Dossier : IMM-11084-23
Référence : 2024 CF 1725
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2024
En présence de madame la juge Strickland
ENTRE : |
ATEEQ AZMAT |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
défendeurs |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le 3 novembre 2014, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que le demandeur, Ateeq Azmat, était un réfugié au sens de la Convention au motif qu’il craignait d’être persécuté par les talibans s’il retournait au Pakistan. Il a obtenu le statut de résident permanent du Canada le 9 novembre 2016.
[2] En janvier 2017, le demandeur a demandé un nouveau passeport pakistanais, qui lui a été délivré. Il s’est rendu au Pakistan le 15 mars 2017 et y a séjourné pendant 26 jours, jusqu’au 11 avril 2017.
[3] Le ministre a présenté une demande de constat de perte d’asile au titre du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], au motif que le demandeur s’était volontairement réclamé de nouveau de la protection de son pays dont il a la nationalité, le Pakistan.
[4] La Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle la SPR a accueilli la demande de constat de perte d’asile déposée par le ministre à l’égard du demandeur.
Décision faisant l’objet du contrôle
[5] Lorsqu’elle s’est penchée sur la question de savoir si le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection du Pakistan au sens de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR, la SPR a examiné le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le Guide du HCNUR] relativement à la volonté, à l’intention et au succès de l’action.
[6] La SPR a conclu que le demandeur avait agi volontairement, puisque sa présence au Pakistan visant à donner la bénédiction à sa sœur avant qu’elle se marie ne constituait pas une situation exceptionnelle et qu’il n’avait pas été forcé ou contraint à se rendre dans ce pays. La SPR s’est fondée sur les paragraphes 41 à 46 de la décision Tung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1224, et sur les paragraphes 24 à 28 de la décision Jing c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 104, où la Cour a établi le principe selon lequel le fait que le demandeur retourne dans son pays dont il a la nationalité pour répondre aux besoins d’un parent (comme prendre soin d’un frère ou d’une sœur malade) ne constitue pas « des circonstances exceptionnelles »
lorsque sa présence n’est pas nécessaire. La SPR a conclu qu’il n’était pas nécessaire que le demandeur retourne au Pakistan pour assister au mariage de sa sœur, puisque celle-ci a deux autres frères qui n’étaient pas ciblés par les talibans et qui auraient pu se charger de la bénédiction (renvoyant à Kovacs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1532 au para 23). La SPR a conclu que les pratiques coutumières ne constituent pas des circonstances exceptionnelles ni un motif impérieux justifiant un retour du demandeur dans le pays où il aurait été persécuté. Elle a également conclu que le demandeur avait reconnu que rien ne prouvait que la coercition avait été utilisée pour le forcer ou le contraindre à retourner au Pakistan. Le demandeur a affirmé que sa mère s’était mise à pleurer lorsqu’il lui avait parlé au téléphone et qu’il s’était senti impuissant à ce moment-là.
[7] En ce qui concerne l’intention du demandeur de se réclamer de nouveau de la protection du pays, la SPR a conclu que le fait que le demandeur avait volontairement décidé et planifié d’aller passer 26 jours dans son pays de persécution pour assister au mariage de sa sœur témoigne d’une absence de crainte subjective et établit son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan. Elle a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté, au moyen d’une preuve crédible et digne de foi, la présomption selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan.
[8] La SPR a reconnu que l’intention subjective du demandeur devait être évaluée (renvoyant à Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 [Camayo]). Elle a toutefois conclu que le demandeur n’était pas crédible. Elle a fait remarquer que le demandeur avait présenté trois motifs différents pour expliquer pourquoi il était retourné au Pakistan, soit « afin d’assister au mariage de sa sœur »
; en raison d’une urgence familiale; et (à l’audience) pour placer sa main sur la tête de sa sœur et lui donner une bénédiction à sa sortie de la résidence familiale. Elle a affirmé que le témoignage du demandeur était « changeant »
et a conclu que celui-ci n’avait pas présenté de preuve crédible et digne de foi concernant son intention subjective, soit un aspect central de la demande de constat de perte d’asile. La SPR a conclu qu’il n’était pas raisonnable de la part du demandeur d’être retourné au Pakistan, d’avoir risqué sa vie en s’exposant aux talibans qui, selon ses dires, l’avaient détenu et persécuté quelques jours à peine après le mariage d’une autre de ses sœurs en 2013, et d’être resté à l’intérieur de la maison pendant près d’un mois simplement pour donner une brève bénédiction et ensuite ne pas assister au mariage, le 18 mars 2017.
[9] La SPR a aussi examiné la crainte subjective et a conclu que le fait que les talibans n’aient pas interrogé la famille du demandeur au sujet de ce dernier ou qu’ils n’aient pas été à la résidence familiale pour le rechercher montrait que ses agents de persécution allégués ne s’intéressaient pas à lui. Elle a également conclu qu’il n’était pas raisonnable de la part du demandeur d’avoir mis volontairement sa vie en danger, en dépit de sa prétendue crainte des talibans, s’il était disposé à restreindre ses voyages uniquement dans le but de maintenir son statut de résident permanent du Canada. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas présenté de preuve crédible et digne de foi de sa prétendue crainte constante des talibans à l’échelle du Pakistan; ainsi, elle n’a accordé aucune valeur probante à l’affidavit du père du demandeur.
[10] De plus, après avoir estimé que le demandeur n’avait rencontré aucun obstacle en entrant au Pakistan, en en sortant ou en y séjournant, et qu’il manquait de crédibilité relativement à son intention subjective, la SPR a remis en question la preuve du demandeur quant aux précautions qu’il disait avoir prises, notamment qu’il serait resté à l’intérieur de la maison pendant un mois.
[11] La SPR s’est fondée sur la décision Dari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 887, pour appuyer sa conclusion selon laquelle l’affirmation du demandeur voulant qu’il ignorait les conséquences liées à l’obtention et à l’utilisation d’un passeport pakistanais ne permettait pas de réfuter la présomption selon laquelle il avait eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan.
[12] La SPR a examiné la jurisprudence de la Cour fédérale et le Guide du HCNUR avant de conclure que le demandeur s’était effectivement réclamé de nouveau de la protection du Pakistan lorsqu’il a utilisé son passeport pakistanais et est volontairement resté près d’un mois dans le pays qu’il présente comme son pays de persécution.
Question en litige et norme de contrôle
[13] La seule question en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SPR était raisonnable. Les parties soutiennent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).
Positions des parties
Demandeur
[14] À l’appui de son argument selon lequel la décision était déraisonnable, le demandeur énonce 13 motifs, dont un grand nombre n’ont pas été traités dans ses observations. En ce qui concerne le traitement de la preuve par la SPR et ses conclusions en matière de crédibilité, le demandeur soutient que la SPR semblait d’avis que l’utilisation qu’il avait faite de son passeport pakistanais pour voyager au Pakistan satisfaisait aux trois volets du critère permettant de déterminer si une personne s’est réclamée de nouveau de la protection du pays. Il a aussi fait valoir que la SPR n’avait pas évalué la preuve qu’il avait présentée selon laquelle il n’avait pas de connaissance subjective quant aux conséquences liées au fait de voyager au Pakistan, c’est-à-dire l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays. Le demandeur soutient également que le raisonnement de la SPR est hypothétique et que la décision reposait sur une interprétation erronée de la preuve ainsi que sur des conclusions infondées. En particulier, il fait valoir que la SPR n’a pas conclu, de façon claire et non équivoque, que la preuve qu’il avait présentée manquait de crédibilité et qu’elle n’a pas fourni de motifs valables pour l’écarter. Il soutient également que la SPR a commis une erreur en faisant abstraction de la preuve par affidavit de son père.
[15] Le demandeur soutient que la SPR a fait abstraction de la question de savoir s’il s’était effectivement réclamé de nouveau de la protection du Pakistan en lien avec des acteurs non étatiques, notamment les talibans, un groupe d’extrémistes religieux.
[16] En ce qui concerne l’arrêt Camayo, le demandeur soutient que la SPR n’a pas pris en compte les principes énoncés par la Cour d’appel fédérale, notamment : les connaissances du demandeur en ce qui concerne les dispositions relatives à la perte de l’asile; la gravité des conséquences pour le demandeur; et les précautions prises par le demandeur au Pakistan.
[17] Dans sa réplique de 21 pages, le demandeur réitère ses arguments et soutient que, dans l’arrêt Camayo, la Cour a conclu que, plutôt que de mettre l’accent sur la question de savoir s’il existait des circonstances exceptionnelles relativement au voyage en cause, la SPR devait examiner les éléments de preuve relatifs aux facteurs énoncés dans l’arrêt afin de déterminer si la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection du Pakistan était réfutée, ce qu’elle n’a pas fait. Il fait également valoir que les conclusions de la SPR en matière de crédibilité présentent des lacunes et sont déraisonnables, puisqu’elles [traduction] « ne traitent jamais réellement de l’intention du demandeur de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan, mais confondent plutôt cette question avec celle de savoir s’il savait qu’il ne devait pas retourner dans ce pays, car il y était exposé à un risque aux mains des talibans »
. Le demandeur conteste d’autres conclusions en matière de crédibilité au motif qu’elles sont sans fondement et témoignent d’un [traduction] « mépris total et d’une mauvaise compréhension de la preuve au dossier »
. Il soutient en outre que la SPR n’a pas relevé d’indices ou d’incohérences dans la preuve qui seraient suffisamment graves et pertinents à l’égard des questions soulevées pour étayer une conclusion défavorable en matière de crédibilité.
Position du défendeur
[18] Le défendeur met l’accent sur le fait que la présomption selon laquelle une personne s’est réclamée à nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité est particulièrement forte lorsque le réfugié, à l’instar du demandeur en l’espèce, utilise son passeport national pour retourner dans le pays duquel il s’était enfui. Il incombe au demandeur de réfuter cette présomption. Le défendeur soutient que la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas présenté de preuve crédible et digne de foi afin de réfuter cette présomption. Le témoignage de ce dernier concernant son retour au Pakistan était changeant et manquait de crédibilité, ce qui remettait en cause la preuve qu’il avait présentée quant aux précautions qu’il avait prises au Pakistan. Les conclusions de fait et les conclusions relatives à la crédibilité constituent l’essentiel de l’expertise de la SPR (renvoyant à Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 736 au para 18).
[19] En ce qui concerne les facteurs énoncés dans l’arrêt Camayo, le défendeur reconnaît que la méconnaissance des conséquences en matière d’immigration d’un individu constitue un facteur clé lorsqu’il s’agit d’évaluer son intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays. Il fait cependant valoir que la SPR a raisonnablement soupesé la méconnaissance présumée du demandeur quant aux conséquences du fait de se réclamer de nouveau de la protection de son pays par rapport à ses actions (par exemple, la durée et l’objectif allégué de son voyage), ainsi que son manque de crédibilité, lorsqu’elle a conclu que la présomption d’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays n’avait pas été réfutée. Le défendeur soutient que la décision de la SPR est conforme à l’analyse multifactorielle requise par l’arrêt Camayo.
Analyse
[20] Il incombe au ministre de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la personne faisant l’objet d’une demande de constat de perte d’asile s’est réclamée de nouveau et volontairement de la protection du pays qu’elle avait fui pour éviter la persécution. Toutefois, le fardeau de la preuve est inversé dans le cas où le ministre est en mesure de démontrer que la personne a obtenu ou renouvelé son passeport de ce pays. Il est alors présumé que le réfugié avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays en question, et il lui incombe de présenter une preuve suffisante pour réfuter cette présomption. Il est également présumé que le réfugié a obtenu la protection effective de ce pays lorsque le ministre établit que celui-ci a utilisé ce passeport pour voyager (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Safi, 2022 CF 1125 aux para 33, 35, renvoyant à Abadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 29 [Abadi] au para 17; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nilam, 2015 CF 1154 au para 26; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 459 au para 42; Camayo, au para 65). La présomption selon laquelle le réfugié s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité est particulièrement forte dans le cas où il a utilisé son passeport national pour se rendre dans ce pays (Abadi, au para 16; Camayo, au para 63).
[21] La Cour a conclu que les contradictions, les omissions et les incohérences dans le témoignage d’un demandeur ou d’un témoin peuvent étayer une conclusion défavorable quant à la crédibilité (Bushati c (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 803 au para 33). Cependant, de telles incohérences dans la preuve doivent être suffisamment graves et porter sur des questions suffisamment pertinentes quant aux questions à trancher pour étayer une conclusion défavorable en matière de crédibilité (Sohel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1217 au para 54). Il est également bien établi que les conclusions de fait et les conclusions relatives à la crédibilité constituent l’essentiel de l’expertise de la SPR (Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 736 au para 18, renvoyant à Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 481 (CAF)). En outre, j’ai conclu ce qui suit dans la décision Nanyanzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1535 :
[27] Comme il a déjà été mentionné, la crédibilité est une conclusion factuelle au cœur de la compétence de la SPR et appelle une certaine retenue (Omar, au par. 11; Singh, au par. 3). Lorsqu’elle tire une conclusion quant à la vraisemblance des témoignages, la SPR doit également se voir témoigner de la déférence. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Aguebor, pour autant que les inférences tirées par le tribunal ne soient pas déraisonnables au point de justifier l’intervention de la Cour, ses conclusions n’ouvrent pas la porte à un contrôle judiciaire. En outre, le fardeau d’établir que les inférences de la SPR sont déraisonnables incombe au demandeur (Aguebor, au par. 4).
[22] En l’espèce, et contrairement à ce qu’affirme le demandeur dans ses observations, la SPR a bien fourni des motifs à l’appui de ses conclusions en matière de crédibilité.
[23] La SPR a fait remarquer que, lorsque le demandeur avait énuméré ses absences du Canada dans sa demande de citoyenneté canadienne aux fins du calcul de sa présence effective et de son admissibilité, il a indiqué qu’il avait séjourné au Pakistan du 15 mars 2017 au 11 avril 2017 dans le but [traduction] « d’assister au mariage de [sa] sœur »
. Cependant, dans sa demande de carte de résident permanent (renouvellement), il a indiqué qu’il avait séjourné au Pakistan du 16 mars au 12 avril 2017 en raison d’une [traduction] « urgence familiale »
. En outre, à l’audience, il a déclaré qu’il était retourné au Pakistan pour donner la bénédiction à sa sœur en plaçant sa main sur la tête de cette dernière avant qu’elle ne quitte le domicile familial, et qu’il n’avait pas assisté au mariage, mais était plutôt resté à l’intérieur pendant 26 jours.
[24] Compte tenu de ces réponses divergentes, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas présenté de preuve crédible et digne de foi concernant son intention subjective de retourner au Pakistan. En retournant dans ce pays, il mettait sa vie en danger en s’exposant aux talibans, qui, selon ses dires, l’auraient détenu et persécuté quelques jours après le mariage d’une autre de ses sœurs en 2013. La SPR a mentionné l’observation du ministre selon laquelle le demandeur s’était volontairement mis dans cette position, puisque les talibans auraient été au fait qu’un mariage avait lieu dans leur petite communauté, soit une occasion idéale pour persécuter le demandeur si tel avait été leur souhait. Elle a conclu que le fait que les talibans ne s’étaient pas renseignés à propos du demandeur auprès des membres de sa famille démontrait, selon la prépondérance des probabilités, que ses agents de persécution ne s’intéressaient pas à lui.
[25] Après avoir examiné la preuve dans son ensemble, la SPR a estimé que le demandeur était retourné au Pakistan pour assister au mariage de sa sœur, tel qu’il l’avait indiqué dans sa demande de citoyenneté. En outre, elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’était pas raisonnable de la part du demandeur de prendre un vol de Toronto à Lahore, au Pakistan (le 15 mars 2017), de conduire pendant deux heures jusqu’à sa ville natale, de mettre sa vie en danger en s’exposant aux talibans, ainsi que de rester à l’intérieur pendant près d’un mois simplement dans le but donner une brève bénédiction à sa sœur en lui touchant la tête pour ensuite ne pas assister au mariage, le 18 mars 2017. Par conséquent, elle a conclu que le demandeur n’avait pas présenté de preuve crédible et digne de foi concernant un aspect essentiel de la demande de constat de perte d’asile, c’est-à-dire son intention subjective, et que son témoignage était changeant.
[26] La SPR a reconnu que le demandeur avait déclaré dans son témoignage qu’il était en sécurité pendant son séjour au Pakistan, car il était resté à l’intérieur. Compte tenu de sa conclusion selon laquelle le demandeur manquait de crédibilité relativement à son intention subjective, elle a jugé que la preuve qu’il avait présentée concernant les précautions qu’il aurait prises était mise en doute. En outre, dans son témoignage, le demandeur a ajouté que même le marié et la famille de celui-ci ne savaient pas qu’il se trouvait dans le domicile familial. La SPR a conclu que son témoignage à ce sujet était changeant.
[27] Compte tenu des motifs de la SPR mentionnés précédemment, je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que la SPR a omis de relever des incohérences dans la preuve qui soient suffisamment graves et pertinentes quant aux questions soulevées pour étayer une conclusion défavorable en matière de crédibilité.
[28] À mon avis, il était loisible à la SPR de conclure que le demandeur n’était pas crédible quant aux raisons pour lesquelles il était retourné au Pakistan en ce qui concerne sa présence pour le mariage de sa sœur. Elle ne croyait pas que le demandeur s’exposerait aux risques posés par les talibans dans le seul but de bénir sa sœur avant qu’elle se marie, mais sans assister au mariage. La situation en l’espèce ne ressemble pas non plus à celle dans l’affaire Hamid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1541, sur laquelle se fonde le demandeur. Dans cette affaire, le demandeur était resté dans des hôtels gardés qui étaient éloignés de l’endroit où vivait sa famille et où il avait été persécuté (Hamid, aux para 28-30). En l’espèce, le demandeur est retourné au domicile familial, qui est connu des talibans, pour le même genre d’événement, soit le mariage d’une autre sœur, alors que, quelques jours seulement après ce premier mariage en 2013, il avait été détenu et persécuté.
[29] Le demandeur conteste également le fait que la SPR n’a accordé aucune valeur probante à l’affidavit de son père. Cet affidavit décrivait l’enlèvement antérieur du demandeur, l’anxiété et la détresse psychologique vécues par sa mère à la suite de leur séparation, le fait que cette dernière pleurait lorsqu’elle lui parlait au téléphone, ainsi que les précautions prises par le demandeur au Pakistan.
[30] La SPR n’a accordé aucune valeur probante à l’affidavit du père au motif que le demandeur n’avait pas présenté de preuve crédible et digne de foi selon laquelle il continuait de craindre les talibans à l’échelle du Pakistan. Cependant, la SPR a ensuite affirmé que l’affidavit ne précisait pas comment, où et à qui la rançon avait été payée, et que ce « manque de clarté diminu[ait] la valeur probante de l’affidavit »
. Les motifs de la SPR n’indiquent pas clairement pourquoi les détails relatifs à l’enlèvement antérieur du demandeur sont pertinents lorsqu’il s’agit d’évaluer si ce dernier s’est réclamé de nouveau de la protection du Pakistan. Je suis également d’avis que l’analyse de la SPR sur ce point est inintelligible. Cependant, cela n’a guère d’importance compte tenu des conclusions précédentes de la SPR quant à l’absence d’intention subjective.
[31] En ce qui concerne la question de la volonté, le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en omettant d’évaluer dans quelle mesure les motifs de son retour étaient impérieux de son point de vue (renvoyant à Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1332 au para 14). Je fais remarquer que la décision Shah ne renferme pas de conclusion en matière de crédibilité. De plus, dans cette affaire, la preuve présentée par le demandeur indiquait qu’il était retourné dans son pays d’origine parce que son fils de cinq ans était gravement malade et qu’il craignait pour sa vie. Il n’était pas non plus retourné dans son village natal, où il courrait le plus grand risque. Le juge Norris a conclu que la SPR avait commis une erreur en lien avec l’intention subjective lorsqu’elle a mis l’accent sur la question de savoir s’il était absolument nécessaire que le demandeur retourne dans son pays de nationalité plutôt que sur celle de savoir si les motifs qu’il avait soulevés étaient impérieux (renvoyant à Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 8 au para 44).
[32] En l’espèce, la SPR a conclu que la véritable raison pour laquelle le demandeur était retourné au Pakistan était pour assister au mariage de sa sœur, et elle a essentiellement évalué la question de la volonté en se fondant sur ce motif.
[33] Cependant, la SPR a fait remarquer que le ministre avait soutenu qu’il n’y avait aucun élément de preuve montrant que la coercition avait été utilisée pour forcer ou contraindre le demandeur à retourner dans le pays où il aurait été persécuté, ce que le demandeur a reconnu. La SPR a accepté l’observation du demandeur selon laquelle sa mère pleurait quand il lui parlait au téléphone et qu’il se sentait impuissant. Après avoir indiqué qu’elle avait examiné l’ensemble de la preuve, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas été contraint de retourner au Pakistan et que ce retour n’était pas nécessaire.
[34] Cependant, selon les enregistrements audio de l’audience, le demandeur a déclaré qu’il avait été [traduction] « contraint »
de réserver un billet d’avion pour le Pakistan en raison du sentiment d’impuissance et des pleurs de sa mère, ainsi que de l’agitation que cela avait causé chez lui. Il a aussi été invité à expliquer la nature de [traduction] « [l’]urgence familiale »
dont il est question dans sa demande de renouvellement de carte de résident permanent. Il a répondu que cette urgence découlait de son sentiment d’impuissance et de celui de sa mère, et a plus tard affirmé qu’il était retourné au Pakistan pour assister au mariage de sa sœur ou pour consoler sa mère, [traduction] « ce qui constituait une urgence à [ses] yeux »
.
[35] L’arrêt Camayo prévoit que la SPR peut considérer que le voyage dans le pays de nationalité pour une raison impérieuse, comme la maladie grave d’un membre de la famille, n’a pas la même signification que le voyage dans ce même pays pour une raison plus frivole, comme des vacances ou une visite chez des amis. Il était donc loisible à la SPR de conclure que le voyage que le demandeur a effectué au Pakistan pour assister à un mariage familial n’avait pas la même signification qu’un voyage motivé par une maladie grave affligeant un membre de la famille. Cependant, la SPR n’a pas expressément conclu que la santé de la mère du demandeur ne constituait pas une raison impérieuse pour retourner au Pakistan. Cette omission soulève à son tour la question de savoir si la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur était retourné au Pakistan pour assister au mariage de sa sœur.
[36] Ceci dit, je ne suis pas convaincue que la SPR doit déterminer [traduction] « dans quelle mesure »
les motifs d’un demandeur sont impérieux en s’appuyant uniquement sur son propre point de vue, notamment lorsqu’il est présenté a posteriori, dans le contexte d’une audience de constat de perte d’asile et en l’absence de preuve médicale objective. Cependant, en l’absence d’une conclusion défavorable précise en matière de crédibilité sur ce point, la SPR était tenue d’évaluer la preuve du demandeur concernant la santé de sa mère à titre de motif justifiant son retour. Étant donné les motifs limités présentés par la SPR, je ne puis conclure qu’elle a procédé à une telle évaluation en l’espèce.
[37] Compte tenu de la conclusion qui précède, et malgré le fait que le demandeur soulève d’autres questions, je n’ai pas à examiner ces dernières, puisque la façon dont la SPR a traité la preuve concernant la santé de la mère du demandeur est suffisante pour que j’accueille la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire pour nouvel examen.
[38] Je fais remarquer en passant que le demandeur a déposé, à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, un affidavit dans lequel il a décrit sa version du témoignage qu’il avait donné devant la SPR. À mon avis, la bonne marche à suivre pour un demandeur qui souhaite se fonder sur son témoignage devant la SPR est de déposer une transcription de l’instance et de renvoyer la Cour au véritable témoignage sur lequel il se fonde. Il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce que la Cour écoute des heures, voire des jours, d’enregistrements sonores de témoignages devant la SPR afin de cibler les témoignages qui appuient les observations du demandeur en contrôle judiciaire.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-11084-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
-
La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
-
La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision;
-
Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens;
-
Aucune partie n’a proposé de question de portée générale à certifier et aucune ne se pose.
« Cecily Y. Strickland »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-11084-23 |
INTITULÉ : |
ATEEQ AZMAT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Tenue par vidéoconférence au moyen de zoom |
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 11 septembre 2024 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE STRICKLAND |
DATE DES MOTIFS : |
LE 30 octobre 2024 |
COMPARUTIONS :
Nasir Maqsood |
POUR LE DEMANDEUR |
Maneli Bagherzadeh-Ahangar |
POUR LES DÉFENDEURS |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Nasir Law Office Avocats Mississauga (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LES DÉFENDEURS |