canada, le rayon de 100 miles (maintenant 30 miles) doit être respecté, la reine doit être issue de reproducteurs non porteurs de gènes d’abeilles africanisées, un dépistage de la présence du petit coléoptère des ruches doit être effectué et les autres conditions d’importation doivent être remplies. [traduction] « Malgré toutes les conditions que l’apiculteur doit remplir pour que ses installations soient certifiées et l’obligation d’exporter des reines provenant de cette partie de ses installations, il peut quand même utiliser des reines provenant d’ailleurs dans ses installations, où toutes les conditions d’exportation ne sont pas remplies. »
[1004] En contre-interrogatoire, l’avocat des demanderesses a aussi invité M. Caron à se reporter à la septième condition. L’avocat a souligné que M. Caron avait précédemment témoigné qu’il ne pensait pas que les paquets pouvaient être certifiés exempts d’abeilles africanisées. L’avocat lui a toutefois demandé si le respect de la condition d’importation voulant que [traduction] « l’ensemble des ruchers »
soit certifié exempt d’abeilles africanisées pouvait s’étendre aux paquets. M. Caron a expliqué que le permis d’importation de reines n’est valable que pour le rucher dans lequel les reines sont élevées – pas l’ensemble des ruchers de l’apiculteur. Selon l’interprétation de M. Caron du protocole d’importation de reines mis en place, le terme [traduction] « rucher »
désigne « le rucher où les reines ont été élevées, pas l’ensemble des ruchers de l’exploitation ».
M. Caron s’est entretenu avec deux producteurs de reines du Nord de la Californie, qui ont dit n’installer ce qu’ils appellent leurs colonies de reines mères que dans les comtés où ils sont en mesure de respecter les conditions d’exportation. Ils ne prennent pas de telles précautions pour l’ensemble de leur rucher. L’avocat a ensuite posé la même question au sujet de la huitième condition (rucher certifié exempt d’abeilles africanisées et de varroa). Là encore, M. Caron a expliqué que les versions originale (rayon obligatoire de 100 miles) et modifiée (rayon obligatoire de 30 miles) du protocole se rapportent au rucher où les reines sont produites : [traduction] « Ils ne s’appliquent pas à l’ensemble des ruchers de l’exploitation apicole. »
[1005] Ces renseignements sont compatibles avec le témoignage de M. Nasr.
[1006] Ces renseignements le sont aussi avec les éléments de preuve présentés par M. Caron au sujet du zonage de fait, étant donné qu’une zone est une aire géographique isolée et que les producteurs de reines les élèvent dans une telle aire. Selon son témoignage, les colonies utilisées pour la production de paquets ne sont pas isolées dans une seule aire, comme le sont les colonies productrices de reines.
[1007] Il faut également souligner que dans son témoignage direct, M. Caron a indiqué que de nombreuses entreprises produisent et des reines, et des paquets. Les reines sont élevées dans des colonies choisies par le producteur parce qu’elles présentent, selon lui, les meilleures caractéristiques. Ce n’est pas le cas pour les paquets, qui ne nécessitent que des abeilles adultes (ainsi qu’une reine placée dans une cage séparée). Ces abeilles sont élevées dans des colonies de production ou achetées auprès d’autres apiculteurs après la pollinisation des amandiers, quand les colonies sont le plus vigoureuses. En d’autres mots, elles sont exposées aux maladies qui circulent dans le bol à mélanger.
[1008] Je note également qu’en contre-interrogatoire, M. Pettis a confirmé qu’à sa connaissance, il n’y a jamais eu d’évaluation de zonage ni de délimitation de zones pour le secteur de l’apiculture américaine. Il a toutefois mentionné l’exception suivante : [traduction] « Tous les producteurs de reines du Nord de la Californie ont travaillé en groupe et se trouvent à l’extérieur de la zone où les abeilles africanisées sont présentes. »
Cela porte à croire que les producteurs de reins se trouvent dans une aire géographique isolée.
[1009] Dans ses observations finales, l’avocat des demanderesses a avancé que, comme les producteurs de reines sont aussi producteurs de paquets (si l’on considère l’ensemble de leurs ruchers), le respect des conditions du permis d’importation pour les reines implique le respect des mêmes conditions pour les paquets. Cet argument a été répété dans la partie sur le lien de causalité des arguments des demanderesses.
[1010] Toutefois, comme je le mentionne plus haut, les éléments de preuve n’étayent pas cet argument. M. Caron et M. Nasr ont expliqué que les producteurs qui exportent des reines au Canada les élèvent dans des installations séparées géographiquement des installations de production d’abeilles en paquets afin de répondre aux exigences de certification. Leurs témoignages, de même que celui de M. Pettis, indiquent que s’il est vrai que certains apiculteurs du Nord de la Californie produisent à la fois des reines et des abeilles en paquets, ceux qui exportent des reines au Canada ne produisent pas les deux au même endroit.
[1011] Les demanderesses n’ont pas demandé aux témoins de l’ACIA si la certification obligatoire du rucher des fournisseurs de reines en provenance des É.-U. s’applique à [traduction] « l’ensemble des ruchers »,
de sorte qu’elle est valable pour l’importation de reines et d’abeilles en paquets en provenance du même rucher lorsqu’il n’y a pas de séparation géographique entre les lieux de production des deux.
[1012] Je juge que les demanderesses n’ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que les exigences de certification applicables aux reines provenant des É.-U., telles qu’elles sont énoncées dans les permis d’importation, s’appliquent à [traduction] « l’ensemble des ruchers »
, y compris aux installations de production d’abeilles en paquets. Autrement dit, elles n’ont pas établi que ces conditions d’importation constituent des mesures d’atténuation possibles et efficaces en vue de l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U.
(ii) Avis du Dr Zagmutt selon lequel des mesures d’atténuation étaient possibles
[1013] Dans la troisième question de son rapport d’expert, le Dr Zagmutt avance que, dans l’Évaluation des risques de 2003, on n’a pas tenu compte des mesures d’atténuation envisageables qui auraient permis de ramener le risque à un niveau acceptable, ce qui a mené à l’imposition de mesures sanitaires plus restrictives pour le commerce que nécessaire. Le Dr Zagmutt considère que cette omission contrevient à l’Accord SPS et, par conséquent, au Code de l’OIE et au Protocole de l’ACIA.
[1014] Je conclus plus haut que le Code de l’OIE et l’Accord SPS ne s’appliquent pas à la relation entre les demanderesses et les défendeurs. Toutefois, par l’intermédiaire du Protocole de l’ACIA, ils aident à définir la norme de diligence. Pour cette raison, je vais analyser, sous l’angle du lien de causalité, le témoignage du Dr Zagmutt selon lequel des mesures d’atténuation des risques pouvaient être mises en place.
[1015] Le rapport du Dr Zagmutt indique que lorsque les Évaluations des risques ont été effectuées, certaines mesures sanitaires étaient en vigueur au Canada, notamment des mesures de contrôle provinciales pour lutter contre le varroa résistant, la loque américaine résistante et les abeilles africanisées, ainsi que contre le petit coléoptère des ruches à partir de 2006. Il affirme ce qui suit : [traduction] « Pareillement, les É.-U. avaient aussi des mesures sanitaires en vigueur, y compris la certification des cargaisons de reines et de paquets au moyen d’inspections régulières des ruchers visant à déceler la présence des quatre agents pathogènes visés, la destruction des ruches et colonies contenant des abeilles africanisées et la destruction des ruches et colonies atteintes de la loque américaine ou infestées par le petit coléoptère des ruches. Le dépistage du varroa résistant est aussi offert. Les deux pays limitent aussi les déplacements entre certains États et certaines provinces. »
Selon le Dr Zagmutt, ces mesures et la possibilité d’importer des abeilles en provenance d’Australie démontraient que d’autres mesures d’atténuation raisonnables des risques liés à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. étaient possibles.
[1016] La source de l’information au sujet des mesures de contrôles provinciales décrites comme semblables à celles en vigueur aux É.-U., indiquée dans une note de bas de page du rapport, est la suivante : [traduction] « Communication personnelle à l’occasion d’une conversation téléphonique avec M. Jeff Pettis, le 5 février 2021. »
Les notes prises par le Dr Zagmutt durant cet appel ont été déposées en preuve au procès.
[1017] Le Dr Zagmutt a été contre-interrogé au sujet de cet appel au procès. Il a dit qu’il y avait peut-être eu des échanges par courriel après l’appel, mais il n’en était pas certain. Étant donné qu’il aurait inclus ses échanges par courriel avec M. Pettis dans son rapport, il a convenu qu’il n’y avait pas d’autres courriels et que la conversation téléphonique en question était vraisemblablement la seule conversation durant laquelle il avait pris des notes. Toutefois, il a indiqué qu’il y avait peut-être eu un autre appel au cours duquel il n’avait pas pris de notes. Étant donné l’incertitude du Dr Zagmutt concernant ses communications avec M. Pettis, et étant donné que les seules notes au dossier sont celles de l’appel du 5 février 2021, je conclus que le Dr Zagmutt n’a vraisemblablement eu qu’une seule communication avec M. Pettis. Ce fait est important, car le Dr Zagmutt n’est pas un expert en santé des abeilles. Son opinion qu’il existait des mesures d’atténuation possibles du fait des mesures de contrôle provinciales et américaines en vigueur était fondée exclusivement sur l’information reçue de M. Pettis.
[1018] Le Dr Zagmutt a confirmé au procès que les mesures d’atténuation abordées durant l’appel et mentionnées dans ses notes étaient des inspections et des tests de dépistage visant à déceler certains dangers. Toutefois, ses notes sont peu détaillées, et le Dr Zagmutt a affirmé dans son témoignage qu’il n’avait pas noté tous les propos de M. Pettis. L’avocat a demandé si M. Pettis parlait de l’état des choses en 2021 quand il a dit : [traduction] « D
akotas, Floride, Californie, New York, Texas, inspecteur en chef des ruchers, donc, par exemple, 21 inspecteurs partout en Floride à la recherche d’abeilles africanisées et de varroa. »
Le Dr Zagmutt a indiqué que, de mémoire, ce n’était pas le cas. Selon ses souvenirs, M. Pettis a mentionné qu’au moment de l’Évaluation des risques de 2003, et possiblement avant, il y a avait quelque 21 inspecteurs en Floride. Quand on lui a demandé de confirmer que l’information donnée par M. Pettis se rapportait à l’année 2003, le Dr Zagmutt a affirmé qu’à sa connaissance, c’était le cas, mais que l’appel avait eu lieu deux ans auparavant. Il ne pouvait pas confirmer si l’information se rapportait à une période antérieure à l’évaluation des risques, ou postérieure à 2003. Il a dit à l’avocat de poser la question à M. Pettis. Pareillement, quand on l’a interrogé à propos de la partie de ses notes indiquant [traduction] « Canada seulement 1 ou 2 inspecteurs qui sont aussi conseillers agricoles »,
le Dr Zagmutt a été incapable de confirmer la période en cause. Selon lui, ils ont parlé de la période entourant l’Évaluation des risques de 2003, mais la question de savoir si la situation était la même cinq ou dix ans après l’évaluation des risques n’a pas été abordée lors de leur discussion. Au sujet de la note indiquant [traduction] « Alberta, Colombie-Britannique, autres provinces des Prairies en ont plus »,
le Dr Zagmutt ne se souvenait pas si M. Pettis avait indiqué combien de plus. Quand on lui a de nouveau demandé quelle était la période en cause, le Dr Zagmutt a estimé qu’il s’agissait d’une période s’échelonnant d’un an avant 2003 à un an après.
[1019] Le Dr Zagmutt pense avoir discuté de mesures d’atténuation des risques, en particulier des inspections et des tests de dépistage visant à déceler certains dangers. Lorsqu’on lui a demandé si ces discussions se rapportaient à l’Évaluation des risques de 2003, il a répondu qu’elles concernaient [traduction] « la période entourant l’évaluation des risques. Ça aurait pu être plusieurs années avant, ou plusieurs années après ».
[1020] Interrogé au sujet de la partie suivante de ses notes : [traduction] « inspection visuelle pour petit coléoptère des ruches pour tout ce qui entre en Californie : détruire, renvoyer cargaisons »
,
le Dr Zagmutt a confirmé que cette mesure était déjà en vigueur. Selon ses souvenirs, même s’il n’est pas un expert des abeilles, un système de surveillance active avait été instauré dans une région de la Californie, principalement par des acteurs du secteur, selon lui. L’objectif était d’éviter l’introduction du petit coléoptère des ruches dans la région.
[1021] Étant donné que le Dr Zagmutt ne se souvient que vaguement de sa conversation téléphonique avec M. Pettis et que ses notes et son témoignage à ce sujet sont ambigus et peu détaillés, je juge peu convaincants ses notes et son témoignage fondés sur de l’information indirecte. Quoi qu’il en soit, son témoignage n’établit pas que d’autres mesures auraient raisonnablement pu être mises en œuvre pour atténuer les risques liés à l’importation d’abeilles en provenance des É.-U.
[1022] Dans son rapport, en ce qui concerne l’atténuation des risques (la troisième question), le Dr Zagmutt a aussi noté qu’en 2011, le Canada a autorisé l’importation de reines et de paquets en provenance d’Australie, un pays où le petit coléoptère des ruches était présent. Il a fait valoir qu’en prenant cette décision, le Canada a reconnu que les stratégies de gestion des risques suffisaient à réduire à un niveau acceptable le risque que pose le petit coléoptère des ruches pour les abeilles.
[1023] Toutefois, selon les témoignages abondants sur le zonage exposés ci-dessus, je conclus que les zones sont instaurées par les pays exportateurs pour séparer les régions en fonction de leur statut sanitaire. Une surveillance doit être effectuée et des mesures doivent être prises pour prévenir l’entrée de dangers dans les zones indemnes. Comme il est expliqué plus en détail ci‑dessous aux paragraphes 1033, 1034 et 1123, il n’y avait pas de zones aux É.-U. au moment des deux Évaluations des risques. Inversement, l’Australie a transmis à l’ACIA une preuve que l’Australie-Occidentale était indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches et lui a garanti qu’elle le demeurerait grâce aux mesures de contrôle en vigueur. Ainsi, bien que le Dr Zagmutt affirme que l’importation en provenance de l’Australie montre que le Canada [traduction] « reconnaissait que les stratégies de gestion des risques étaient suffisantes pour réduire à un niveau acceptable le risque que pose le petit coléoptère des ruches pour les abeilles »
,
cette affirmation ignore complètement la zone indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches instaurée par l’Australie et les conditions fixées pour l’importation d’abeilles en provenance de cette zone (voir le paragraphe 949 ci-dessus). On ne peut comparer la situation aux É.-U., où aucune zone n’a été instaurée, à celle de l’Australie. Ce que l’importation en provenance de l’Australie démontre, c’est que l’Australie a prouvé au Canada que le zonage effectué pour prévenir l’infestation par le petit coléoptère des ruches était satisfaisant et réduisait le risque d’importation à un niveau acceptable. Elle ne prouve pas que d’autres mesures auraient raisonnablement pu être mises en œuvre pour atténuer les risques liés à l’importation d’abeilles en provenance des É.-U, comme l’avance le Dr Zagmutt.
g) Atténuation de risques précis
(i) Petit coléoptère des ruches
Inspection des paquets d’abeilles pour déceler la présence du petit coléoptère des ruches
[1024] De manière générale, en ce qui concerne les inspections visant à déceler la présence du petit coléoptère des ruches, il est reconnu dans l’Évaluation des risques de 2003 que le prélèvement des reines à la main est une mesure d’atténuation. Au sujet de l’inspection des reines en provenance des É.-U., il est indiqué que [traduction] « les petits coléoptères des ruches adultes se cachent rapidement dans les coins sombres et les fissures quand les ruches sont ouvertes. Il y a peu de chances qu’ils se retrouvent par accident dans les cargaisons contenant des reines et des accompagnatrices prélevées à la main »
. C’est pourquoi la probabilité d’introduction a été jugée faible (globalement, les évaluations de la probabilité d’introduction, de l’exposition et des conséquences ont révélé que le risque posé par le petit coléoptère des ruches était négligeable). Pour les abeilles en paquets, qui ne font l’objet d’aucune mesure d’atténuation, la probabilité d’introduction a été jugée élevée (globalement, les évaluations de la probabilité d’introduction, de l’exposition et des conséquences ont mené à la conclusion que le risque posé par le petit coléoptère des ruches était faible).
[1025] Les demanderesses n’ont pas proposé le prélèvement à la main des milliers d’abeilles contenues dans le paquet comme mesure d’atténuation possible.
[1026] Le prélèvement à la main permet d’inspecter les abeilles destinées à l’exportation et à l’importation. M. Nasr a indiqué dans son témoignage que les reines sont transportées dans de petites cages. La reine et ses quatre accompagnatrices, toutes prélevées à la main, sont placées individuellement dans la cage (une cage de reine a été déposée en preuve au procès). Pareillement, le Dr James a témoigné que le petit coléoptère des ruches est de petite taille, mais visible à l’œil nu. Il serait donc possible de voir les coléoptères dans la cage de la reine, mais pas dans un paquet contenant entre 15 000 et 20 000 abeilles.
[1027] Le rapport de M. Winston indique qu’il faut s’attendre à ce que les paquets d’abeilles s’accompagnent d’un taux considérablement plus élevé d’importation de petits coléoptères des ruches, ce qui était un facteur important dans les Évaluations des risques de 2003 et de 2013. M. Winston a témoigné qu’il y a de fortes chances que les organismes vivants se trouvant dans une colonie ou sur les abeilles elles-mêmes tombent dans la boîte ou dans le paquet au moment du secouage. Interrogé en 2014 à propos de la probabilité que le petit coléoptère des ruches entre au Canada dans les paquets, M. Winston a indiqué que c’était [traduction] «
assez probable »
, et que le coléoptère pouvait passer inaperçu. Il a expliqué que l’inspection visant à déceler la présence du petit coléoptère des ruches à l’entrée au Canada n’est pas une option viable, car les abeilles se massent autour de la reine dans les paquets, ce qui fait que l’inspecteur ne voit que la couche extérieure d’abeilles, mais pas la majorité d’entre elles. De plus, les paquets contiennent des recoins et des fissures dans lesquels les coléoptères peuvent se dissimuler. En outre, M. Winston considère qu’il n’est pas réaliste de s’attendre à ce que les paquets soient inspectés dans les moindres recoins et à ce que chaque paquet soit examiné.
[1028] L’avocat des demanderesses a invité M. Winston à revenir sur son témoignage préalable selon lequel il ne serait pas possible d’inspecter les paquets pour déceler la présence du petit coléoptère des ruches. M. Winston a confirmé qu’il ne pense pas que l’inspection individuelle des paquets est possible. Il serait tout aussi difficile d’examiner et de certifier un sous-échantillon, car les coléoptères sont petits et difficiles à voir dans les paquets. Il a confirmé qu’ils peuvent se dissimuler dans les fissures. Quand on lui a demandé si des méthodes comme des pièges pourraient aider à repérer les petits coléoptères des ruches dans les paquets, M. Winston a répondu que de telles méthodes étaient purement hypothétiques et qu’à sa connaissance, aucune étude scientifiquement valide n’avait été effectuée en 2003 ou en 2014 au sujet des mesures de certification ou d’atténuation. Quand on lui a demandé s’il pensait que l’insertion de pièges dans les paquets serait une méthode d’inspection envisageable pour déceler la présence du petit coléoptère des ruches, il a répondu qu’il lui faudrait voir des données sur l’efficacité des pièges. En l’absence de telles données, il préférait ne pas donner son avis. Je note que la possibilité d’utiliser des pièges comme mesure d’atténuation n’a pas été envisagée plus avant.
[1029] M. Caron a indiqué que les cages des reines sont très petites. Elles peuvent être prises dans la main et examinées. Si la présence de petits coléoptères des ruches est constatée, la cage ne sera ni expédiée ni vendue. Contrairement aux cages, il est impossible d’examiner les paquets pour déceler la présence du petit coléoptère des ruches, car ils sont beaucoup plus gros et contiennent quelque 10 000 abeilles. S’il y a des petits coléoptères des ruches dans une colonie qui est secouée pour en transférer les abeilles dans une boîte, les coléoptères, qui sont plus petits que les abeilles, s’accrocheront aux abeilles adultes. Il n’est pas possible d’exclure les coléoptères par filtrage, car les ouvertures du filtre devraient être assez grandes pour laisser passer les abeilles adultes; les coléoptères pourraient donc aussi passer. M. Caron a affirmé qu’il n’y avait tout simplement pas de façon efficace d’exclure le petit coléoptère des ruches des paquets s’il est présent dans la colonie d’où viennent les abeilles, et que le coléoptère est facilement transporté dans les paquets.
[1030] Ce témoignage établit que la raison d’être de la condition d’importation portant que les reines en provenance des É.-U. et leurs accompagnatrices soient prélevées à la main et placées dans une cage est de faciliter l’inspection visant à déceler la présence du petit coléoptère des ruches, étant donné qu’il est plus facile d’inspecter un petit nombre d’abeilles prélevées à la main. Inversement, il établit aussi qu’il serait très difficile de déceler la présence du petit coléoptère des ruches dans les paquets d’abeilles. Les témoignages de Mme Roberts, du Dr James et de M. Nasr confirment également qu’un principe reconnu en gestion des risques est que le risque tend à croître avec la quantité de marchandises importées (voir le paragraphe 6 de l’article 2.1.3 du Code de l’OIE). Autrement dit, le risque lié à l’importation d’un seul animal diffère grandement de celui lié à l’importation de 100 000 animaux.
[1031] Je conclus ici aussi que les demanderesses n’ont pas établi que la neuvième condition du permis d’importation – la certification que le rucher est indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches – s’applique à [traduction] « l’ensemble des ruchers »
et que la certification est donc valable tant pour les reines que les paquets en provenance des É.-U. produits par le même fournisseur. Qui plus est, et quoi qu’il en soit, je juge que les demanderesses n’ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que les exigences de certification et d’inspection relatives au petit coléoptère des ruches pourraient constituer des mesures d’atténuation possibles et efficaces pour les abeilles en paquets en provenance des É.‑U., qui ne sont pas prélevées à la main et inspectées en petits lots avant le transport.
Le petit coléoptère des ruches : une infestation inscrite sur la Liste de l’OIE
[1032] Depuis 2008, l’OIE recommande d’importer des abeilles provenant d’une zone indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches. En effet, comme il est indiqué ci-dessus, le petit coléoptère des ruches est une infestation inscrite sur la Liste de l’OIE depuis 2008. Il est inscrit dans la catégorie des maladies, infections et infestations des abeilles dans le volume 1 du Code de l’OIE, chapitre 1.2, article 1.2.3, paragraphe 8). Au chapitre 9.4 du volume 2 du Code de l’OIE, intitulé « Infestation par le petit coléoptère des ruches »,
l’article 9.4.6 énonce les recommandations pour l’importation d’abeilles vivantes (ouvrières et faux bourdons et colonies accompagnées ou non de rayons de couvain ou de bourdons vivants). Il indique que les autorités vétérinaires des pays importateurs doivent exiger la présentation d’un certificat vétérinaire attestant que 1) les abeilles proviennent d’un pays ou d’une zone officiellement indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches; 2) les abeilles et le matériel d’accompagnement faisant l’objet de l’expédition ont été inspectés et n’hébergent ni le petit coléoptère des ruches
ni ses œufs, larves ou pupes et 3) le lot d’abeilles est recouvert d’un filet à mailles fines empêchant le passage de tout petit coléoptère vivant.
[1033] Comme les É.-U. n’ont pas instauré de zone indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches ou indemne d’une autre maladie où sont appliqués les mesures de surveillance et le contrôle des déplacements requis par le Code de l’OIE, ils ne sont pas en mesure de fournir la certification requise relativement au petit coléoptère des ruches. Par exemple, quand l’avocat a dit au Dr Kruger que l’ACIA n’a jamais discuté d’une approche par zones concernant le petit coléoptère des ruches avec le Service d’inspection des É.-U. alors qu’une telle zone existait en Australie, le Dr Kruger a répondu que les É.-U. n’avaient pas de zone indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches, à l’exception de l’État d’Hawaï. M. Pettis, le témoin expert en santé des abeilles des demanderesses, a confirmé qu’à sa connaissance, il n’y a jamais eu d’évaluation de zonage pour le secteur de l’apiculture américaine et qu’une telle zone n’existait pas (sauf pour les producteurs de reines américains qui, en tant que groupe, sont à l’extérieur de la zone où se trouvent les abeilles africanisées).
[1034] Le Dr Zagmutt a reconnu qu’il ne savait pas si l’autorité compétente des É.-U. avait déjà établi une zone pour les abeilles.
[1035] Toutefois, selon lui, l’extrait suivant des Considérations générales du Guide pour l’utilisation du Code sanitaire pose un postulat applicable à l’ensemble du Code de l’OIE : « Les recommandations du Code [de l’OIE] font seulement référence aux conditions sanitaires auxquelles le pays exportateur doit répondre et partent du postulat que la maladie n’est pas présente dans le pays importateur ou qu’elle y est soumise à un programme de contrôle ou d’éradication. »
Il a reconnu que l’article 9.4.6 du Code s’applique aux abeilles et recommande que le pays importateur exige la présentation d’un certificat vétérinaire international attestant que les abeilles proviennent d’un pays ou d’une zone officiellement indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches. Toutefois, il a affirmé que cet article [traduction] « v
ise »
les pays qui sont indemnes de maladie ou qui ont un programme officiel de contrôle. Quand on lui a demandé s’il savait que les É.-U. n’étaient pas indemnes d’infestation par le petit coléoptère des ruches, il a répondu qu’il parlait du Canada (alors que la certification visée à l’article 9.4.6 doit provenir du pays exportateur). En outre, selon son interprétation, l’article 9.4.6 fixe la norme que le pays peut accepter sans effectuer d’évaluation des risques, mais cette norme, comme toutes celles du Code de l’OIE, part du postulat que le pays importateur est indemne de la maladie ou dispose d’un programme officiel de contrôle pour la maladie. Le Dr Zagmutt semblait avancer que, comme le Canada n’a pas de programme officiel de contrôle, il n’était pas loisible à l’ACIA d’exiger la certification. Le Dr Zagmutt était d’avis que le contrôle des déplacements des abeilles exercé par les provinces du Canada ne constitue pas un programme de contrôle.
[1036] À cet égard, je note qu’à la deuxième question de son rapport d’expert, le Dr Zagmutt a avancé que la section sur l’identification des dangers dans les Évaluations des risques était erronée, car les abeilles africanisées sont une espèce invasive, et non un agent pathogène, et parce que le varroa résistant et la loque américaine résistante étaient déjà présents au Canada, mais ne faisaient pas l’objet d’un programme de surveillance fédéral. Le Dr Zagmutt était d’avis que l’hypothèse de l’ACIA selon laquelle le varroa résistant et la loque américaine résistante sont moins prévalents au Canada qu’aux É.-U. est erronée, tout comme l’hypothèse que le contrôle des mouvements imposé par les provinces est efficace tandis que les mesures de contrôles équivalentes (de l’avis du Dr Zagmutt) aux É.-U. sont inefficaces. Toutefois, comme il est expliqué ci-dessus, au procès, les demanderesses ont abandonné la deuxième question et leurs allégations de négligence concernant l’identification des dangers dans les Évaluations des risques. Par conséquent, l’opinion du Dr Zagmutt quant aux conséquences de l’absence d’un programme de contrôle officiel pour le petit coléoptère des ruches n’est plus pertinente.
[1037] Cela dit, je note également que dans le Code de l’OIE, le « programme officiel de contrôle »
s’entend d’un « programme agréé, et géré ou supervisé, par l’Autorité vétérinaire d’un pays afin de contrôler un vecteur, un agent pathogène ou une maladie, en appliquant des mesures spécifiques sur l’ensemble de ce pays ou seulement dans une zone ou un compartiment donné(e) de son territoire »
(en italique dans l’original).
[1038] L’absence de programme officiel de contrôle national en place au Canada au moment des Évaluations des risques ne semble pas être contestée, ce qui est reconnu dans l’Évaluation des risques de 2003 : [traduction] « À l’exception de l’interdiction d’importation fédérale, il n’y a aucun programme fédéral de prévention des maladies des abeilles en place. Des centres de recherche fédéraux effectuent des recherches limitées sur ce sujet. La quasi-totalité des responsabilités en matière de prévention et de surveillance à l’égard des abeilles incombe aux gouvernements provinciaux. »
L’Évaluation des risques de 2013 indique ce qui suit : « Les gouvernements provinciaux disposent de pouvoirs législatif et réglementaire et ont mis en place des programmes afin de prévenir et d’enrayer la propagation des maladies affectant l’abeille, en étroite collaboration avec l’ACIA. »
L’exposé conjoint partiel des faits indique que le dernier programme national de surveillance de la santé des abeilles au Canada remonte à 2000.
[1039] Je note toutefois que les Considérations générales du Guide pour l’utilisation du Code sanitaire, invoquées par le Dr Zagmutt, ne parlent pas de « programme
officiel de contrôle »
, mais de « programme de contrôle ou d’éradication ».
Je ne suis donc pas convaincue que les Considérations générales font référence au terme « programme
officiel de contrôle »
. (Toutefois, le paragraphe 2) de l’article 5.1.2 du Code de l’OIE indique que le certificat vétérinaire international ne doit pas prévoir de garanties sur l’absence d’agents pathogènes ou de maladies animales qui sont présents sur le territoire du pays importateur et qui ne font l’objet d’aucun programme officiel de contrôle.)
[1040] Durant son interrogatoire principal, Mme Roberts a été invitée à se reporter au chapitre 4.14 du Code de l’OIE, intitulé « Contrôle sanitaire officiel des maladies des abeilles »
. L’avocat lui a demandé de répondre à l’avis du Dr Zagmutt selon lequel le programme de contrôle doit relever de l’autorité compétente et que, de ce fait, les programmes de contrôle provinciaux ne respectent pas les lignes directrices de l’OIE. Mme Roberts n’était pas d’accord avec lui, car, selon elle, un programme de contrôle peut être exécuté de différentes façons, par différents ordres de gouvernement et par différentes personnes si l’autorité compétente supervise l’exécution par les provinces. Cela vaut pour le contrôle sanitaire officiel des maladies des abeilles visé à l’article 4.14.2 du Code de l’OIE, qui indique que dans « chaque pays ou région »,
le contrôle sanitaire officiel des maladies des abeilles doit s’appuyer sur une organisation comportant les éléments énoncés. Mme Roberts était d’avis que si les programmes d’une province, qui a sa propre législation et ses propres responsables, sont pour l’essentiel conformes aux normes mondiales (de l’OIE), de telles mesures de contrôle sanitaires « décentralisées »
peuvent constituer un programme de contrôle.
[1041] Mme Roberts a aussi été invitée à consulter le chapitre 1.6, intitulé « Procédures d’auto-déclaration par un membre et de reconnaissance officielle par l’OIE »
. Quand on lui a demandé s’il existait des programmes officiels de contrôle de maladies précises, Mme Roberts a confirmé que c’était le cas. Elle a expliqué que certaines maladies, comme la fièvre aphteuse, ont de telles conséquences à l’échelle mondiale que des programmes officiels sont mis en place pour les contrôler. Le pays qui souhaite démontrer qu’il est indemne d’une maladie peut soumettre à l’examen de l’OIE un dossier d’information à cet effet. Si la demande est acceptée, l’OIE reconnaît officiellement que le pays (ou la zone) est indemne de la maladie. Lorsqu’on lui a demandé si les programmes de contrôle en l’espèce tombaient sous le coup du chapitre 1.6, Mme Roberts a répondu [traduction] : « Pas pour les abeilles, non. Ce ne sont pas des programmes officiels de contrôle. »
Elle a aussi confirmé que les exigences susmentionnées applicables aux programmes officiels de contrôle ne s’appliquaient pas aux abeilles.
[1042] La Dre Dubé a aussi indiqué, dans le contexte de l’identification des dangers, qu’elle considère que le chapitre 1.6 s’applique aux graves maladies à déclaration obligatoire. Selon son interprétation, le chapitre 4.15 (maintenant 4.14), intitulé « Contrôle sanitaire officiel des maladies des abeilles »
, permet l’application des programmes de contrôle visés dans ce chapitre par l’autorité vétérinaire ou une autre autorité compétente du pays ou d’une région du pays. Par conséquent, l’ACIA considère que le chapitre 4.15 (maintenant 4.14) permet au Canada de se fier à la surveillance réglementaire exercée par les provinces à l’égard des programmes de contrôle visant les abeilles. Selon l’information transmise à l’ACIA par le passé, des programmes de contrôle provinciaux étaient en place pour prévenir l’introduction et la propagation du petit coléoptère des ruches au Canada.
[1043] Je note également que, comme il est expliqué plus bas aux paragraphes 1127 à 1131 dans le contexte de l’importation de reines en provenance d’Hawaï après que la présence du varroa y eut été découverte, le Service d’inspection des É.-U. a accepté de maintenir les conditions d’importation relatives à la loque américaine et à la loque européenne. Il a aussi demandé de l’information sur les lois et règlements provinciaux ainsi que les règlements fédéraux concernant les abeilles. L’information a été transmise, et le Dr Kruger a noté que le varroa est désigné comme organisme nuisible dans tous les règlements provinciaux, et qu’aux termes de toutes les lois provinciales, les déplacements d’abeilles sont conditionnels à l’obtention d’un permis fixant des restrictions. Le Service d’inspection des É.-U. a accepté les conditions d’importation des reines en provenance d’Hawaï proposées par le Canada. Cela porte à croire que le Service d’inspection des É.-U. considérait les exigences provinciales relatives aux déplacements comme un programme de contrôle lors de la négociation des conditions.
[1044] Étant donné ce qui précède, je ne peux souscrire à l’affirmation des demanderesses selon laquelle le Canada ne peut se fonder sur l’article 9.4.6 du Code de l’OIE pour exiger que les É.‑U. certifient que les abeilles importées proviennent d’un pays ou d’une zone officiellement indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches. Cette affirmation repose sur le fait que le Canada n’a pas de « p
rogramme officiel de contrôle »
pour le petit coléoptère des ruches et que les programmes de contrôle provinciaux ne comptent pas comme des programmes de contrôle; toutefois, je considère le témoignage de Mme Roberts sur ce point plus convaincant que celui du Dr Zagmutt. Mme Roberts a fait carrière dans le domaine de la réglementation. Par exemple, elle s’occupe d’analyse des risques depuis 2007. Elle était alors agente scientifique au Centre d’épidémiologie et d’analyse des risques de l’Agence des laboratoires vétérinaires du ministère de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales du Royaume-Uni. En 2008, elle s’est jointe à l’équipe mondiale de santé animale, qui effectue de l’analyse prospective et des évaluations des risques relativement aux foyers de maladies partout dans le monde et évalue les risques pour l’importation et l’exportation. Elle a aussi donné des formations sur la gestion des risques dans des organismes du Royaume-Uni et de l’Union européenne. En 2013, elle est devenue agente scientifique principale dans le même ministère. Au moment du procès, elle était conseillère stratégique, scientifique et des risques au sein de l’équipe de lutte contre les maladies exotiques du ministère de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales. À ce titre, elle fournissait des conseils scientifiques et en matière de politiques au vétérinaire en chef et à son équipe au sujet des maladies exotiques qui affectent les animaux. Elle a affirmé être l’évaluatrice intergouvernementale des risques liés à la santé animale pour les importations et le commerce en général. Elle est membre du groupe Santé et bien-être des animaux de l’Autorité européenne de santé des aliments et doit à ce titre, avec ses collègues, valider toutes les évaluations des risques réalisées pour la Commission européenne. Elle est aussi membre du Centre collaborateur en analyse des risques et modélisation de l’OIE. Enfin, elle donne des formations en évaluation des risques au nom de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations unies.
[1045] Étant donné l’assertion des demanderesses selon laquelle la situation zoosanitaire n’est plus pertinente, je n’ai pas besoin de me pencher sur la situation du petit coléoptère des ruches au Canada. Je note toutefois que le Dr Kruger a témoigné que le coléoptère avait été détecté au Québec en 2008, mais qu’il n’était pas devenu endémique. Sa présence avait été décelée en Alberta et au Manitoba en 2006 (des analyses d’ADN ont révélé qu’il était originaire de l’Australie). Ces provinces ont réussi à l’éradiquer et il n’est pas devenu endémique. Ce sont les seuls cas dont il avait connaissance.
[1046] Toutefois, en septembre 2010, M. Kozak, l’apiculteur provincial de l’Ontario, a informé l’ACIA que le petit coléoptère des ruches avait été découvert dans le comté d’Essex, à l’extrémité sud-ouest de la province. Dans son témoignage, M. Kozak a décrit en détail les mesures prises en réponse par le personnel du ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Affaires rurales de l’Ontario, qui sont aussi rapportées dans le Compte rendu de 2010 de l’ACPA et dans le Rapport sur le petit coléoptère des ruches en Ontario ‒ 2011 [le Rapport de 2011], qu’il a préparé. Le personnel a notamment effectué le plus grand nombre d’inspections possible avant la fin de la saison, en collaboration avec des épidémiologistes et des spécialistes du suivi et de la cartographie de la distribution des organismes nuisibles et des maladies. Une fois la cartographie effectuée, la totalité du comté d’Essex et une partie du comté voisin (Chatham-Kent) ont été placées en quarantaine. Les ruchers où le petit coléoptère des ruches a été découvert ont été confinés (les apiculteurs ne pouvaient pas déplacer les colonies et l’équipement connexe), et certains ruchers ont été vidés de leur population (toutes les colonies ont été détruites) ou déplacés dans la zone de quarantaine. Le Rapport de 2011 contient une carte de la zone de quarantaine. M. Kozak a aussi fait référence au rapport sur les activités de dépistage du petit coléoptère des ruches pour la saison d’apiculture 2017 en Ontario, intégré au Compte rendu de 2017 de l’ACPA, qui décrit les activités et les protocoles employés par l’Ontario en réponse. Il contient un tableau indiquant où le petit coléoptère des ruches a été observé en Ontario au cours d’une période de sept ans et les mesures prises dans chaque cas (p. ex. ordonnance de confinement, destruction intégrale, déplacement et plans de biosécurité). Le comté d’Essex est demeuré en quarantaine jusqu’en 2019. Dans ses commentaires sur l’Évaluation des risques de 2013, M. Kozak a indiqué que, malgré les incursions du petit coléoptère des ruches dans certaines régions du Canada (trois incidents : au Manitoba, en Alberta et au Québec), les programmes et les stratégies mis en place ont permis d’atténuer le risque d’incursions subséquentes. Il a affirmé que, parce que des mesures réglementaires ont été prises, le petit coléoptère des ruches n’a pas réussi à s’établir (il n’est pas devenu endémique). Par conséquent, bien que le petit coléoptère des ruches soit présent au Canada, les éléments de preuve démontrent que les programmes de contrôle sanitaire provinciaux ont réussi à prévenir sa propagation.
Conclusion sur le petit coléoptère des ruches
[1047] Pour clore le chapitre du petit coléoptère des ruches, j’estime que les demanderesses n’ont pas établi que la neuvième condition du permis d’importation – la certification que le rucher est indemne d’infestation par le petit coléoptère des ruches – s’applique à [traduction] « l’ensemble des ruchers » et que la certification est donc valable tant pour les reines que pour les paquets en provenance des É.-U. produits par le même fournisseur. Les demanderesses n’ont pas non plus établi, selon la prépondérance des probabilités, que les exigences de certification et d’inspection relatives au petit coléoptère des ruches seraient des mesures d’atténuation possibles et efficaces pour les abeilles en paquets en provenance des É.-U., qui ne sont pas prélevées à la main et inspectées en petits lots avant le transport. Qui plus est, il a été prouvé qu’au moment de l’Évaluation des risques de 2003, le petit coléoptère des ruches était considéré comme un danger et, par conséquent, se trouvait sur la liste proposée de maladies à notification immédiate de l’ACIA. Le petit coléoptère des ruches est une maladie à notification immédiate au Canada depuis 2003, comme en témoigne sa présence à l’annexe VII du RSA. Il est aussi une affection inscrite sur la Liste de l’OIE depuis 2008. Par conséquent, l’OIE recommande d’importer uniquement des abeilles qui proviennent de régions indemnes d’infestation par le petit coléoptère des ruches. Les É.-U. n’en sont pas indemnes et n’ont pas établi de zone d’exportation indemne. Bien que le petit coléoptère des ruches se soit établi dans certaines régions du Canada, il fait l’objet de programmes de contrôle provinciaux qui ont permis de limiter sa propagation. Il n’est donc pas endémique au Canada. Les É.-U. n’ont pas contesté le recours des provinces au contrôle des déplacements pour contrer d’autres dangers. Pour ces motifs, j’estime que les demanderesses n’ont pas établi qu’il aurait été possible et efficace d’appliquer à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.-U. les exigences de certification et d’inspection relatives au petit coléoptère des ruches appliquées aux reines en provenance des É.-U. (ou toute autre mesure d’atténuation). Par conséquent, j’estime que les demanderesses n’ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a ou qu’il y avait des mesures d’atténuation possibles relativement au petit coléoptère des ruches. Il n’est donc pas satisfait au critère du facteur déterminant pour ce qui est du petit coléoptère des ruches.
(ii) Abeilles africanisées
[1048] Je prends un moment pour réitérer que, bien que du temps et des efforts aient été consacrés au procès à rassembler des éléments de preuve en vue de déterminer si les dangers, y compris les abeilles africanisées, avaient été correctement identifiés dans les Évaluations des risques, cette question a été exclue dans les assertions. Par conséquent, je ne traite pas de cette question et des éléments de preuve s’y rapportant dans les présents motifs.
[1049] Qui plus est, j’ai traité de certaines mesures d’atténuation proposées relativement aux abeilles africanisées. Je conclus notamment que la certification à l’ensemble des ruchers, si elle est une condition d’importation valable pour les reines en provenance des É.-U., ne serait pas une mesure d’atténuation possible et efficace pour les paquets d’abeilles en provenance des É.-U.
[1050] Néanmoins, j’examine plus en détail ci-dessous les tests de dépistage de gènes d’abeilles africanisées.
[1051] Dans son rapport en réponse, M. Pettis est revenu sur son avis selon lequel l’ACIA n’a pas respecté le Code de l’OIE (comme je l’explique plus haut, je conclus qu’il n’a pas compétence sur ce point). Dans ce contexte, il a fait valoir qu’une approche par zones aurait permis d’atténuer le risque posé par les abeilles africanisées, car [traduction] « le Canada importe des reines en provenance de la Californie qui sont soumises à un régime de tests génétiques. Les “reines mères”, soit les reines qui donnent naissance aux autres reines, subissent des tests de dépistage de l’africanisation. Les reines mères testées produisent des milliers de reines filles, qui vont ensuite s’accoupler avec les mâles environnants. »
M. Pettis est d’avis que la crainte de M. Winston – des mâles africanisés pourraient entrer au Canada dans des paquets d’abeilles – n’est pas fondée. En effet, bien qu’il y ait effectivement des mâles africanisés dans la région de la Californie où les reines sont élevées, les reines exportées demeurent [traduction] « de haute qualité »
grâce aux tests génétiques. Il a de nouveau affirmé qu’une approche par zones faisant usage de méthodes de test similaires aurait été possible pour les abeilles, mais que l’ACIA n’a jamais envisagé cette option (je traite de cette affirmation plus loin).
[1052] Dans son rapport d’expert, M. Caron n’était pas d’accord avec M. Pettis pour dire que l’analyse moléculaire effectuée pour détecter les gènes d’abeilles africanisées dans les reines en provenance des É.-U. fait en sorte que l’approche par zones pourrait fonctionner pour les paquets. Il s’agirait selon lui d’une [traduction] « tâche monumentale
»
, car les abeilles en paquets proviennent de centaines de colonies, alors que les reines sont issues d’un nombre limité de colonies de reines mères.
[1053] M. Caron est revenu sur ce point au procès et a fait valoir que la certification relative aux abeilles africanisées ne peut pas s’appliquer aux paquets. En effet, les abeilles d’un paquet peuvent être issues d’une, deux, trois ou quatre colonies différentes. Les reines certifiées non porteuses de gènes d’abeilles africanisées proviennent de colonies de reines mères, soit des colonies utilisées pour produire des reines. Inversement, les reines des colonies servant à produire des abeilles pour les paquets peuvent provenir de ces mêmes colonies, ou de toute autre colonie, et il arrive qu’elles soient remplacées. M. Caron a expliqué que les reines s’accouplent avec une douzaine de mâles, voire plus. Il est donc possible qu’elles soient fécondées par le sperme d’un mâle africanisé (je note toutefois que, selon M. Pettis, comme une reine s’accouple avec 8 à 20 mâles, l’accouplement avec un ou deux mâles africanisés ne suffirait pas à rendre une colonie agressive). M. Caron a reconnu que les éleveurs de reines peuvent relâcher une immense quantité de mâles européens au moment de l’accouplement des reines, mais affirme que cette méthode a des résultats mitigés. Les meilleurs éleveurs s’efforcent d’exercer un contrôle sur leurs reproducteurs en élevant aussi des colonies productrices de mâles, qu’ils placent dans l’aire d’accouplement des reines. Ce ne sont toutefois pas tous les producteurs de reines qui le font.
[1054] Outre ses réserves quant à la faisabilité de faire passer des tests aux abeilles en paquet, M. Winston a aussi exprimé des doutes quant à l’exactitude des tests. Par exemple, dans son examen de l’Évaluation des risques de 2013 datée du 18 mars 2014 et envoyée à M. Nasr, M. Winston a écrit qu’il [traduction] « serait difficile de déceler [la présence d’abeilles africanisées] dans les paquets, car les tests coûtent cher et ne sont pas toujours assez précis ».
Quand on lui a demandé au procès s’il serait possible de déceler la présence d’abeilles africanisées dans les paquets, il a répondu : [traduction] « Ce serait difficile. Il
existe plusieurs tests de dépistage de l’africanisation, mais ils ne sont pas toujours fiables. »
Il a aussi évoqué la possibilité que les paquets remplis par secouage contiennent des mâles africanisés, qui pourraient se reproduire avec des reines canadiennes.
[1055] Au procès, M. Pernal a parlé d’un courriel qu’il avait envoyé le 20 mars 2003 au comité d’importation de l’ACPA, dans lequel il était question du dépistage de gènes d’abeilles africanisées dans les abeilles en provenance des É.-U. M. Pernal convient que les tests d’ADN mitochondrial permettent seulement de déterminer si l’ADN maternel est affecté par l’africanisation. Ils ne donnent aucune information au sujet de l’introgression des allèles africanisés provenant de mâles (lorsqu’une reine s’accouple avec un mâle hybride) ce qui, selon le courriel, pourrait être un problème dans les aires d’accouplement des reines en Californie. Il mentionne ensuite la possibilité d’effectuer des tests sur des matrices de microsatellites nucléaires, ce qui permettrait d’obtenir de l’information sur le matériel génétique hérité des deux parents. Toutefois, ces tests sont plus chers, nécessitent davantage d’échantillons que les tests d’ADN mitochondrial (qui nécessitent seulement d’analyser une abeille par source de reines) et fournissent de l’information pour une population. À l’époque, ces tests n’étaient pas utilisés à des fins de surveillance aux É.-U.
[1056] Je juge que les réserves quant à la faisabilité et à l’exactitude des tests de dépistage des gènes d’abeilles africanisées renforcent ma conclusion susmentionnée selon laquelle le zonage et la certification n’auraient pas été une méthode d’atténuation raisonnablement possible pour les abeilles africanisées.
[1057] Enfin, dans leurs observations finales, les demanderesses ont avancé que le remplacement des reines permettrait de réduire les risques liés aux abeilles africanisées. M. Pettis a témoigné que le remplacement de la reine d’une colonie agressive par une autre reine issue de reproducteurs plus doux ou de meilleure qualité pourrait réduire les risques liés aux abeilles africanisées, car, en trois à six semaines, les abeilles agressives seraient remplacées par sa progéniture. Cette méthode ne permet toutefois pas de prévenir l’introduction ou la propagation du danger au Canada. Elle suppose que les abeilles africanisées entreraient au Canada et que les risques seraient atténués rapidement par le remplacement des reines des colonies agressives. Il me semble raisonnable que l’ACIA n’ait pas considéré cette méthode comme une mesure d’atténuation viable.
(iii) Loque américaine résistante
[1058] Rappelons la description énoncée par M. Winston de la loque américaine et de son traitement, qui constitue un résumé utile :
[traduction]
La loque américaine est causée par la bactérie Paenibicillus larvae, dont les spores affectent l’abeille domestique à son stade larvaire. Elle est très contagieuse. Une fois que les spores bactériennes ont infecté une larve, la maladie tue l’abeille immature, qui se dessèche en une écaille foncée pouvant contenir plus de deux milliards de spores tenaces susceptibles de contaminer l’équipement d’apiculture pendant des décennies. Les abeilles adultes, voulant purger la ruche des larves en décomposition, contaminent leur gueule et tube digestif et disséminent les spores dans le nid en partageant de la nourriture avec d’autres abeilles, dont les nourrices, chargées de nourrir les larves (ACPA 2013).
Si elle n’est pas traitée, la loque américaine se propage rapidement et mène à la mort de la colonie. La maladie se répand à d’autres colonies et ruchers par diverses voies, tout particulièrement le vol, la dérive, l’échange d’équipement contaminé et la consommation de miel ou de pollen contaminé. Le traitement habituel consiste à donner de l’oxytétracycline (Oxy), pour prévenir les infestations, mais aussi pour les réprimer. Or, dans ce dernier cas, les colonies pourraient être quand même infectieuses, car l’antibiotique n’agit pas sur les spores. Vu l’usage répandu et substantiel de l’Oxy, il est surprenant que la résistance ne soit pas apparue plus tôt. Toutefois, dans l’Évaluation des risques de 2003 menée par l’ACIA, la loque américaine résistante était devenue une préoccupation.
[1059] Le rapport de M. Pettis décrit aussi la loque américaine comme une maladie bactérienne très contagieuse qui se propage par des spores qui sont susceptibles de subsister dans l’environnement pendant de nombreuses années. Selon le témoignage de M. Pettis, la loque américaine est assez facile à détecter sur le terrain, à la vue et à l’odorat, par l’apiculteur américain moyen.
[1060] Dans son rapport d’expert, M. Caron a décrit la loque américaine comme une maladie bactérienne et la maladie la plus grave pour les abeilles à l’échelle mondiale. Si elle n’est pas traitée, elle tue rapidement toute une colonie. Les spores peuvent subsister pendant des décennies et résistent aux antibiotiques. Selon le témoignage de M. Caron, la majorité des apiculteurs qui détectent la loque américaine dans leurs colonies ne savent pas si elle est résistante ou non, et les exploitants à grande échelle donnent régulièrement des antibiotiques à leurs abeilles pour empêcher l’expression de la maladie (sa croissance végétative dans leurs colonies). De même, M. Winston a déclaré que les spores de la loque américaine peuvent être présentes, même si les symptômes ne sont pas exprimés.
[1061] L’absence de symptômes exprimés et la distinction entre la loque américaine et la loque américaine résistante importent à l’inspection et à la certification. Selon le rapport de M. Caron, à l’époque de l’Évaluation des risques de 2003, la loque américaine résistante était signalée à beaucoup d’endroits aux É.‑U., mais sa fréquence (prévalence) était inconnue, car sa présence ne faisait pas l’objet d’une surveillance uniforme. Les États s’étant dotés de pouvoirs réglementaires d’inspection surveillaient la loque américaine, et non sa forme résistante. Selon le témoignage de M. Caron, la loque américaine résistante n’a jamais fait l’objet d’un signalement distinct aux É.‑U. Son rapport indique que, dans les cas où l’État procède à des inspections, les tests ne servent pas à détecter la loque américaine résistante.
[1062] Un autre passage du rapport de M. Caron est ainsi rédigé :
[traduction]
On peut présumer que le déplacement des colonies, notamment pour la pollinisation des amandiers, placerait temporairement les colonies infectées par la loque américaine résistante à proximité des colonies des producteurs d’abeilles en paquet de la Californie. L’échange d’abeilles adultes ou de couvain entre les apiculteurs de pollinisation et les producteurs d’abeilles en paquet risque de favoriser la propagation. Comme les abeilles en paquet proviennent de diverses colonies, il n’est pas possible de procéder à la surveillance pour détecter la loque américaine résistante.
[1063] Au sujet de l’inspection, l’avocat des demanderesses renvoie M. Winston à une étude qui date de 1966, publiée par P. Pankiw et J. Corner [Pankiw & Corner 1966] qu’il mentionne dans son rapport d’expert. Cette étude s’intéressait à la possibilité de transmission de la loque américaine par des abeilles en paquet. Dans le cadre de l’étude, les chercheurs ont mis en paquet des abeilles provenant de colonies infectées et de colonies non infectées. Les paquets formés à partir de colonies qui ne démontraient pas la présence de la loque américaine ont mené à des ruches sans loque américaine. Par contre, quatre des six paquets formés à partir de colonies infectées ont mené à des ruches où la loque américaine était exprimée. L’avocat des demanderesses a soutenu que l’étude démontrait que le risque de propagation que présentait une colonie infectée par la loque américaine par le truchement de paquets [traduction] « n’est pas absolu »
. M. Winston a affirmé que cette étude a mené à la conclusion que quatre des six démontraient la présence exprimée de la loque américaine. L’avocat a signalé que l’une des conclusions issues du rapport recommandait l’inspection serrée des colonies avant l’empaquetage. On a suggéré à M. Winston qu’il s’agissait d’une condition relativement simple à adopter pour atténuer le risque de propagation de la loque américaine par le truchement de paquets, car une telle inspection ne serait pas compliquée. M. Winston n’était pas prêt à dire que ce ne serait pas compliqué. Selon lui, l’inspection est assez laborieuse, nécessite le recours à un inspecteur compétent et, ce qui importe à mon sens, le résultat peut varier grandement si des antibiotiques masquent la présence de la loque américaine. La loque américaine peut avoir infecté des abeilles, mais ne pas se manifester dans la colonie.
[1064] Quant à l’étude Pankiw & Corner 1966, elle est mentionnée dans la partie concernant l’évaluation des risques de propagation et d’exposition dans l’Évaluation des risques de 2003. Elle étaye la conclusion quant au risque de propagation de la loque américaine découlant d’une colonie infectée utilisée dans la formation de paquets d’abeilles. M. Pettis n’ajoute pas foi à l’étude Pankiw & Corner 1966 au motif que cette dernière n’a pas été reproduite et qu’elle ne faisait pas appel à des paquets témoins pour la vérification de la contamination de l’équipement utilisé dans la région où les tests avaient été effectués. M. Caron était d’accord pour dire que l’échantillon était plutôt réduit, mais a signalé que l’étude avait été publiée dans une revue scientifique à comité de lecture portant sur la recherche sur les abeilles. Il était d’avis qu’il était raisonnable pour l’ACIA d’en tenir compte dans l’Évaluation des risques de 2003. En fin de compte, bien que ce rapport ait occupé une bonne partie des débats au procès, sa teneur et l’importance que lui a accordée l’ACIA concernent la teneur ou le bien-fondé de l’Évaluation des risques de 2003, que les demanderesses ne contestent pas, suivant leurs propres assertions.
[1065] Je reconnais que, si une infection active est facile à détecter, la loque américaine peut être présente dans une colonie sans qu’aucun symptôme ne soit exprimé. J’accepte aussi le témoignage de M. Caron suivant lequel, aux É.‑U., il n’existe aucun programme de surveillance ou de test servant à détecter la loque américaine résistante en particulier. Je ne suis donc pas convaincue que l’ACIA aurait pensé que la certification après l’inspection permettrait de garantir que les paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. préparés pour l’exportation seraient exempts de loque américaine résistante.
[1066] Signalons également que la plupart des témoignages d’expert concernant la loque américaine résistante portaient sur le contrôle de l’infection. M. Pettis affirme dans son rapport que, si l’on a attribué à la loque américaine résistante un niveau de risque modéré dans les deux Évaluations des risques, d’autres moyens de contrôle existaient ou étaient en voie de développement à l’époque de la rédaction des deux documents. Son opinion globale à cet égard voulait que, comme d’autres moyen de contrôle pouvaient être envisagés, [traduction] « tout au plus [la loque américaine résistante] représentait un risque minime pour l’apiculture »
. Il demande « [l]es organismes nuisibles des abeilles sont-ils graves? Oui, mais le risque peut être géré. Aux É.‑U., la demande de pollinisation l’a toujours emporté sur les inconvénients de l’introduction d’une maladie dans une nouvelle région parce que les apiculteurs peuvent apprendre à gérer de nouveaux problèmes »
.
Selon lui, les apiculteurs canadiens peuvent aussi s’adapter. Par conséquent, le témoignage de M. Pettis n’intéresse pas la question de savoir si l’importation des paquets d’abeilles n’entraînera pas ou est peu probable d’entraîner l’introduction ou la propagation de la loque américaine résistante au Canada (ce qu’il faut démontrer au titre de l’article 160(1.1) du RSA pour obtenir un permis d’importation), mais intéresse celle de savoir si cette maladie peut être gérée.
[1067] Signalons à cet égard l’affidavit de la Dre Snow, suivant lequel des mesures d’atténuation proposées dans une évaluation des risques effectuée en Australie en 2010, dont la mise en quarantaine des abeilles et la destruction des emballages, avaient été rejetées au motif qu’elles n’avaient pas pour effet de réduire les risques, car l’ACIA n’était pas en mesure d’en assurer l’exécution après l’introduction des abeilles au Canada.
[1068] En outre, quoi qu’il en soit, la preuve démontre qu’à l’époque de l’Évaluation des risques de 2003, seul l’OTC avait été approuvée au Canada pour le traitement de la loque américaine résistante, et les autres moyens de contrôle soulevaient d’autres préoccupations.
[1069] Dans son rapport d’expert, M. Pettis admet que le recours excessif à un antibiotique peut se traduire par une résistance à cet antibiotique et que le scénario s’est produit aux É.‑U. avec l’OTC. Dans ce pays, deux nouveaux antibiotiques ont été approuvés, soit la tylosine et la lincomycine, qui est maintenant offerte au Canada. Dans son témoignage, il a affirmé que ces deux antibiotiques étaient aussi efficaces que l’OTC, mais qu’ils laissaient un résidu dans la colonie et dans le miel. C’est pourquoi dans un article qu’il a publié, et qui lui a été présenté par l’avocat des défendeurs, il a indiqué qu’ils ne devaient jamais être appliqués pendant la miellée, et toujours sous forme de poudre pour éviter le plus possible les résidus. En outre, un recours limité aux antibiotiques prolongerait à son avis leur utilité en ralentissant la résistance et réduirait le risque de contamination du miel, un problème grave sur le marché mondial du miel.
[1070] Dans son rapport, M. Pettis affirme que le risque que constitue pour les abeilles l’apparition de la loque américaine résistante à l’OTC avait été géré aux É.‑U. par l’adoption de pratiques culturelles (brûler l’équipement) et le recours à d’autres moyens (tylosine). Dans son témoignage, M. Pettis a reconnu que les antibiotiques ne font que masquer la maladie, qu’ils [traduction] « n’agissent pas sur les spores et que cette solution n’est pas efficace à long terme. Il s’agit simplement d’un outil pour aider au contrôle. »
Selon lui, la meilleure solution consiste pour les apiculteurs à brûler la colonie infectée et à traiter les colonies se trouvant à proximité à l’aide d’antibiotiques pour une protection temporaire (mais admet que certains apiculteurs recourent aux antibiotiques comme mesure de prévention). À son avis, ce sont là les seules mesures de contrôle possibles. S’il est possible d’irradier l’équipement pour tuer les spores, ce n’est pas une pratique répandue. Dans son rapport, il reconnaît que la plupart des pays ne permettent pas le recours aux antibiotiques, et indique qu’un virage en faveur de pratiques culturelles (brûler l’équipement) permettrait de réduire le risque de résidu d’antibiotiques dans le miel « et ouvrirait des marchés au miel canadien »
. Dans son rapport présenté en réponse, il affirme que les apiculteurs peuvent s’adapter et apprendre de nouvelles stratégies de contrôle.
[1071] Selon le rapport de M. Caron, l’OTC sert à traiter la loque américaine depuis plus de 50 ans. L’OTC masque les symptômes typiques observés au champ en s’attaquant au stade végétatif; il ne tue pas la loque américaine au stade sporogène. Tant que dure le traitement antibiotique de la colonie, les spores sont présentes, mais les symptômes typiques observés au champ de la loque américaine ne sont pas évidents. Si le traitement est interrompu, les colonies où les spores sont présentes risquent de développer une infection active et détectable. La loque américaine a fini par devenir résistante à l’OTC et, au début des années 2000, le Service d’inspection des É.‑U. subissait des pressions pour élaborer de nouveaux antibiotiques en remplacement de l’OTC. Il en a résulté l’enregistrement de deux autres antibiotiques, à savoir la tylosine, enregistrée en 2005, et la lincomycine, enregistrée plusieurs années plus tard. Cette dernière n’a pas été adoptée à grande échelle pour le traitement de la loque américaine. M. Caron affirme que lui et d’autres ont des préoccupations à l’égard de la tylosine, car elle a une demi-vie biologique beaucoup plus longue. En effet, elle subsiste dans la ruche longtemps après le traitement. Si elle est utile pour masquer la présence de la loque américaine pendant une longue période, elle subsiste à des doses moins qu’optimales pour une longue période, ce qui risque d’accélérer la résistance bactérienne.
[1072] M. Caron affirme que brûler les abeilles et les cadres de ruche, faire bouillir l’équipement dans la soude ou utiliser des rayons gamma sont des mesures plus coûteuses qu’un antibiotique.
[1073] M. Caron signale également que l’enregistrement de nouveaux antibiotiques destinés à traiter la loque américaine s’est produit après l’Évaluation des risques de 2003; ces antibiotiques de remplacement ne pouvaient alors être obtenus légalement. L’Évaluation des risques de 2003 indique que leur approbation n’était pas assurée.
[1074] Selon le rapport de M. Caron, l’Évaluation des risques de 2013 n’a pas modifié le niveau de risque modéré qui avait été attribué à la loque américaine résistante. Les publications de M. Pettis et d’autres signalent la présence à grande échelle de la loque américaine résistante aux É.‑U. La plupart des apiculteurs avaient troqué l’usage de l’OTC à titre préventif pour la tylosine ou avaient opté pour une utilisation combinée, à savoir l’OTC au printemps et la tylosine à l’automne (étude mentionnée). Si les apiculteurs commerciaux avaient des renseignements sur les autres mesures de contrôle, ils ont opté à très peu d’exceptions près pour l’usage d’antibiotiques. M. Caron affirme que l’élimination des abeilles et des cadres de ruches ne sont pas des mesures qui ont été adoptées à grande échelle par les apiculteurs américains.
[1075] M. Winston traite également de la loque américaine résistante dans son rapport.
[1076] Dans l’Évaluation des risques de 2003, la loque américaine résistante à l’OTC est qualifiée de danger. Suivant cette évaluation, à l’époque pertinente, la loque américaine était présente dans toutes les provinces, en faibles concentrations semble-t-il, et la loque américaine résistante avait été signalée en Alberta et en Colombie-Britannique. La rubrique portant sur l’évaluation de la probabilité d’introduction et d’exposition énumérait plusieurs facteurs à considérer, dont la présence présumée de la loque américaine résistante partout aux É.‑U. et confirmée dans 27 États, même si la prévalence est inconnue (études étayant ces renseignements). Cette rubrique de l’Évaluation des risques de 2003 avançait la conclusion selon laquelle la probabilité globale était élevée et reconnaissait l’incertitude entourant le degré de transmission attribuable aux pratique de gestion des ruches et des ruchers.
[1077] Quant à l’évaluation des conséquences, elle indique ce qui suit :
[traduction]
4. Évaluation des conséquences :
S’il existe plusieurs antibiotiques qui agissent sur la loque américaine, un seul (oxytétracycline) est approuvé au Canada. Les apiculteurs albertains peuvent recourir à la tylosine, dont l’usage dérogatoire peut être prescrit par des vétérinaires.
Il n’est pas certain que d’autres antibiotiques seront approuvés pour le traitement de la loque américaine résistante, vu les préoccupations publiques à l’égard des taux globaux de résistance antibiotique et la présence de résidus dans le miel. Le traitement de la loque américaine par des antibiotiques prévient le développement de la maladie chez les larves, mais n’agit pas sur les spores. Par conséquent, le traitement doit se poursuivre indéfiniment (la longévité des spores se calcule en décennies). Ces conditions sont propices au développement de la résistance.
D’autres méthodes de contrôle de la loque américaine résistante incluent brûler les ruches infectées, procéder à des inspections périodiques, retirer le couvain infecté, désinfecter les ruches (p. ex. irradiation) ou secouer les abeilles d’une ruche infectée pour qu’elles s’établissent dans de l’équipement propre (cette dernière méthode n’est pas efficace à cent pour cent, mais peut permettre de réduire suffisamment les spores pour que les abeilles annulent l’infectivité).
La principale conséquence constitue la perte de ruches découlant de l’absence d’un antibiotique approuvé efficace pour prévenir le développement de la maladie. Si l’on présume que la plupart des apiculteurs ont recours à des antibiotiques pour contrôler la loque américaine (Dixon, 2003), le recours à des méthodes plus intensives de contrôle serait nécessaire dans les cas où la loque américaine résistante était introduite dans les ruchers. La première ligne de défense dans ces cas consisterait à adopter des mesures hygiéniques pour limiter la propagation aux ruches vierges. Les méthodes de contrôle décrites plus haut seraient appliquées aux ruches infectées. Toutefois, la méthode la plus efficace, soit brûler les ruches infectées ou irradier l’équipement, coûtent plus cher que le recours à des antibiotiques. D’autres antibiotiques sont efficaces contre la loque américaine résistante, mais leur application aux abeilles n’est pas autorisée à l’heure actuelle, et rien ne dit qu’elle le sera. On estime que les conséquences seraient modérées.
[1078] Bref, l’Évaluation des risques de 2003 tenait compte de tous les points que soulève maintenant M. Pettis.
[1079] En outre, il importe de mentionner que, suivant la preuve des experts sur la santé des abeilles, à l’époque de l’Évaluation des risques de 2003, il n’existait qu’une autre mesure de contrôle, soit de nouveaux antibiotiques. Toutefois, selon M. Caron, la tylosine n’a pas été enregistrée aux É.‑U. avant 2005, et la lincomycine l’a été plusieurs années plus tard. Par conséquent, elles ne pouvaient être utilisées à l’époque de l’Évaluation des risques de 2003, et l’OTC constituait le seul antibiotique possible. M. Nasr a exprimé cette préoccupation dans un courriel de 2010 où il affirme que [traduction] : « L’importation d’abeilles et de reines de régions où la résistance à l’oxytétracycline est élevée représente un risque élevé d’introduire ces gènes résistants et d’en favoriser la propagation à notre loque américaine. Par conséquent, elle représente un risque élevé pour tout le secteur, tout particulièrement vu l’absence d’antibiotiques enregistrés au Canada pour le traitement de ces cas. »
[1080] En résumé, et comme le signalent les défendeurs, les autres mesures de contrôle présentent des inconvénients. Selon la preuve de M. Caron, les traitements fondés sur des considérations biologiques, comme brûler les abeilles et les cadres de ruches, sont plus coûteux et plus longs que le recours à un antibiotique. En outre, dans son témoignage, M. Winston affirme que, si l’OTC n’était plus efficace, il serait considérablement plus difficile de traiter la loque américaine, et que brûler et irradier les colonies constituent des mesures très coûteuses. À cet égard, M. Pettis reconnaît dans son rapport que le recours aux antibiotiques a permis de prévenir d’innombrables pertes attribuables à des infections de loque américaine. Selon la preuve de MM. Winston et Caron, les autres antibiotiques n’étaient pas enregistrés au Canada en 2003, et la tylosine laissait un résidu dans la colonie et le miel pendant une période prolongée et ne pouvait être appliquée pendant la miellée. Ces préoccupations soulèvent des questions sur l’efficacité et la faisabilité des autres mesures de contrôle. Tout particulièrement, il semble qu’à l’époque de l’Évaluation des risques de 2003, l’OTC constitue le seul antibiotique dont l’utilisation est approuvée.
[1081] J’estime que, si l’ACIA avait examiné des options d’atténuation des risques présentés par la loque américaine résistante en 2003, il aurait été raisonnable pour elle de décider que, dans les circonstances, aucune autre mesure de contrôle n’était faisable ni viable.
[1082] Quant à l’Évaluation des risques de 2013, je conclus plus haut que l’ACIA a déterminé, après avoir examiné la question, qu’il n’existait pas d’option d’atténuation des risques. Ainsi, elle n’a pas manqué à la norme de diligence à cet égard. Par conséquent, il n’est pas pertinent, pour l’analyse du lien de causalité, de demander si ces autres mesures ou d’autres étaient possibles à l’époque où l’Évaluation des risques de 2013 a été effectuée.
(iv) Varroa résistant
[1083] Dans son rapport, M. Winston décrit le varroa comme le pire des maladies, organismes nuisibles et parasites de l’abeille, en partie parce qu’il s’attaque directement aux abeilles, mais surtout car il transmet et active des virus. En outre, il indique que le varroa est répandu. Il a été découvert aux É.‑U. en 1987, après quoi la frontière canadienne a été fermée à l’importation. Il a été signalé pour la première fois au Canada en 1989 et s’est propagé lentement jusqu’en 2002 en raison du recours limité à l’apiculture de transhumance et de l’usage de l’Apistan (fluvalinate) et de l’acide formique. Le varroa se nourrit d’abeilles adultes et d’abeilles au stade larvaire. En ce qui a trait aux dernières, le varroa perce les cellules larvaires juste avant la nymphose, pour se nourrir de la pupe et se reproduire dans ses cellules. Les répercussions en sont directes, en ce qu’elles réduisent la taille des abeilles adultes qui émergent du stade larvaire, raccourcissent leur durée de vie et affaiblissent leur réaction immunitaire. De plus, le varroa transmet et active des virus en se nourrissant, y compris le virus des ailes déformées, le virus israélien de la paralysie aiguë et le couvain sacciforme. L’infestation du varroa, si elle n’est pas traitée, tue en général une colonie en deux ou trois ans (références aux études omises).
[1084] Selon les témoignages au procès de divers témoins, les produits chimiques synthétiques, soit le fluvalinate, le coumaphos et l’amitraze, ainsi que des produits chimiques dits moins forts, comme l’acide formique et l’acide oxalique, servent à endiguer le varroa. L’Évaluation des risques de 2003 recense le varroa résistant au fluvalinate comme un danger, et l’Évaluation des risques de 2013 recense le varroa résistant à l’amitraze (Apivar) comme un danger.
[1085] Le rapport de M. Pettis indique que le fluvalinate, placé dans une colonie sous forme de bande à libération lente, est un traitement répandu pour endiguer le varroa. Au procès, il a ajouté qu’il s’agissait de l’un des meilleurs produits sur le plan de la sécurité des humains et des abeilles. Cependant, après une dizaine d’années d’utilisation, le varroa a développé une résistance à ce produit. M. Pettis a affirmé avoir élaboré un test [test Pettis] qui permet aux apiculteurs de déterminer quand il est temps d’opter pour une autre mesure, comme le coumaphos et l’acide formique (approuvé pour utilisation au Canada en 1995). Cependant, aux É.‑U., le recours au coumaphos a entraîné la résistance à ce composé en trois ans environ. Au procès, M. Pettis a confirmé avoir signalé cette résistance en 2003. Il a aussi affirmé que le coumaphos était toxique pour les humains et [traduction] « très mortel »
. Les apiculteurs lui ont donc préféré l’amitraze, appliqué en bandes. Dans son rapport et au procès, M. Pettis a dit ne pas ajouter foi aux études initiales qui signalaient le développement d’une résistance à l’amitraze en deux à cinq ans. Au procès, il a déclaré être sceptique quant à l’apparition d’une véritable résistance. Dans son rapport, il affirme que la résistance à l’amitraze était soupçonnée depuis des années, mais qu’elle n’avait été démontrée dans une étude détaillée qu’en 2019. Il a ajouté au procès que des signes ont été observés en 2020, mais que cette résistance n’est pas répandue, et qu’aucun échec total du produit n’a encore été consigné. Dans son rapport, il affirme que d’autres produits peuvent être efficace pour endiguer le varroa. En outre, si une lutte antiparasitaire intégrée fondée sur le recours à des pratiques culturelles et à des acides organiques prend du temps, elle est répandue. Selon M. Pettis, puisque l’acide formique était approuvé, et d’autres acaricides [traduction] « étaient en voie de l’être »
(le coumaphos, puis l’amitraze), le risque véritable que présentait le varroa résistant au fluvalinate pour les apiculteurs canadiens « n’était pas élevé »
.
[1086] En contre-interrogatoire, M. Pettis a admis que de lourdes pertes avaient été subies aux É.‑U. par suite de la résistance au fluvalinate. À la question de savoir si des pertes aussi lourdes avaient été subies une fois que le coumaphos avait cessé d’agir, il a répondu que les apiculteurs avaient alors opté pour l’amitraze et que, s’ils faisaient preuve de vigilance, réussissaient à garder la situation en main. Il a également confirmé que les traitements chimiques ou antibiotiques utilisés dans l’apiculture ne sont pas bénins et que, lorsqu’un organisme nuisible ou une maladie est introduit au Canada, il faut tenir compte de l’incidence supplémentaire des produits chimiques servant à l’endiguer. En réinterrogatoire, il a affirmé que le varroa résistant à l’amitraze ne présente pas une menace dévastatrice, car le varroa ne tue pas à lui seul des colonies en grande nombre.
[1087] Dans son rapport présenté en réponse, M. Pettis a répété les opinions exprimées dans son rapport initial. En réponse aux rapports des experts des défendeurs - suivant lesquels les autres produits de contrôle dont disposaient les apiculteurs canadiens exigeaient beaucoup de travail, étaient dangereux et moins efficaces que les produits chimiques forts (fluvinate et amitraze), à l’égard desquels le varroa avait commencé à développer une résistance -, M. Pettis a affirmé que c’était effectivement vrai, mais qu’il n’y avait pas lieu de les écarter. Quant aux rapports datant de 2000 et de 2005 sur la résistance anticipée à l’amitraze (mentionnés ci-après), M. Pettis a affirmé que la résistance à l’amitraze n’avait pas été observée dans le cadre des tests rigoureux qui avaient été menés à l’aide du test Pettis entre 2009 et 2014 à un laboratoire du Service d’inspection des É.‑U. (les tests avaient révélé la présence de résistance au fluvalinate et au coumaphos). Par conséquent, il a répété qu’aucune source fiable n’avait permis d’établir la résistance à l’amitraze avant 2020.
[1088] Selon le rapport de M. Caron, si la santé déclinante des abeilles est attribuable à de multiples facteurs, les principaux sont le varroa et les virus. Le varroa a également joué un rôle dans l’effondrement soudain des colonies. M. Caron affirme que le fluvalinate (Apistan), approuvé pour utilisation aux É.‑U. en 1990, est très efficace contre le varroa et d’une toxicité relativement faible pour les abeilles. Toutefois, à dose élevée, ce produit chimique a fini par engendrer la résistance, de sorte que le varroa résistant au fluvalinate était répandu à l’époque de l’Évaluation des risques de 2003. Le coumaphos a reçu une autorisation d’urgence en 1999. Il a causé des dommages graves aux colonies, et le varroa y a rapidement développé une résistance. En 2011, l’amitraze (Apivar) a reçu une autorisation d’urgence au Canada. M. Caron ne souscrivait pas à l’opinion de M. Pettis selon lequel les premiers signalements de résistance à l’amitraze étaient incorrects (citant Elzen et al 2000; Mathieu & Faucon 2000; Sammataro et al 2005). Selon lui, trois publications avaient recensé des preuves ou des indices de varroa résistant à l’amitraze, elles avaient été publiées dans des revues à comité de lecture et deux des auteurs étaient des scientifiques appartenant au Service d’inspection des É.‑U.
[1089] Selon le rapport de M. Caron, les autres mesures comme l’acide formique sont plus difficiles à utiliser, plus dangereuses pour l’utilisateur et ont davantage d’effets secondaires nuisibles. L’acide formique tue une partie des reines des colonies traitées, tue le couvain et a souvent pour effet d’interrompre temporairement la ponte chez les reines. Il s’agit d’une substance caustique qui nécessite, pour la personne chargée de son application, le port d’équipement de protection. En outre, son efficacité diminue à l’extérieur d’une étroite fourchette de températures. M. Caron a affirmé souscrire à la conclusion énoncée dans l’Évaluation des risques de 2003 suivant laquelle il y avait un risque élevé d’infection au varroa résistant causée par des abeilles importées des É.‑U. qui serait transmise à des ruches vierges. Il souscrivait entièrement à la conclusion énoncée dans l’Évaluation des risques de 2013 suivant laquelle le risque d’importer des paquets d’abeilles infectées par le varroa résistant était élevé. Au procès, l’avocat des demanderesses a suggéré à M. Caron qu’il n’avait pas envisagé de mesures d’atténuation dans son rapport. Dans son témoignage, M. Caron a affirmé qu’il avait tenu compte des mesures d’atténuation dans la formulation de son opinion, en ce sens que l’acide formique était décrit comme une substance susceptible d’atténuer les risques de résistance à l’amitraze et convenait que la recommandation faite aux apiculteurs les invitait à varier les traitements du varroa, car se limiter à un seul produit accélère la résistance.
[1090] MM. Caron et Pettis étaient d’accord pour dire que des apiculteurs utilisaient une formulation illégale d’amitraze ou faisaient un usage illégal de cette substance, ce qui contribue à la résistance.
[1091] Selon le rapport de M. Winston, la résistance au fluvalinate a été signalée pour la première fois au Canada en 2001, mais, à l’époque de l’Évaluation des risques de 2003, cette résistance n’était pas présente dans toutes les provinces et, là où elle l’était, elle était circonscrite à des régions précises. Des pertes de colonies de l’ordre de 30 à 40 % ont été signalées dans la région de Cornwall, en Ontario, où la résistance au fluvalinate avait initialement été observée. En réponse à la découverte du varroa résistant au fluvalinate, le coumaphos a reçu une autorisation d’urgence au Canada. À l’époque de l’Évaluation des risques de 2003, la résistance au coumaphos n’était pas encore répandue au Canada. Selon l’opinion de M. Winston, étant donné que la résistance au fluvalinate était limitée géographiquement au Canada et que la résistance au coumaphos avait été signalée, il était raisonnable d’éviter la propagation rapide du varroa résistant dans les régions apicoles du Canada susceptible de découler de l’importation de paquets.
[1092] À l’instar de M. Caron, M. Winston ne souscrivait pas à l’avis de M. Pettis suivant lequel le varroa résistant n’avait pas été détecté aux É.‑U. ou au Canada avant 2019 ni qu’aucun rapport n’avait été publié sur la résistance à l’amitraze à l’époque de l’Évaluation des risques de 2013. M. Winston a signalé deux études mentionnées par M. Caron (Elzen et al (2000) et Sammataro et al (2005)). Dans la seconde figure l’affirmation selon laquelle [traduction] « l’introduction d’abeilles et de reines en paquets d’autres États où le varroa résistant est présent »
est susceptible d’expliquer la vaste distribution géographique de la résistance à l’amitraze. M. Winston a également signalé que M. Pettis avait communiqué par courriel avec M. Moreau le 22 septembre 2013 pour l’informer que [traduction] « [à] l’heure actuelle, nous supposons la présence d’une résistance à l’Amitraze chez le varroa, mais nous n’avons pas effectué de tests pour confirmer l’hypothèse »
.
Selon M. Winston, vu ce renseignement, il était raisonnable pour l’ACIA de craindre une résistance à grande échelle à l’amitraze aux É.‑U. En 2013, elle n’avait pas été signalée au Canada. La nature migratoire de l’apiculture aux É.‑U. étayait également la conclusion d’un risque modéré, à tout le moins, lié à l’importation de paquets au Canada. Au procès, M. Winston a formulé comme préoccupation (partagée par l’ACIA) le fait que la résistance au fluvalinate et au coumaphos était répandue au Canada, contrairement à la résistance à l’amitraze, ce qui signifiait que l’amitraze était le seul produit chimique susceptible de traiter le varroa. Le recours occasionnel à un produit chimique synthétique (dans le cadre d’un système de lutte parasitaire intégrée) demeure un aspect important de la gestion du varroa. La résistance à ce dernier produit chimique soulève des préoccupations.
[1093] On a présenté à M. Winston la déclaration de M. Pettis suivant laquelle, aux É.‑U. la demande de pollinisation l’a toujours emporté sur les inconvénients de l’introduction d’une maladie dans une nouvelle région parce que les apiculteurs peuvent apprendre à la gérer. Selon M. Winston, c’était l’une des raisons qui expliquaient le taux de mortalité élevé des colonies aux É.‑U. À son avis, la propagation de maladies n’est pas à négliger comme un simple inconvénient. Quant à la déclaration de M. Pettis qui figure dans son rapport - suivant laquelle en 2003 l’existence d’autres mesures de contrôle efficaces au Canada justifiait l’importation de paquets d’abeilles -, M. Winston a affirmé qu’il n’était satisfait à cette norme nulle part en Amérique du Nord, à sa connaissance. Les acides formique et oxalique agissent contre le varroa (efficaces à (50-90 %), mais ils sont difficiles à appliquer, et leur efficacité est inférieure à celle des produits synthétiques (efficaces à 85-100 %). Les acides organiques ont un rôle important à jouer dans la lutte antiparasitaire et, dans un monde idéal, les apiculteurs ne seraient pas contraints d’utiliser des produits synthétiques. Or, dans la réalité, il faut se ménager la possibilité de recourir occasionnellement à un produit synthétique pour endiguer la transmission du varroa. C’était le cas en 2014. Selon le témoignage de M. Winston, on ne lui a pas demandé de proposer des options d’atténuation dans son examen de l’Évaluation des risques de 2003. Si on le lui avait demandé, il aurait dit qu’il ne croyait pas qu’il en existait pour le varroa résistant. S’il était possible pour les producteurs de paquets de traiter les paquets (p. ex. bandes de fluvalinate ou de coumaphos ou traitement par antibiotiques en poudre), ces mesures sont problématiques, car l’augmentation du nombre de traitements est susceptible d’entraîner la résistance. L’atténuation des risques constitue une épée à double tranchant. M. Winston a affirmé dans son témoignage qu’il ne connaissait pas d’autres moyens d’atténuer les risques, outre le recours à des produits chimiques ou à des antibiotiques. C’était également le cas en 2013.
[1094] Signalons que, dans l’Évaluation des risques de 2003, sous la rubrique portant sur l’évaluation des dangers, le varroa résistant au fluvalinate est qualifié de danger pour plusieurs raisons, notamment parce qu’il figure dans la liste proposée de maladies à notification immédiate de l’ACIA et dans la liste B des maladies de l’OIE et qu’il est recensé dans huit des dix provinces comme maladie à déclaration obligatoire. Cinq provinces avaient obtenu une autorisation d’urgence pour utiliser le coumaphos dans le traitement du varroa résistant, mais il ressortait de la preuve que la prévalence du varroa résistant était alors très faible. L’autorisation d’utiliser le coumaphos était subordonnée à la démonstration de la résistance au fluvalinate, et, selon la preuve présentée, le varroa résistant au fluvalinate était circonscrit dans ces cinq provinces.
[1095] Selon l’évaluation de la probabilité d’introduction, aux É.‑U., le varroa résistant au fluvalinate était répandu, et la résistance au coumaphos commençait à poindre. À l’issue de trois ans de traitement au coumaphos du varroa résistant au fluvalinate, le varroa résistant au coumaphos a été observé dans certains États. On a également signalé de mauvaises pratiques d’utilisation du coumaphos qui étaient liées au développement rapide de résistances multiples. Suivant cette évaluation, le recours aux pesticides ne permettait pas d’éliminer le varroa. Le but du traitement est d’en réduire la présence jusqu’à ce qu’il soit possible de le gérer tout en limitant les effets néfastes des pesticides sur les abeilles. Si on appliquait un traitement qui aurait pour effet de tuer le varroa présent dans une ruche, on nuirait gravement à la santé de ses occupants. L’évaluation de la probabilité d’introduction traite également des conditions météorologiques qui jouent sur l’efficacité des traitements et indique que, pour éviter les résidus, il ne faut jamais appliquer le traitement pendant la miellée. Elle explique que le varroa se propage facilement d’une ruche à l’autre. Vu la nature hautement migratoire de l’apiculture aux É.‑U., il était possible pour le varroa résistant de se propager dans tout État et, sans mesure de contrôle des déplacements, le varroa résistant risquait de s’établir rapidement dans là où il était auparavant absent. Elle renvoie à une évaluation quantitative de la probabilité d’introduction qui estimait l’importation de plus de 8000 paquets infectés par année, et, comme les paquets contiennent en général 20 000 abeilles ou plus, chaque paquet pourrait contenir de nombreux individus résistants. Vu l’augmentation de la résistance aux É.‑U., on s’attendait à une augmentation de la proportion de paquets comportant des individus résistants importés chaque année. Ainsi, l’évaluation de la probabilité d’introduction avait attribué une probabilité « élevée » que l’importation d’abeilles en paquet introduise le varroa résistant.
[1096] L’évaluation de l’exposition, pour les raisons énoncées, s’est soldée par la conclusion suivant laquelle il était probable que le varroa résistant se propage rapidement à des ruches vierges au Canada. Le niveau de risque attribué à l’exposition était élevé et, tout compte fait, le temps nécessaire pour que le varroa résistant devienne répandu serait assez court.
[1097] Selon l’évaluation des conséquences, le varroa est notamment le pire ennemi de l’abeille, et l’infestation du varroa, si elle n’est pas traitée, cause dans la plupart des cas l’effondrement de la ruche en deux ans. Cette évaluation indique que les apiculteurs sont susceptibles de subir de lourdes pertes de ruches s’ils ignorent que la résistance pose problème; c’est pourquoi on leur recommande de vérifier régulièrement si c’est le cas. L’évaluation des conséquences décrit également les traitements possibles du varroa résistant (fluvalinate, coumaphos et acide formique) et les enjeux que soulève chacun. Tout particulièrement, le fluvalinate n’agit plus en raison de la résistance; le coumaphos est réservé aux situations d’urgence dans les cas où il est démontré que le varroa résistant est établi, son utilisation à long terme présente de l’incertitude et des indices de résistance ont été signalés après seulement trois ans d’utilisation aux É.‑U.; et l’acide formique est toxique et difficile à appliquer, et son efficacité dépend des conditions météorologiques. L’évaluation révèle des préoccupations relatives à la propagation de la résistance au coumaphos aux É.‑U., car, dans une telle situation, le seul traitement serait l’acide formique. Elle souligne la nécessité de contrôler les taux de varroa pour qu’ils soient raisonnables. Si le varroa résistant était importé dans de nombreuses régions, les programmes actuels de contrôle visant à en prévenir la propagation seraient impuissants. Il ne serait plus possible de circonscrire les efforts d’inspection aux régions problématiques. Il faudrait augmenter les ressources consacrées à l’inspection ou modifier les priorités d’inspection. Dans l’évaluation des conséquences, il est reconnu que la réaction initiale à un nouvel organisme nuisible consiste à l’éradiquer, mais, lorsque ce n’est plus possible, mieux vaut tenter de gagner du temps. Retarder l’incursion permet l’érection de barrières naturelles susceptibles de ralentir la propagation et permettre aux secteurs touchés d’adapter leurs pratiques. Pour les raisons qui précèdent, selon l’évaluation des conséquences, le risque pour le secteur apicole était modéré. La propagation du varroa résistant se traduirait par une augmentation des coûts, découlant de pertes de ruches et de la diminution de la productivité de ces dernières, une détection plus serrée de la résistance et la nécessité de modifier les régimes de traitement et d’inspection des ruches pour contrer les problèmes de résistance qui se présentent à de nombreux ruchers.
[1098] Ce qu’il faut rappeler, c’est que les demanderesses ont affirmé que la teneur des Évaluations des risques n’est pas en litige, si ce n’est qu’elles n’indiquent pas d’options d’atténuation des risques. L’Évaluation des risques de 2003 démontre que l’ACIA était au courant de la présence de varroa résistant au fluvalinate aux É.‑U. et de l’émergence dans ce pays de la résistance au coumaphos dans les trois ans du début de l’utilisation de ce produit. En outre, elle savait que la résistance au coumaphos était très peu répandue au Canada à l’époque de l’Évaluation des risques de 2003. Selon elle, le risque d’introduction au Canada du varroa résistant par le truchement des abeilles en paquet et de propagation rapide à des ruches vierges était élevé.
[1099] Bref, en ce qui a trait à l’Évaluation des risques de 2003, M. Pettis ne contredit pas l’évaluation de la résistance au fluvalinate effectuée à l’époque. Il convient que la résistance au coumaphos s’est développée aux É.‑U. en moins de trois ans. Au moment pertinent, ce produit n’était autorisé qu’en cas d’urgence au Canada. Selon le témoignage de M. Caron, l’amitraze n’a pas été approuvé au Canada avant 2011.
[1100] Donc, en 2003, les options de traitement se limitaient au recours au coumaphos en cas d’urgence et à l’acide formique. Vu les circonstances décrites dans l’Évaluation des risques de 2003 et le but consistant à ralentir l’incursion du varroa résistant dans la mesure du possible, même si l’ACIA avait fait preuve de négligence en n’indiquant pas d’options d’atténuation, je ne saurais conclure que les demanderesses ont démontré, selon la prépondérance des probabilités, que, n’eût été cette négligence, l’importation d’abeilles en provenance des É.‑U. aurait été permise. L’ACIA a reconnu toutes les circonstances énumérées par M. Pettis. L’ACIA aurait raisonnablement pu conclure que les risques que présente l’importation ne pourraient être ramenés à un degré qu’il est possible de tolérer au moyen des options connues et possibles (si tant il y en a). M. Pettis ne dit pas qu’en 2003, il existait des conditions d’importation (comme l’inspection) qui auraient permis de réduire le risque d’importer le varroa résistant que le Service d’inspection des É.‑U. aurait été en mesure certifier.
[1101] Quant à l’Évaluation des risques de 2013, rappelons que je conclus plus haut que l’ACIA a envisagé l’existence d’options d’atténuation des risques à l’époque et, partant, il n’y avait pas de manquement à la norme de diligence à cet égard.
[1102] Par conséquent, et s’il n’est pas nécessaire d’en traiter, je reconnais que M. Pettis ne partageait pas l’avis d’autres sur la mesure dans laquelle la résistance à l’amitraze était connue en 2013. Or, dans les faits, il remet en question la teneur de l’Évaluation des risques. Quoi qu’il en soit, puisque M. Pettis n’ajoute pas foi aux signalements initiaux de résistance à l’amitraze au motif que, s’ils avaient été avérés, la résistance à l’amitraze se serait propagée rapidement, comme c’était le cas de la résistance au fluvalinate et au coumaphos, son témoignage n’est d’aucune utilité pour les demanderesses. La préoccupation de l’ACIA portait sur la propagation du varroa résistant à l’amitraze, qui était présent aux É.‑U. à l’époque de l’Évaluation des risques de 2013. La question de savoir si l’émergence de la résistance à l’amitraze aux É.‑U. avait été aussi rapide que dans le cas du coumaphos (trois ans) ou plus lente que dans le cas du fluvalinate (selon le témoignage de M. Pettis, il avait été utilisé pendant plus de dix ans avant les premiers signalements d’inefficacité), n’était pas vraiment pertinente. L’ACIA était préoccupée par l’introduction du varroa résistant à l’amitraze, car l’amitraze était le seul acaricide efficace. L’ACIA visait à freiner la propagation du varroa résistant à l’amitraze au Canada dans la mesure du possible, dans le temps et l’espace.
(v) Conclusion – options d’atténuation visant les dangers identifiés
[1103] M. Pettis, l’expert en santé des abeilles des demanderesses, n’affirme pas que les dangers identifiés ne seraient pas introduits au Canada, ni qu’ils ne se propageraient pas au Canada s’ils y étaient introduits. Il affirme plutôt que l’importation devrait être autorisée, car les apiculteurs peuvent apprendre à gérer ces dangers. À son avis, il s’agit d’un risque pouvant être toléré, et l’ACIA pèche par excès de prudence. Toutefois, les Évaluations des risques constituent des outils servant à déterminer s’il y a lieu d’autoriser l’importation (si elle n’entraînera pas ou s’il est peu probable qu’elle entraîne l’introduction ou la propagation au Canada de ces dangers) et servent à évaluer les dangers dans ce contexte. Elles permettent en fin de compte de déterminer si les risques peuvent être tolérés, soit le niveau de risque acceptable. Selon leurs propres assertions, les demanderesses affirment que ni les dangers identifiés, ni la teneur des Évaluations du risque ne sont en litige, si ce n’est que ces dernières omettent un élément : des options d’atténuation des risques.
[1104] À cet égard, je constate que les conditions d’importation mises en place pour les reines en provenance des É.‑U. n’ont pas été appliquées aux paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Signalons que l’importation des paquets nécessite l’importation d’un nombre d’abeilles considérablement plus élevé, choisies aléatoirement. On ne peut donc procéder à une inspection visuelle et certifier qu’elles sont exemptes de petits coléoptères des ruches et de varroa. En outre, il n’existait aux É.‑U. aucune région non touchée par le petit coléoptère des ruches, de sorte que le zonage et la certification, recommandées dès 2008 par le Code de l’OIE, n’étaient pas possibles. De surcroît, même si l’on a circonscrit des zones exemptes d’abeilles africanisées pour l’importation des reines, j’accepte la preuve selon laquelle les installations qui produisent les paquets de reines ne se trouvent pas au même endroit que les installations qui produisent les paquets d’abeilles et que la certification relative à cet organisme nuisible à l’ensemble du rucher ne s’applique pas. En outre, vu les questions concernant la faisabilité et le degré de précision, les tests ne seraient pas une stratégie d’atténuation des risques pour contrer ce danger.
[1105] Quant au varroa résistant et à la loque américaine résistante, la préoccupation portait non pas tant sur la présence des organismes mêmes que sur leur résistance au traitement. La preuve produite intéressait les mesures ouvertes aux apiculteurs pour gérer ces dangers une fois qu’ils ont été introduits au Canada. Toutefois, aux termes du paragraphe 160(1.1) du RSA, le ministre doit être convaincu que l’importation n’entraînera pas ou qu’il est peu probable qu’elle entraîne l’introduction ou la propagation de ces dangers. Quoi qu’il en soit, la preuve établit l’existence de préoccupations raisonnables à l’égard de ces mesures. En ce qui a trait au varroa résistant, en 2003, ces préoccupations concernaient la résistance au fluvalinate, le recours au coumaphos permis seulement en cas d’urgence, la résistance possible au coumaphos et les craintes liées à la toxicité des acides organiques, à leur efficacité et à la difficulté d’application. Quant à la loque américaine résistante, les antibiotiques sont susceptibles de masquer les symptômes de la maladie, de sorte que l’inspection préalable à l’importation ne permettrait pas de la détecter. En outre, en 2003, des préoccupations concernaient la résistance et le fait que seule l’OTC avait été approuvée comme antibiotique au Canada et que les solutions culturelles comme brûler ou irradier les ruches sont coûteuses.
[1106] Par conséquent, les demanderesses n’ont pas démontré que les options d’atténuation visant l’abeille africanisée, le petit coléoptère des ruches, le varroa résistant et la loque américaine résistante, notamment le zonage, la certification et l’inspection, auraient pu s’appliquer aux paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Les demanderesses n’ont pas démontré selon la prépondérance des probabilités que, n’eût été la négligence des défendeurs, les options d’atténuation applicables à l’importation de reines en provenance des É.‑U. - ou toute autre option d’atténuation ou mesure de contrôle - auraient pu être appliquées à l’égard des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. pour en permettre l’importation.
(vi) Preuve sur la modification du niveau de risque
[1107] Enfin, avant de clore le sujet, signalons que, selon les demanderesses, la preuve révèle que les niveaux de risque attribués auraient été modifiés par suite d’un examen des options d’atténuation. En contre-interrogatoire, Mme Roberts a convenu que, comme elle l’avait admis dans son rapport, si l’on avait tenu compte de la gestion du risque, le niveau de risque aurait pu être modifié. De même, M. Winston, en réponse à la question de savoir si la certification d’un rucher quant à l’absence de l’abeille africanisée se traduit par un risque négligeable d’importer celle‑ci, a convenu qu’en cas de certification récente, le risque serait à tout le moins réduit. Toutefois, même si les options d’atténuation avaient pu réduire les risques, rien ne démontre que ces mesures auraient permis d’atteindre un niveau de risque acceptable pour le Canada. Si ce n’était pas le cas, l’importation n’aurait pas été permise de toute façon.
h) Exigences de certification et collaboration du Service d’inspection des É.‑U.
[1108] En réponse à la publication en avril 2004 dans la Gazette des modifications proposées au Règlement interdisant l’importation des abeilles domestiques par laquelle on demandait les commentaires du public sur l’approbation de l’importation de reines en provenance des É.‑U., M. Wayne Wehling, un entomologiste principal auprès du Service d’inspection des É.‑U. a transmis une lettre d’une page. Il ne souscrivait pas à la décision de l’ACIA de maintenir l’interdiction d’importer des abeilles en provenance des É.‑U. et affirmait que l’interdiction n’était plus justifiée au motif que trois des quatre dangers identifiés étaient déjà présents au Canada, et que le quatrième, l’abeille africanisée, n’était pas problématique selon un article du Alberta Beekeepers. Il a ajouté que le Service d’inspection des É.‑U. se réjouissait à la perspective de collaborer avec l’ACIA à élaborer des exigences de certification applicables à l’exportation des reines et de leurs accompagnatrices. Selon le témoignage de la Dre Belaissaoui, il était usuel de répondre à un commentaire sur une modification réglementaire proposée par une lettre.
[1109] Il est admis qu’à l’époque où elle travaillait à l’Évaluation des risques de 2003, la Dre James a communiqué avec le laboratoire de Beltsville, qui relève du Service d’inspection des É.‑U. Selon le témoignage de M. Pettis, ce laboratoire spécialisé dans le diagnostic des abeilles est situé à Beltsville, au Maryland et relève du Service de recherche en agriculture des É.-U. Toutefois, ce laboratoire n’était pas disposé à fournir des renseignements sur les maladies des abeilles des É.‑U.
[1110] Il est également admis que, le 23 mai 2013, à l’époque de l’Évaluation des risques de 2013, la Dre Rajzman avait communiqué avec le Service d’inspection des É.‑U. On lui avait alors dit que les É.‑U. n’avaient pas adopté de mesures de contrôle sur les déplacements des abeilles et qu’aucun changement n’avait été observé dans les maladies touchant les abeilles depuis plusieurs années.
[1111] Selon son témoignage au procès, elle avait reçu un courriel de M. Antonio Ramirez le 11 mars 2013, qui l’informait qu’il avait entendu parler de problèmes touchant les abeilles canadiennes et lui demandait s’il était possible de modifier légèrement le protocole relatif aux reines pouvait être modifié un tant soit peu pour permettre l’importation de paquets au Canada. En contre-interrogatoire, on lui a présenté le courriel. Elle en a confirmé la teneur, à savoir que M. Ramirez affirmait que le Service d’inspection des É.‑U. souhaitait demander au Canada d’autoriser à nouveau l’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. et croyait que les apiculteurs canadiens étaient grandement en faveur de cette mesure. M. Ramirez affirmait que les paquets en provenance des É.‑U. ne présentaient guère plus risques que l’importation des reines et que, si le Canada le voulait bien, il ne faudrait que de légères modifications aux certificats d’exportation des reines, ce que le Service d’inspection des É.‑U. serait ravi de faire en collaboration avec l’ACIA.
[1112] Dans son témoignage, la Dre Rajzman a affirmé avoir répondu à M. Ramirez et lui avait alors annoncé qu’une nouvelle évaluation des risques était en cours et lui avait demandé de lui fournir des renseignements sur la santé des abeilles aux É.‑U. susceptibles de se révéler utiles pour l’évaluation des risques. Il n’a pas répondu. Elle l’a relancé en mai 2013, et ils étaient convenus d’un appel conférence. Ses notes prises à l’époque mentionnent la téléconférence. Au procès, on lui a présenté ses notes. Elle a identifié les quatre participants du Service d’inspection des É.‑U. comme étant MM. Ramirez, Colin Stewart, Jacek Taniewski et Wayne Wehling. Dans son témoignage, elle a affirmé qu’ils lui avaient transmis l’enquête nationale sur les abeilles, publiée en ligne, dont l’ACIA avait déjà pris connaissance, et que M. Wehling l’avait informée qu’aucun changement n’avait été observé dans les maladies touchant les abeilles depuis plusieurs années et que les É.‑U. n’avaient pas adopté de mesures de contrôle sur les déplacements des abeilles. Dans son témoignage, elle a affirmé que le Service d’inspection des É.‑U. n’avait pas fourni d’autres renseignements, ni de propositions quant à des options d’atténuation. Elle en a informé Mme Rheault et M. Moreau par courriel le 23 mai 2013.
[1113] Le 15 mai 2014, la Dre Rajzman a transmis à M. Ramirez une copie de l’Évaluation des risques de 2013 et l’a informé de la décision de l’ACIA de maintenir l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U., mais qu’elle était disposée à poursuivre le dialogue avec les parties intéressées. Selon le témoignage de la Dre Rajzman sur ce courriel, il est de pratique courante pour le Canada de transmettre les évaluations des risques à d’autres pays (exportateurs) et, en cas de différend, d’inviter ces derniers à fournir de plus amples renseignements. Ainsi, il leur était possible de proposer des options d’atténuation. Le Service d’inspection des É.‑U. a répondu le 10 octobre 2014. Au procès, la Dre Rajzman a affirmé que la réponse concernait seulement la loque américaine et le varroa résistant à l’amitraze. Le petit coléoptère des ruches et l’abeille africanisée n’ont pas été mentionnés (signalons que, aux termes de ce document, le principal différend porte sur la conclusion énoncée dans l’Évaluation des risques suivant laquelle la Paenibacillus larvae résistante à l’OTC, qui cause la loque américaine, et le Varroa destructor résistant à l’amitraze seraient répandus aux É.‑U. selon les études mentionnées. Le Service d’inspection des É.‑U. présente cinq arguments à cet égard.) Elle a transmis la réponse à l’Unité d’évaluation des risques zoosanitaires pour examen. Au procès, la Dre Rajzman a affirmé que le Service d’inspection des É.‑U. ne proposait aucune option d’atténuation. En outre, elle a informé M. Ramirez par courriel en septembre 2015 que la réponse du Service d’inspection des É.‑U. avait été examinée et n’entraînerait pas de changement au niveau de risque estimé. Elle n’a pas eu d’autres nouvelles de M. Ramirez ni du Service d’inspection des É.‑U. J’ouvre une parenthèse pour signaler que, selon le témoignage de Mme Rheault, M. Moreau avait examiné la réponse américaine, et elle lui avait demandé d’ajouter les documents de référence transmis par le Service d’inspection des É.‑U. à l’Évaluation des risques et de faire la modification correspondante.
[1114] En contre-interrogatoire, on a demandé à la Dre Rajzman si des enquêtes avaient été tenues pour voir s’il était possible de modifier le protocole relatif aux reines. Elle a affirmé que l’Évaluation des risques de 2013 avait déterminé que les risques associés à l’importation de paquets étaient trop élevés. À une question, elle a répondu qu’elle n’avait pas communiqué, dans le cadre de l’examen des options d’atténuation, avec des producteurs de paquets du Nord de la Californie pour voir s’ils seraient en mesure de respecter des conditions d’importation semblables à celles applicables à l’importation de reines en provenance des É.‑U. ou avec des représentants locaux ou étatiques à propos du contrôle des déplacements dans les régions productrices de paquets. Elle a expliqué que l’ACIA fonde ses décisions sur ses communications avec l’autorité centrale compétente, en l’occurrence le Service d’inspection des É.‑U. Elle ne s’adresse pas aux États directement. Si le Service d’inspection des É.‑U. affirmait que des renseignements détenus par les États se révèleraient utiles, l’ACIA demanderait que le Service d’inspection des É.‑U. s’adresse aux États pour les obtenir. En réponse à la question de savoir pourquoi l’ACIA n’avait pas exigé que les paquets d’abeilles proviennent de régions particulières, la Dre Rajzman a soutenu que c’est le pays exportateur, et non le pays importateur, qui délimite ses zones et adopte ses propres mesures de contrôle des déplacements. L’ACIA ne connaît pas le cadre des attributions des É.‑U. à cet égard. La Dre Rajzman a affirmé dans son témoignage qu’elle n’avait pas demandé à M. Ramirez si les É.‑U. adopteraient des mesures de contrôle des déplacements. Or, à titre de sommité, il aurait avisé l’ACIA de tout zonage. Selon la Dre Rajzman, dans les cas où elle ne recense pas d’option d’atténuation, il incombe au pays exportateur, en l’occurrence les É.‑U., d’en proposer s’il veut participer aux échanges commerciaux.
[1115] Quant au zonage, Mme Rheault a affirmé dans son témoignage que les zones doivent être délimitées à l’aide de paramètres précis, pour veiller à ce que le pays exportateur ait mis en place certains programmes, comme des systèmes de traçabilité et de suivi, pour démontrer que la zone est exempte de maladie. L’autorité compétente devrait démontrer que le Nord de la Californie est une zone exempte de maladie et visée par un cadre légal, un programme de surveillance et d’autres mesures de contrôle. Or, l’autorité compétente, en l’occurrence le Service d’inspection des É.‑U. n’a pas fourni de tels renseignements.
[1116] Suivant l’explication du Dr Alexander, le zonage s’entend soit d’une zone établie autour d’un point où sévit un foyer de maladie pour ne pas nuire aux échanges commerciaux avec les autres parties du pays exportateur, soit d’une zone exempte de maladie circonscrite dans une région non touchée par une maladie qui est présente ailleurs dans ce pays. Il a également décrit les renseignements qu’un pays exportateur devrait fournir au pays importateur pour établir une zone. Il s’agit de renseignements décrivant une zone géographique circonscrite, la taille de cette zone, ce qui s’y produit ainsi que les mesures de surveillance et de contrôle des déplacements mises en place pour permettre au pays exportateur de savoir quand des changements y sont observés. Ces renseignements proviendraient de l’autorité compétente du pays exportateurs, soit le Service d’inspection des É.‑U. Il a affirmé dans son témoignage que, pendant toute la durée de son mandat à titre de vétérinaire en chef ou directeur exécutif de l’ACIA, le Service d’inspection des É.‑U. n’avait jamais fourni pareils renseignements sur une zone potentielle d’apiculture exempte de maladie, et il n’y avait jamais eu de discussions sur le zonage d’une région des É.‑U.
[1117] La Dre Belaissaoui a confirmé que l’autorité compétente est l’homologue de l’ACIA, ou de l’administration fédérale au Canada. Il ne s’agit pas d’un État ou d’une province. Dans son témoignage, elle a affirmé qu’il incombe à l’autorité compétente du pays exportateur de fournir les renseignements concernant le pays. Aux É.‑U., l’autorité compétente est le Service d’inspection des É.‑U.
[1118] Dans un passage des notes de la Dre Rajzman prises pendant une réunion du 7 juin 2022 d’un groupe formé par Agriculture Canada pour favoriser la viabilité de l’abeille au Canada, elle a écrit [traduction] « aller au Service + demander info »
et « ne pas s’adresser aux États »
. C’était à l’époque de l’appel de données. Dans son témoignage, la Dre Rajzman a affirmé que son directeur exécutif, M. Parthi, lui avait demandé de communiquer avec le Service d’inspection des É.‑U. plutôt qu’avec les États, car l’ACIA ne communique qu’avec l’autorité centrale de ses partenaires commerciaux. À la question de savoir si elle savait pourquoi l’appel de données n’avait pas été transmis aux États, elle a répété que l’ACIA ne traite qu’avec l’autorité compétente des partenaires commerciaux étrangers.
[1119] Selon le témoignage de la Dre Rajzman, le 9 mai 2022, elle a demandé par courriel à M. Colin Stewart du Service d’inspection des É.‑U. de lui fournir des renseignements sur les tests, les mesures de surveillance, d’exécution, d’inspection, de contrôle des déplacements ou toutes autres données ou statistiques sur les zones d’élevage des abeilles du Nord de la Californie. On lui a fait remarquer la chaîne de courriel. Il en ressort que M. Stewart avait transféré le courriel à M. Wehling (un spécialiste de la botanique au Service d’inspection des É.‑U. selon la Dre Rajzman) en disant que Nancy Ting (une agente des services vétérinaires à l’exportation du Service d’inspection des É.‑U. selon la Dre Rajzman) s’en occupait. Dans le courriel, M. Stewart affirme : [traduction] « [i]l n’y a rien de précis pour ce que vous cherchez »
et lui propose de voir si des renseignements utiles se trouveraient dans le lien qu’il fournit. Il lui suggère de communiquer avec le ministère de l’agroalimentaire de la Californie pour obtenir des renseignements et lui donne les coordonnées de Mark McLoughlin, même si le travail de ce dernier ne concerne pas directement les abeilles. Selon le témoignage de la Dre Rajzman, le lien fourni menait à l’enquête sur les abeilles dont l’ACIA disposait déjà et elle avait transmis sa requête à Mark McLoughlin par courriel (on lui a présenté ce courriel au procès), en vain. Elle a informé MM. Wehling et Stewart de la situation et leur a demandé si l’un deux était disposé à communiquer avec quelqu’un en Californie pour obtenir les renseignements demandés. M. Stewart a répondu qu’il ne travaillait plus aux questions concernant les abeilles. Selon le témoignage de la Dre Rajzman, M. Wehling ne lui a pas répondu.
[1120] La Dre Dubé a donné une preuve supplémentaire à propos de l’appel de données de 2022. En ce qui a trait au zonage, l’ébauche de document, soit la version 3 de la Demande de renseignements externe : examen des présentations portant sur la santé des abeilles domestiques au Canada et aux États-Unis, indique que le zonage est décrit au chapitre 4.4 du Code de l’OMSA (OIE) (la version de 2022 sans doute) et nécessite des mesures de surveillance démontrant qu’une région est exempte de certains dangers. Le zonage a pour objet de circonscrire une zone exempte de maladie ou d’organisme nuisible dans une région précise d’un pays. Pour que l’ACIA, à titre d’autorité compétente pour le Canada, reconnaisse les zones ainsi circonscrites dans un autre pays, il faut que l’autorité compétente de ce dernier, en l’occurrence le Service d’inspection des É.‑U., présente une description des programmes de contrôle et de surveillance mis en place pour étayer son dossier quant à l’absence de maladies. Au moment de la rédaction des présents motifs, l’ACIA n’avait obtenu de la part de la Californie ou du Service d’inspection des É.‑U. aucun renseignement l’informant de la mise en place d’une telle zone. À la lumière de son examen des programmes de contrôle mis en place en Californie et des exigences d’importation applicables aux millions de colonies d’abeilles qui y entrent chaque année, l’ACIA n’a pas constaté l’existence d’une zone exempte de maladie ou d’organisme nuisible dans cet État ou dans une partie de cet État. Si l’État, par le truchement du Service d’inspection des É.‑U., soumettait des protocoles d’atténuation ou démontrait l’existence d’une zone exempte des dangers qui préoccupent le Canada, l’ACIA mènerait une évaluation scientifique exhaustive de l’incidence de ces éléments sur les risques. La Dre Dubé a confirmé que ce document expliquait seulement ce qu’il faut évaluer dans l’examen d’une telle zone, mais que l’ACIA n’avait pas reçu de tels renseignements.
[1121] Il est admis au débat que, le 3 octobre 2022, le Service d’inspection des É.‑U. a informé l’ACIA de l’absence de changements à l’état sanitaire des abeilles à l’échelle nationale aux É.‑U. depuis 2014.
[1122] Comme il est expliqué plus haut, l’autorité compétente en Australie a répondu à l’apparition d’un foyer de petit coléoptère des ruches sévissant en Australie de l’Ouest en communiquant à l’ACIA des renseignements exhaustifs notamment sur le zonage, de sorte que des conditions d’importation acceptables ont pu être établies. De même, l’autorité compétente italienne a communiqué avec l’ACIA au moment de l’évaluation des risques d’importation de paquets d’abeilles en provenance de ce pays. L’Italie a circonscrit une zone exempte de petit coléoptère des ruches, a dessiné une zone tampon tout autour et a fourni des cartes et d’autres renseignements démontrant les mesures mises en place pour le maintien et le respect de la zone (voir les para 949-950).
[1123] Selon le témoignage de la Dre Rajzman, l’Australie et l’Italie avaient circonscrit leurs zones exemptes de petit coléoptère des ruches avant de les présenter à l’ACIA pour approbation. Par contre, l’ACIA n’a pas été informée par les É.‑U. que ce dernier était disposé à circonscrire une zone.
[1124] À mon avis, il ressort clairement de l’Accord SPS, du Code de l’OIE, du Protocole de l’ACIA et des éléments de preuve qui précèdent que, si les É.‑U., à titre de pays exportateur, voulaient exporter des paquets d’abeilles en provenance du Nord de la Californie, ou d’ailleurs aux É.-U., à destination du Canada, il lui incomberait de démontrer qu’il peut satisfaire aux conditions d’importation, notamment en matière de zonage et de certification pour assurer la sécurité de l’importation, ou que pareilles conditions ne sont pas nécessaires.
[1125] Je reconnais que l’avocat a présenté à la Dre Belaissaoui, en contre-interrogatoire, le Protocole de 2001 de l’ACIA, qui était en vigueur au moment de l’Évaluation des risques de 2003 et, contrairement au Protocole de 2005, il n’exige pas que le vétérinaire en chef du pays exportateur propose une zone pour qu’il en soit tenu compte dans l’évaluation des risques. En outre, on a présenté à la Dre Belaissaoui le graphique qui figure à la page 34, selon lequel la demande est issue du pays exportateur ou de la division de l’importation et de l’exportation de la DSAE. Elle a convenu qu’il était aussi possible que la demande provienne de l’ACIA. Toutefois, ce fait n’aide en rien les demanderesses en ce qui a trait à l’analyse du lien de causalité, car il incombe de toute façon au pays exportateur de fournir les renseignements relatifs à la zone et la certification nécessaire.
[1126] En fait, ces renseignements ont été fournis à l’égard de l’importation de reines en provenance des É.‑U., et les conditions ont été remplies. Il se peut que le Service d’inspection des É.‑U. eût préféré pouvoir aussi exporter des paquets d’abeilles à destination du Canada (et ce même si, selon le témoignage de M. Pettis, les É.‑U. n’exportent pas de paquets, sauf peut-être à destination du Moyen-Orient à une certaine époque), rien dans la preuve ne permet de conclure que le Service d’inspection des É.‑U. a fourni des données ou des renseignements justifiant la révision de l’Évaluation des risques de 2013 ou la tenue d’une nouvelle évaluation des risques.
[1127] Rien ne démontre que le Service d’inspection des É.‑U. ait communiqué avec l’ACIA pour discuter des conditions d’importation des abeilles dans d’autres contextes. Dans son affidavit, le Dr Kruger décrit la situation qui s’est produite en octobre 2009, lorsqu’il a eu vent de la découverte du varroa à Hawaï, sur Big Island, jusqu’alors exempte de varroa. Mis au fait de ce revirement, il a procédé à des consultations à l’interne, puis avec M. Nasr de l’ACIA, pour déterminer si les protocoles applicables à l’importation de reines en provenance de la partie continentale des É.‑U. et d’autres pays visant à prévenir le varroa pourraient s’appliquer aux reines en provenance d’Hawaï. Suivant son affidavit, l’adoption de nouvelles conditions d’importation est subordonnée à l’accord du pays exportateur, ce qui implique des négociations avec l’autorité compétente de ce pays. Dans cette situation, il a communiqué avec Colin Stewart au Service d’inspection des É.‑U. pour proposer les conditions d’importation prévues dans le SARI. En réponse, M. Ramirez l’a informé que le Service d’inspection des É.‑U., par suite de cette proposition, était à réexaminer les certificats d’exportation pour Hawaï et la partie continentale des É.‑U. Selon M. Ramirez, au meilleur de la connaissance du Service d’inspection des É.‑U., le varroa et la loque européenne, répandus au Canada, ne faisaient pas l’objet de mesures de contrôle en bonne et due forme. Le Service d’inspection des É.‑U. s’opposait à l’ajout d’énoncés quant à la certification relatifs au varroa et souhaitait la suppression des énoncés relatifs à la loque européenne pour la même raison. Le Dr Kruger a ensuite consulté M. Nasr, qui a fourni une réponse détaillée sur la présence du varroa et de la loque américaine au Canada et a confirmé que la situation relative à la loque européenne, si elle était semblable à celle qui concernait la loque américaine, n’était pas aussi grave.
[1128] Le Dr Kruger a préparé une réponse au Service d’inspection des É.‑U. Il l’informait que l’ACIA convenait que le Canada n’était pas exempt de loque européenne, de loque américaine et de varroa, mais que ces maladies étaient visées par des mesures de contrôle provinciales. L’ACIA avait pour mandat de veiller à ce que l’importation de produits visés par la réglementation fédérale, comme les reines, n’entraînera pas l’introduction ou la propagation au Canada de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques ou leur introduction dans un autre pays en provenance du Canada. Le RSA (para 160(1.1)) prévoit l’interdiction d’importer non pas des maladies dont le Canada est exempt ou qui sont visées par des mesures de contrôle fédérales, mais toute maladie.
[1129] Dans le courriel, il explique les motifs qui étayent les conditions d’importation et compare la situation des deux pays. La crainte étant que des modifications aux conditions se traduiraient par un risque d’importer le varroa résistant et la loque américaine. Étant donné qu’un seul traitement agissait sur le varroa et la loque américaine respectivement et était approuvé pour chacun (l’amitraze dans le premier cas et l’OTC dans le second), la résistance à ces traitements, si elle se répandait, causerait une augmentation des pertes de colonies.
[1130] Dans son témoignage, le Dr Kruger a affirmé que son courriel a été suivi d’un appel conférence mettant en communication, outre lui-même, M. Nasr et le Service d’inspection des É.‑U. en vue de discuter des conditions d’importation de reines en provenance d’Hawaï. Pendant l’appel, le Dr Kruger et M. Nasr ont expliqué l’importance de conditions similaires d’un pays exportateur à l’autre pour ralentir la résistance aux acaricides au Canada, et surtout la résistance à l’amitraze. Le Service d’inspection des É.‑U. convenait de ne pas modifier les conditions d’importation relatives à la loque américaine et à la loque européenne, car la tylosine n’était pas autorisée au Canada pour traiter la loque américaine résistante à l’OTC. Le Service d’inspection des É.‑U. a demandé des renseignements sur la législation, tant provinciale que fédérale, intéressant les abeilles, et les a obtenus. Le Dr Kruger a fait remarquer que les règlements de toutes les provinces en la matière définissaient le varroa à titre d’organisme nuisible et que les lois provinciales ne permettaient le déplacement interprovincial de ruches qu’en vertu d’un permis assorti de restrictions. Un autre appel conférence a été tenu, par suite duquel Jacek Taniewski a informé le Dr Kruger que le Service d’inspection des États-Unis avait accepté les conditions d’importation proposées par le Canada pour l’importation de reines en provenance d’Hawaï et avait demandé au Dr Kruger de collaborer avec M. Ramirez pour peaufiner les détails nécessaires sur les certificats de santé en vue de l’exportation. Les nouvelles conditions d’importation ont ensuite été mises en place, et la suspension a été levée.
[1131] Manifestement, en ce qui a trait aux conditions d’importation qu’il proposait à l’égard de l’importation de reines en provenance d’Hawaï, le Canada était convaincu que les conditions d’importation en cours pour prévenir le varroa pouvaient s’appliquer pour atténuer le nouveau risque découlant de la découverte du varroa à Hawaï. L’ACIA a proposé ces conditions, et le Service d’inspection des É.‑U. a participé au dialogue et, même s’il soutenait initialement que le Canada ne disposait pas d’un programme de contrôle visant le varroa (et la loque européenne), il a fini par acquiescer aux conditions proposées.
[1132] En revanche, dans le cas des abeilles en paquets en provenance des É.‑U., l’ACIA était d’avis qu’aucune option d’atténuation n’était possible. Ainsi, elle n’a pas proposé de conditions d’importation. Le Service d’inspection des É.‑U. n’a pas affirmé qu’il s’agissait d’un obstacle tarifaire injuste sous le régime de l’Accord SPS. Il n’a pas proposé, dans le cas des abeilles en paquets, de zone exempte de maladie dans le Nord de la Californie ni de mesures de certification ou d’autre option d’atténuation.
[1133] La preuve qui est détaillée plus haut est significative, car elle révèle que c’est l’État exportateur qui doit démontrer, documents détaillés à l’appui, que les exigences quant au zonage (dont la surveillance, la biosécurité et les mesures de contrôle des déplacements) et à la certification peuvent être respectées. Il revient aux pays exportateurs d’établir des zones exemptes de maladies sur leur territoire et de fournir au pays importateur (ou à l’OIE) des documents justificatifs qui étayent la création et le maintien de la zone. À défaut de données et de renseignements fournis par le Service d’inspection des É.‑U., et de collaboration par ce dernier, l’ACIA n’est pas en mesure de déterminer si des conditions d’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. peuvent être établies ou si des conditions semblables à celles applicables à l’importation des reines seraient possibles.
[1134] En outre, les conditions d’importation applicables aux reines en provenance des É.‑U. soulèvent des questions concernant la faisabilité auxquelles seul le Service d’inspection des É.‑U. peut répondre. Le Service d’inspection des É.‑U. serait-il en mesure de certifier que tous les paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. proviennent de ruchers exempts de petit coléoptère des ruches; que tous les ruchers qui préparent des paquets d’abeilles et que les paquets mêmes (par opposition aux cages servant au transport des reines) peuvent véritablement faire l’objet d’une inspection visant à déterminer la présence du petit coléoptère des ruches; que les cartes et les programmes de surveillance permettraient de confirmer que l’abeille africanisée n’a pas été détectée dans un rayon de 30 miles des ruchers dont proviennent tous les paquets; que les tests génétiques des abeilles en paquets (par opposition aux reines, qui sont issues de sources ou stocks limités) de toutes les sources ont été effectués; et que les paquets proviennent de ruchers n’exhibant pas d’indices cliniques de loque américaine et de varroa, à la lumière d’une inspection d’un échantillon effectuée dans les 45 jours précédant l’exportation (y compris la vaporisation à l’alcool pour le varroa suivie d’un traitement et d’un nouveau test si le résultat était supérieur à 1 %).
i) Conclusion sur le lien de causalité factuel
[1135] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la preuve ne permet pas de conclure que, n’eût été la négligence de l’ACIA, qui a maintenu et appliqué l’interdiction d’importation - et en particulier a omis d’envisager des options d’atténuation des risques dans l’Évaluation des risques de 2003 -, l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. aurait été autorisée. Je suis également d’avis que l’ACIA a envisagé des options d’atténuation des risques dans l’Évaluation des risques de 2013.
j) Lien de causalité juridique
[1136] L’existence d’un lien de causalité juridique est établie dans les cas où le préjudice subi par le demandeur n’est pas trop éloigné ou dans les cas où il était raisonnable de croire que la négligence du défendeur allait causer le préjudice.
[1137] Plus haut dans les présents motifs, je conclus qu’il était raisonnable de prévoir que les demanderesses subiraient un préjudice financier si les défendeurs faisaient preuve de négligence dans le maintien et l’exécution de l’interdiction d’importation. La nature des pertes invoquées par les apiculteurs - le préjudice en soi - consiste en la perte prévisible, à savoir une perte financière résultant de l’impossibilité pour eux de se procurer des paquets en provenance des É.‑U. Par conséquent, je suis d’avis que le lien de causalité juridique est établi.
iii. Dans l’hypothèse où les demanderesses, n’eût été la négligence des défendeurs dans le maintien et l’exécution de l’interdiction d’importation, avaient pu importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U., peut-on conclure qu’elles ont démontré un préjudice financier découlant du fait que les paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. étaient plus abordables et productifs que les autres solutions qui leur étaient ouvertes?
[1138] Certes, je conclus plus haut que les demanderesses n’ont pas satisfait au critère du lien de causalité factuel. Or, je ne traite des questions de perte financière que dans l’éventualité où j’aurais fait erreur sur le lien de proximité et sur le lien de causalité factuel. Rappelons que les défendeurs n’attaquent pas la thèse voulant que l’interdiction d’importation puisse causer des pertes financières, à savoir l’existence d’un lien de causalité général; ils remettent en doute la fiabilité de la preuve d’expert en matière financière produite par les demanderesses et qui fonde leur théorie du lien de causalité factuel.
a) Résumé de la preuve d’expert en matière financière
[1139] Les deux parties ont cité des témoins experts en matière financière. Les demanderesses ont cité M. Sumner, et les défendeurs, M. Nickerson. La preuve de chacun est résumée ci-après.
(i) M. Sumner
[1140] M. Sumner est un expert de l’économie agricole et des répercussions financières des restrictions imposées à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Dans son rapport, il affirme que son rôle l’appelle à recourir à des modèles, à des données et à des simulations économiques pour évaluer les répercussions financières des restrictions à l’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Tout particulièrement, l’avocat des demanderesses lui a demandé de quantifier les pertes financières totales, de 2007 à 2020, subies par les apiculteurs commerciaux (possédant plus de 50 ruches) au Canada découlant du maintien des restrictions à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U.
[1141] Le rapport de M. Sumner comporte un résumé de ses conclusions et opinions en la matière :
[traduction]
20. Premièrement, pour les apiculteurs commerciaux, qui exploitent la majorité des ruches au Canada, les paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. auraient constitué un moyen important, sur le plan financier, de parer aux pertes hivernales et s’inscriraient dans leurs efforts visant à améliorer et à assurer la santé des ruches pendant les saisons courtes, mais financièrement essentielles, que sont la miellée et la pollinisation.
21. Deuxièmement, la possibilité de se procurer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. leur aurait permis de réduire les coûts directs d’hivernage et de produire plus de miel que leur production réelle de 2007 à 2020, ce qui se serait traduit par un secteur apicole plus important, doté de plus de ruches et produisant plus de miel que la réalité de 2007 à 2020.
22. Troisièmement, les apiculteurs commerciaux de toutes les régions du Canada ont subi des pertes financières substantielles découlant des restrictions à l’importation de paquets d’abeilles chaque année de 2007 à 2020.
23. Quatrièmement, la valeur des pertes totales de 2007 à 2020, en dollars de 2020, s’établit à 341 941 183 $. Le calcul tient compte de l’intérêt composé dans la consignation des pertes de chaque année de cette période en dollars de 2020. Pour vérifier mon estimation, j’ai modifié certains paramètres dans ma méthodologie. J’estime que la fourchette plausible en dollars de 2020 va de 251 M$ à 453 M$.
[1142] Pour vérifier son estimation, M. Sumner a modifié certains paramètres de sa méthodologie. Il estime que la fourchette plausible en dollars de 2020 va de 251 M$ à 453 M$.
[1143] Essentiellement, M. Sumner a conçu un modèle mathématique (logiciel) permettant de calculer les pertes financières subies par les apiculteurs canadiens qu’il attribue à l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Pour ce faire, il a établi huit tâches. Par exemple, la première tâche consistait à calculer le nombre de ruchers commerciaux dans chaque province pour chaque année et à déterminer le nombre de paquets en provenance des É.‑U. qui auraient été commandés dans chaque province, chaque année, principalement pour remplacer les pertes hivernales. Comme il l’affirme, le calcul servant à déterminer la valeur en dollars de 2020, y compris l’intérêt composé, est séparé en huit tâches, dont chacune compte plusieurs étapes. Ces étapes expliquent la logique des calculs effectués à chaque équation et énumèrent les données et les paramètres qui étayent chaque équation. Pour procéder à chaque tâche, il faut établir divers paramètres.
[1144] Signalons que les défendeurs, en ce qui concerne le lien de causalité, remettent en doute les hypothèses qui étayent certains paramètres.
(ii) M. Nickerson
[1145] M. Nickerson est un spécialiste de l’économie appliquée et un expert en économie, en économétrie et en analyse statistique en ce qui a trait à l’évaluation des préjudices financiers.
[1146] M. Nickerson a analysé le rapport de M. Sumner et est arrivé aux conclusions suivantes :
[traduction]
15. Tout d’abord, j’estime que le modèle appliqué par M. Sumner pour calculer le préjudice est généralement raisonnable en ce qui a trait aux coûts découlant de la réglementation et convenable d’un point de vue de l’économie conceptuelle. Cependant, son application de ce modèle dans le calcul des estimations quant au préjudice est problématique. J’en discute en détail dans plusieurs parties de mon rapport.
16. Deuxièmement, M. Sumner a fait selon moi une erreur de codage fondamentale dans sa feuille de calcul Excel. Si on corrige cette erreur, l’estimation du préjudice qu’il privilégie est réduite de plus de 84 M$.
17. Troisièmement, à mon avis M. Sumner a fait d’autres erreurs de nature financière. Si on les corrige, on arrive à une estimation du préjudice substantiellement moindre. Par exemple, il compare le pris de paquets de différentes sources qui sont fondamentalement incomparables. Si l’on rajuste de manière raisonnable ces diverses erreurs, on peut presque réduire à néant la valeur du préjudice découlant de ses calculs.
18. Quatrièmement, pour estimer le préjudice, M. Sumner a conçu une feuille de calcul très complexe qu’il utilise pour appliquer son modèle économique en vue de calculer la valeur estimée du préjudice. Pour ce faire, il doit entrer des estimations quant à un très grand nombre de variables de décision et de paramètres. Dans un grand nombre de cas, rien dans les ouvrages ou les statistiques n’étaye les hypothèses de M. Sumner sur les valeurs. L’avocat du Canada a demandé que je parte du principe que rien dans le dossier du Canada ni dans les documents des demanderesses ne les étaye. Selon moi, essentiellement, M. Sumner émet des hypothèses sur plusieurs de ces valeurs. En outre, en ma qualité d’expert, j’estime qu’une forte incertitude s’attache à un grand nombre de ces valeurs. Quand j’effectue de nouveaux calculs et que je substitue à ces variables d’autres valeurs raisonnables, j’obtiens des résultats qui sont toujours inférieurs de plusieurs millions de dollars à la valeur du préjudice calculée par M. Sumner.
19. Cinquièmement, il n’est pas impossible d’imaginer une situation où le marché canadien du miel subit une diminution du prix du miel et une augmentation de la demande. Une autre série d’hypothèses à ce sujet, qui sont à mon avis très raisonnables, donne des estimations quant à la valeur du préjudice qui sont moitié moins importantes que celles découlant des calculs de M. Sumner.
20. Sixièmement, dans ses estimations, M. Sumner calcule des valeurs [traduction] « composées » et additionne les valeurs de préjudices antérieurs pour obtenir la « valeur actuelle » de ces valeurs. Il est évident que ses calculs tiennent compte de « l’intérêt sur l’intérêt ». J’ai été informé que, selon la Couronne, cette méthode ne convient pas et que seul l’intérêt simple est permis. On m’a demandé de tenir pour acquis qu’en cas de condamnation aux dommages-intérêts, l’intérêt couru pendant la période préalable au jugement sur le montant des dommages-intérêt est de l’intérêt simple. Le montant réclamé par les demanderesses, si on applique l’intérêt simple plutôt que l’intérêt composé, est réduit de 9 911 480 $.
21. Ce qui manque dans le rapport de M. Sumner, ce sont des analyses, voire la reconnaissance, de la possibilité que les règlements aient eu des répercussions financières qui auraient atténué ou compensé les coûts supposément causés par les règlements. S’ils avaient permis une réduction d’incidents de maladies et d’acaricides ainsi que des pertes hivernales, les règlements auraient eu, pour les apiculteurs commerciaux, des avantages financiers. Les demanderesses semblent prétendre qu’il ne découle pour les apiculteurs canadiens aucun avantage financier de l’interdiction de vente applicable aux paquets d’abeilles en provenance des É.‑U.
22. Enfin, M. Sumner semble fonder en partie ses conclusions sur un sondage qu’il a effectué en 2020 auprès d’apiculteurs commerciaux. Les données qui en découlent ne sauraient être tenues pour fiables. M. Sumner a fait parvenir environ 150 copies du sondage à des apiculteurs commerciaux. Le Canada compte jusqu’à 2000 apiculteurs commerciaux. Il a reçu 19 réponses provenant de quatre provinces. Il est nécessaire d’appliquer les techniques de sondage pour obtenir des données fiables. Rien ne démontre que M. Sumner a même tenu compte des notions scientifiques de base relatives aux sondages pour mener sa recherche. Il a obtenu un taux de réponse extrêmement faible. Rien ne démontre de pré-test, post-test, vérification des biais dans la structure des questions, vérification des biais dans les réponses et vérification des biais dans les refus de réponse et autres éléments essentiels à la qualité d’un sondage. Tout poids accordé à ces données ou renseignements est mal placé.
(iii) Rapport de M. Sumner déposé en réponse
[1147] Dans son rapport déposé en réponse au rapport de M. Nickerson (M. Sumner traite également du rapport de M. Winston), M. Sumner admet et corrige les quatre erreurs de codage dans le modèle consigné dans sa feuille Excel recensées par M. Nickerson. Il y ajoute un calcul tenant compte de l’intérêt simple. Il répond aux critiques énoncées par M. Nickerson des valeurs qu’il avait accordées aux paramètres servant à calculer le préjudice. Il ajoute aussi un calcul qui donne un résultat se situant dans le bas de la fourchette et omet des apiculteurs qui s’excluraient du recours, en réponse à une question soulevée par M. Nickerson.
[1148] En ce qui a trait aux paramètres choisis, M. Sumner fait remarquer que M Nickerson a proposé d’accorder d’autres valeurs à certains paramètres. M. Sumner n’est pas d’accord et affirme soutenir [traduction] « ci-après que la preuve dont je dispose et la logique économique étayent mes choix initiaux dans la plupart des cas. Bien entendu, il manque
des données précises, mais, dans la plupart des cas où [M. Nickerson] opte pour une valeur inférieure plausible, une valeur supérieure est tout aussi plausible »
. Il ajoute que, [traduction] « comme je l’affirme dans mon rapport initial, la preuve est lacunaire sur des éléments importants de l’économie apicole canadienne, et on me demandait de tirer des conclusions sur le fondement de moins de données pures que ce que j’aurais préféré »
. M. Sumner soutient que, dans la plupart des cas, il n’a guère rajusté son évaluation des paramètres par suite du rapport de M. Nickerson et que « le préjudice financier substantiel et grave causé aux apiculteurs commerciaux canadiens demeure la principale conclusion de mon analyse »
.
[1149] Dans les observations qu’il a présentées en conclusion, M. Sumner affirme que son [traduction] « estimation du préjudice est plutôt prudente en ce sens que j’utilise des paramètres conservateurs relatifs à la productivité des paquets en provenance des É.‑U., des estimations conservatrices quant à la différence de coûts des paquets en provenance de Nouvelle-Zélande par rapport à ceux des É.‑U. et des estimations conservatrices des taux d’intérêt payés par les apiculteurs canadiens »
.
Selon ses nouveaux calculs, le préjudice s’établirait à 250 458 995 $ compte tenu de l’intérêt composé ou à 235 923 957 $, compte tenu de l’intérêt simple.
b) Question préliminaire – le poids à accorder à la preuve d’expert
[1150] Les défendeurs soutiennent que la preuve présentée par M. Sumner n’est pas fiable, tandis que les demanderesses doutent de l’indépendance de M. Nickerson.
(i) Indépendance de M. Nickerson
[1151] Selon les demanderesses, les critiques énoncées par M. Nickerson à l’égard des rapports et des témoignages de M. Sumner équivalaient à la plaidoirie d’un avocat en faveur de son client plutôt qu’à une appréciation des faits par un expert indépendant visant à appuyer le tribunal. Elles recensent les aspects suivants de l’expérience et du témoignage de M. Nickerson qui soutiennent leur thèse :
a)Il est un témoin professionnel;
b)Son expérience à titre de témoin professionnel a été acquise dans des affaires concernant le droit du travail et la rémunération ainsi que le secteur des mines, et non le secteur de l’apiculture commerciale ou l’incidence des restrictions commerciales;
c)Il a communiqué avec huit des quelque 2000 apiculteurs commerciaux au Canada, qui avaient été sélectionnés par les défendeurs, et critique pourtant M. Sumner qui a utilisé en partie les résultats d’un sondage envoyé aléatoirement à 150 apiculteurs commerciaux;
d)Même s’il disposait des mêmes données limitées que M. Sumner, et même s’il n’avait aucune expérience du secteur de l’apiculture commerciale, il a qualifié de [traduction]
« raisonnables »
les hypothèses qui lui ont servi à recalculer les estimations de M. Sumner, tout en affirmant que le jugement et l’expérience de M. Sumner ne l’étaient pas;e)Même s’il reconnaissait que la sensibilité d’un modèle s’évalue en fonction de l’ajustement à la hausse ou à la baisse des hypothèses, il a opté pour un sens qui aurait pour effet de réduire la valeur estimée du préjudice ‒ il n’a pas procédé à de nouveaux calculs au moyen d’hypothèses démontrant une augmentation dans la valeur estimée du préjudice;
f)Il n’a pas appliqué d’élément de comparaison direct (reines en provenance des É.‑U.) pour déterminer ce qu’il qualifie de [traduction]
« marge »
à appliquer aux prix des paquets en provenance des É.‑U., et a opté pour un rapport huit fois plus élevé et dont il reconnaît l’inapplicabilité probable;g)Il n’a pas réévalué sa propre erreur dans le calcul des prix du miel au Canada, et ce même si M. Sumner avait relevé cette erreur dans son rapport en réponse deux ans plus tôt;
h)Il a critiqué M. Sumner qui n’avait pas attribué de valeur aux avantages potentiels de l’interdiction pour les apiculteurs, mais n’a pas procédé à cette évaluation lui-même.
[1152] Les demanderesses invoquent ces éléments et d’autres pour étayer leur thèse selon laquelle M. Nickerson n’est pas un expert indépendant et que sa plaidoirie ne devrait pas être acceptée au détriment de la preuve de M. Sumner.
[1153] Tout d’abord, signalons que les demanderesses n’ont pas mis en doute l’impartialité de M. Nickerson, contrairement à celle de M. Winston, au moment de soulever des objections quant à son habilité à témoigner. Elles ont plutôt soutenu, dans leurs observations finales, qu’il n’est pas indépendant, de sorte que sa déposition ne devrait pas être acceptée au détriment de la preuve de M. Sumner. Je conviens avec les défendeurs que, si les demanderesses avaient véritablement eu des objections quant à l’indépendance ou à l’impartialité de M. Nickerson - fondées sur ce qu’elles qualifient de plaidoirie et découlant de son rapport -, il leur aurait fallu soulever des objections quant à son habilité à témoigner au moment où il a été cité à comparaître (voir Wise, aux para 64-65).
[1154] Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincue, à la lumière des préoccupations soulevées par les demanderesses, que M. Nickerson n’était pas un témoin indépendant.
[1155] À cet égard, M. Nickerson a affirmé dans son témoignage qu’il est un expert-conseil à temps plein depuis plus de 20 ans et qu’environ 80 % de son travail concerne des litiges. Je ne suis pas convaincue que le seul fait que M. Nickerson soit principalement employé à titre d’expert-conseil en litige, ce qui l’amène à témoigner à titre de témoin expert, démontre qu’il a un parti pris en faveur des défendeurs. Comme l’affirment les défendeurs, la longue carrière de M. Nickerson comme économiste consulté dans le cadre de litiges ne signifie pas qu’il est incapable d’impartialité. Au contraire, la carrière de M. Nickerson serait mise en péril si le tribunal décidait qu’il faisait preuve de parti pris.
[1156] Les défendeurs soutiennent également que les arguments des demanderesses selon lesquels M. Nickerson agit à titre de plaideur sont infondés. Ils soulignent que ce dernier, dans son rapport d’expert (admis par la suite), signale l’erreur de codage commise par M. Sumner qui, une fois corrigée, réduit la valeur estimée du préjudice de plus de 84 M$, mais signale également une autre erreur de codage qui, une fois corrigée, a pour effet d’augmenter de plus de 16 M$ cette valeur. En outre, dans son rapport, il indique que, suivant les instructions qui lui avaient été données, il devait énoncer des hypothèses sur les coûts liés à l’augmentation de la production qui découlerait de la levée de l’interdiction d’importation, mais qu’à son avis, de telles hypothèses ne convenaient pas vu la structure de l’analyse faite par M. Sumner. Ainsi, il s’est abstenu d’en avancer. À mon avis, il s’agit là d’une démarche équilibrée, et non pas d’un parti pris.
[1157] Il n’est pas évident non plus que l’expérience de M. Nickerson, qui concerne principalement le droit du travail et les ressources naturelles, plutôt que l’apiculture, démontre un parti pris de la part de ce dernier. Les demanderesses n’ont pas mis en doute les compétences de M. Nickerson à titre d’économiste. Quoi qu’il en soit, si j’estimais que les domaines de travail étaient pertinents (et ce n’est pas le cas), la question intéresserait le poids à accorder à son avis, à la lumière de son expérience, et non un manque d’indépendance ou d’impartialité de sa part. Quant aux autres éléments énumérés par les demanderesses, je ne suis pas convaincue qu’ils démontrent un parti pris. À mon avis, il en ressort plutôt que les demanderesses rejettent la démarche adoptée par M. Nickerson à l’égard de certains aspects du rapport de M. Sumner ou estiment lacunaire l’analyse de M. Nickerson ou sa réponse au rapport de M. Sumner.
[1158] À cet égard, soulignons que, selon le témoignage de M. Nickerson, le modèle conçu par M. Sumner est sensible aux changements dans les intrants (paramètres), et les données qui étayent les valeurs choisies comme intrants ne sont pas fiables ou n’existent pas. Par exemple, en ce qui a trait à l’élément e) de la liste des demanderesses reproduite plus haut, il n’importe guère que M. Nickerson ajuste à la hausse ou à la baisse les hypothèses - ou démontre un parti pris - lorsqu’il s’agit de démontrer la sensibilité du modèle conçu par M. Sumner à ces ajustements. En outre, manifestement, si les paramètres sont différents, les résultats le seront aussi, dans un sens ou dans l’autre.
[1159] Je suis d’avis que le rapport d’expert de M. Nickerson, dans l’ensemble, ne démontre pas une absence d’indépendance ou d’impartialité de sa part. En outre, il s’est montré franc dans son témoignage au procès et a répondu à toutes les questions qui lui ont été posées. Rien dans son témoignage ne permet de conclure à un parti pris ou à l’absence d’impartialité.
(ii) Fiabilité de la preuve de M. Sumner
[1160] Selon la thèse des défendeurs, la preuve de M. Sumner ne suffit pas à établir la causalité générale (la capacité de causer la perte), car les opinions de ce dernier sur la productivité des paquets sont fondées sur des hypothèses qui ne sont pas étayées par la preuve au dossier. Les défendeurs, invoquant les arrêts R c Lévesque, 2000 CSC 47 [Lévesque] et R c Abbey, [1982] 2 RCS 24 [Abbey], affirment que la conclusion de M. Sumner - selon laquelle les paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. sont plus productifs que d’autres solutions - est principalement fondée sur des conjectures ou des hypothèses, plutôt que sur de véritables données. Comme elle est fondée sur des faits qui n’ont pas été établis en preuve en l’espèce, elle a peu de valeur probante en ce qui a trait à la productivité (Lévesque, au para 40; Abbey, aux pp 42-43).
[1161] Signalons que le juge Sopinka, dans les motifs concordants qu’il a rédigés dans l’arrêt R c Lavallee, [1990] 1 RCS 852, fait observer qu’il existe une distinction pratique entre, d’une part, la preuve qu’un expert obtient et sur laquelle il se fonde dans les limites de sa compétence et, d’autre part, la preuve qu’il obtient d’une partie au litige et qui concerne une question directement en litige (comme dans l’affaire Abbey). Dans le premier cas, l’expert forme une opinion en ayant recours à des méthode d’enquête et à des pratiques qui constituent dans le domaine en question des moyens acceptés d’arriver à une décision. Lorsque, toutefois, les données sur lesquelles un expert fonde son opinion proviennent d’une partie au litige ou d’une autre source fondamentalement suspecte, un tribunal devrait exiger que ces données soient établies par une preuve indépendante. « Suivant l’arrêt Abbey, l’absence d’une telle preuve influera directement sur le poids à donner à l’opinion, peut-être au point de lui enlever toute valeur probante. On doit cependant reconnaître qu’il arrivera très rarement que l’opinion d’un expert repose entièrement sur de tels renseignements et qu’aucun de ceux-ci ne soit établi par une preuve indépendante. Quand l’opinion d’un expert est fondée en partie sur des renseignements suspects et en partie soit sur des faits reconnus, soit sur des faits qu’on essaie de prouver, il s’agit uniquement d’une question de valeur probante »
(p 900). Ce qu’il faut, c’est qu’il existe à tout le moins quelque élément de preuve admissible tendant à établir le fondement de l’opinion de l’expert. Or, plus l’expert se fonde sur des faits non établis par la preuve, moins la valeur probante de son opinion sera grande (dans le cas des directives au jury). Voir également R v Saul, 2015 BCCA 149 au para 37.
[1162] À mon avis, pour décider si des éléments de preuve admissibles (ou fiables) fondent l’opinion d’expert de M. Sumner, il faut examiner le fondement des hypothèses qui étayent les paramètres qu’il a énoncés et que les défendeurs mettent en doute.
c) Hypothèses mises en doute
[1163] Signalons tout d’abord que le rapport de M. Sumner traite de plusieurs facteurs qui ont servi au calcul de l’estimation du préjudice. Les défendeurs ne les soulèvent pas tous. Ils soutiennent plutôt que le lien de causalité factuel n’a pas été établi, car la preuve des demanderesses ne démontre pas que les paquets en provenance des É.‑U. sont plus productifs ou plus abordables que les autres solutions, compte tenu des avantages.
[1164] Selon les défendeurs, les sources qui étayent les hypothèses de M. Sumner varient. Le prix des paquets en provenance de la Nouvelle-Zélande provient d’un sondage mené par l’Alberta auxquels ont répondu des centaines de participants; les coûts totaux de production sont également tirés de données recueillies par le gouvernement de l’Alberta. D’autres hypothèses (les coûts d’hivernage par rapport aux coûts totaux) sont tirés d’un sondage mené par M. Sumner. Les renseignements sur la productivité relative des paquets en provenance de la Nouvelle-Zélande, de ceux en provenance des É.‑U., de la division des ruches et des ruches donneuses ne sont tirés d’aucune étude en bonne et due forme. M. Sumner a plutôt invoqué son sondage, des conversations avec les demanderesses et des apiculteurs canadiens qu’il ne pouvait nommer, des conversations avec des apiculteurs américains qui n’avaient jamais procédé à la division de ruches au Canada ainsi que des discussions avec d’autres experts qu’il ne nomme pas. Si M. Sumner souscrivait à l’avis sur la qualité de ses données émis par M. Nickerson, il était convaincu d’avoir porté le meilleur jugement possible sur la productivité.
[1165] Selon les défendeurs, aucune de ces hypothèses n’est suffisamment fiable pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le groupe a subi des pertes en raison de l’impossibilité de se procurer des paquets en provenance des É.‑U.
d) Hypothèses mises en doute ‒ productivité comparée
(i) Productivité des paquets en provenance de la Nouvelle-Zélande
[1166] Le rapport de M. Sumner indique que les paquets importés de Nouvelle-Zélande et d’ailleurs sont moins productifs que les paquets d’abeilles en provenance des É.‑U., qui, si leur importation avait été autorisée, auraient remplacé les importations de Nouvelle-Zélande. Il souligne que les ruches (paquets) arrivent plus tard, dans la mauvaise saison pour l’hémisphère nord, et ont subi du stress causé par le déplacement aérien. Selon lui, la production de miel par colonie correspond à 70 % ou moins de celle d’une ruche ayant hiverné dans des conditions normales (M. Sumner établit comme point de référence une colonie saine toujours complète après l’hivernage, qui représente la colonie dite « normale », correspondant à 100 %).
[1167] Le rapport de M. Winston énonce l’opinion de ce dernier selon laquelle il se peut que la majorité des apiculteurs canadiens estiment que les paquets en provenance de la Nouvelle-Zélande sont inférieurs à ceux qui étaient importés des É.‑U. à une certaine époque, il ne connaît aucune étude étayant la valeur très précise avancée de 70 %.
Division de ruches et ruches donneuses
[1168] Selon le rapport de M. Sumner, la production de miel est également affectée par le rendement des ruches donneuses, qui est inférieur à celui des ruches intactes. Il y aurait eu moins de division de ruches s’il avait été possible de se procurer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Selon lui, la productivité d’une ruche donneuse équivaut à environ 95 % de celle d’une ruche normale. Une ruche ayant été divisée a une production de miel qui équivaut à environ 60 % de celle d’une colonie ayant hiverné selon des conditions normales. Toutefois, le paramètre qui importe dans l’analyse des répercussions est celui de la production moyenne de miel des colonies divisées et des colonies donneuses, qui s’établit à moins de 80 % de la productivité d’une colonie normale.
[1169] Au procès, M. Winston, qui avait été interrogé sur la productivité relative des ruches donneuses, a répondu qu’il était seulement au courant de travaux issus de la Colombie-Britannique, révélant que les ruches donneuses peuvent être aussi productives que les ruches ayant hiverné, mais il a affirmé ne pas avoir de données provenant d’ailleurs au pays.
[1170] Selon le rapport de M. Winston, il se peut que la production de miel des ruches divisées soit plus faible au cours de la première année. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte, dont le nombre de divisions, la qualité des reines et la santé de la colonie. Au procès, M. Winston a affirmé que, sans ces renseignements, l’origine de la valeur (60 %) avancée par M. Sumner ne peut être déterminée. En outre, les recherches de M. Winston en Colombie-Britannique indiquent que deux ou trois nucléi peuvent être retirés d’une colonie sans affecter la production de miel. Ses recherches révèlent que cette valeur (60 %) se trouve bien en deçà de la réalité, du moins en Colombie-Britannique.
Productivité des paquets en provenance des É.‑U.
[1171] Selon les estimations de M. Sumner, la quantité moyenne de miel produite par une colonie créée au printemps à partir de paquets importés des É.‑U. correspond à environ 85 % de celle d’une colonie normale. Quant à la source de ces données, une note de pied de page indique que les estimations de M. Sumner sont fondées sur des renseignements obtenus de plusieurs apiculteurs en activité dans des régions où la saison est courte.
[1172] Dans son témoignage, M. Winston a affirmé qu’il n’était pas au courant de données permettant de conclure qu’un paquet en provenance des É.‑U. a une productivité s’établissant à 85 % de celle d’une ruche normale.
[1173] Dans son rapport, M. Nickerson soulève trois questions à propos de l’hypothèse avancée par M. Sumner suivant laquelle les paquets en provenance des É.‑U. auraient une production de miel correspondant à 85 % de celle d’une colonie normale. Premièrement, son estimation s’établissait en fait à 84 %. Deuxièmement, ce renseignement ne peut provenir d’apiculteurs canadiens, car ils n’ont pu se procurer de paquets en provenance des É.‑U. depuis 1987. Troisièmement, suivant des conversations avec des apiculteurs canadiens qui avaient eu recours à des paquets en provenance des É.‑U. dans les années 80, M. Nickerson croyait que 85 % constituait une estimation exagérée. Par conséquent, il a évalué la sensibilité des estimations du préjudice aux valeurs choisies par M. Sumner. En indiquant 84 % - l’estimation établie par M. Sumner -, on obtient une estimation du préjudice inférieure de 10 M$. M. Nickerson en a conclu que les estimations de M. Sumner sont très sensibles à la valeur qu’il choisit à l’égard de ce paramètre.
[1174] En contre-interrogatoire, M. Nickerson a affirmé qu’il mettait en doute ces hypothèses, car M. Sumner et M. Winston convenaient tous deux de l’absence de données ou d’études sur la productivité des colonies des É.‑U., avant l’interdiction et depuis.
[1175] Signalons que, dans l’échange, M. Nickerson précise son rapport indique la possibilité d’une exagération de la productivité des paquets et affirme ce qui suit :
[traduction]
Je dirais que je – je n’ai aucune idée des chiffres de productivité et je ne crois pas que M. Sumner les connaisse non plus ni M. Winston.
Source des chiffres sur la productivité, en général
[1176] Dans son témoignage, M. Sumner a confirmé que ces chiffres sur la productivité ne sont pas fondés sur des études à proprement parler puisqu’à sa connaissance aucune étude n’existe. Quant à sa conclusion selon laquelle les paquets en provenance des É.‑U. sont plus productifs, en contre-interrogatoire, il a affirmé qu’il avait reçu [traduction] « une poignée » de réponses à son sondage et qu’il avait eu des conversations avec des apiculteurs canadiens et américains sur les pertes et la productivité réduite des ruches divisées dans une saison courte. Il a confirmé avoir discuté avec MM. Gibeau, Lockhart et Paradis, des apiculteurs canadiens, mais a précisé qu’il avait échangé avec d’autres apiculteurs au fil des ans. Il a reconnu que les apiculteurs américains n’avaient pas d’expérience dans la division de ruches au Canada. Il a affirmé que le sondage n’avait pas joué un rôle direct dans la détermination de la productivité et qu’il s’agissait d’une source secondaire, vu le nombre relativement limité de réponses. Les autres renseignements provenaient d’articles publiés dans des revues d’apiculture et des revues scientifiques, mais aucun de ces derniers ne précisait les paramètres servant à déterminer la productivité relative. Il était d’accord pour dire qu’une question du sondage, qui concernait le rendement des méthodes de remplacement des colonies, ne lui avait pas permis de déterminer le rapport entre ces nombres de production, mais lui avait donné une idée des positions.
[1177] Bref, il a affirmé que sa détermination des valeurs de productivité était fondée sur son jugement après discussion avec des personnes, les réponses au sondage et l’apport d’apiculteurs d’ailleurs.
[1178] Selon le rapport de M. Winston, ce dernier n’était pas au courant de l’existence de données publiées après 1987 qui étayeraient les valeurs de productivité relative avancées par M. Sumner, qui sont très précises sur le plan quantitatif.
[1179] Dans son témoignage, M. Nickerson a affirmé n’avoir trouvé aucune étude ni énoncé scientifiques suivant lesquels la productivité des divers types de ruches (divisées, nucléi, colonies donneuses, colonies normales) s’établissait à un certain taux par rapport à une ruche dite « normale » ni aucune étude sur la productivité. Il a soutenu que les demanderesses apicultrices semblent avoir des opinions variées sur la productivité. Il s’est également entretenu avec huit apiculteurs s’étant exclus du groupe, dont certains ont soulevé la productivité (en contre-interrogatoire, M. Nickerson n’a pas démenti que, suivant ses notes de discussion avec les apiculteurs s’étant exclus, un seul a soulevé la productivité). Ces apiculteurs semblaient avoir des opinions variées sur la productivité des divers types de colonies. À la question de savoir quelle incidence ces conversations avaient eu sur son opinion, il a répondu qu’elles n’avaient pas changé son opinion générale. Les discussions avec les apiculteurs s’étant exclus et le témoignage des demanderesses apicultrices lui avaient donné une bonne idée de la variabilité et des différences au sein du secteur de l’apiculture canadienne.
[1180] Les défendeurs, dans leurs observations finales écrites, renvoient à un passage de l’interrogatoire préalable de M. Lockhart pour défendre leur thèse selon laquelle les demanderesses ne disposaient d’aucun renseignement sur la productivité comparée. En effet, M. Lockhart a affirmé qu’à sa connaissance, il n’existait pas d’évaluation de la productivité relative des ruches ni de dossier à ce sujet.
[1181] Quant au sondage mené par M. Sumner, M. Nickerson a affirmé qu’il avait pour objet de recueillir des renseignements sur les pratiques d’apiculture canadienne. Toutefois, il n’était pas régi par des normes scientifiques. Rien ne démontre de prédesign ou de pré-test des questions, les destinataires n’avaient pas été choisis de manière aléatoire et il n’y avait pas eu de vérification des biais ou de questions de contrôle. Dans le monde des sondages, ces éléments sont essentiels, mais le sondage de M. Sumner n’en a pas tenu compte. C’est important, parce que ces éléments servent à éliminer les biais. Selon l’avis de M. Nickerson, pour accomplir l’objet du sondage de M. Sumner, il faudrait mener un ou deux sondages assez importants. Étant donné qu’il y a au Canada entre 1400 et 2100 apiculteurs commerciaux, il faudrait obtenir entre 300 et 400 réponses, pour capter les réponses d’apiculteurs de différentes tailles et méthodes et de toutes les provinces. Les renseignements découlant d’un tel sondage, s’il était tenu, serviraient à l’analyse statistique en matière de productivité. Or, le sondage de M. Sumner n’a pas été distribué aléatoirement et a obtenu seulement 19 réponses. Dans son témoignage, M. Nickerson a affirmé que les renseignements issus du sondage ne constituaient pas des données utiles.
Taux de réforme
[1182] Les défendeurs soulignent également l’hypothèse de M. Sumner selon laquelle, depuis la mise en place de l’interdiction d’importation, les apiculteurs ont mis à réforme 5 % des colonies qu’ils s’attendent à perdre pendant l’hiver. Selon lui, s’il était possible d’importer des paquets en provenance des É.‑U., abordables et de bonne qualité, le taux de réforme passerait à 80 %.
[1183] Dans son rapport, M. Sumner indique que son jugement à ce sujet est fondé sur les taux élevés de réforme qui avaient cours avant l’interdiction d’importation et sur les données sur le rendement de la mise à réforme dans la réduction des pertes hivernales.
[1184] Selon le témoignage de M. Winston, les décisions des apiculteurs sur la mise à réforme ou non des colonies à l’automne font intervenir plusieurs facteurs (conditions météorologiques, présence de maladies et d’organismes nuisibles, intention de l’apiculteur, selon qu’il veut augmenter, diminuer ou maintenir la taille de ses colonies, etc.). À sa connaissance, rien dans les pratiques coutumières ou les études scientifiques ne préconise un taux de réforme de 5 % à l’heure actuelle ou un taux de 80 % dans le cas où l’importation de paquets en provenance des É.‑U. était permise. M. Winston a également affirmé qu’il ne savait pas d’où provenait la valeur de 80 %, car il n’était au courant d’aucune étude ou pratique coutumière recommandant ce taux ou qui révélait que ce taux était pratiqué avant 1987. Du reste, l’apiculture au Canada a beaucoup changé depuis 1987, de sorte qu’une évaluation datant d’avant la fermeture de la frontière, qui s’est produite en 1987, serait pratiquement insignifiante de nos jours.
[1185] Dans son rapport, M. Nickerson s’interroge sur le bien-fondé du taux de réforme de 5 %, en ce sens qu’il faudrait que les apiculteurs connaissent d’avance les pertes qu’ils subiront l’hiver suivant. Selon lui, aucune source n’étaye la valeur de 5 % attribuée à cette hypothèse par M. Sumner. Pour évaluer la sensibilité des estimations du préjudice aux valeurs choisies à l’égard de cette variable, M. Nickerson a procédé à de nouveaux calculs d’estimation du préjudice en indiquant des taux de 10 % et de 25 %. Les réductions dans les estimations du préjudice s’établissaient respectivement à 20 M$ et 81,5 M$. M. Nickerson en a conclu que les estimations du préjudice de M. Sumner sont très sensibles à la valeur qu’il choisit à l’égard de cette variable.
[1186] Le rapport de M. Nickerson doute également du bien-fondé de l’hypothèse avancée par M. Sumner - à savoir que les apiculteurs mettraient à réforme l’équivalent de 80 % de leurs pertes hivernales attendues s’ils pouvaient se procurer des paquets en provenance des É.‑U. Cette hypothèse implique que les apiculteurs connaissent les pertes à venir. En outre, M. Nickerson n’a pas trouvé de données définitives pour la période préalable à l’interdiction d’importation indiquant la proportion des abeilles que les apiculteurs avaient pour pratique de tuer avant l’hiver. M. Nickerson a renvoyé à un article paru en 1982 selon lequel, de 1977 à 1981, le nombre moyen de paquets importés s’établissait à environ 321 000, tandis que le nombre de colonies au Canada correspondait à environ 586 000. À partir de ces données, M. Nickerson a affirmé que la pratique consistant à éliminer des abeilles à l’automne pour acheter des paquets au printemps était courante, mais aussi qu’un nombre considérable de colonies au Canada semblaient hiverner. Il a également renvoyé à un article de M. Winston, publié en 1986, selon lequel [traduction] « [i]l y a eu une grande augmentation du nombre de colonies qui hivernent au cours des dix dernières années, de sorte que plus de la moitié des 530 000 colonies au Canada hivernent dorénavant »
.
Selon M. Winston, la situation était attribuable « tant aux préoccupations quant à la possibilité d’importer des abeilles à l’avenir qu’aux analyses économiques qui démontrent des profits plus élevés chez les colonies ayant hiverné que chez celles issues de paquets »
.
M. Nickerson a également affirmé qu’il est ressorti de ses conversations avec des apiculteurs canadiens qu’ils s’étaient beaucoup adaptés depuis 1987 dans leur faculté d’hivernage et qu’ils n’achèteraient pas forcément des paquets en provenance des É.‑U. s’ils pouvaient s’en procurer. Le taux de réforme de 80 % semblait donc exagéré, ce qui a amené M. Nickerson à procéder à de nouveaux calculs visant à estimer le préjudice, en substituant à ce taux quatre autres valeurs, variant de 50 % à 10 %. Les réductions dans les estimations du préjudice qui ont résulté de ces nouveaux calculs étaient considérables (50 % : 40,3 M$; 35 % : 63,2 M$; 20 % :84,4 M$; 10 % : 97,7 M$). En contre-interrogatoire, M. Nickerson a confirmé qu’il n’avait pas substitué des valeurs supérieures à 80 % ou inférieures à 5 % dans ses nouveaux calculs.
Production de miel
[1187] Pour ce qui est de quantifier les pertes attribuables à la valeur du miel qui aurait été produit, n’eût été l’interdiction d’importation, M. Sumner a énoncé comme hypothèse que 95 % des pertes hivernales auraient été remplacées par des colonies importées (paquets).
[1188] Le rapport de M. Winston indique que cette valeur est manifestement fausse. Même aux beaux jours de l’importation de paquets, environ seulement la moitié des colonies canadiennes étaient créées au printemps à partir de paquets, tandis que l’autre moitié hivernait. Il était courant pour les apiculteurs de diviser les colonies au printemps pour combler les pertes d’hivernage avant 1987. Soit, parmi les apiculteurs qui optent pour l’hivernage, certains préfèrent combler les pertes au moyen de paquets et d’autres au moyen de la division, mais l’estimation de 95 % avancée par M. Sumner n’est étayée, selon M. Winston, par aucune étude ou donnée. Vu le succès des pratiques actuelles de gestion apicole qui préconisent la division des colonies au printemps ou à l’été, M. Winston était d’avis qu’il était raisonnable de penser que plusieurs apiculteurs, voire un grand nombre d’entre eux, préféreraient ne rien changer à ces pratiques.
(ii) Analyse de la productivité
[1189] Pour commencer, je signale que le rapport de M. Nickerson met l’accent sur les hypothèses avancées par M. Sumner, au motif qu’elles ne sont pas fondées sur des données concrètes, ainsi que sur la sensibilité de son modèle.
[1190] Dans son témoignage, M. Nickerson a affirmé que le modèle de M. Sumner est énorme et complexe. Il est composé de quatorze paramètres, de quinze variables et de 1600 expressions arithmétiques ou mathématiques servant à calculer le total. Le modèle dépend de certains paramètres (comme ceux qui sont décrits plus haut). Le modèle et ses résultats sont extrêmement sensibles aux changements de paramètres. Dans bien des cas, M. Sumner était contraint d’estimer la valeur à attribuer aux paramètres, faute de données.
[1191] M. Nickerson met en doute les valeurs attribuées par M. Sumner au motif que certaines ne sont pas étayées par des données concrètes, ce qui importe étant donné que le modèle est si sensible aux changements de paramètres. M. Sumner a lui-même modifié les valeurs de productivité de 2,5 % et de 3 %, dans son évaluation de la sensibilité. Dans le premier cas, l’estimation du préjudice a varié de près de 50 %. Un changement de 10,5 % se traduisait par une estimation du préjudice variant de nil à une extrémité à 570 M$ à l’autre extrémité.
[1192] J’accepte l’avis de M. Nickerson selon lequel les hypothèses fondées sur les renseignements obtenus par suite du sondage mené par M. Sumner ne sont pas fiables.
[1193] J’accepte également, comme le reconnaît M. Sumner, que faute de données ce dernier a énoncé des hypothèses fondées sur son jugement, à la lumière de quelques conversations avec les demanderesses apicultrices, des apiculteurs américains au fil des ans et des renseignements tirés de sources informelles comme des magazines d’apiculture.
[1194] J’accepte le fait que le modèle conçu par M. Sumner était très sensible aux paramètres choisis, dont certains étaient fondés sur des hypothèses qu’il avait formulées.
[1195] Ces facteurs, pris ensemble, remettent en question l’exactitude et la fiabilité des chiffres avancés par M. Sumner.
[1196] Toutefois, les défendeurs affirment que les conclusions de M. Sumner n’ont qu’une valeur probante limitée en ce qui a trait à la productivité relative des abeilles en paquets en provenance des É.‑U. au motif que ses hypothèses en la matière, ainsi que sur d’autres coûts, ne sont pas étayées par une preuve admissible au dossier.
[1197] À mon avis, si la preuve établit que les paramètres sur la productivité énoncés par M. Sumner (les pourcentages attribués, comme il est expliqué plus haut) ne sont pas fondés sur des données provenant d’études, tous les experts s’entendent pour dire que ces données n’existent tout simplement pas. Par conséquent, M. Sumner a opté pour des valeurs qui étaient raisonnables à son avis. M. Nickerson y a substitué des valeurs qui étaient raisonnables à son avis. Ainsi, une certaine incertitude s’attache aux estimations du préjudice en matière de productivité calculées par M. Sumner vu la pénurie de données et la sensibilité de son modèle. La valeur probante de ces chiffres - ou le poids à y accorder - en souffre. Il se peut que toute évaluation ultérieure du préjudice en souffre également, mais je ne suis pas convaincue que les chiffres sur la productivité n’aient aucune valeur probante lorsqu’il s’agit de démontrer le lien de causalité.
[1198] En outre, ce n’est pas parce que certaines des hypothèses en matière de productivité ne sont pas étayées par des données publiées qu’il n’y pas eu de pertes. Par exemple, l’avocat des défendeurs a demandé à M. Sumner en contre-interrogatoire si, dans la situation où une ruche issue d’une division produit une quantité de miel équivalente à une colonie normale, la valeur attribuée dans le modèle à la perte dans ce cas serait négative. M. Sumner a affirmé que, tant que les autres chiffres dans la feuille de calcul restaient pareils, ce serait effectivement le cas. Si les ruches issues d’une division donnaient un meilleur résultat que les autres solutions, à part les ruches complètes, c’est ce que la feuille de calcul démontrerait. L’avocat des défendeurs a reconnu qu’il s’agissait sans doute d’un exemple extrême. Il a ensuite demandé à M. Sumner, dans la situation où la valeur attribuée à la productivité des paquets en provenance des É.‑U. était ramenée de 85 % à 56 %, si son modèle indique une absence de perte. M. Sumner en a convenu. En revanche, si tous les autres paramètres du modèle restaient pareils, et si les paquets en provenance des É.‑U. étaient moins productifs qu’une autre solution, la perte s’établirait à 1 M$.
[1199] Comme je l’ai dit à l’époque, il s’agit d’un changement purement théorique (non fondé sur des données) susceptible de démontrer l’absence de perte. À mon avis, dans cet exercice, les défendeurs n’ont fait que choisir au hasard une valeur à inscrire dans le modèle qui ne démontrerait pas de perte. Le hic, c’est que les défendeurs n’ont pas justifié leur choix de valeur. Par conséquent, l’exercice est oiseux.
[1200] Je reconnais que, selon les défendeurs, si les paramètres énoncés par M. Sumner sont fondés sur des hypothèses, et non sur des données, ils pourraient être inexacts (ou [traduction] « inexacts dans une certaine mesure »
). Par conséquent, sa preuve sur l’existence ou non d’une perte est problématique. Or, se contenter d’attaquer les hypothèses qui étayent les paramètres sur la productivité relative ne revient pas à démontrer l’absence de perte. Le rapport de M. Nickerson, par exemple, démontre que si l’hypothèse de M. Sumner - suivant laquelle 80 % des pertes hivernales prévues seraient mises à réforme à l’automne - était revue à la baisse (il a procédé à de nouveaux calculs au moyen de quatre paramètres, dont le moindre s’établissait à 10 %), l’estimation du préjudice serait réduite. Le rapport de M. Nickerson ne démontre pas une absence de perte à l’égard d’aucune des hypothèses en matière de productivité. Il a affirmé en toute franchise ne pas connaître les chiffres de productivité et a dit douter que M. Sumner les connaisse également.
(iii) Prix
[1201] Les défendeurs affirment que M. Sumner n’a pas tenu compte des avantages financiers qui découlent de la décision de ne pas permettre l’introduction ou la propagation de maladies ou d’organismes nuisibles au Canada, ce qui, selon les défendeurs, explique l’écart de prix entre les paquets en provenance des É.‑U. et ceux produits ailleurs. Dans son témoignage, M. Nickerson a affirmé qu’une évaluation financière des avantages, s’il en est, qui découlent de l’évitement des risques liés à l’importation se serait traduite par une diminution de l’estimation du préjudice. Or, les défendeurs ne disent pas que les coûts relatifs à la perte de colonies en raison de maladies, d’organismes nuisibles ou de vecteurs, s’ils entraient dans le calcul, neutraliseraient la valeur du préjudice invoqué par les demanderesses, en tout ou seulement à l’égard de l’écart de prix.
[1202] De même, les défendeurs soutiennent que M. Nickerson ne souscrivait pas à l’avis de M. Sumner suivant lequel le prix des paquets en provenance des É.‑U., s’il était possible d’en importer, n’augmenterait pas beaucoup. Il était plutôt d’avis que le volume de paquets qui seraient importés, selon M. Sumner, causerait une augmentation de la demande - et donc des prix - et que les commissions des intermédiaires, les coûts de transport et tout processus de certification aux É.‑U. se traduiraient également par des prix plus élevés. Dans son rapport, M. Nickerson semble accepter les recherches invoquées par M. Sumner qui concluent apparemment à l’élasticité de l’offre relative aux paquets en provenance des É.‑U. M. Nickerson affirme que, même si l’offre à long terme est très élastique, à court terme il est plausible de s’attendre à une augmentation à tout le moins modeste des prix des paquets. Par conséquent, il a calculé à nouveau l’estimation du préjudice avancée par M. Sumner en partant du principe que, par suite de la levée de l’interdiction d’importation et d’une augmentation importante de la demande, le prix des paquets en provenance des É.‑U. augmenterait de 10 % la première année, de 5 % la deuxième et de 2 % la troisième avant de retomber aux prix utilisés par M. Sumner dans ses calculs. Cet ajustement se traduit par une diminution dans l’estimation du préjudice calculée par M. Sumner (257 280 341 $) de 3,1 M$. Dans son rapport présenté en réponse, M. Sumner affirme que, dans le domaine économique, le terme « à court terme » renvoie à une situation où la demande augmente rapidement et de manière inattendue, de sorte que les fournisseurs n’ont guère le temps de s’ajuster à la nouvelle réalité. Toutefois, il explique l’absence de données sur la réponse à l’offre « à court terme » dans ses calculs quant au préjudice. Il en est ainsi parce qu’une période de quatorze ans où la restriction à l’importation est en place est comparée à une période hypothétique pendant laquelle il n’y a pas d’interdiction d’importation. Ce qui importe, c’est de comparer deux longues périodes, avec et sans interdiction d’importation. Ainsi, la réponse hypothétique de l’offre est élastique et est prévue dans ses calculs.
[1203] À mon avis, même si la Cour acceptait les chiffres avancés par M. Nickerson sur les prix (et les coûts de transport), ils démontrent non pas que l’estimation du préjudice invoqué par les demanderesses en raison de l’écart de prix est neutralisé, mais seulement qu’il est réduit.
[1204] Finalement, avant de clore le sujet, signalons que, même si je suis convaincue, à la lumière de mon analyse de la preuve d’expert, que les demanderesses ont démontré que l’impossibilité d’importer des paquets en provenance des É.‑U. se serait traduite par une perte financière (s’il y avait une obligation de diligence et si l’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. avait causé la perte, ce qui n’est pas le cas à mon avis), la perte financière a également été démontrée par le témoignage des représentants du groupe et M. Ash. Ces apiculteurs ont démontré, preuves à l’appui, les coûts qu’engendrent leurs modèles actuels de gestion et qu’ils ne subiraient pas, selon eux, s’ils pouvaient se procurer des paquets en provenance des É.‑U.
e) Conclusion sur la preuve de perte financière
[1205] En conclusion sur ce point, j’estime que les hypothèses de M. Sumner sur la productivité comparée et les prix, de même que la sensibilité de son modèle, sont possiblement problématiques. Cependant, les nouveaux calculs effectués par M. Nickerson pour estimer le préjudice au moyen de valeurs raisonnables selon lui ne démontrent pas une absence de perte. Par conséquent, les demanderesses ont établi, selon la prépondérance des probabilités, que l’impossibilité d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. s’est traduite par une perte financière. Si l’instance était passée à la seconde étape du procès, pour évaluation du montant des dommages-intérêts, la fiabilité - ou valeur probante - du rapport de M. Sumner, dans l’ensemble, jouerait dans l’analyse. Toutefois, vu mes conclusions plus haut, selon lesquelles les demanderesses n’ont pas établi que les défendeurs avaient envers elle une obligation de diligence de droit privée ou que, n’eût été la négligence des défendeurs, elles auraient été autorisées à importer des paquets d’abeille en provenance des É.‑U., ma conclusion sur la productivité, les prix et la perte financière en résultant n’a aucun effet.
f) Non-respect des obligations prévues par l’OIE
[1206] Comme je l’explique plus haut, les défendeurs soutiennent que l’Accord SPS n’est pas opposable en droit par les demanderesses à l’ACIA. Je souscris à leur thèse (au para 732).
[1207] Subsidiairement, et en ce qui a trait à la causalité, les défendeurs soutiennent que, même si l’ACIA n’avait pas respecté les obligations prévues par l’OIE, les Évaluations des risques n’en seraient pas invalides pour autant. Ainsi, la causalité ne serait pas établie, car, même si les défendeurs avaient fait preuve de négligence en procédant aux Évaluations des risques, ces dernières ne seraient pas invalides, et l’interdiction d’importation, qui découle des Évaluations des risques, aurait tout de même été en place pendant la période visée par le recours. Par conséquent, la négligence des défendeurs n’aurait pas nécessairement causé la perte des demanderesses, puisque ces dernières n’auraient pu se procurer les paquets en provenance des É.‑U., et ce même si les défendeurs avaient manqué à l’Accord SPS.
[1208] Je conclus au paragraphe 761 des présents motifs qu’un manquement à l’Accord SPS n’a pas pour conséquence la possibilité de faire invalider les Évaluations des risques. Cette conclusion étaye celle suivant laquelle les demanderesses n’ont pas démontré que, n’eût été le manquement invoqué, l’interdiction d’importation n’aurait pas été mise en place, et elles n’auraient pas subi le préjudice qu’elles invoquent.
Question commune no 4 : Les articles 3, 8 ou 10 de la LRCECA confèrent-ils aux défendeurs ou à l’un d’eux une immunité ou limitent-ils par ailleurs la responsabilité des défendeurs?
A. Point préliminaire – abandon de la thèse fondée sur l’article 8
[1209] Mentionnons à titre préliminaire que les avocats des défendeurs, dans leurs observations finales, ont informé la Cour que les défendeurs n’invoquaient plus l’article 8 de la LRCECA. Par conséquent, les présents motifs ne traitent pas de cette disposition.
B. Analyse – articles 3 et 10
Les articles 3 et 10 de la LRCECA sont ainsi libellés :
3 En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :
a) dans la province de Québec :
(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,
(ii) le dommage causé par le fait des biens qu’il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l’un ou l’autre de ces titres;
b) dans les autres provinces :
(i) les délits civils commis par ses préposés,
(ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens.
Responsabilité quant aux actes de préposés
10 L’État ne peut être poursuivi, sur le fondement des sous-alinéas 3a)(i) ou b)(i), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu’il y a lieu en l’occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité contre leur auteur, ses représentants personnels ou sa succession.
[1210] Selon les demanderesses, les articles 3 et 10 de la LRCECA habilitent le groupe à poursuivre l’État pour négligence et à tenir ce dernier responsable du fait d’autrui relativement aux actes de ses employés et mandataires. L’État ne saurait être tenu responsable que si l’un de ses préposés a eu une conduite délictuelle, suivant l’arrêt Ingredia SA c Canada, 2010 CAF 176, para 36 [Ingredia]. Les demanderesses affirment que le présent recours constitue une action pour négligence contre le ministre et son préposé, l’ACIA. Les articles 3 et 10 de la LRCECA établissent le fondement juridique qui permet aux demanderesses de poursuivre l’État; ils ne créent pas d’immunité légale.
[1211] Les défendeurs, renvoyant au sous-alinéa 3b)(i) et à l’article 10 de la LRCECA, soutiennent que le Canada n’est pas directement ou indépendamment responsable des actes de ses préposés, mais qu’il est seulement responsable du fait d’autrui pour ces actes. Selon les défendeurs, il faut que la responsabilité personnelle du préposé de l’État soit engagée; la faute pour les actes de l’État n’existe pas, renvoyant à l’affaire Doan c Canada, 2023 CF 968 [Doan], aux para 81-91. Ils affirment que, si les observations écrites des demanderesses mentionnent plusieurs employés de l’ACIA, l’analyse servant à décider s’il y a eu manquement vise l’ACIA dans son ensemble et non des employés en particulier. Selon eux, cette thèse est lacunaire, car la responsabilité de l’État est subordonnée à la responsabilité personnelle d’un de ses préposés.
[1212] Je ne crois pas que les parties ne s’entendent pas sur le sens et l’objet des articles 3 et 10 de la LRCECA. Ils conviennent que la Cour d’appel fédérale énonce ces éléments dans l’arrêt Ingredia :
[36] Les sous-alinéas 3a)(i) et 3b)(i) et l’article 10 de la LRCÉCA sont clairs. Ils prévoient que la Couronne peut être tenue responsable du fait d’autrui si le demandeur peut démontrer que les dommages qu’il a subis résultent, au Québec, de la faute des préposés de la Couronne ou, dans les autres provinces, des délits civils commis par ceux-ci. En outre, l’article 10 de la LRCÉCA prévoit que la Couronne ne peut être tenue responsable des actes ou des omissions de ses préposés que « lorsqu’il y a lieu en l’occurrence […] à une action en responsabilité contre leur auteur, ses représentants personnels ou sa succession ». Par conséquent, la Couronne peut être tenue responsable seulement lorsque l’un de ses préposés engage sa responsabilité.
[1213] Autrement dit, [traduction] « la responsabilité du fait d’autrui dont il est question dans la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif est créée par une mesure législative; il s’agit d’une exception à la règle de common law qui soustrait l’État aux poursuites en responsabilité »
(Davidson v Canada (Attorney General), 2015 ONSC 8008 au para 49). Je conviens que les articles 3 et 10 de la LRCECA habilitent les demanderesses à poursuivre l’État.
[1214] Toutefois, les défendeurs estiment, à la lumière de l’affaire Doan, que les demanderesses allèguent la négligence directe ou institutionnelle de l’État, plutôt que la responsabilité du fait d’autrui pour négligence, auquel cas la poursuite intentée contre l’État en vertu de la LRCECA ne serait pas fondée.
[1215] L’affaire Doan intéressait une requête en autorisation d’un recours collectif contre la Gendarmerie royale du Canada [GRC]. La requête a été rejetée. La Cour, au sujet des articles 3 et 10 de la LRCECA, fait les remarques suivantes :
[83] La Cour suprême du Canada a confirmé sans équivoque que la responsabilité personnelle d’un préposé de l’État est une condition préalable, tandis qu’une faute ou une responsabilité institutionnelle pour des actes de l’État lui-même, cela n’existe pas (Hinse, aux para 91-92; Merchant, au para 40). Comme la loi l’indique clairement, les actes de procédure doivent révéler qu’un préposé de l’État a commis une faute ou un délit.
[1216] Dans l’affaire Doan, la Cour signale que les actes de procédure mentionnent la responsabilité de la GRC, mais pas celle de ses préposés, mandataires ou agents. Mme Doan avait confirmé expressément que la faute ou le délit qu’elle invoquait était imputable à la GRC, à une échelle systémique, et ne ressortissait pas à des actes commis par des membres en particulier. Selon elle, les fautes institutionnelles commises à l’échelle systémique par la GRC engageaient la responsabilité du fait d’autrui de l’État sous le régime de la LRCECA. Il n’était donc pas manifeste et évident que ses actions contre l’État étaient vouées à l’échec. Toutefois, la Cour a rejeté cette thèse en ces termes :
[87] Je ne suis pas d’accord avec Mme Doan. Comme je l’ai mentionné plus tôt, la Cour suprême du Canada a clairement confirmé que la responsabilité personnelle d’un préposé de l’État est une condition préalable et que la faute ou la responsabilité institutionnelle à l’égard des actes de l’État lui-même, cela n’existe pas (Hinse, aux para 91-92). Le libellé explicite de la LRCECA indique clairement que la responsabilité de l’État doit être fondée sur la responsabilité personnelle d’un ou plusieurs de ses préposés. La jurisprudence confirme que la GRC n’est pas en soi une entité juridique que l’on peut poursuivre à titre d’institution (Davidson v Canada (Attorney General), 2015 ONSC 8008 aux para 25, 57-77 [Davidson]; Hinse, au para 92).
[88] Les décisions que cite Mme Doan n’affirment pas autre chose. Au contraire, elles indiquent que la Cour a autorisé des recours collectifs dans des affaires où le demandeur cherchait à établir la responsabilité de l’État pour les actes répréhensibles commis par des mandataires, des préposés et des employés de la GRC ou, aussi, des médecins désignés de la GRC, plutôt que la responsabilité de la GRC en tant qu’institution (voir, p. ex., Greenwood, aux para 185-187; Corriveau, aux para 25 29; Nasogaluak, aux para 30, 41). Le fait qu’il ait pu y avoir – ou que les parties aient pu soulever – un élément de responsabilité systémique dans le contexte de ces décisions n’a pas détourné l’attention des tribunaux du libellé explicite de la loi. S’il est vrai qu’il n’est pas toujours nécessaire d’identifier les personnes en particulier dont [la faute serait susceptible d’engager la responsabilité du fait d’autrui de] l’État, cela ne veut pas dire que l’État ou, en l’occurrence, la GRC en tant qu’institution peut être directement responsable (Davidson, au para 76).
[1217] En l’espèce, au paragraphe 7 de la déclaration modifiée de nouveau, les demanderesses mentionnent l’ACIA à titre de mandataire de l’État fédéral constitué par la Loi sur l’ACIA et chargé de l’administration et de l’application de la Loi et du Règlement. Au paragraphe 24, elles affirment également que leur thèse est fondée sur la LRCECA, [traduction] « tout particulièrement les articles 3 et 23 »
. Je signale que le paragraphe 23(1) de la LRCECA prévoit que les « poursuites visant l’État [défini comme étant Sa Majesté du chef du Canada] peuvent être exercées contre le procureur général du Canada ou, lorsqu’elles visent un organisme mandataire de l’État, contre cet organisme si la législation fédérale le permet »
. Au paragraphe 3 de la troisième version de la défense modifiée à nouveau, les défendeurs acceptent le paragraphe 7 de la déclaration modifiée de nouveau.
[1218] Aux termes de l’article 3 de la Loi sur l’ACIA, l’ACIA est constituée et dotée de la personnalité morale pour exercer ses pouvoirs « uniquement à titre de mandataire de Sa Majesté du chef du Canada »
. Ses pouvoirs à titre de mandataire comprennent ceux de conclure des contrats. L’article 15 dispose ainsi : « À l’égard des droits et obligations qu’elle assume sous le nom de Sa Majesté du chef du Canada ou sous le sien, l’Agence peut ester en justice sous son propre nom devant tout tribunal qui serait compétent si elle n’avait pas la qualité de mandataire de Sa Majesté. »
[1219] Suivant la définition du terme « préposés » qui figure à l’article 2 de la LRCECA, les « mandataires » sont assimilés aux « préposés ». Le sous-alinéa 3(b)(i) dispose que l’État est assimilé à une personne en matière de responsabilité pour les délits civils causés par ses « préposés ». Comme l’ACIA est un « mandataire », elle tombe sous le coup de la définition du terme « préposés ». Par conséquent, sur le fondement du sous-alinéa 3b)(i), la responsabilité du fait d’autrui de l’État est engagée à l’égard de tout acte de négligence commis par l’ACIA.
[1220] Quant à l’affaire Doan, l’organisme en question était la GRC, qui n’était pas susceptible de poursuite à titre d’institution, de l’avis de la Cour. En revanche, en l’espèce, l’ACIA est un mandataire de l’État et peut, à ce titre, être poursuivie.
[1221] Autre point important, Mme Doan alléguait des fautes institutionnelles commises par la GRC de manière systémique, et non des actes commis par des membres en particulier. La Cour a conclu que ces recours contre la GRC fondés sur la LRCECA étaient voués à l’échec, parce qu’ils étaient dépourvus de toute prétention quant à une faute ou à un délit commis par un préposé, mandataire ou agent de la GRC et faisaient valoir qu’il n’était pas nécessaire d’avancer une telle prétention pour poursuivre la GRC à titre d’institution. Cette affaire se distingue de celle dont je suis saisie. En l’espèce, l’ACIA est un mandataire, et partant un préposé, de l’État. À ce titre, l’État peut donc être tenu responsable des délits civils de l’ACIA.
[1222] Certes, les demanderesses n’affirment pas que des employés de l’ACIA en particulier ont commis des délits civils à l’égard desquels ils s’exposeraient à des poursuites en leur nom propre (et elles n’allèguent pas non plus la négligence institutionnelle ou systémique). Or, comme il ressort de l’affaire Doan, il n’est pas toujours nécessaire de nommer les personnes dont les fautes seraient susceptibles d’engager la responsabilité du fait d’autrui de l’État.
[1223] En passant, signalons que d’autres décisions, comme celles dans les affaires Los Angeles Salad et Flying E Ranche, n’avaient pas pour objet d’établir une règle portant que la responsabilité de l’État soit subordonnée à l’identification d’employés de l’ACIA.
[1224] Pour les motifs qui précèdent, j’estime que l’ACIA est un préposé de l’État au sens de la LRCECA. L’État est donc responsable, au titre de sa responsabilité du fait d’autrui, de la négligence de l’ACIA.
Question commune no 5 : L’article 50.1 de la LSA vient-il limiter la responsabilité de l’ACIA à l’égard des actes ou omissions après le 27 février 2015?
A. Régime légal
[1225] L’article 50.1 de la LSA, qui est entré en vigueur le 27 février 2015, est ainsi libellé :
50.1 Toute personne qui exerce des attributions sous le régime de la présente loi bénéficie de l’immunité judiciaire pour les faits - actes ou omissions - accomplis de bonne foi dans l’exercice de ces attributions.
[1226] Les parties n’invoquent aucune jurisprudence ayant interprété l’article 50.1 de la LSA. Il n’est pas surprenant qu’aucun critère précis ne permette de définir ce qu’il faut entendre par « bonne foi »
(ou mauvaise foi). Par conséquent, il faut examiner la jurisprudence qui porte sur des dispositions semblables portant limite de responsabilité pour en dégager les principes servant à circonscrire la bonne foi et, par le fait même, la mauvaise foi.
[1227] À mon avis, les éléments suivants ressortent de la jurisprudence :
- Il incombe aux demanderesses de démontrer que les défendeurs ont agi de mauvaise foi (voir, p ex, Entreprises Sibeca Inc c Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61 [Entreprises Sibeca], aux para 32, 35 et 39, où la Cour suprême du Canada statue que le juge de première instance, en imposant le fardeau à la municipalité défenderesse de prouver sa bonne foi, avait commis une erreur de droit et avait ainsi manqué aux principes de droit applicables; Sir v Prince Albert SPCA, 2021 SKPC 8 au para 66; Valastro v London (City), 2017 ONSC 773 au para 51).
- L’analyse relative à la bonne foi appelle l’examen de l’état d’esprit du représentant en cause. Pour citer Chaput v Romain et al, [1955] RCS 834, aux pp 856-857 [Chaput], un arrêt intéressant une disposition de la Loi des privilèges des juges de paix et des magistrats, LRQ 1941, c 18, qui mentionne la bonne foi :
[traduction]
L’article 7 de la loi du Québec indique clairement que l’on doit interpréter cette loi de la même façon. Elle prévoit que la protection qu’elle accorde se limite aux cas où les fonctionnaires ont « excédé leurs pouvoirs ou leur juridiction, et … agi clairement contre la loi », mais ont agi « de bonne foi dans l’exécution de leurs fonctions ».
Ce qu’il faut pour qu’un défendeur puisse se prévaloir des termes d’une loi, c’est qu’il ait cru de bonne foi à l’existence d’un état de fait qui, s’il avait existé, aurait justifié qu’il agisse comme il l’a fait. Cette règle a été formulée dans l’arrêt Hermann c. Seneschal.
Le contraire serait un acte tel qu’il ne puisse se rattacher en aucune façon à un devoir statutaire ou public, c’est-à-dire un acte qui ne serait pas autorisé du tout et où absolument rien ne permettrait de supposer le moins du monde qu’il pouvait s’agir d’un acte autorisé. Il ne peut, dans ce cas, être question de bonne foi ni de motif honnête.
[…]
Les mêmes considérations s’appliquent à l’expression « bonne foi » que l’on trouve à l’article 7 : celle-ci définit l’état d’esprit dans lequel on exécute un devoir. L’agent doit avoir agi de « bonne foi », c’est-à-dire avoir cru à l’existence de faits qui, s’ils avaient été réels, auraient justifié son action (à la p 859).
- Agir de bonne foi, c’est également agir en conformité avec l’objet de la loi en question. Dans l’arrêt Roncarelli v Duplessis, [1959] RCS 121 (CSC), à la p 143 [Roncarelli], la Cour suprême du Canada, au regard de la « bonne foi » chez les fonctionnaires, affirme ce qui suit :
[traduction]
La « bonne foi » consistait […] à appliquer la loi d’une manière conforme à son intention et dans le but auquel elle tend; cela signifie qu’ils devaient agit de bonne foi dans une appréciation raisonnable de cette intention et de ce but, et non dans une intention hors de propos et pour un but étranger; cela ne signifie pas qu’ils devaient agir dans le but de punir une personne qui avait exercé un droit incontestable.
- La mauvaise foi est caractérisée par l’incurie ou l’insouciance grave. Dans l’affaire Finney c Barreau du Québec, 2004 CSC 36 au para 39 [Finney], il était question du Code des professions, LRQ, c C‑26, et de l’immunité que prévoit son article 193 pour les actes « accomplis de bonne foi dans l’exercice de leurs fonctions » par les ordres professionnels (en l’occurrence le Barreau du Québec). Dans ce dossier, la Cour suprême du Canada fait les observations suivantes :
39 Ces difficultés montrent néanmoins que la notion de mauvaise foi peut et doit recevoir une portée plus large englobant l’incurie ou l’insouciance grave. Elle inclut certainement la faute intentionnelle, dont le comportement du procureur général du Québec, examiné dans l’affaire Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, représente un exemple classique. Une telle conduite constitue un abus de pouvoir qui permet de retenir la responsabilité de l’État ou parfois du fonctionnaire. Cependant, l’insouciance grave implique un dérèglement fondamental des modalités de l’exercice du pouvoir, à tel point qu’on peut en déduire l’absence de bonne foi et présumer la mauvaise foi. L’acte, dans les modalités de son accomplissement, devient inexplicable et incompréhensible, au point qu’il puisse être considéré comme un véritable abus de pouvoir par rapport à ses fins.
[1228] Dans l’arrêt Entreprises Sibeca, la Cour suprême du Canada cite le paragraphe 39 de l’arrêt Finney, cité plus haut, et conclut ainsi :
26 Cette interprétation du concept de mauvaise foi permet d’englober non seulement les actes qui sont délibérément accomplis dans l’intention de nuire, ce qui correspond à la mauvaise foi classique, mais aussi ceux qui se démarquent tellement du contexte législatif dans lequel ils sont posés qu’un tribunal ne peut raisonnablement conclure qu’ils l’ont été de bonne foi. Ce qui paraît être une extension de la mauvaise foi n’est, en quelque sorte, que l’admission en preuve de faits qui correspondent à une preuve circonstancielle de la mauvaise foi à défaut par la victime de pouvoir en présenter une preuve directe.
[1229] Comme le font remarquer les défendeurs, les considérations qui entrent dans l’analyse servant à déterminer s’il y a absence de bonne foi ou présence de mauvaise foi sont résumées dans la décision Holland v Saskatchewan, 2017 SKQB 172 [Holland 2017] au paragraphe 53, où elle cite la décision Deren v SaskPower and Saskatchewan Watershed Authority, 2015 SKQB 366 au paragraphe 157 [Deren], en ces termes :
[traduction]
a)l’intention de causer un préjudice;
b)l’absence de croyance de bonne foi à l’existence d’un état de fait qui, s’il avait existé, aurait justifié le comportement du défendeur;
c)la malhonnêteté dans l’intention;
d)la connaissance de circonstances qui devraient donner au défendeur raison de douter;
e)des actes qui se démarquent tellement du contexte législatif dans lequel ils sont posés qu’un tribunal ne peut raisonnablement conclure qu’ils l’ont été de bonne foi.
B. Thèses des parties
i. Thèse des demanderesses
[1230] Selon les demanderesses, l’article 50.1 de la LSA soustrait l’ACIA à la responsabilité seulement dans les cas où elle accomplit des actes de bonne foi dans l’administration de cette loi. Toutefois, l’ACIA a outrepassé ses pouvoirs, intentionnellement et continuellement, a omis intentionnellement d’envisager des options d’atténuation des risques susceptibles de ramener les risques véritables à un degré acceptable; a fait de fausses déclarations intentionnelles au ministre et aux parties intéressées sur la faculté d’atténuer les risques véritables; et a outrepassé ses pouvoirs en s’en remettant au Conseil canadien du miel pour décider s’il y avait lieu de délivrer les permis d’importation.
[1231] La thèse des demanderesses veut que, pour se prévaloir de l’immunité prévue par l’article 50.1, les défendeurs doivent démontrer qu’ils ont agi de bonne foi et que leurs actes s’inscrivaient dans le mandat de l’ACIA. Les demanderesses reprennent les arguments avancés à l’égard de la deuxième question commune pour faire valoir que la plupart des actes de l’ACIA outrepassaient ses attributions légales.
[1232] Les demanderesses soutiennent que les faits qui justifieraient une action pour faute dans l’exercice d’une charge publique justifieraient également une conclusion de mauvaise foi qui permettrait d’écarter la protection en matière de responsabilité que confère l’article 50.1. Selon elles, il s’agit de [traduction] « formes analogues d’inconduite »
qui peuvent aider la Cour à décider si l’ACIA a agi de mauvaise foi. À leur avis, les actes de l’ACIA commis de manière illégitime et délibérée et dont elle savait qu’ils seraient préjudiciables au groupe relèvent de la mauvaise foi (renvoyant à l’arrêt Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69 aux para 23-28 [Succession Odhavji]).
[1233] Les demanderesses énumèrent les exemples suivants de mauvaise foi, ou du moins d’incurie et d’insouciance grave, de la part des défendeurs :
a)En février 2003, le Dr Jamieson a admis à la Dre James que l’abeille africanisée ne constituait ni un vecteur, ni une maladie, ni une substance toxique et ne relevait donc pas du mandat légal de l’ACIA. Il a tout de même demandé à la Dre James d’inclure l’abeille africanisée à titre de danger dans l’Évaluation du risque de 2003 au motif que [traduction]
« l’abeille africanisée présente un problème et à mon avis un danger »
. L’ACIA a conservé ce facteur de risque présumé pour décider de maintenir en vigueur l’interdiction à compter de l’Évaluation du risque de 2013 jusqu’à ce jour, et ce même s’il ne tombe pas sous le coup de la LSA. L’ACIA a agi de mauvaise foi lorsqu’elle a invoqué l’abeille africanisée pour interdire l’importation des paquets en provenance des É.‑U. quand elle savait que le texte de loi ne l’y habilitait pas.b)L’ACIA savait qu’elle était tenue de procéder à toutes les étapes de l’analyse des risques avant d’ériger une barrière tarifaire. Or, ce n’est pas ce qu’elle a fait en 2013-2014, et elle a continué d’invoquer l’Évaluation du risque de 2013 pour rejeter toutes les demandes de permis relatives aux paquets par la suite, sur le fondement d’une Évaluation du risque incomplète. Il s’agit là d’incurie de la part de l’ACIA et d’une continuation de sa politique, adoptée de mauvaise foi, interdisant l’entrée au Canada de paquets en provenance des É.‑U. Cette politique, énoncée explicitement par le Dr Jamieson dans ses directives à la Dre James sur l’Évaluation du risque de 2003, est restée inchangée par la suite.
c)L’ACIA a également fait des fausses déclarations au ministre (à qui la Loi confère le pouvoir de prendre les décisions sur les permis d’importation) en affirmant qu’il n’y avait pas d’options d’atténuation des risques applicables aux paquets en provenance des É.‑U. alors qu’en fait aucune option d’atténuation n’avait été envisagée.
d)L’ACIA a délégué à tort la prise de décision au Conseil canadien du miel en établissant une condition préalable voulant que ce dernier consente à l’importation des paquets en provenance des É.‑U. Subordonner les décisions aux idées ou aux souhaits d’un organisme représentant les intérêts d’un secteur ne représente pas une évaluation des risques de l’importation de paquets en provenance des É.‑U. fondée sur des données scientifiques après examen des options d’atténuation susceptibles d’être appliquées. En n’exerçant pas comme il se doit ses pouvoirs de prise de décisions, l’ACIA a fait en sorte qu’il n’y aurait pas de réexamen de l’interdiction d’importation, vu la partialité structurelle au sein du Conseil canadien du miel. […] Il s’agit là d’un autre exemple de mauvaise foi, ou du moins d’insouciance grave, qui dément les obligations de l’ACIA à titre d’organisme de réglementation.
[1234] Signalons que l’annexe B des observations finales des demanderesses renvoie à d’autres documents du recueil conjoint qui, selon ces dernières, recensent des exemples de mauvaise foi de l’ACIA. J’en ai pris connaissance, mais mon analyse porte sur les éléments de preuve avancés par les demanderesses dans leurs observations écrites qui étayent les exemples énoncés plus haut. Ces autres éléments ne changent rien à mes conclusions, qui suivent.
[1235] Les demanderesses soutiennent que, depuis l’entrée en vigueur de l’article 50.1, la Cour est tenue de déterminer, à la lumière des pouvoirs légaux qui sont conférés à l’ACIA, si cette dernière a agi de bonne foi. En outre, tout acte de l’ACIA qui outrepasse ses pouvoirs et dont elle savait qu’il causerait un préjudice [traduction] « n’est pas un acte de bonne foi et ne constitue pas une faute dans l’exercice d’une charge publique »
. Les demanderesses affirment que les actes des défendeurs sont analogues à des actes jugés constituer une faute dans l’exercice d’une charge publique (citant Castrillo v Workplace Safety and Insurance Board, 2017 ONCA 121 [Castrillo]).
ii. Thèse des défendeurs
[1236] Les défendeurs soutiennent que les employés de l’ACIA n’ont pas fait preuve de négligence ou de mauvaise foi. Le dossier démontre au contraire que l’ACIA a agi de bonne foi et conformément à l’objet de la LSA, à savoir protéger les animaux et le public contre l’introduction et la propagation de ravageurs et de maladies.
[1237] Selon les défendeurs, chaque fonctionnaire a agi de bonne foi en l’espèce. Ils énumèrent les exemples suivants qui démontrent, à leur avis, cette bonne foi :
a)Suivant le témoignage de la Dre Rajzman, elle n’a pas relâché son attention sur le dossier des abeilles. En effet, elle a assisté aux réunions de l’ACPA, a participé aux réunions de groupe et symposium axés sur la santé des abeilles, a consulté des sommités sur diverses questions, a pris des mesures à l’égard de maladies et de ravageurs, a examiné les sources de stocks d’abeilles et a consulté les autorités compétentes. Toutefois, il n’y avait pas suffisamment de renseignements sur les changements dans la santé des abeilles pour justifier une nouvelle évaluation du risque et l’examen d’options d’atténuation des risques;
b)La demande de renseignements de juillet 2022 démontre un effort de bonne foi visant à obtenir des renseignements susceptibles de justifier que l’on engage les ressources nécessaires à la tenue d’une nouvelle évaluation du risque que présente l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U.;
c)La Dre Dubé a fait preuve de bonne foi dans ses actes en 2021, tout particulièrement son examen des évaluations des risques antérieures et sa consultation d’un groupe de travail sur la santé des abeilles, des actes qui illustrent les efforts qu’elle a consacrés à l’analyse du risque pour la santé des abeilles;
d)La décision, prise en juin 2023 par le Dr Kochhar, visant la tenue d’une nouvelle évaluation du risque était fondée sur l’examen qu’avait effectué le groupe d’évaluation du risque de l’ACIA des renseignements obtenus par suite de la demande de renseignements et sur les documents d’information provenant des fonctionnaires de l’ACIA;
e)Selon le témoignage du Dr Kochhar, il a été informé des renseignements obtenus par suite de la demande de renseignements, que la Direction générale des sciences était toujours en voie d’analyser. On lui a présenté des renseignements sur les parties intéressées, pour dresser un portrait complet des options. Comme la tenue d’une nouvelle évaluation du risque avait été recommandée, il a décidé d’en ordonner une. Selon son témoignage, les nouvelles données scientifiques avaient éclairé sa décision. Les défendeurs indiquent qu’il ressort clairement du témoignage du Dr Kochhar que l’issue de l’évaluation du risque n’était pas prédéterminée.
[1238] Les défendeurs affirment que les demanderesses n’ont pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les actes des fonctionnaires de l’ACIA ont les attributs de la mauvaise foi. Selon eux, les fonctionnaires de l’ACIA ont pris des décisions raisonnables et éclairées à la lumière de l’intégralité des renseignements à leur disposition.
[1239] En outre, la mauvaise foi en soi ne donne pas ouverture à un droit d’action (Elder Advocates, au para 78). Même si les demanderesses invoquent une jurisprudence portant que la mauvaise foi constitue un élément essentiel de la faute dans l’exercice d’une charge publique (Conway v The Law Society of Upper Canada, 2016 ONCA 72 aux para 20-21 [Conway]), elles ne soulèvent pas cette cause d’action en l’espèce. Pour leur part, les défendeurs invoquent le paragraphe 22 de l’arrêt Conway pour soutenir que la simple négligence dans l’exercice par ailleurs de bonne foi d’une charge ne suffit pas pour emporter la responsabilité.
C. Points préliminaires
i. Rôle de la mauvaise foi
[1240] En l’espèce, on invoque l’article 50.1, qui vient limiter la responsabilité, comme moyen de défense. Ainsi, pour la période ultérieure au 27 février 2015, les demanderesses doivent démontrer, selon la prépondérance des probabilités, non seulement la négligence des défendeurs et le préjudice qui en a résulté pour elles, mais également la mauvaise foi des défendeurs dans leurs actes et leurs décisions. Autrement dit, après cette date, la simple négligence ne suffit pas pour engager la responsabilité des défendeurs, car les actes de négligence commis de bonne foi échappent aux poursuites. Les demanderesses doivent [traduction] « surmonter »
l’obstacle que constitue l’article 50.1 pour que la responsabilité des défendeurs soit engagée (Holland 2017, au para 49).
ii. La notion de faute dans l’exercice d’une charge publique ne s’applique pas
[1241] Comme les défendeurs le soulignent, la simple mauvaise foi ne peut fonder une action. Dans l’arrêt Elder Advocates, qui intéresse une requête en radiation, la Cour suprême du Canada fait les précisions suivantes :
[78] Le droit ne reconnaît pas la possibilité d’intenter une action indépendante pour mauvaise foi. Comme la juge saisie de la demande d’autorisation du recours collectif l’a indiqué au par. 408, lorsqu’une autorité gouvernementale fait preuve de mauvaise foi dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, cet exercice peut, à juste titre, faire l’objet d’un contrôle judiciaire. En matière de responsabilité délictuelle, cet exercice constitue une faute dans l’exercice d’une charge publique et, en droit du travail, il est pertinent aux circonstances du congédiement. Le simple fait d’avoir agi de mauvaise foi ne donne pas lui-même ouverture à un droit d’action.
[79] À l’audience, l’avocat des demandeurs a cherché à plaider que nous devrions interpréter l’allégation de mauvaise foi comme révélant l’existence du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique : Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263. Malgré la difficulté que comporte le fait d’avoir soulevé cette interprétation des allégations pour la première fois en réponse durant l’audition, je ne vois pas comment cette demande peut être accueillie en droit : les faits nécessaires pour étayer une telle allégation ne peuvent se dégager des allégations de négligence et d’obligation fiduciaire, et le tribunal n’est pas obligé de deviner des causes d’action autres que celles délibérément invoquées et plaidées par une partie. La faute dans l’exercice d’une charge publique n’a pas été soulevée devant les tribunaux inférieurs, et je n’accepterais pas d’examiner une telle prétention aujourd’hui.
[1242] Signalons également que la Cour suprême, dans l’arrêt Succession Odhavji, qui intéresse aussi une requête en radiation d’une déclaration, décrit la faute dans l’exercice d’une charge publique et indique qu’elle se concrétise de deux façons, définies par le juge Iacobucci comme la catégorie A et la catégorie B : « On retrouve dans la catégorie A la conduite qui vise précisément à causer préjudice à une personne ou à une catégorie de personnes. La catégorie B met en cause le fonctionnaire public qui agit en sachant qu’il n’est pas habilité à exécuter l’acte qu’on lui reproche et que cet acte causera vraisemblablement préjudice au demandeur »
(Succession Odhavji, au para 22).
[1243] En l’espèce, les demanderesses semblent vouloir faire entrer leurs prétentions dans la catégorie B. En effet, elles affirment ce qui suit :
[traduction]
Tout acte commis par l’ACIA qui outrepasse ses pouvoirs et dont elle sait qu’il causera un préjudice n’est pas un acte de bonne foi et ne constitue pas une faute dans l’exercice d’une charge publique. L’ACIA savait pertinemment qu’en érigeant une barrière tarifaire à l’égard des paquets en provenance des É.‑U. causerait un préjudice financier aux membres du groupe, alors contraints d’importer des paquets en provenance d’autres pays. Pendant la période en question, soit depuis décembre 2015, le secteur a continué de souffrir des pertes hivernales supérieures à la moyenne, qui ont culminé en 2022. L’ACIA a aussi reconnu que le secteur battait de l’aile en 2020 et a refusé d’envisager une exemption d’urgence qui permettrait l’importation de paquets en provenance des É.‑U.
[1244] Toutefois, la faute dans l’exercice d’une charge publique n’a pas été plaidée en l’espèce, comme dans l’affaire Elder Advocates. Pour autant que les demanderesses tentent de soulever cette question, je refuse de l’examiner.
[1245] En outre, si les demanderesses soutiennent que la faute dans l’exercice d’une charge publique et la mauvaise foi constituent des [traduction] « formes analogues d’inconduite »
et que les faits qui permettraient de conclure à la première permettraient également de conclure à la seconde, je suis d’avis qu’une telle thèse n’est pas étayée par l’arrêt Elder Advocates.
[1246] Sur le fondement de leur thèse voulant que la mauvaise foi et la faute dans l’exercice d’une charge publique soient analogues, les demanderesses affirment que [traduction] « la conduite illégitime et délibérée de l’ACIA et qu’elle savait susceptible de causer un préjudice aux membres du groupe, relève de la mauvaise foi »
. Or, le critère relatif à la faute dans l’exercice d’une charge publique n’est pas le même que pour la mauvaise foi. Dans l’arrêt Succession Odhavji, la Cour suprême décrit la faute dans l’exercice d’une charge publique comme un délit intentionnel caractérisé par (1) une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions publiques et (2) la connaissance du caractère illégitime de la conduite et la probabilité du préjudice à l’égard du demandeur. La nécessité, pour le défendeur, de savoir que sa conduite illégitime est susceptible de causer un préjudice au demandeur établit le lien nécessaire entre les parties. Un demandeur doit également démontrer les éléments communs aux autres délits, à savoir que l’acte délictuel a causé, en droit, le préjudice et que ce préjudice est de ceux qui ouvrent droit à une indemnisation en droit des délits.
[1247] Le paragraphe 28 de l’arrêt Succession Odhavji explique le lien entre la faute dans l’exercice d’une charge publique et la mauvaise foi en ces termes :
28 Sur le plan des principes, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de restreindre davantage la portée du délit. L’exigence selon laquelle le défendeur doit avoir eu connaissance du caractère illégitime de sa conduite reflète le principe bien établi voulant que la faute dans l’exercice d’une charge publique nécessite un élément de « mauvaise foi » ou de « malhonnêteté ». En démocratie, les fonctionnaires publics doivent conserver le pouvoir de prendre des décisions qui, le cas échéant, vont à l’encontre des intérêts de certains citoyens. La connaissance du préjudice ne permet donc pas de conclure que le défendeur a agi de mauvaise foi ou de façon malhonnête. Un fonctionnaire public peut de bonne foi rendre une décision qu’il sait être préjudiciable aux intérêts de certains membres du public. Pour qu’une conduite soit visée par le délit, le fonctionnaire doit agir délibérément d’une manière qu’il sait incompatible avec les obligations propres à ses fonctions.
[1248] Ainsi, dans le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique, l’élément relatif à la mauvaise foi se rapporte à la connaissance qu’a le défendeur du caractère illégitime de sa conduite. Toutefois, la simple connaissance du préjudice ne permet pas d’établir la mauvaise foi.
[1249] En l’espèce, les demanderesses n’allèguent pas la faute; elles cherchent en fait à appliquer le critère relatif à ce délit pour étayer leur prétention quant à la mauvaise foi. Partant, elles ont examiné des facteurs dans leur analyse relative à la mauvaise foi qui concernent la faute, et non la mauvaise foi en soi, tout particulièrement la connaissance du préjudice. Les demanderesses semblent traiter la connaissance par l’ACIA du préjudice causé aux demanderesses comme un élément essentiel de la mauvaise foi. Or, au regard du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique, la connaissance du préjudice ne suffit pas pour étayer la conclusion selon laquelle le fonctionnaire public a agi de mauvaise foi (Succession Odhavji, au para 28). Cet élément n’est pas non plus un élément requis dans la jurisprudence examinée plus haut qui traite de la mauvaise foi. Par conséquent, les demanderesses, chaque fois qu’elles mentionnent dans leurs arguments sur la mauvaise foi la connaissance du préjudice par les défendeurs, confondent le critère relatif à la faute et l’analyse relative à la mauvaise foi.
iii. Objet de la législation
[1250] Comme l’affirme la Cour suprême dans l’arrêt Roncarelli, la bonne foi chez les fonctionnaires « consistait […] à appliquer la loi d’une manière conforme à son intention et dans le but auquel elle tend; cela signifie qu’ils devaient agit de bonne foi dans une appréciation raisonnable de cette intention et de ce but, et non dans une intention hors de propos et pour un but étranger […] »
(au para 143).
[1251] Je traite en détail aux paragraphes 300 à 329 de l’objet de la LSA et du RSA. J’estime que l’objet de ce régime légal consiste à protéger la santé des animaux et des humains, et non les intérêts financiers des sociétés d’apiculture ou de tout autre groupe. J’arrive également à la conclusion que l’ACIA savait que l’interdiction visant l’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. nuirait à certains apiculteurs qui éliminent leurs abeilles à l’automne pour se procurer de nouveaux stocks au printemps. Toutefois, dans l’exécution de leurs attributions, les organismes de réglementation prennent souvent des décisions qui ont des répercussions négatives sur une partie de la population assujettie à la réglementation. La décision n’est pas pour autant déraisonnable ou le fruit de la négligence ou de la mauvaise foi.
[1252] En l’espèce, contrairement à la situation dans l’affaire Roncarelli, l’organisme n’a pas agi dans une « intention hors de propos et pour un but étranger »
. Dans l’affaire Roncarelli, la preuve avait démontré que la Régie des alcools du Québec [la Régie], à la demande de Maurice Duplessis, procureur général et premier ministre du Québec (un tiers agissant par représailles), avait révoqué le permis d’alcool d’un restaurateur qui avait versé le cautionnement pour garantir la remise en liberté de membres des Témoins de Jéhovah après leur arrestation. Selon la Cour suprême, M. Duplessis n’avait pas agi dans le cadre de ses attributions officielles et n’avait pas le pouvoir d’ordonner à la Régie d’annuler le permis sous le régime de la Loi des liqueurs alcooliques, qui, suivant son intention et son but, conférait à la Régie, un organisme indépendant, la compétence exclusive en matière de ventes d’alcool. En annulant le permis à la demande d’un tiers, la Régie n’avait pas exercé de manière légitime les pouvoirs que lui conférait cette loi.
[1253] La Cour suprême affirme que, si la réglementation d’un objet public ménage à celui qui l’exerce un certain pouvoir discrétionnaire, ce pouvoir n’est pas absolu ni sans entrave. Il doit être exercé en conformité avec le but de la loi [traduction] : « Refuser ou révoquer un permis parce qu’un citoyen exerce un droit incontestable et qui n’a absolument rien à voir avec la vente de liqueurs alcooliques dans un restaurant excède, de la même manière, la discrétion conférée par la loi »
(Roncarelli, au para 141). En outre, selon elle, les actes dans cette affaire équivalaient à des actes de malveillance. Partant, elle conclut que la conduite était étrangère au but de la législation, ressortissait à la malveillance et avait un but hors de propos, à savoir punir le demandeur.
[1254] L’affaire Castrillo, invoquée par les demanderesses, portait sur une requête en radiation d’une déclaration au motif qu’elle ne révélait aucune cause d’action. Comme il se devait dans ce cas, les faits allégués étaient tenus pour avérés. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le [traduction] « but hors de propos »
allégué – en l’occurrence réduire les dépenses – suffisait pour parer à la radiation de cette partie de la déclaration. En effet, suivant un certain courant jurisprudentiel, un organisme public ne saurait invoquer son pouvoir de dépenser pour justifier un acte étranger à son mandat. La Cour d’appel de l’Ontario ne s’est pas prononcée sur la question.
[1255] En l’espèce, les demanderesses ne soulignent pas de but hors de propos, mais se contentent d’affirmer, dans la déclaration modifiée de nouveau, que les défendeurs ont manqué à leur obligation de diligence en [traduction] « refusant de délivrer les permis d’importation des paquets en provenance des É.‑U. dans un but hors de propos contraire au régime légal »
(para 28(i)). Toutefois, ni la preuve produite au procès ni les observations des demanderesses ne permettent de déterminer en quoi consiste ce but hors de propos.
[1256] Les demanderesses soutiennent que la preuve d’incurie ou d’insouciance grave suffit pour écarter toute immunité. Certes, mais établir la mauvaise foi par des actes caractérisés par l’incurie ou l’insouciance grave exige de démontrer « un dérèglement fondamental des modalités de l’exercice du pouvoir […] L’acte, dans les modalités de son accomplissement, devient inexplicable et incompréhensible, au point qu’il puisse être considéré comme un véritable abus de pouvoir par rapport à ses fins »
(Finney, au para 39).
[1257] Dans l’affaire Finney, la défenderesse a poursuivi le Barreau du Québec pour manquement à ses obligations de protéger le public malgré le dépôt de plaintes contre un membre, à savoir Me Belhassen. Le Barreau a opposé à ce recours l’article 193 du Code des professions, qui fait obstacle aux poursuites fondées sur des actes de bonne foi par le Barreau dans l’exercice de ses attributions. Selon la Cour suprême, le Code des professions précise l’objectif essentiel de la formation d’ordres professionnels, comme le Barreau. Le premier objectif de ces ordres est non pas de fournir des services à leurs membres, mais de protéger le public. La Cour suprême vient confirmer que le Barreau ne peut se prévaloir de la disposition conférant une immunité à l’égard des actes de bonne foi. Au vu de la preuve, la Cour estime que l’absence de diligence, l’indifférence, l’inertie et la négligence de la part du Barreau dans une situation d’urgence où un avocat en exercice représentait un véritable danger pour le public empêchent ce dernier d’invoquer l’immunité conférée par l’article 193. L’« imprudence très grave »
du Barreau relevait de la mauvaise foi (au para 42). Selon la Cour suprême, « [a]ussi exceptionnel qu’ait été le dossier, le comportement du Barreau dans cette affaire n’a pas été à la hauteur des exigences de son mandat fondamental de protection du public. L’absence presque totale de la diligence requise par la situation équivalait à une faute d’imprudence et de négligence grave »
(au para 45). Ainsi, la Cour suprême dans l’arrêt Finney conclut que c’est à l’aune de l’objet du pouvoir conféré qu’il faut mesurer la conduite.
[1258] À mon avis, et comme il est expliqué plus haut, le mandat de l’ACIA découle de l’objet de la LSA et du RSA, qui consiste à protéger la santé des animaux et des humains (et non les intérêts financiers du groupe ou d’autres secteurs agricoles). La preuve dans son intégrité ne permet pas de conclure que l’ACIA a fait preuve d’insouciance grave ou d’incurie dans l’exercice de ses attributions en la matière.
D. Prétentions quant à la mauvaise foi
[1259] Passons aux prétentions des demanderesses à cet égard.
i. Pouvoir légal d’envisager l’abeille africanisée dans les Évaluations des risques
[1260] Comme je le mentionne plus haut, au début du procès, les communications (les assertions) produites par les demanderesses révèlent qu’elles avaient averti les défendeurs que la question fondée sur l’obligation de diligence qu’elles soulevaient par rapport aux Évaluations des risques se limitait à celle de savoir s’il fallait proposer des options d’atténuation des risques et les analyser dans les Évaluations des risques. Si les témoignages des témoins du Canada [traduction] « devaient porter sur le caractère adéquat des autres éléments des deux Évaluations des risques (p. ex. l’identification des risques applicables), ces témoignages ne sont pas pertinents quant aux questions communes »
. Suivant leurs assertions, les demanderesses et le groupe ne prennent pas position sur les conclusions des Évaluations des risques; leur contestation porte seulement sur l’absence ou l’omission de certains éléments; la teneur des Évaluations des risques n’est pas en litige, si ce n’est qu’elles n’indiquent pas d’options d’atténuation des risques, ce qui constituerait un manquement à la norme de diligence.
[1261] Je reconnais que les demanderesses soutiennent en l’espèce que l’abeille africanisée ne constitue pas un vecteur, une maladie ni une substance toxique comme le veut l’article 160 du RSA. Par conséquent, l’ACIA a outrepassé ses pouvoirs en invoquant l’abeille africanisée comme motif d’interdire l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Or, j’ai du mal à accepter la thèse des demanderesses qui soutiennent, d’une part que la teneur des Évaluations des risques - qui recensent les dangers évalués - n’est pas en litige (et donc qu’il n’est pas nécessaire pour les défendeurs de produire des pièces sur cette question au procès) et d’autre part qu’en qualifiant l’abeille africanisée de danger, l’ACIA a fait preuve de mauvaise foi. À cet égard, je signale en outre que les demanderesses ont indiqué au procès que la preuve du Dr Zagmutt sur le recensement des dangers n’était pas en litige, compte tenu de leurs assertions. À mon avis, à la lumière des assertions, il n’est pas loisible aux demanderesses de soulever cet argument fondé sur la mauvaise foi. Ma conclusion est déterminante.
[1262] Je traite quand même cet argument à titre subsidiaire pour les besoins de l’analyse.
[1263] À l’appui de leurs prétentions quant à la mauvaise foi, les demanderesses renvoient à un courriel du 28 février 2003 transmis par le Dr Jamieson à la Dre James visant à fournir des précisions sur la question de l’abeille africanisée. Il précise que la LSA et le RSA confèrent à l’ACIA le pouvoir de réglementer l’importation de maladies, vecteurs et substances toxiques. Comme l’abeille africanisée ne relève d’aucune de ces catégories, ce régime légal ne confère aucun pouvoir à l’ACIA à cet égard. Or, il se peut que l’ACIA ait des réticences relatives à l’importation de l’abeille africanisée et que la Dre James indique qu’il s’agisse d’une variété d’Apis mellifera, l’importation de laquelle pourrait ou devrait être assujettie à des restrictions découlant de la législation concernant Environnement Canada. Le Dr Jamieson a indiqué qu’il avait demandé à Alan Goldrosen de vérifier ce qu’il en était. En réponse, la Dre James a affirmé que, par suite des commentaires du Dr Jamieson, toutes les rubriques portant sur l’abeille africanisée avaient été retranchées de l’Évaluation des risques. Le Dr Jamieson a répondu que l’abeille africanisée [traduction] « présente un problème et à mon avis un danger. Cependant, il ne s’agit pas d’un danger que notre législation peut viser »
. Le Dr Jamieson a dit croire que le ministre est tenu par la Loi canadienne sur la protection de l’environnement [LCPE] d’encadrer l’importation de l’abeille africanisée. Par conséquent, il ne demandait pas à la Dre James d’exclure l’abeille africanisée de l’évaluation des risques. Selon lui, il convenait de l’inclure et de mentionner les obligations de l’ACIA découlant de la LCPE, selon ce qu’en dirait Alan Goldrosen. Selon le Dr Jamieson, la Dre James n’avait pas tort d’envisager l’abeille africanisée. Il aurait été plus utile si, avant de demander l’évaluation des risques indiquée à la page 5 de l’Évaluation, il avait obtenu des précisions sur les obligations qui incombent à l’ACIA sous le régime de la LCPE et de Loi canadienne sur l’évaluation environnementale [LCEE].
[1264] La Dre James a inclus à nouveau l’abeille africanisée dans l’Évaluation des risques de 2003.
[1265] Dans leurs observations finales au procès, les demanderesses renvoient à un échange par courriel entre la Dre Snow et M. Nasr ayant débuté en août 2011, un document figurant dans le recueil conjoint de documents, mais au sujet duquel aucun de ces témoins n’a été interrogé au procès. Dans cet échange, la Dre Snow informe M. Nasr de l’avis de son collègue selon lequel l’ACIA n’était pas habilitée par la LSA à réglementer les espèces envahissantes comme l’abeille africanisée. M. Nasr demandait pourquoi l’ACIA était d’avis que la question relevait d’Environnement Canada, car il croyait plutôt qu’Apis mellifera tombait sous le coup de la LSA, et l’abeille africanisée constitue une sous-espèce d’Apis mellifera. La Dre Snow a répondu que l’ACIA pouvait prendre des mesures pour endiguer les maladies qui s’attaquent aux abeilles et peut encadrer l’importation aux fins de limiter les maladies chez les animaux et les humains. Toutefois, elle a affirmé que la LSA n’habilitait pas l’ACIA à interdire l’importation d’un animal pour prévenir l’introduction de nouveaux gènes, une mesure que M. Nasr voulait voir adoptée par l’ACIA à l’égard de l’abeille africanisée. L’ACIA pouvait interdire l’importation de l’abeille africanisée si cette dernière risquait d’introduire une maladie chez les animaux ou les humains. Or, le danger sanitaire mentionné ne constituait pas une maladie. La situation différait de celle de l’abeille orientale, qui soulevait, outre les facteurs génétiques, la crainte d’une maladie qui toucherait les abeilles canadiennes.
[1266] Selon M. Nasr, l’abeille africanisée aurait également des répercussions importantes pour la santé humaine en raison des risques de piqûres, le principal problème dans les régions où elle était établie à l’époque. Il a demandé s’il était loisible à l’ACIA de traiter la question comme un danger sanitaire pour le public en général. La Dre Snow a répondu que Santé Canada peut exiger la mise en place de conditions visant l’importation de l’abeille africanisée, car il s’agit d’un danger pour la santé humaine et que l’ACIA avait déjà procédé ainsi à l’égard d’autres questions. De même, des conditions d’importation pouvaient être adoptées pour le compte d’Environnement Canada. La Dre Snow a affirmé qu’elle tenterait de communiquer avec quelqu’un au sein de Santé Canada pour voir si la mesure pouvait être envisagée et que personne à l’ACIA ne savait de qui les incidents de piqûres relevaient.
[1267] L’Évaluation des risques de 2013, qui a été menée après cet échange par courriel, présente les explications suivantes pour justifier l’inclusion de l’abeille africanisée :
• Même si l’abeille africanisée n’est pas présente au Canada, elle est considérée comme un biorisque susceptible d’avoir de graves répercussions [financières] pour l’industrie apicole canadienne et constitue une préoccupation en matière de santé publique;
• En raison de son comportement défensif très agressif, l’abeille africanisée représente une menace pour la santé humaine et animale, de même que pour l’industrie apicole canadienne en raison de son impact important sur la productivité des colonies et de son incidence potentielle sur le commerce des abeilles vivantes. En cas d’introduction de l’abeille africanisée au Canada, il pourrait être nécessaire de modifier certaines pratiques de gestion établies;
• Comme elle est actuellement présente dans la plupart des États du sud des États‑Unis, qu’elle n’a jamais été détectée au Canada, qu’elle est mentionnée dans les lois et règlements de la plupart des provinces canadiennes et qu’elle représente une menace pour la santé humaine et animale et pourrait avoir des répercussions [financières] pour l’industrie apicole canadienne, l’abeille africanisée constitue un danger.
[1268] Au vu de la preuve, je ne sais pas ce qui a mené l’ACIA à conclure ainsi.
[1269] À cet égard, je signale également que les défendeurs, dans leurs observations finales au procès, ont affirmé [traduction] « il se peut tout à fait qu’aucun fondement légal ne permettait l’analyse relative à l’abeille africanisée, mais le non-respect de la législation n’ouvre pas droit à recours »
.
[1270] Quoi qu’il en soit, pour démontrer la mauvaise foi, il faut établir non seulement que l’ACIA a outrepassé ses pouvoirs, mais également qu’elle a commis [traduction] « un acte tel qu’il ne puisse se rattacher en aucune façon à un devoir statutaire ou public, c’est-à-dire un acte qui ne serait pas autorisé du tout et où absolument rien ne permettrait de supposer le moins du monde qu’il pouvait s’agir d’un acte autorisé »
.
Même si, selon moi, l’ACIA savait qu’elle n’était probablement pas autorisée à réglementer l’importation d’abeilles africanisées en provenance des É.‑U. à titre de vecteur, de maladie ou de substance toxique, sa conclusion selon laquelle l’abeille africanisée constituait un danger n’était pas dépourvue de tout fondement, comme le démontrent les passages de l’Évaluation des risques de 2013 cités plus haut. Son analyse de l’abeille africanisée s’inscrivait dans le cadre de la santé humaine et animale, une matière qui tombe sous le coup de la LSA et du RSA. Je suis d’avis qu’en fin de compte la situation diffère de celle qui caractérisait l’affaire Roncarelli, où la preuve avait permis de conclure à une intention hors de propos ou à un but étranger. En l’espèce, les courriels en question ne permettent pas de conclure à une intention hors de propos ni à un dérèglement fondamental des modalités de l’exercice du pouvoir. L’acte de qualifier l’abeille africanisée de danger n’est pas « inexplicable et incompréhensible, au point qu’il puisse être considéré comme un véritable abus de pouvoirs par rapport à ses fins »
(Finney, au para 39).
[1271] Par conséquent, je ne suis pas convaincue que les demanderesses aient démontré qu’en qualifiant l’abeille africanisée de danger dans les Évaluations des risques, l’ACIA a fait preuve de mauvaise foi.
[1272] Cela dit, même si les assertions des demanderesses n’ont pas pour effet de soustraire le dénombrement des dangers à l’analyse relative à la mauvaise foi dans la présente action (ce qu’elles font à mon avis), et même si j’ai tort de conclure que qualifier l’abeille africanisée de danger ne constitue pas un acte de mauvaise foi, n’oublions pas que les Évaluations des risques traitent de trois autres dangers. Les demanderesses, dans leurs observations finales, affirment également qu’en qualifiant l’abeille africanisée de danger, l’ACIA a outrepassé les pouvoirs légaux qui lui sont conférés, car il ne s’agit ni d’un vecteur, ni d’une maladie, ni d’une substance toxique. Toutefois, elles n’ont pas étayé leur thèse voulant que cette mesure ait été prise de mauvaise foi. En outre, aucun des témoins experts n’a suggéré que l’abeille africanisée avait été qualifiée à tort de danger. Rappelons aussi qu’elle figure dans la liste des maladies de l’OIE et dans la liste des Maladies à notification immédiate, à l’annexe VII du RSA. Par conséquent, à mon avis, une conclusion de mauvaise foi s’attachant à la décision de qualifier l’abeille africanisée de danger dans les Évaluations des risques ne serait pas en soi fatale à la défense prévue à l’article 50.1 qu’attaquent les demanderesses.
ii. Atténuation des risques ‒ Évaluation des risques de 2013
[1273] Les demanderesses affirment que l’Évaluation des risques de 2013 était incomplète, au motif que des options d’atténuation des risques avaient été omises, et que l’ACIA a rejeté toutes les demandes relatives à des permis d’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. sur le fondement de cette Évaluation des risques incomplète. Elles soutiennent qu’il s’agissait d’incurie de la part de l’ACIA et d’une continuation de sa politique, adoptée de mauvaise foi, interdisant l’entrée au Canada de paquets en provenance des É.‑U, énoncée explicitement par le Dr Jamieson à l’égard de l’Évaluation du risque de 2003.
[1274] Je conclus plus haut, aux paragraphes 864 à 870, que la Dre Rajzman a consulté les apiculteurs provinciaux et, sur le fondement de leurs réponses et des discussions au sein de l’ACIA, est arrivée à la conclusion raisonnable qu’aucune option d’atténuation des risques ne se présentait dans le cadre de l’Évaluation des risques de 2013. Vu cette conclusion, la prétention des demanderesses quant à la mauvaise foi n’est pas établie. En effet, la Dre Rajzman avait demandé aux apiculteurs provinciaux de se dépêcher à répondre pour permettre l’importation, s’il existait des options d’atténuation, à temps pour réchapper la saison d’apiculture en cours. Il s’agit là d’un indice de bonne foi.
[1275] Les demanderesses soutiennent également que le Dr Jamieson a fait preuve de mauvaise foi dans la Demande d’évaluation des risques (qui figure dans l’Évaluation des risques de 2003) en affirmant que : « L’absence de programmes de surveillance et de prévention des maladies affectant les abeilles aux É.-U. et les nombreux déplacements des apiculteurs migratoires américains font en sorte que le département de l’Agriculture des É.-U. n’est pas en mesure de fournir une certification de santé valable en vue de l’exportation d’abeilles au Canada ».
Selon les demanderesses, cette remarque était fausse, et sa fausseté a été démontrée par l’adoption du règlement qui autorisait l’importation de reines en provenance des É.‑U. satisfaisant aux conditions de certification en 2004. En outre, elles déplorent le fait que la Dre James n’a pas douté de la véracité de cette remarque dans le cadre de son évaluation des risques.
[1276] Toutefois, en contre-interrogatoire, la Dre James a précisé qu’il s’agit là tout simplement de renseignements contextuels fournis par un gestionnaire de risque, qui ne sont pas tenus pour véridiques par les évaluateurs de risque, car ces derniers procèdent à leur propre analyse. La prétention des demanderesses - suivant laquelle la fausseté de cette remarque avait été démontrée - est fondée sur leur thèse voulant que, si l’importation des reines en provenance des É.‑U. avait été autorisée à certaines conditions, dont la certification, ces mêmes conditions auraient pu être appliquées aux paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. Or, je conclus plus haut que les demanderesses n’ont pas démontré que les options d’atténuation des risques applicables à l’importation des reines en provenance des É.‑U., dont le zonage, la certification et l’inspection, auraient pu s’appliquer à l’importation des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U.
[1277] Bref, la prétention avancée par les demanderesses, selon laquelle l’ACIA a fait preuve de mauvaise foi en ce qui a trait aux options d’atténuation des risques et dans le cadre de l’Évaluation des risques de 2013, n’est pas fondée. Il ressort au contraire de la preuve que l’ACIA était convaincue, à titre raisonnable, qu’il n’existait pas d’option d’atténuation.
iii. Fausse déclaration
[1278] Aux paragraphes 864 à 869 et 873 des présents motifs, je traite de la prétention des demanderesses suivant laquelle l’ACIA, dans son avis au ministre, a faussement déclaré au ministre qu’il n’existait aucune option d’atténuation des risques applicable à l’importation de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. L’avis précise à juste titre que l’Évaluation des risques de 2013 finale a été transmise à tous les vétérinaires en chef et apiculteurs provinciaux pour que ces derniers déterminent s’il existait des options d’atténuation permettant l’importation sécuritaire de paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. L’avis mentionnait à juste titre que huit des neuf apiculteurs provinciaux avaient déterminé qu’il n’y avait pas d’option d’atténuation des risques à l’époque, mais souhaitaient poursuivre la discussion.
[1279] À défaut de fausse déclaration portant sur les réponses des apiculteurs provinciaux, il ne saurait y avoir de mauvaise foi.
iv. Délégation par l’ACIA au Conseil canadien du miel
[1280] Je traite de cette prétention au paragraphe 526 des présents motifs. Je suis d’avis que l’ACIA n’a pas délégué son pouvoir décisionnel au Conseil canadien du miel. Par conséquent, cette prétention ne peut être retenue non plus sous la rubrique de la mauvaise foi.
E. Conclusion – mauvaise foi
[1281] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que l’article 50.1 de la LSA vient limiter la responsabilité de l’ACIA à l’égard des actes ou omissions après le 27 février 2015.
[1282] J’ajouterais en général que la preuve dans son ensemble ne permet pas de conclure que l’ACIA, même si elle avait agi avec négligence en maintenant l’interdiction d’importer, a agi de mauvaise foi. L’interdiction d’importer des paquets d’abeilles en provenance des É.‑U. s’expliquait au fond par l’absence, à certains moments décisifs, de données scientifiques établissant la possibilité ou la probabilité qu’elle mène à l’introduction ou à la propagation de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques au Canada.
PARTIE V – Conclusion globale
[1283] En conclusion, je tranche les questions de la manière suivante.
[1284] Pour ce qui est de la première question commune, les défendeurs n’ont pas, envers les demanderesses, d’obligation de diligence. Le régime légal, soit la Loi et le Règlement, dont l’objet consiste à protéger la santé des humains et des animaux, fait obstacle à la reconnaissance d’une obligation de droit privé. Quoi qu’il en soit, les rapports entre les demanderesses et l’ACIA, sur lesquels serait fondée une obligation de diligence, ne justifient pas la reconnaissance de pareille obligation, car ils relèvent à bon droit du rôle d’un organisme de réglementation. Même si le premier volet du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper avait révélé l’existence d’un lien de proximité, les décisions entourant le maintien et l’exécution de l’interdiction d’importation ressortissent à une politique générale et sont visées par l’immunité applicable. En outre, la création d’une obligation indéterminée, l’effet paralysant sur les consultations administratives et, tout particulièrement les tensions possibles entre l’obligation de droit public et l’obligation de droit privé alléguée auraient pour effet d’écarter l’obligation de diligence.
[1285] Ma conclusion à l’égard de la première question commune est déterminante. Or, si j’ai fait erreur, j’examine également les quatre autres questions communes.
[1286] Quant à la deuxième question commune, j’estime que les défendeurs ont satisfait à la norme de diligence de l’organisme de réglementation raisonnable dans une situation semblable relativement à l’Évaluation du risque de 2013, mais pas relativement à l’Évaluation du risque de 2003. Tout particulièrement, le dossier ne comporte aucun élément indiquant que l’ACIA a envisagé des options d’atténuation des risques à l’époque où l’Évaluation du risque de 2003 a été effectuée, mais il en comporte à l’égard de l’Évaluation du risque de 2013.
[1287] Quant à la troisième question commune, pour démontrer un lien de causalité, les demanderesses doivent établir à la fois que, n’eût été la négligence des défendeurs, elles auraient pu importer des paquets en provenance des É.‑U. et que les paquets en provenance des É.‑U. constituaient une solution plus économique et productive que d’autres. Selon moi, les demanderesses ont établi la seconde assertion, mais pas la première. Par conséquent, elles n’ont pas démontré que la négligence des défendeurs avait causé la perte économique alléguée.
[1288] Quant à la quatrième question commune, je conclus que l’ACIA est un préposé de l’État au sens de la LRCECA et que le second est responsable de la négligence de la première au titre du fait d’autrui.
[1289] Quant à la cinquième question commune, je suis d’avis que les défendeurs ont agi de bonne foi, de sorte que l’immunité prévue à l’article 50.1 vient limiter leur responsabilité après le 27 février 2015.
Dépens
[1290] Conformément au paragraphe 334.39(1) des Règles, les dépens ne sont adjugés contre une partie à un recours collectif que dans certaines circonstances. En l’espèce, les défendeurs ont indiqué qu’ils ne demanderaient pas l’adjudication des dépens. Par conséquent, je ne rends aucune ordonnance quant aux dépens.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-2293-12
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT : le recours collectif est rejeté sans dépens.
« Cecily Y. Strickland »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mylène Boudreau, jurilinguiste principale
ANNEXE A
Tableau des sigles
A
|
|
AAC
|
Agriculture et Agroalimentaire Canada
|
AAPA
|
American Association of Professional Apiculturists
|
ACIA
|
Agence canadienne d’inspection des aliments
|
ACPA
|
Association canadienne des professionnels de l’apiculture
|
AIA
|
Apiary Inspectors of America
|
C
|
|
CCM
|
Conseil canadien du miel
|
CMVC
|
Conseil des médecins vétérinaires en chef
|
Code terrestre (anciennement connu sous le titre de Code de l’OIE)
|
Code sanitaire pour les animaux terrestres de l’Organisation mondiale de la santé animale
|
D
|
|
DGAI
|
Direction générale des affaires internationales
|
DSAE, ou gestionnaires de risque
|
Division de la santé des animaux et de l’élevage
|
DWV-C
|
Virus des ailes déformées de type C
|
E
|
|
ESB
|
Encéphalopathie spongiforme bovine
|
L
|
|
LSA
|
Loi sur la santé des animaux
|
LRCECA
|
Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif
|
O
|
|
OIE
|
Office international des épizooties
|
OMC
|
Organisation mondiale du commerce
|
OMSA
|
Organisation mondiale de la santé animale
|
ORD
|
Organe de règlement des différends
|
OTC
|
Oxytétracycline
|
P
|
|
PCR-ADN
|
ADN mitochondrial par amplification en chaîne par polymérase
|
R
|
|
REIR
|
Résumé de l’étude d’impact de la réglementation
|
RSA
|
Règlement sur la santé des animaux
|
S
|
|
SARI
|
Système automatisé de référence des importations
|
SBPV
|
Virus de la paralysie lente de l’abeille
|
Service d’inspection des É.-U.
|
Service d’inspection de la santé animale et végétale du département de l’Agriculture des États‑Unis
|
SPS
|
Mesures sanitaires et phytosanitaires
|
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-2293-12
|
INTITULÉ :
|
PARADIS HONEY LTD., HONEYBEE ENTERPRISES LTD. AND ROCKLAKE APIARIES LTD. c SA MAJESTÉ LE ROI, REPRÉSENTÉ PAR LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE, ET L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Edmonton (Alberta)
|
DATES DE L’AUDIENCE :
|
LES 6, 7, 8, 9, 10, 14, 15, 16, 17, 20, 21, 22, 23, 27, 28, 29 ET 30 NOVEMBRE 2023 ET LES 1ER, 4, 5, 6, 7 ET 19 DÉCEMBRE 2023
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE STRICKLAND
|
DATE DES MOTIFS :
|
29 novembre 2024
|
COMPARUTIONS :
Celeste Poltak
Margaret Waddell
Jamie Shilton
Tina Q. Yang
Jonathan Schachter
David Rosenfeld
Zara Narain
|
POUR LES DEMANDERESSES
|
Christine Ashcroft
Neil Goodridge
Cailen Brust
David Shiroky
Marlon Miller
|
POUR LES DÉFENDEURS
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Koskie Minsky LLP
Toronto (Ontario)
|
POUR LES DEMANDERESSES
|
Ministère de la Justice du Canada
Saskatoon (Saskatchewan)
|
POUR LES DÉFENDEURS
|