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Date : 20060801

Dossier : T-2263-01

Référence : 2006 CF 940

Ottawa (Ontario), le 1er août 2006

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

AURÉLIEN HACHÉ, LUCIEN CHIASSON, SYLVIE CHIASSON,

ARMAND FISET, JEANNOT GUIGNARD, HÉLIODORE AUCOIN,

GILDARD HACHÉ, GUY HACHÉ, RHÉAL HACHÉ,

ROBERT F. HACHÉ, GREG HINKLEY, VINCENT JONES,

SOLANGE LANTEIGNE, JEAN-PIERRE LEBOUTHILLIER,

RHÉAL H. MALLET, ANDRÉ MAZEROLLE, EDDY MAZEROLLE,

ALBANIE NOËL, ALPHÉE NOËL, SERGE C. NOËL, GILLES NOËL,

JOSEPH A. NOËL, LÉVI NOËL, LORENZO NOËL, MARTIN NOËL, MATHURIN NOËL, NICOLAS NOËL, ONÉSIME NOËL, PAUL NOËL,

RAYMOND NOËL, RENALD NOËL, ROBERT ROSS, BRUNO ROUSSEL, JEAN-CAMILLE NOËL, VALMI ROUSSEL, DONAT VIENNEAU, FERNAND VIENNEAU, RHÉAL VIENNEAU, MATHIAS ROUSSEL, SERGE BLANCHARD, ROBERT BOUCHER, ELIDE BULGER, JEAN-GILLES CHIASSON, ROMÉO G. CORMIER,

BERNARD DUGUAY, THOMAS DUGUAY, DONALD DUGUAY,

EDGAR FERRON, WILBERT GODIN, AURÈLE GODIN,

VALOIS GOUPIL, EUCLIDE GUIGNARD, FLORENT GUIGNARD,

JACQUES E. HACHÉ, JEAN-PIERRE HACHÉ, ROBERT G. HACHÉ, DONALD R. HACHÉ, ULYSSE HACHÉ, GAËTAN H. HACHÉ,

GABRIEL JEAN, JEAN-VICTOR LAROCQUE, DASSISSE MALLET, DELPHIS MALLET, ALBERT A. NOËL, GILLES A. NOËL,

DOMITIEN PAULIN, SYLVAIN PAULIN, ALMA ROBICHAUD,

ADMINISTRATRICE DE LA SUCCESSION DE JEAN-PIERRE ROBICHAUD, SYLVA HACHÉ, MARIO SAVOIE, LES PÊCHERIES JIMMY L. LTÉE,

ERIC GIONET, ADMINISTRATEUR DE LA FIDUCIE DE ALLAIN O. GIONET,

LES PRODUITS BELLE-BAIE LTÉE., OLIVA ROUSSEL,

E. GAGNON ET FILS LTÉE., BERNARD ARSENEAULT,

GÉRARD CASSIVI, JACQUES COLLIN, RAYMOND COLLIN,

ROBERT COLLIN, MARC COUTURE, LES CRUSTACÉES DE GASPÉ LTÉE., CIE 2973-1288 QUÉBEC INC., CIE 2973-0819 QUÉBEC INC., BRUNO DUGUAY, CHARLES-AIMÉ DUGUAY, ALBAN HAUTCOEUR, FERNAND HAUTCOEUR, JEAN-CLAUDE HAUTCOEUR, ROBERT HUARD, CHRISTIAN LELIÈVRE, ELPHÈGE LELIÈVRE, JEAN-ÉLIE LELIÈVRE, JULES LELIÈVRE, JEAN-MARC MARCOUX, DOUGLAS MCINNIS, ROGER PINEL, JEAN-MARC SWEENEY, MICHEL TURBIDE, RÉAL TURBIDE, PÊCHERIES DENISE QUINN SYVRAIS INC., STEVEN ROUSSY, GENEVIÈVE ALLAIN, FRANCIS PARISÉ, MARTIAL LEBLANC, DANIEL DESBOIS, ROLLAND ANGLEHART, JACQUES LANGIS, JEAN-PIERRE HUARD, CLAUDE GIONET, CAROL DUGUAY, DENIS DUGUAY, PAUL CHEVARIE, THÉRÈSE VIGNEAU, ADMINISTRATRICE DE LA SUCCESSION DE BENOÎT POIRIER, DENIS ÉLOQUIN, CLAUDE POIRIER, HENRY-FRED POIRIER, ROBERT THÉRIAULT, RAYNALD VIGNEAU

demandeurs

et

Sa Majesté la Reine en Chef du Canada telle que représentée par le Ministère

des Pêches et des Océans et Ministère des Ressources Humaines

et de Développement Canada

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                Les demandeurs ont institué la présente action contre la défenderesse le 21 décembre 2001. Ils réclamaient dans leur déclaration des dommages intérêts au montant de 9 139 132,54$, ainsi que des dommages-intérêts aggravés et les intérêts sur cette somme avant et après jugement.    Cette réclamation prenait appui sur six causes d'action, soit l'enrichissement sans cause de la défenderesse, une faute d'exécution d'office public, une contrainte exercé à l'encontre des demandeurs, des assertions inexactes et négligentes, un délit de détournement, et l'erreur de droit.

[2]                Au terme de quatre années et demie au cours desquelles se sont succédées nombre de procédures en cette Cour, le procès s'est terminée de façon assez inusitée le premier jour de l'audition. Après avoir échoué dans sa tentative d'obtenir un ajournement de la Cour, la procureure des demandeurs a indiqué qu'elle n'entendait présenter aucune preuve et ne faire entendre aucun témoin, et qu'elle s'en remettait à la Cour pour trancher le litige. Dans ces circonstances, je n'ai eu d'autre choix que de rejeter l'action puisque les demandeurs ne s'étaient pas déchargés du fardeau initial qui leur incombait d'établir les éléments constitutifs de leurs causes d'action selon la balance des probabilités.

HISTORIQUE DES PROCÉDURES

[3]                Les faits à l'origine du présent litige remontent maintenant à plus d'une dizaine d'années. Les demandeurs sont tous des pêcheurs commerciaux de crabe des neiges résidant dans les provinces du Nouveau-Brunswick et du Québec. Ils exercent leurs activités de pêche dans la Zone 12 du golfe du Saint-Laurent, soit une zone qui est située au sud du Québec (Gaspésie et Îles-de-la-Madeleine) et à l'est du Nouveau-Brunswick.

[4]                Le présent résumé s'inspire des faits qui ont été constatés par mon collègue le juge Rouleau dans l'affaire Aucoin c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2001 CFPI 800, repris par ma collègue la juge Tremblay-Lamer dans Haché c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CFPI 703, ainsi que dans la décision de la Cour d'appel fédérale répertorié sous l'intitulé Canada (Ministère des Pêches et des Océans) c. Haché, 2005 CAF 418. Je reviendrai plus loin sur ces décisions.

[5]                Suite aux modifications apportées à la Loi sur l'assurance-chômage, plusieurs employés des usines de traitement du crabe des neiges se sont retrouvés dans l'impossibilité d'obtenir les prestations prévues par la loi étant donné l'augmentation du nombre requis de semaines travaillées. Des discussions ont alors eu lieu au cours de l'automne 1995 entre les représentants de Pêches et Océans et les pêcheurs de crabe des neiges en vue de mettre sur pied un programme visant à venir en aide aux travailleurs des usines de traitement. Suite à une entente de principe conclue en février 1996 entre les représentants fédéraux et diverses associations représentant les pêcheurs de crabe des neiges, il a été convenu de créer le Fonds de solidarité, une société à but non lucratif. Ce Fonds verrait à financer des projets de création d'emplois pour ceux et celles qui travaillaient dans les usines de traitement du crabe ainsi que pour certains membres d'équipage de bateaux de pêche, ce qui permettait à ces travailleurs d'accumuler le nombre de semaines d'emploi assurable prévu par la loi pour être éligible aux prestations d'assurance-emploi. Ce faisant, les pêcheurs de crabe des neiges acceptaient, sur une base volontaire, d'aider leurs collègues de l'industrie de la pêche moins fortunés qu'eux.

[6]                Les modalités de l'entente et la constitution du Fonds de solidarité (remplacé en 1999 par le Partenariat du crabe des neiges Inc.) ne sont pas contestées, et ont été ainsi résumées par la Cour d'appel fédérale dans le jugement précité :

8. Au printemps de chaque année, les représentants du ministre émettaient une directive prévoyant que 20% du contingent traditionnel de pêche alloué à chaque pêcheur devait être retenu et transféré au Partenariat. Sur paiement par chaque pêcheur d'un montant, dont le calcul se faisait en fonction du contingent total du pêcheur par livre, le Partenariat avisait le ministre du paiement fait par le pêcheur. Dès lors, le montant était transféré au Fonds et les représentants du ministre libéraient en faveur dudit pêcheur le 20% du contingent qui avait été retenu.

[7]                En revanche, cette entente reposait sur l'expectative d'une entente de partenariat entre le ministre des Pêches et des Océans, les 130 pêcheurs de crabe des neiges et les travailleurs des usines de traitement, dans le cadre de laquelle serait partagée la responsabilité de gérer l'industrie de la pêche et de créer des emplois. Une telle entente ne pouvait cependant se concrétiser qu'après l'adoption de certaines modifications à la Loi sur les pêches.

[8]                Conformément à cette entente, le ministre des Pêches et des Océans déposa un projet de loi à la Chambre des Communes le 3 octobre 1996 (projet C-62), lequel habilitait expressément le ministre à conclure des accords de gestion des pêches. Il y était en outre stipulé (art. 17(2)d)) que l'accord pouvait prévoir « les obligations, responsabilités et mesures de financement liées à la gestion de cette pêche » . Malheureusement, ce projet de loi devait mourir au feuilleton le 27 mai 1997, lors de la dissolution du Parlement.

[9]                Malgré le fait qu'un accord de gestion des pêches n'ait jamais été conclu, les pêcheurs ont assumé leurs obligations en vertu de l'entente de principe, et ce jusqu'en 2001. Il est vrai qu'en février 2000, un de leurs représentants a écrit au Vérificateur Général pour remettre en question la légalité de ce programme. Dans sa réponse en date du 1er mars 2000, ce dernier manifestait ses préoccupations et mentionnait que cette redevance imposée aux pêcheurs ne semblait pas prévue par la loi. Ce n'est toutefois que le 30 avril 2001 que les pêcheurs ont déposé une requête en contrôle judiciaire devant cette Cour, demandant l'annulation de la décision du ministre qui imposait une redevance aux titulaires de permis traditionnel de pêche au crabe des neiges pour la saison de pêche 2001.

[10]            Le 17 juillet 2001, le juge Rouleau concluait que la décision du ministre relativement au transfert de 20% du contingent de pêche au Partenariat était nulle, puisqu'elle excédait les pouvoirs que la Loi lui conférait. Il a donc annulé la décision et interdit au ministre de mettre le plan à exécution. Ce jugement n'a pas été porté en appel.

[11]            Le 7 juin 2002, les demandeurs déposaient une requête pour jugement sommaire, en vue d'obtenir un jugement condamnant la défenderesse à leur remettre les sommes qu'ils ont versées au Fonds durant la période de 1997 à 2001. À leurs yeux, il n'y avait aucune véritable question en litige entre les parties à partir du moment où le juge Rouleau avait conclu que le ministre avait agi illégalement.

[12]            La juge Tremblay-Lamer refusa de faire droit à cette requête. Tout en se disant satisfaite que les intimés avaient bel et bien versé la somme de 9 139 132,54$ dans le Fonds, elle estima que la défense de la défenderesse n'était pas douteuse au point de ne pas mériter d'être considérée au mérite par le juge des faits. Se disant d'avis que l'excès de pouvoir commis par la défenderesse ne donnait pas ouverture automatiquement à la restitution des sommes versées, elle insista sur la preuve qui devrait être soupesée sur des aspects clés du litige. À titre d'exemple, elle mentionna qu'il n'était pas du tout certain que les demandeurs n'avaient pas bénéficié de la création du Fonds; la défenderesse prétendait en effet que le 20% du contingent retenu et remis aux pêcheurs qui s'étaient acquittés de leur contribution au Fonds représentait des recettes additionnelles, dans la mesure où le contingent à attribuer relevait du pouvoir discrétionnaire du ministre et qu'aucun pêcheur n'a droit à un contingent déterminé au cours d'une année donnée. Sur cette question comme sur bien d'autres, seul un débat contradictoire à partir de la preuve soumise de part et d'autre aurait pu permettre au juge du fonds de trancher en faveur de l'une ou l'autre des parties. À ce propos, Mme la juge Tremblay-Lamer écrivait dans Haché c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CFPI 703:

22. Il est vrai que, dans le cas présent, les demandeurs supportaient le fardeau des paiements, mais ces paiements n'étaient pas reçus par le gouvernement, et ils n'étaient pas non plus effectués pour le gouvernement ou en son nom. Il n'est pas possible non plus de dire dans cette procédure de jugement sommaire si les demandeurs ont subi un préjudice, la raison étant qu'il apparaît qu'ils ont reçu quelque chose en échange de leurs contributions au Fonds. Seul un procès en règle produira la preuve nécessaire pour répondre à cette question.

[13]            Par la suite, le dossier devait cheminer très laborieusement et au gré de nombreuses péripéties juridique. Plusieurs ordonnances de la Cour ont été nécessaires pour assurer la bonne marche de l'instance et faire en sorte que l'audition puisse avoir lieu. Le juge en chef adjoint (tel était alors son titre) ordonna d'ailleurs, le 6 mai 2003, que l'instance fasse l'objet d'une gestion spéciale en vertu de la Règle 383. Puis, en août 2004, la défenderesse déposait à son tour une requête pour jugement sommaire visant le rejet entier de la réclamation de 57 des demandeurs, au motif qu'ils n'avaient effectué aucun versement dans le Fonds, et le rejet partiel de la réclamation de 47 autres demandeurs, parce qu'ils n'avaient pas effectué tous leurs prétendus versements dans le Fonds et qu'en outre, pour certaines années, les versements avaient été faits par des corporations commerciales.

[14]            Le juge Hugessen, chargé de la gestion de l'instance, rejeta cette requête pour la même raison que Mme la juge Tremblay-Lamer avait rejeté une requête similaire des demandeurs. Non seulement y avait-il selon lui matière à procès, mais il était d'avis que le jugement de sa collègue constituait chose jugée quant aux paiements effectués par ou au nom des demandeurs pour un montant total de 9 139 132,54$. Fait à souligner, il refusa d'accorder des dépens aux demandeurs en soulignant que « l'attitude systématique de refus et d'obstruction démontrée par les demandeurs depuis près de deux ans » leur avait fait perdre le droit de réclamer une telle condamnation.

[15]            Le lendemain, soit le 26 novembre 2004, le juge Hugessen rendit une ordonnance suite à une conférence préparatoire dans laquelle la durée prévue de l'instruction était fixée à trois semaines, et précisait qu'elle ne devrait pas se tenir avant le 1er septembre 2005 ni durant les mois de mai et juin 2006. Le 1er avril 2005, l'administratrice judiciaire ordonnait que l'instruction ait lieu à partir du 3 avril 2006, à Frédéricton.

[16]            Tout portait à croire que l'audition se déroulerait comme prévu en avril 2006. Il n'en fut cependant rien. Dans une lettre adressée le 27 mars à l'administratrice judiciaire, les procureurs des demandeurs présentèrent d'abord une demande de récusation du juge soussigné. Étant donné le sérieux d'une telle demande, fondée sur des allégations de partialité, j'invitai les avocats à formuler leur demande par voie de requête dont je fixai l'audition au commencement du procès. Après avoir entendu les parties, j'ai décidé de rejeter la requête dans un jugement que j'ai lu au moment de la reprise de l'audition, le mardi 4 avril, pour des motifs qui se trouvent maintenant sur le site web de la Cour (2006 FC 434).

[17]            Suite à cette décision, un avis de changement de procureur a été déposé par les demandeurs. Me Sivret a alors présenté une demande d'ajournement, dans le but de se familiariser avec le dossier et de se préparer adéquatement pour l'audition. Après avoir entendu les parties sur cette demande, j'en suis arrivé à la conclusion qu'une remise s'imposait dans les circonstances, par souci d'équité, mais qu'il ne serait pas justifié de reporter l'instruction à l'automne, comme le réclamait Me Sivret Compte tenu du fait que cette action était maintenant inscrite depuis plus de quatre ans, que la date du procès avait été fixée depuis plus d'un an, que les demandeurs avaient volontairement choisi de changer de procureur et que Me Sivret avait accepté ce mandat en toute connaissance de cause, et qu'un délai de deux mois me semblait suffisant pour se familiariser avec le dossier et préparer l'audition, j'ai donc fixé au 19 juin 2006 l'instruction de cette affaire dans une ordonnance émise le 18 avril 2006.

[18]            D'autres développements devaient néanmoins se produire avant la date prévue de l'audition. La veille de la tenue d'une conférence de gestion de l'instruction, l'avocate des demandeurs présenta deux requêtes, l'une visant à obtenir la permission de la Cour pour assigner deux témoins (soit l'honorable Douglas Young, ex-ministre du gouvernement fédéral à l'époque pertinente, et M. Frank McKenna, premier ministre du Nouveau-Brunswick à la même période) résidant à plus de 800 kilomètres du lieu de la comparution, conformément à la Règle 41(4)b) des Règles des Cours fédérales, l'autre demandant à la Cour de déclarer inhabiles à représenter la défenderesse les deux avocats de cette dernière pour cause de conflit d'intérêt.

[19]            Ces deux requêtes furent débattues par voie d'appel conférence le 9 juin 2006. La première de ces requêtes fut accueillie, tandis que la deuxième fit l'objet d'une brève discussion et reportée au 16 juin, de façon à donner aux procureurs de la partie défenderesse la possibilité d'y répondre.

[20]            Le 12 juin, Me Sivret déposa à la Cour un avis de requête modifié dans laquelle il était allégué que les avocats de la défenderesse étaient inhabiles à continuer d'occuper dans ce dossier non seulement du fait qu'un avocat de leur firme avait agi pour une association représentant plusieurs des demandeurs dans le passé, mais également parce qu'elle avait assigné à titre de témoin l'honorable Douglas Young, également membre du cabinet dont faisaient partie les procureurs de la défenderesse.

[21]            Le 15 juin, M. Young s'objecta par la voie de son avocat à l'assignation à comparaître qui lui avait été signifiée, au motif qu'il n'avait pas de connaissance personnelle des faits à propos desquels on entendait le faire témoigner, et que les quelques informations qu'il aurait pu obtenir à titre de ministre de la Couronne seraient de toute façon sujettes à l'immunité qui s'attache à ce type de renseignements. Cette requête visant à faire casser le bref de subpoena signifié à M. Young fut accueillie le 16 juin, au terme d'une audition par voie d'appel conférence.

[22]            Quant à la requête visant à faire déclarer les procureurs de la défenderesse inhabiles à occuper, elle fit également l'objet d'un long débat au cours du même appel conférence tenu le 16 juin. Au terme de cette audition, j'en vins à la conclusion (pour les motifs consignés dans une ordonnance rendue ce même jour) que cette requête devait être rejetée non seulement parce que la preuve du conflit était pour le moins ténue mais également parce que les avocats qui représentaient alors les demandeurs avaient explicitement renoncé à soulever tout présumé conflit d'intérêt en janvier 2003.

[23]            Sitôt informée de ma décision, Me Sivret formula verbalement une requête dans le but d'obtenir un ajournement de l'audition au motif qu'elle ne se sentait pas en mesure de représenter correctement ses clients. Cette requête fut rejetée sur le champ, compte tenu de son caractère tardif et du préjudice qui en résulterait pour la défenderesse, les témoins et la Cour.

[24]            Le 19 juin, dès le début de l'audition, Me Sivret présenta de nouveau une requête pour obtenir une suspension de l'instance jusqu'à ce que la Cour d'appel fédérale ait pu se prononcer sur les ordonnances que j'avais rendues le vendredi 16 juin relativement au bref d'assignation de M. David Young et à l'inhabilité des procureurs de la défenderesse. Ces derniers s'objectèrent vigoureusement à cette demande, notamment parce qu'aucun appel n'avait encore été logé devant la Cour d'appel. Les demandeurs n'ayant même pas cherché à établir un préjudice sérieux, et la balance des inconvénients jouant clairement en faveur de la défenderesse et de la tenue du procès, je rejetai cette requête en indiquant qu'il était toujours loisible à la Cour d'appel d'ordonner la suspension de l'instance si elle le jugeait opportun, lorsqu'elle serait saisie de l'appel.

[25]            Me Sivret revint alors à la charge avec une deuxième requête, fondée sur la Règle 36 des Règles des Cours fédérales, en vue d'obtenir un ajournement jusqu'à l'automne du fait qu'elle ne se sentait pas prête à procéder. Elle fit valoir que la complexité du dossier était telle que malgré tous ses efforts, elle ne se sentait pas en mesure de procéder et n'avait même pas eu le temps de rencontrer tous ses témoins.

[26]            Bien que son professionnalisme l'honore, j'ai de nouveau rejeté cette requête de Me Sivret essentiellement pour les mêmes motifs qui m'avaient emmené à fixer la date de l'audition au 19 juin. Au surplus, cette requête était pour le moins tardive et aurait causé un tort considérable à la défenderesse et à ses témoins, sans compter le préjudice important qui en serait résulté pour la Cour. Il est de notoriété publique que les causes sont assignées aux juges plusieurs mois à l'avance, et que tout changement de dernière minute rend impossible la réaffectation du juge à d'autres tâches, avec toutes les conséquences que cela implique pour la saine administration de la justice.

[27]            Informée de cette décision, Me Sivret a alors immédiatement indiqué à la Cour qu'elle n'entendait pas présenter de preuve ni contre-interroger les témoins que pourrait présenter la partie adverse, et qu'elle ne ferait en conséquence aucune représentation. Dans cette perspective, et comme m'y invitaient les procureurs de la défenderesse, je n'avais d'autre choix que de rejeter l'action.

[28]            C'est à la partie demanderesse qu'il incombe de prouver, selon la prépondérance des probabilités, les causes d'action qu'elle a soulevées dans sa déclaration. À titre d'illustration, l'enrichissement sans cause suppose la preuve d'un enrichissement, d'un appauvrissement correspondant, et l'absence de tout motif juridique à l'enrichissement. Ce n'est que lorsque la partie demanderesse s'est déchargée de son fardeau initial de preuve que la défenderesse présentera sa propre preuve. C'est d'ailleurs le déroulement d'une instruction qui est prévu à la Règle 274 des Règles des Cours fédérales.

[29]            Dans ce contexte, les procureurs de la défenderesse ont demandé le rejet de l'action. Comme je l'ai indiqué lors de l'audition, je n'ai d'autre choix que de faire droit à cette demande, puisqu'il n'appartient pas à la Cour de se substituer à la partie demanderesse et de faire sa preuve. Cette instance n'est d'ailleurs pas sans rappeler le scénario auquel ma collègue la juge Heneghan a eu à faire face dans l'affaire Tucker c. Canada, 2004 CF 1729. Même si les demandeurs dans cette affaire se représentaient seuls et prétextaient leur manque de ressources et de capacité de recherche, ma collègue n'a pas hésité à rejeter leur action du fait qu'ils n'avaient présenté aucune preuve. Il doit en aller de même, a fortiori, lorsque les demandeurs sont représentés par une avocate d'expérience. Encore une fois, ce sont eux qui ont pris la décision de changer de procureur le jour même où le procès avait été initialement fixé, Me Sivret n'avait aucune obligation d'accepter ce mandat si elle n'estimait pas être en mesure de se préparer correctement dans les deux mois qui lui ont été accordés pour ce faire. Compte tenu de toutes ces circonstances, l'action des demandeurs doit être rejetée.

[30]            En ce qui concerne les dépens, j'ai demandé aux parties à la conclusion du procès de me faire des représentations écrites. La procureure des demandeurs s'est contentée de me demander de surseoir à l'attribution des dépens jusqu'à ce qu'il soit disposé de son appel de cette décision par la Cour d'appel fédérale. Quant aux procureurs de la défenderesse, ils ont fait valoir que les dépens devraient être adjugés sur une base avocat-client, ou à tout le moins en fonction du montant maximum de la fourchette prévue à la Colonne V du Tarif B.

[31]            Compte tenu des critères énoncés à la Règle 400 des Règles des Cours fédérales et de la jurisprudence en la matière, j'en suis venu à la conclusion que la défenderesse devait avoir droit aux dépens, à être calculés selon le montant maximum de la colonne IV du Tarif B. J'en suis arrivé à cette détermination en tenant compte de la complexité de la cause, du montant impliqué, du nombre de demandeurs, ainsi que de la conduite et des délais occasionnés par les demandeurs et leurs avocats. J'ai également pris en considération le refus de coopération et le manque de respect par les demandeurs de plusieurs ordonnances et directives émanant de cette Cour, ainsi que l'offre formelle de règlement présentée par les avocats de la défenderesse le 27 mars 2006, offre qui était plus avantageuse que ne l'est le présent jugement et qui n'a jamais été révoquée jusqu'au prononcé du jugement. Enfin, je me dois de souligner que l'intérêt public commande l'octroi de dépens plus élevés que la moyenne, étant donné le préjudice qu'ont subi la Cour et l'ensemble des justiciables pour la perte de six semaines qui avaient été préalablement dévolus à l'audition de cette affaire.

CONCLUSION

L'action des demandeurs est rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse calculés en fonction du montant maximum de la fourchette prévue à la Colonne IV du Tarif B.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que :

L'action des demandeurs soit rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse calculés en fonction du montant maximum de la fourchette prévue à la Colonne IV du Tarif B.

« Yves de Montigny »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-2263-01

INTITULÉ :                                        Aurélien Haché et al. c. Sa Majesté la Reine et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Fredericton (Nouveau-Brunswick)

DATE DE L'AUDIENCE :                19 juin 2006

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                               de Montigny J.

DATE DES MOTIFS :                       1er août 2006

COMPARUTIONS:

ME BRIGITTE SIVRET

POUR LES DEMANDEURS

ME MICHEL DOUCET

ME CHRISTIAN MICHAUD

POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

BRIGITTE SIVRET

BATHURST

(NOUVEAU-BRUNSWICK)

POUR LES DEMANDEURS

PATTERSON PALMER

MONCTON

(NOUVEAU-BRUNSWICK)

POUR LES DÉFENDERESSES

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