Date : 20241015
Dossier : T-2581-22
Référence : 2024 CF 1630
Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2024
En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond
ENTRE :
|
DAVID SEGALL BLOUIN |
demandeur |
et
|
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] « Le temps, c’est de l’argent. »
Sans doute inspiré par cette expression popularisée par Benjamin Franklin, le demandeur, M. David Segall Blouin, s’est rendu aux États-Unis pour se procurer une montre d’une valeur de plus de 100 000 $.
[2] L’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] allègue que M. Blouin a omis de déclarer la montre lorsqu’il est rentré au Canada. Celui-ci conteste maintenant la pénalité que l’ASFC lui a imposée. Il affirme que cette pénalité découle de l’application mécanique des lignes directrices de l’ASFC et que la déléguée du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [déléguée du ministre] qui a révisé la décision a omis de tenir compte des circonstances particulières de son cas.
[3] La demande de contrôle judiciaire de M. Blouin est rejetée. La déléguée du ministre comprenait qu’elle jouissait d’un large pouvoir discrétionnaire afin de fixer le montant de la pénalité. Cependant, elle a raisonnablement conclu que rien dans les circonstances de la présente affaire ne justifiait de s’écarter des lignes directrices.
I. Contexte
[4] Monsieur Blouin se décrit comme étant propriétaire d’une entreprise de transport et de logistique. En juillet 2022, il a acheté une montre de marque A. Lange & Söhne de Luxury Bazaar, un commerçant de Philadelphie, aux États-Unis. Le prix d’achat de la montre était de 89 990 $ US, soit approximativement 115 000 $ CAN. Le 2 août 2022, M. Blouin s’est rendu à Philadelphie en avion afin de prendre possession de la montre. Il est rentré à Montréal le même jour. À son arrivée à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, il n’a rien déclaré aux agents de l’ASFC.
[5] En parallèle, M. Blouin a demandé à Luxury Bazaar de lui faire parvenir la boîte vide de la montre par messagerie. Cette boîte était accompagnée d’un manifeste indiquant une valeur de 6 $ CAN. Après des vérifications qui leur ont permis de découvrir la véritable valeur de la montre, les agents de l’ASFC ont émis un avis de confiscation compensatoire, selon l’article 124 de la Loi sur les douanes, LRC 1985, c 1 (2e suppl) [la Loi]. L’avis réclamait une pénalité de 34 650,65 $, soit 30 p. cent de la valeur de la montre, ainsi que la taxe de vente du Québec au montant de 11 405,83 $.
[6] Monsieur Blouin a ensuite demandé la révision de l’avis de confiscation, selon l’article 129 de la Loi. La déléguée du ministre a donc examiné le dossier et, après avoir donné à M. Blouin l’occasion de présenter ses observations, a confirmé l’avis de confiscation et le montant de la pénalité.
[7] Dans un premier temps, la déléguée du ministre a conclu que M. Blouin avait contrevenu à l’article 12 de la Loi en omettant de déclarer la montre à son arrivée à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau le 2 août 2022. Elle a pris note de ses explications selon lesquelles il avait l’intention de faire une déclaration au moment d’aller récupérer la boîte, mais a rappelé que la Loi exige que les biens importés soient déclarés au moment de l’importation.
[8] Dans un second temps, en ce qui concerne le montant de la pénalité, la déléguée du ministre a noté que le montant réclamé correspondait au plus bas niveau prévu par les lignes directrices de l’ASFC, soit 30 p. cent de la valeur du bien non déclaré. Elle a conclu que « que ce niveau était approprié dans les circonstances, comme la pénalité a été appliqué[e] au niveau le plus bas et est cohérent[e] avec d’autres situations similaires »
.
[9] Monsieur Blouin présente maintenant une demande de contrôle judiciaire de la décision de la déléguée du ministre portant sur le montant de la pénalité. Il n’a pas porté en appel le premier volet de la décision, portant sur la contravention à l’article 12 de la Loi, comme le lui aurait permis l’article 135 de la Loi. Il convient de rappeler que l’appel d’une décision constatant une contravention est un recours distinct de la demande de contrôle judiciaire portant sur la pénalité : Chen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CAF 170 au paragraphe 9 [Chen]. Je ne suis donc pas habilité à me prononcer sur la validité du constat de l’infraction, mais seulement sur le caractère raisonnable de la pénalité.
II. Analyse
[10] Monsieur Blouin soutient que la décision de la déléguée du ministre est déraisonnable au sens de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov]. Plus précisément, il prétend que la déléguée du ministre aurait entravé l’exercice de la discrétion que lui confère la Loi en appliquant mécaniquement les lignes directrices de l’ASFC, selon lesquelles une pénalité de 30 p. cent de la valeur des biens saisis est imposée lorsque l’infraction se range dans la catégorie des infractions les moins graves. Selon lui, la déléguée du ministre aurait fait défaut de considérer les circonstances très particulières de son cas, qui auraient dû la mener à imposer une pénalité moindre que ce que prévoient les lignes directrices, voire une pénalité nulle.
[11] Je rejette les prétentions de M. Blouin. La déléguée du ministre n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. De plus, les circonstances particulières invoquées par M. Blouin sont contraires à la preuve dont disposait la déléguée du ministre.
[12] Une autorité administrative qui exerce un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi peut publier des lignes directrices qui énoncent la manière dont elle entend exercer ce pouvoir, assurant ainsi un certain degré de transparence et de prévisibilité. L’autorité ne peut cependant traiter ces lignes directrices comme un texte de loi. Elle doit plutôt se montrer disposée à examiner les circonstances particulières de chaque cas et à s’écarter des lignes directrices si nécessaire. Si elle applique les lignes directrices en faisant abstraction des particularités du cas d’espèce, on dit qu’elle entrave l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et cela rend sa décision déraisonnable : Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2 à la page 7; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au paragraphe 32, [2015] 3 RCS 909; Vavilov, au paragraphe 108.
[13] En l’espèce, la déléguée du ministre n’a pas entravé l’exercice de la discrétion que lui confère l’alinéa 124(1)b) de la Loi, qui l’habilite à déterminer le montant approprié de la pénalité. Dans sa décision, la déléguée du ministre a affirmé ceci :
J’ai conclu que ce niveau était approprié dans les circonstances, comme la pénalité a été appliqué au niveau le plus bas et est cohérent avec d’autres situations similaires.
[14] Comme l’indique l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 127 et 128, le caractère raisonnable des motifs doit être évalué à la lumière des prétentions formulées par les parties. Les observations présentées par M. Blouin sont intégralement reproduites dans la décision. Elles visaient essentiellement à convaincre la déléguée du ministre qu’il n’avait commis aucune infraction. Aucun argument ne portait directement sur le caractère adéquat de la pénalité réclamée. Dans ces circonstances, la déléguée du ministre n’était pas tenue de consacrer de longs développements à la question de la pénalité. La concision de ses motifs ne suffit pas à démontrer qu’elle aurait entravé l’exercice de sa discrétion.
[15] Monsieur Blouin soutient néanmoins qu’en affirmant que « la pénalité a été appliquée au niveau le plus bas »
, la déléguée du ministre a appliqué mécaniquement les lignes directrices de l’ASFC concernant l’imposition de pénalités et qu’elle s’est sentie liée par celles-ci. Je ne suis pas d’accord. La déléguée du ministre indique que le niveau de la pénalité « était approprié dans les circonstances »
, ce qui démontre qu’elle a tenu compte des particularités du cas. Les conclusions de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Chen, au paragraphe 34, sont également applicables au cas de M. Blouin :
Rien du tout ne permet de penser que le délégué du ministre, qui a une expertise indéniable lorsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer la Loi, n’était pas au courant qu’il disposait d’un pouvoir discrétionnaire quant aux réparations qu’il peut ordonner en vertu de cette disposition.
[16] Au surplus, les prétentions de M. Blouin sont fondées sur une vision des faits qui n’est pas étayée par la preuve dont disposait la déléguée du ministre. En gros, M. Blouin affirme qu’il croyait avoir fait une déclaration suffisante lorsque Luxury Bazaar a confié le colis contenant la boîte de la montre au transporteur FedEx, car ce colis était accompagné d’une déclaration de la véritable valeur de la montre. Il dit qu’il avait l’intention de payer les droits de douane au moment où ce colis lui serait livré.
[17] Or, les déclarations des agents de l’ASFC, qui figurent au dossier de la déléguée du ministre, dressent un tout autre portrait. Le manifeste qui accompagnait le colis faisait état d’une valeur de 6 $ CAN. Le colis ne comprenait aucun document faisant état de la véritable valeur de la montre. Ce n’est que lorsqu’une agente de l’ASFC a demandé au transporteur FedEx de fournir des renseignements additionnels qu’une facture faisant état de cette véritable valeur a été communiquée. Dans le cadre du processus de révision, les déclarations des agents de l’ASFC ont été divulguées à M. Blouin, mais celui-ci n’en a pas contesté la teneur. À l’étape du contrôle judiciaire, il a cherché à mettre en preuve un relevé de suivi d’un colis expédié le 29 juillet 2022 par FedEx. Or, un tel document est inadmissible, puisqu’il n’a pas été présenté à la déléguée du ministre et n’est pas visé par l’une des exceptions reconnues à l’interdiction de présenter une nouvelle preuve en contrôle judiciaire. De toute manière, ce document ne contredit pas les déclarations des agents de l’ASFC, selon lesquelles la valeur déclarée du colis était de 6 $ CAN. En somme, rien ne permet de croire que M. Blouin ait eu l’intention de déclarer la montre ou que toute l’affaire ne soit rien d’autre qu’un malentendu.
[18] D’ailleurs, il est difficile de comprendre quel but légitime M. Blouin aurait poursuivi en demandant à ce que la boîte lui soit envoyée par messagerie, alors qu’il emportait la montre avec lui. Questionné à ce sujet à l’audience, l’avocat de M. Blouin n’a donné aucune réponse satisfaisante. Les notes d’un agent de l’ASFC expliquent d’ailleurs qu’un stratagème connu consiste à entrer au pays avec des biens non déclarés pour ensuite faire parvenir l’emballage ou la facture par messagerie ou par la poste.
[19] Monsieur Blouin affirme également avoir déjà importé d’autres montres d’une valeur moindre et avoir payé les droits de douane au moment où ces montres lui ont été livrées par le transporteur. Il prétend qu’il s’attendait à procéder de la même manière dans ce cas-ci. Une telle prétention ne résiste pas à l’analyse. Dans les autres cas, on doit présumer que la montre était expédiée dans sa boîte et que sa véritable valeur était déclarée. Il était donc normal que les droits de douane soient perçus lors de la livraison. En l’espèce, M. Blouin a lui-même importé la montre au Canada et le colis expédié par service de messagerie affichait une valeur minime.
[20] Enfin, M. Blouin souligne que la déléguée du ministre n’a tiré aucune conclusion selon laquelle il aurait fait preuve de mauvaise foi. Il suggère que sa bonne foi est un élément dont la déléguée du ministre aurait dû tenir compte et qui aurait mené à l’imposition d’une pénalité inférieure, voire nulle. Cependant, les lignes directrices décrivent ainsi les infractions du niveau le plus faible :
Le niveau 1 s’applique aux infractions où la culpabilité est moins grande. La mesure dans laquelle l’importateur a eu recours à un subterfuge pour se soustraire à la Loi sur les douanes n’a pas dépassé une tentative inefficace initiale. Ce niveau pourrait généralement être appliqué aux infractions par omission plutôt que par perpétration. Les infractions par perpétration exigent une participation plus active de l’importateur.
[21] Il n’était pas nécessaire que la déléguée du ministre tire une conclusion de mauvaise foi pour imposer une pénalité de niveau 1. S’il y avait une telle exigence, de nombreuses infractions à la Loi ne feraient l’objet d’aucune pénalité. De toute manière, il ressort de la lecture de l’ensemble de la décision, notamment de la description des faits non contestés, que la déléguée du ministre a conclu que M. Blouin a eu recours à un subterfuge visant à éviter le paiement des taxes ou des droits de douane. Cela permet également de distinguer la décision Dutton c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1170, sur laquelle M. Blouin s’appuie. Dans cette affaire, le demandeur avait bel et bien contesté la pénalité imposée et avait présenté une preuve qui tendait à démontrer qu’il avait l’intention de se conformer à la Loi et avait pris des mesures à cet effet.
[22] Dans ces circonstances, la décision de la déléguée du ministre d’imposer une pénalité équivalant à 30 p. cent de la valeur de la montre n’était pas déraisonnable.
III. Conclusion
[23] Pour ces motifs, la décision contestée est raisonnable. La demande de contrôle judiciaire de M. Blouin sera donc rejetée, avec dépens.
JUGEMENT dans le dossier T-2581-22
LA COUR STATUE que :
- La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
- Le demandeur est condamné à payer les dépens au défendeur.
« Sébastien Grammond »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier :
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T-2581-22 |
INTITULÉ :
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DAVID SEGALL BLOUIN c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Montréal (Québec) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 9 octobre 2024 |
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GRAMMOND |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 15 OCTOBRE 2024
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COMPARUTIONS :
Yacine Agnaou |
Pour le demandeur |
Maude Lemay-Brisebois |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dupuis Paquin Avocat(e)s Laval (Québec) |
Pour le demandeur |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour le défendeur |