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Date : 20241031


Dossier : IMM-11556-23

Référence : 2024 CF 1733

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2024

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

EDMOND RADY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, M. Rady, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 29 août 2023 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Rady sera rejetée. En résumé, ce dernier n’a pas démontré que l’intervention de la Cour était justifiée au regard de la norme de contrôle applicable.

II. Contexte

[3] Le 26 novembre 2021, M. Rady, qui est citoyen du Liban, est arrivé au Canada en tant que visiteur. Le 1er mars 2022, il a demandé l’asile, alléguant craindre, notamment, d’être persécuté par des membres du Parti libéral-démocrate du Liban à la suite d’une agression dont il aurait été victime le 30 juin 2019, dans la foulée de la tentative d’assassinat visant un ministre du gouvernement.

[4] Le 15 mars 2023, la SPR a rejeté la demande d’asile de M. Rady, affirmant que la question déterminante touchait à la crédibilité. Elle a ajouté que la crédibilité de M. Rady était lacunaire à l’égard de faits importants relatifs à sa demande d’asile. Plus précisément, la SPR a conclu que M. Rady avait offert un témoignage désordonné, vague et évasif quant aux éléments suivants : 1) l’agent de persécution; 2) le nom des agresseurs; 3) l’attaque visant la boutique de son père; 4) le fait qu’il s’était absenté de son travail sans autorisation; et 5) la période de quatre mois qui s’est écoulée entre son arrivée au Canada et la présentation de sa demande d’asile, ainsi que l’explication qu’il a donnée à ce sujet.

[5] M. Rady a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR, alléguant principalement que la SPR avait commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité. M. Rady a également soulevé des questions relatives à la justice naturelle et allégué qu’à l’audience, a) il avait été privé de la possibilité équitable de fournir des explications et avait senti qu’on le pressait à répondre dans un court laps de temps; et que b) l’interprète avait fait des erreurs puisqu’elle avait utilisé certains mots incorrectement et offert une interprétation incomplète des propos du demandeur (M. Rady a cité à titre d’exemple deux passages de la transcription de l’audience de la SPR).

[6] Le 29 août 2023, la SAR a rejeté l’appel de M. Rady et confirmé la décision de la SPR. La SAR a estimé 1) qu’il n’y avait eu aucun déni de justice naturelle ni aucun manquement à l’équité procédurale et 2) que l’évaluation de la SPR au sujet de la crédibilité était juste.

[7] S’agissant des questions relatives à la justice naturelle et à l’équité procédurale, la SAR a confirmé avoir écouté l’enregistrement audio de l’audience. Dans un premier temps, au sujet de l’allégation selon laquelle la SPR n’avait pas donné suffisamment de temps à M. Rady pour s’expliquer, la SAR, après avoir tenu compte du temps consacré à la tenue de l’audience (trois heures et quinze minutes), des questions que la SPR a posées ainsi que des problèmes soulevés en lien avec l’interprétation, a jugé que M. Rady n’avait pas été privé de la possibilité de faire valoir pleinement ses arguments devant la SPR et d’être entendu par cette dernière ou de donner suite aux réserves qu’elle avait exprimées. La SAR a indiqué plus particulièrement 1) que, dans ses observations présentées en appel, M. Rady ne précisait pas les détails qu’il n’avait pas été en mesure de fournir et n’a pas présenté d’affidavit en tant que nouvel élément de preuve pour exposer les renseignements qu’il aurait fournis s’il n’avait pas été privé de la possibilité de les fournir, comme il le prétendait; et 2) que l’avocat présent à l’audience n’a pas dit qu’il avait d’autres questions ou qu’il aurait posé d’autres questions si le temps l’avait permis. Sur ce deuxième point, la SAR a ajouté que si l’avocat avait déterminé que M. Rady souhaitait fournir d’autres détails à la SPR, il aurait pu demander l’ajournement de la séance et l’inscription d’une deuxième date d’audience.

[8] Dans un deuxième temps, au sujet de l’allégation selon laquelle l’interprète aurait commis des erreurs à l’audience, la SAR a jugé que les deux erreurs soulevées en appel étaient les deux seules erreurs consignées au dossier et que M. Rady n’avait fait mention d’aucune autre erreur. En outre, la SAR a qualifié de mineures les erreurs d’interprétation, ajoutant que l’interprète y avait immédiatement remédié en proposant de nouvelles formulations.

[9] Quant à la crédibilité, la SAR a tenu compte des éléments suivants : 1) la période de quatre mois s’étant écoulée entre l’arrivée de M. Rady au Canada et la présentation de sa demande d’asile; 2) l’information au sujet de la plaque d’immatriculation de ses agresseurs et de l’identification de ces derniers; 3) le certificat médical; 4) la lettre rédigée par son père et les risques éventuels; 5) la motivation de ses agresseurs; 6) la persécution dont il a été victime après que l’on eut refusé de traiter sa plainte; 7) le risque auquel sont confrontées des personnes qui se trouvent dans une situation semblable à la sienne; et 8) le fait qu’il se serait absenté de son travail sans autorisation. La SAR n’a relevé aucune erreur dans l’évaluation faite par la SPR. Elle a donc confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle M. Rady n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi. La SAR a par conséquent rejeté l’appel de M. Rady.

[10] M. Rady sollicite devant la Cour le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

III. Analyse

[11] Devant la Cour, M. Rady allègue que la SAR a commis une erreur dans l’évaluation de sa crédibilité, essentiellement parce qu’elle a) a accordé trop d’importance à une divergence mineure dans la chronologie des événements, b) a fait preuve d’une rigueur démesurée dans son évaluation méticuleuse de la preuve et c) a fondé sur des questions secondaires le refus déraisonnable des explications qu’il avait fournies quant aux divergences ou invraisemblances. M. Rady allègue également que la SAR a manqué à l’équité procédurale parce que son consultant ne l’avait pas adéquatement informé au sujet du processus de demande d’asile et parce que la SPR et la SAR avaient minimisé l’incidence de la présence d’une interprète incompétente. Enfin, M. Rady affirme que la SAR a tiré des conclusions erronées dans l’évaluation de la preuve documentaire, à savoir le certificat médical, la lettre de son père, les photos montrant les marques laissées par des projectiles d’arme à feu sur les murs extérieurs de la boutique de son père, la lettre du chef de la municipalité ainsi que les avis au sujet de son emploi.

[12] À l’audience relative à sa demande de contrôle judiciaire, M. Rady a insisté sur le caractère fondamental et déterminant de deux arguments : 1) la transcription de l’audience est inexacte et de nombreux faits ne figurent pas au dossier en raison de la piètre qualité de l’interprétation; et 2) l’échec de l’instance est attribuable à son avocat. Ces arguments ne peuvent être retenus.

[13] Premièrement, s’agissant des arguments relatifs aux allégations d’erreurs d’interprétation et de transcription, les erreurs d’interprétation doivent, comme le ministre le souligne, être signalées à la première occasion et elles doivent être démontrées. La personne à l’origine de ces allégations ne peut s’acquitter de ce fardeau en se contentant de faire une déclaration générale quant à l’inexactitude de l’interprétation dans son intégralité. Par ailleurs, comme le juge Gascon l’énonce dans la décision Paulo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 990 [Paulo], « [a]u sujet du caractère important des erreurs, la norme requiert que les erreurs de traduction ou d’interprétation influencent “le cœur de la décision de la SPR”, “donnent lieu à une ou des conclusion(s) déterminant(e)” et touchent “un aspect central des conclusions de la SPR” pour qu’elles puissent pousser la Cour à conclure qu’une traduction déficiente constitue un manquement à l’équité procédurale (Thsunza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1150 au para 41) ». Le juge Gascon ajoute, en résumé, que l’erreur de traduction alléguée ne doit pas en être une « qui soit insignifiante, qui ne soit pas importante ou qui soit sans conséquence », précisant qu’il incombe au demandeur de démontrer que l’erreur alléguée a joué un rôle dans les conclusions de la SAR (Paulo, aux para 29, 32).

[14] En l’espèce, comme dans l’affaire Shani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 253, seule une simple affirmation est fournie à l’appui de l’argument selon lequel les divergences dans les éléments de preuve découlent d’erreurs d’interprétation, et le dossier ne contient aucun exemple d’erreur, autre que les deux exemples que l’avocat a donnés et dont la SAR a traité de manière raisonnable. Il n’y a donc aucune preuve de quelque autre erreur d’interprétation ni aucune preuve qu’une telle erreur, le cas échéant, n’était pas insignifiante, était importante ou n’était pas sans conséquence quant aux conclusions de la SAR.

[15] Deuxièmement, s’agissant de l’allégation de M. Rady selon laquelle la faute était attribuable à son avocat, le juge Gascon, au paragraphe 37 de la décision Reyes Contreras c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1453 [Reyes], a affirmé que le fardeau de la preuve aux fins de la démonstration de l’incompétence d’un avocat est très élevé : « “la preuve de l’incompétence de l’avocat doit être si claire et sans équivoque et les circonstances si déplorables que l’injustice causée au demandeur crèverait pratiquement les yeux” (Mbaraga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 580 au para 25) » [et il faut] que « “l’incompétence et le préjudice allégués soient clairement prouvés” (Dukuzumuremyi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 278 au para 19) ». Au paragraphe 38 de la même décision, le juge Gascon précise que le critère à trois volets applicable aux allégations de représentation inefficace ou incompétente exige que les trois éléments à effet cumulatif qui suivent soient réunis, et donc que le demandeur devait :

A. corroborer l’allégation en avisant l’ancien avocat et en lui donnant la possibilité d’y répondre;

B. établir que les actes ou les omissions de l’ancien avocat relevaient de l’incompétence, indépendamment de l’avantage de l’analyse et de la sagesse rétrospectives;

C. établir que le résultat aurait été différent n’eût été de l’incompétence (Abuzeid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 34 au para 21; Badihi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 64 [Badihi] au para 17, citant Galyas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 250 au para 84).

[16] Au sujet du premier élément du critère à trois volets, il convient de se conformer au protocole de la Cour relatif aux allégations formulées contre les représentants autorisés dans le cadre d’instances de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et des réfugiés, lequel est énoncé dans les Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, de statut de réfugié et de citoyenneté. M. Rady ne s’est pas conformé au protocole, malgré l’avis donné dans le mémoire que le ministre a déposé à la suite de la présentation de la demande d’autorisation. Par ailleurs, l’explication de M. Rady selon laquelle il ne voulait pas causer de préjudice à son ancien avocat n’est pas convaincante. Le premier volet du critère n’est donc pas respecté, ce qui, en soi, porte un coup fatal à l’allégation de M. Rady. En outre, ce dernier n’a produit aucun élément de preuve ni aucun argument admissible en lien avec les deux autres volets du critère. M. Rady ne s’est tout simplement pas acquitté de son fardeau.

IV. Conclusion

[17] Les deux arguments fondamentaux de M. Rady ne sont pas fondés. M. Rady a confirmé que ses autres arguments étaient fonction du bien-fondé de ces deux arguments. Sa demande doit donc être rejetée. M. Rady n’a pas démontré le caractère non raisonnable de la décision de la SAR, tel qu’il lui incombait de le faire. En fait, j’estime que la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85).

[18] La demande de contrôle judiciaire de M. Rady sera rejetée.

[19] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et je conviens qu’aucune ne se pose dans les circonstances.


JUGEMENT dans le dossier IMM-11556-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-11556-23

INTITULÉ :

EDMOND RADY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 OCTOBRE 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 31 OCTOBRE 2024

COMPARUTIONS :

Edmond Rady

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Patricia Nobl

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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