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Date : 20241011


Dossier : T-1380-13

Référence : 2024 CF 1195

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 octobre 2024

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

GROUP III INTERNATIONAL LTD.,

HOLIDAY GROUP INC. ET

WENGER S.A.

demanderesses

et

TRAVELWAY GROUP

INTERNATIONAL LTD.

défenderesse

RAPPORT PROVISOIRE PUBLIC CONSÉCUTIF AU RENVOI

(Version publique du rapport provisoire remis aux parties le 26 juillet 2024)

I. Résumé

[1] À la suite d’un litige quelque peu alambiqué qui a opposé les parties pendant plusieurs années, la Cour d’appel fédérale a accordé une restitution des profits dont la quantification devait se faire par renvoi conformément à l’article 153 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles] : Group III International Ltd et al c Travelway Group International Ltd, 2020 CAF 210 au para 48 [l’arrêt CAF 2020].

[2] Dans le présent rapport provisoire, j’appelle collectivement les demanderesses – Group III International Ltd., Holiday Group Inc. [Holiday] et Wenger S.A. – « Wenger » (au singulier) et la défenderesse – Travelway Group International Ltd. – « Travelway ».

[3] La Cour a tenu une audience sur le renvoi afin de quantifier les profits que Travelway a réalisés grâce à la vente de valises, de sacs et d’autres accessoires de voyage [les produits contrefaisants] que cette dernière faisait passer pour des produits de Wenger.

[4] Les parties et leurs experts‑comptables sont d’accord sur les revenus tirés par Travelway de la vente des produits contrefaisants ainsi que sur le coût, pour Travelway, des produits vendus associé à la production de ces produits [le coût des produits vendus]. Les parties se sont également entendues sur le calcul des intérêts avant jugement. Elles ont à cet égard appliqué, jusqu’à la date du jugement, un taux fixé d’un commun accord conformément au paragraphe 36(3) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Elles ne s’entendent toutefois pas sur les données relatives aux réductions accordées aux clients (à savoir les rabais des notes de crédit) ainsi que sur d’autres déductions qu’elles appellent les [traduction] « frais omis et divers », ce qui cause un désaccord sur les montants des profits bruts. Les parties et leurs experts diffèrent aussi d’opinion sur diverses déductions liées à des coûts directs (différentiels), l’applicabilité de la méthode du « coût de revient complet » et certaines déductions pour les coûts indirects ainsi que l’applicabilité de toute réduction de profits pour des [traduction] « ventes remplacées », décrites plus loin. Il existe également un différend important entre les parties quant aux conséquences des conclusions de la Cour d’appel fédérale au sujet de la commercialisation trompeuse qui ont donné lieu au présent renvoi.

[5] Avant de commencer l’analyse des questions soulevées, je rappellerai la toile de fond pour situer le présent renvoi dans son contexte.

II. Historique procédural

[6] L’historique et les faits de la présente affaire ont été examinés en profondeur dans les décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale qui ont mené au présent renvoi et je n’ai par conséquent pas besoin de les répéter. Je me limiterai donc à en présenter un aperçu.

[7] Wenger S.A., entreprise suisse, est associée au célèbre couteau militaire depuis plus d’un siècle. Depuis le début des années 1970, Wenger a adopté un logo formé d’une croix dans un quadrilatère arrondi et entouré d’une bordure incrustée [le logo de la croix Wenger]. Le logo de la croix Wenger, reproduit ci‑dessous, est habituellement formé d’une croix blanche ou métallique sur un fond noir ou rouge.

[8] Wenger a enregistré au Canada trois marques de commerce [les marques Wenger], reproduites ci‑dessous, qui reprennent ce logo et sont utilisées en liaison avec des valises et des sacs.

[9] Travelway est une entreprise canadienne, fondée dans les années 1970, offrant des produits axés sur le voyage. Elle s’occupe de la conception, de la fabrication et de la distribution de bagages à main et d’accessoires de voyage ainsi que d’autres produits comme des sacs à dos, des fourre‑tout et des sacs banane. Les bagages à main en question sont généralement des valises. Ainsi, Travelway a vendu au fil des ans des valises à coque rigide, souple et hybride (qui combinent les propriétés des modèles à coque rigide et à coque souple), qui sont habituellement vendues en trois tailles différentes dans une variété de styles et de couleurs. Divers détaillants, comme Walmart Canada Corp. [Walmart], Costco Wholesale [Costco], Canadian Tire et Bentley, vendent les produits de Travelway au Canada.

[10] En 2013, Wenger a introduit une demande contre Travelway en vertu de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T‑13 [la LMC]. Wenger s’opposait à l’emploi par Travelway de deux marques de commerce déposées, TMA740206 et TMA740200 (qui ont ultérieurement été radiées du registre, comme je l’explique ci‑dessous), en liaison avec des valises et des produits connexes ainsi que des versions modifiées (variantes) des marques de commerce que Travelway avait commencé à employer en 2012. Dans la première variante, la lettre « S » était moins visible [la marque au S disparaissant] et dans la deuxième, le « S » était complètement omis [la marque au S manquant]. Les deux marques de commerce déposées (à gauche) et les deux variantes montrées sur des produits (à droite) [les marques contrefaisantes] sont reproduites ci‑dessous.

TMA740206 TMA740200 MARQUES CONTREFAISANTES

[11] Dans sa demande de réparation, Wenger, s’appuyant sur l’enregistrement de ses trois marques de commerce, a sollicité des déclarations portant qu’il y a eu usurpation de marque de commerce (art 20 de la LMC), dépréciation de l’achalandage (art 22) et commercialisation trompeuse (art 7b)). Elle a également sollicité des injonctions et des dommages‑intérêts.

[12] Le 24 mars 2016, la juge Martine St-Louis, qui a présidé l’audience [la juge de première instance ou la juge], a rejeté la demande de Wenger : Wenger S.A. c Travel Way Group International Inc, 2016 CF 347 [la décision CF 2016]. La juge a notamment conclu, en ce qui concerne la commercialisation trompeuse visée à l’article 7 de la LMC, que Wenger n’avait pas établi l’élément de la fausse déclaration ou représentation trompeuse parce qu’elle n’avait pas démontré que cela causait de la confusion. Wenger a interjeté appel de la décision.

[13] Le 6 novembre 2017, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel et annulé le jugement rendu en première instance : Group III International Ltd et al c Travelway Group International Ltd, 2017 CAF 215 [l’arrêt CAF 2017]. Elle a conclu qu’il y avait eu usurpation de marque de commerce au sens de la LMC. Elle a aussi conclu que les trois éléments constitutifs d’une commercialisation trompeuse avaient été établis. Ces éléments, énoncés dans l’arrêt Kirkbi AG c Gestions Ritvik Inc, 2005 CSC 65, [2005] 3 RCS 302 [Kirkbi], aux paragraphes 66 à 68, sont l’existence d’un achalandage, le fait que le public a été induit en erreur par une fausse déclaration ou représentation trompeuse et le préjudice réel ou possible pour le demandeur.

[14] La Cour d’appel fédérale a fait remarquer que la juge de première instance n’avait pas examiné la question des dommages subis étant donné qu’elle avait conclu que les deux premiers éléments n’avaient pas été établis. Pour analyser cette question, la Cour a considéré que Wenger et Travelway étaient des concurrentes directes sur le marché des valises et des sacs au Canada, et que leurs marchandises étaient très semblables et étaient en grande partie vendues par l’entremise des mêmes magasins de détail. Elle a conclu qu’il « est logique d’inférer une probabilité de perte de ventes et d’affaires en raison [de] la fausse déclaration de [Travelway] ».

[15] La Cour a accordé une injonction et renvoyé l’affaire à la juge de première instance pour qu’elle décide (1) si les marques de commerce déposées de Travelway devraient être radiées du registre des marques de commerce et (2) si Wenger a droit à un recouvrement des dommages‑intérêts ou à une restitution des profits et, dans l’affirmative, pour qu’elle se prononce sur (3) le montant auquel Wenger a droit et la procédure appropriée pour déterminer ce montant. Travelway n’a pas présenté à la Cour suprême du Canada d’autorisation de pourvoi de l’arrêt CAF 2017.

[16] Après l’injonction, rendue en novembre 2017, Travelway a retiré de ses produits les marques contrefaisantes et les a remplacées par les marques SKROSS®.

[17] Le 19 août 2019, la juge de première instance a conclu que les marques de commerce de Travelway devraient être radiées du registre des marques de commerce : Wenger SA c Travelway Group International Inc., 2019 CF 1104 [la décision CF 2019]. Elle a refusé d’accorder des dommages‑intérêts ou une restitution des profits au motif que Travelway pouvait se prévaloir de la protection que confère l’article 19 de la LMC, qui dispose que « l’enregistrement d’une marque de commerce à l’égard de produits ou services, sauf si son invalidité est démontrée, donne au propriétaire le droit exclusif à l’emploi de celle‑ci, dans tout le Canada, en ce qui concerne ces produits ou services ». Elle a toutefois formulé par la suite la réserve suivante, au paragraphe 45 :

[45] Si je fais erreur et si les demanderesses ont droit à une indemnisation pour le passé, j’estime qu’elle devrait être fondée sur le recouvrement des profits réalisés par Travelway, conformément à ce que demandent les demanderesses, et non sur le recouvrement de dommages‑intérêts. Travelway a eu un comportement fautif et a ainsi réalisé des profits qui devraient revenir aux demanderesses.

[18] La Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel de Wenger dans l’arrêt CAF 2020. La Cour a retenu les arguments selon lesquels, d’une part, l’emploi d’une marque de commerce déposée n’entraîne pas de responsabilité en dommages‑intérêts ou pour perte de profits pour la période précédant la radiation du registre de cette marque de commerce et, d’autre part, les parties de l’arrêt CAF 2017 où il a été conclu à la commercialisation trompeuse ne devraient pas faire autorité. Elle a néanmoins conclu que, en ce qui concerne les parties, il y a eu une conclusion de commercialisation trompeuse qui n’a pas été portée en appel, et qu’il convient d’accorder une indemnisation sous forme de restitution des profits dont la quantification se fera par renvoi.

[19] Le 29 septembre 2021, la Cour suprême du Canada a rejeté la demande d’autorisation de pourvoi de l’arrêt CAF 2020 : Groupe international Travelway Inc c Group III International Ltd, et al, 2021 CanLII 91645 (CSC).

III. Étapes de la procédure ayant précédé l’audience sur le renvoi

[20] Par ordonnance du juge en chef Paul Crampton datée du 12 avril 2021, j’ai été désigné comme arbitre en vertu du paragraphe 153(1) des Règles des Cours fédérales.

[21] Le 13 décembre 2021, Wenger a déposé une demande d’audience. Les parties ont formulé simplement la question en litige dans le renvoi :

[traduction]

Quel est le montant des profits réalisés par Travelway qui découlent de la vente au Canada de l’ensemble des marchandises portant les marques de commerce contrefaisantes (TMA740,200 et TMA740,206, et leurs variantes), depuis la date de la première vente jusqu’à celle de la dernière vente, auquel les demanderesses ont droit?

[22] Les parties se sont mises d’accord sur une façon de procéder et un calendrier pour le renvoi. Elles ont ainsi notamment convenu d’échanger des affidavits de documents et de procéder à un interrogatoire écrit, qui serait suivi d’un interrogatoire préalable et de la signification des rapports d’experts.

[23] L’audience sur le renvoi devait initialement avoir lieu en juin 2022, mais les choses ne se sont pas passées comme prévu pour les raisons que j’explique plus loin. L’audition de la preuve a finalement eu lieu en mai 2023 et s’est déroulée sur cinq jours. Après cette partie de l’audience relative à la preuve, les parties ont présenté des observations écrites. Les observations orales ont été entendues le 26 septembre 2023 et ont été suivies par la présentation d’observations écrites additionnelles sur la question de savoir si on pouvait déduire des profits les frais juridiques qu’a engagés Travelway pour les procédures.

IV. Témoins

A. Témoins profanes

[24] Wenger a fait comparaître un témoin profane, Raymond Durocher, qui a été président de Holiday de janvier 2007 à 2022. M. Durocher a suivi, et mis à jour, la déposition qu’il avait faite dans son affidavit daté du 13 août 2013 [l’affidavit de M. Durocher] à l’appui de la demande. Dans son affidavit, M. Durocher exprimait des préoccupations au sujet des dommages que la conduite de Travelway avait causés aux intérêts commerciaux de Wenger. Son témoignage portait de façon générale sur les connaissances qu’il avait acquises, particulièrement en travaillant pour Holiday, au sujet du marché des valises au Canada, à savoir les ventes de valises à des détaillants clients, comme Walmart, La Baie et Costco, et notamment sur l’importance des marques établies pour les commandes des détaillants.

[25] Trois témoins profanes ont témoigné pour le compte de Travelway : Gerald Shadeed, Maureen Mason et Kristen Luff.

[26] Gerald Shadeed était vice-président directeur, secrétaire et trésorier de Travelway jusqu’à sa retraite partielle en 2022. Il a parlé des activités et des origines de Travelway, de la relation commerciale de Travelway avec une société basée en Suisse, World Connect AG, des marques de commerce de Travelway et de la gamme de produits de Travelway associée à la marque SWISS TRAVEL PRODUCTS [STP], de la relation de Travelway avec Walmart et ses prédécesseurs et des contrats que ces entreprises ont conclus, des actions prises par Travelway après que l’arrêt CAF 2017 eut été rendu et de sa participation à la présente instance.

[27] Mme Luff travaille pour Travelway depuis 1994. Elle a déménagé aux États‑Unis d’Amérique en 2016 pour gérer le développement d’une entreprise sœur de Travelway, Travelway Group USA Inc. Elle a témoigné au sujet des ventes, de la comptabilité et des documents financiers de Travelway ainsi que des coûts variables et différentiels de Travelway liés à la vente de produits portant les marques contrefaisantes et des coûts indirects de Travelway.

[28] Mme Mason était cheffe de produit (Valises et accessoires pour la famille) pour Walmart jusqu’à ce qu’elle quitte l’entreprise en septembre 2018. Elle a parlé de questions comme la clientèle, les stratégies de commercialisation et de prix et les catégories de produits de Walmart, ainsi que les achats et ventes par Walmart de produits de Travelway, y compris ceux portant les marques contrefaisantes. Elle a aussi témoigné au sujet de ce qui s’est produit après que la Cour d’appel eut décerné l’injonction dans l’arrêt CAF 2017.

[29] J’ai jugé crédibles les quatre témoins. Ils ont témoigné de façon sensée, honnête et directe. Ils n’ont pas été ébranlés en contre-interrogatoire et ils n’ont à aucun moment été évasifs ou enclins à l’exagération. Je conclus que les témoignages qu’ils ont rendus à l’audience étaient fiables et crédibles.

B. Témoins experts

[30] Wenger a fait comparaître deux témoins experts, Ruth Corbin, Ph.D., et Nancy Rogers. Quant à Travelway, elle s’est fondée sur la preuve présentée par deux experts, Andrew Harington et Ceren Kolsarici, Ph.D.

(1) Compétence des experts

[31] Sur le plan procédural, un voir-dire doit être tenu pour que l’on puisse déterminer l’admissibilité du témoignage d’opinion d’un expert. Avant d’accorder du poids à la preuve d’expert, la Cour doit se prononcer sur son admissibilité conformément aux principes généraux énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 [Mohan]. Selon le critère établi dans l’arrêt Mohan, le juge de première instance (l’arbitre en l’occurrence) doit examiner le témoignage d’opinion de l’expert au regard de quatre facteurs qu’il doit évaluer selon la prépondérance des probabilités : a) la pertinence de l’opinion de l’expert quant au fait en litige; b) la nécessité de l’opinion de l’expert pour aider le juge des faits; c) l’absence de toute règle d’exclusion; d) la question de savoir si le témoin a les compétences voulues.

[32] Après application de ces principes à la preuve présentée par les quatre témoins experts, j’ai conclu que tous les volets du critère établi dans l’arrêt Mohan étaient respectés. Ma tâche a été facilitée par le fait que ni l’une ni l’autre partie n’a contesté la compétence des experts de la partie adverse ni ne s’est opposée à l’admission de la preuve qu’ils ont présentée. Après examen du curriculum vitae et des diplômes des experts, j’ai conclu qu’ils avaient la compétence voulue pour exprimer les opinions qu’ils ont présentées à la Cour. La preuve qu’ils ont présentée était à la fois pertinente pour les questions fondamentales devant être tranchées dans le cadre du renvoi et nécessaire, car elle portait sur des sujets qui dépassent le cadre normal de mon expérience et de mes connaissances.

(2) Experts en marketing

[33] Mme Kolsarici a été reconnue comme experte en marketing, recherche et analytique en marketing, comportement du consommateur, économétrie et modélisation statistique. On lui a demandé de donner son opinion et de rédiger un rapport [le rapport de Mme Kolsarici] sur : a) l’état actuel de la recherche scientifique dans le domaine du marketing en ce qui concerne l’importance des marques de commerce comme facteur influant sur la décision d’achat du consommateur; b) l’état actuel de la recherche scientifique dans le domaine du marketing en ce qui concerne l’importance de la perception du consommateur quant au pays d’origine d’un produit comme facteur influant sur la décision d’achat du consommateur; c) le lien de causalité entre l’emploi par Travelway des marques contrefaisantes et la vente des produits contrefaisants; d) le lien de causalité entre la perception quant au pays d’origine des produits contrefaisants et les ventes de ces produits, étant donné l’emploi combiné par Travelway de la marque nominale STP et des marques contrefaisantes sur ces produits.

[34] Il convient de noter que les marques contrefaisantes n’ont jamais été utilisées seules sur les produits contrefaisants, de sorte que la marque STP, montrée ci‑dessous, a aussi toujours été associée aux produits contrefaisants.

[35] Mme Corbin a été reconnue comme experte habilitée à fournir un témoignage d’opinion en ce qui concerne la perception, les attitudes et intentions d’achat des consommateurs, le marketing, les études de marché à des fins d’expertise judiciaire et les normes de recherche en sciences sociales. Wenger a retenu ses services pour revoir et mettre à jour l’affidavit qu’elle avait souscrit en 2013 et dans lequel elle soulevait des questions de fond sur les risques que la confusion pouvait causer aux marques bien connues. Dans son rapport [le rapport de Mme Corbin], Mme Corbin a aussi répondu au rapport de Mme Kolsarici.

[36] Les deux expertes se sont entendues sur l’importance générale des marques pour la prise de décision des consommateurs et elles étaient dans l’ensemble d’accord sur les théories et modèles fondamentaux du marketing. Leurs désaccords portaient principalement sur des points marginaux – qui découlaient du fait que l’angle d’analyse de chacune d’elles était différent. Je n’ai pas retenu certaines opinions ou conclusions formulées par ces expertes, mais pas parce que je doute de leur crédibilité ou de leur impartialité.

(3) Les experts-comptables

[37] Mme Rogers a été reconnue comme experte habilitée à fournir un témoignage d’opinion dans les domaines de la juricomptabilité, l’évaluation d’entreprise et la quantification des réparations pécuniaires, y compris la restitution des profits. Elle a présenté un rapport d’expert daté du 22 mars 2023 [le rapport de Mme Rogers] dans lequel étaient quantifiés les profits nets réalisés par Travelway pour la vente au Canada de l’ensemble des marchandises portant les marques contrefaisantes entre la date de la première vente et la date de la dernière vente. Elle a rédigé un rapport supplémentaire daté du 17 avril 2023 [le rapport supplémentaire de Mme Rogers].

[38] M. Harington a été reconnu comme expert-comptable dans exactement les mêmes domaines que Mme Rogers, à l’exception notable près qu’il a également été reconnu comme expert en restitution des profits pour les [traduction] « questions de propriété intellectuelle », contrairement à Mme Rogers, qui n’a pas déclaré avoir une quelconque expertise sur ces questions. On a demandé à M. Harington de donner son opinion sur les profits réalisés par Travelway en raison de l’emploi des marques contrefaisantes et de dégager la valeur des ventes relatives aux produits contrefaisants. Il a établi un premier rapport, daté du 22 mars 2023, et a répondu au rapport de Mme Rogers dans un autre rapport, daté du 17 avril 2023 [le rapport de réponse de M. Harington].

[39] À la suite de l’échange de leurs rapports, les deux experts-comptables ont assisté à une réunion Zoom pour discuter de certains aspects mathématiques de leurs rapports. M. Harington a ensuite établi un rapport additionnel. Il a ultérieurement fourni des calculs révisés à l’appui de sa quantification des profits réalisés par Travelway, par lettre datée du 1er mai 2023. Cette lettre a été suivie par un addenda au rapport supplémentaire de Mme Rogers, daté du 5 mai 2023.

[40] Je suis d’avis que les deux experts financiers ont témoigné de façon juste et équilibrée. Ils ont tous deux essayé, de façon sincère, d’aider la Cour au moyen de la preuve qu’ils ont présentée, laquelle était circonscrite par certaines instructions et hypothèses péremptoires et dépendait de l’exactitude des renseignements que d’autres leur avaient fournis. Pour évaluer la preuve d’expert et déterminer le poids qu’il convient de lui accorder, j’ai examiné attentivement la solidité des hypothèses des experts, la question de savoir si les instructions qui leur avaient été données étaient appropriées et la fiabilité des faits sous‑tendant chacune des opinions.

V. Analyse

[41] Wenger demande à la Cour de quantifier les profits réalisés par Travelway grâce à la vente de marchandises que cette dernière a fait passer pour les siennes. Ce faisant, elle fait valoir que la tâche devrait s’articuler principalement autour de cinq thèmes :

  1. la preuve et la logique suivie pour le calcul de la déduction des dépenses (coûts différentiels et fixes) des ventes brutes;

  2. l’exactitude, le bien-fondé et la validité des calculs effectués;

  3. la fiabilité des documents sur lesquels les experts se sont appuyés;

  4. la validité et la fiabilité de l’analyse des experts;

  5. les obstacles juridiques que constituent le principe de la chose jugée, les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et le droit de la preuve.

[42] Les quatre premiers thèmes visent les questions habituelles que tout arbitre saisi d’un renvoi est appelé à examiner. Pour ce qui est du cinquième, Wenger soutient que la cause de Travelway semble être fortement fondée sur la théorie voulant que les produits contrefaisants puissent avoir été achetés pour une raison autre que la confusion et la fausse déclaration ou représentation trompeuse dont est responsable Travelway. Selon Wenger, [traduction] « il s’agit d’un effort inadmissible de retenir des profits qui, selon les allégations de Travelway, auraient pu être ou auraient été réalisés s’il n’y avait pas eu commercialisation trompeuse fautive de sa part » [souligné dans l’original].

[43] Wenger affirme que le délit civil que constitue la commercialisation trompeuse a été établi en droit à l’égard des ventes de produits contrefaisants et qu’elle a droit à la restitution des profits que Travelway a réalisés en lien avec ces ventes. Elle soutient avec insistance que les conclusions tirées et les ordonnances rendues par la Cour d’appel fédérale dans ses deux jugements et motifs ont autorité de chose jugée.

[44] Travelway affirme que la question de savoir si elle a le droit de se prévaloir de la protection accordée par l’article 19 de la LMC n’a pas encore été tranchée, malgré la conclusion de commercialisation trompeuse tirée dans l’arrêt CAF 2017, et qu’il m’est loisible de conclure qu’aucune indemnisation n’est due pour la période pendant laquelle ses marques de commerce étaient enregistrées. Travelway soutient aussi que la période pendant laquelle les ventes visées par le présent renvoi ont eu lieu n’est toujours pas tranchée non plus. Enfin, elle fait valoir que le lien de causalité entre l’emploi des marques contrefaisantes et les ventes des produits contrefaisants n’a pas encore été établi.

[45] Je dois traiter de ces arguments avant d’examiner la preuve et les arguments des parties concernant la quantification des profits que Travelway doit restituer.

A. Ce qui, en fin de compte, a été (et n’a pas été) décidé

[46] En ce qui concerne les conclusions que je peux tirer dans le présent renvoi, il est important de garder à l’esprit que je n’agis pas en l’espèce en tant que juge, mais plutôt qu’arbitre. L’arbitre a pour fonction d’effectuer l’examen des faits nécessaires pour résoudre les différends qui font l’objet du renvoi. Les conclusions définitives qui ont été rendues par la Cour d’appel fédérale me lient et définissent le contexte juridique et factuel du présent renvoi ainsi que de la preuve présentée dans ce cadre.

(1) Travelway peut-elle se prévaloir de la protection conférée par l’article 19 de la LMC?

[47] Travelway prétend qu’elle n’a pas besoin de restituer les profits qu’elle a réalisés pendant la période allant de la date d’enregistrement des marques contrefaisantes à la date de radiation des enregistrements. Elle soutient que l’arrêt CAF 2020 n’indique pas explicitement que les principes régissant les droits visés à l’article 19 de la LMC concernant l’usurpation d’une marque de commerce déposée ne s’appliquent pas lorsque la cause d’action repose sur l’alinéa 7b) et ajoute que la protection conférée par l’article 19 a été préservée. Cet argument me semble totalement spécieux. Travelway ne peut clairement pas faire valoir cet argument.

[48] Comme il est expliqué plus loin, il a été tranché de façon définitive que Travelway s’est livrée à de la commercialisation trompeuse, malgré le fait qu’elle détenait des marques de commerce valides.

[49] La préclusion découlant d’une question déjà tranchée est un volet du principe de l’autorité de la chose jugée, qui interdit que les tribunaux se prononcent à nouveau sur des questions déjà tranchées dans une instance antérieure. Pour que le tribunal puisse conclure à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, trois conditions préalables doivent être réunies : (1) la question doit être la même que celle qui a été tranchée dans la décision antérieure; (2) la décision judiciaire antérieure doit avoir été une décision finale; (3) les parties dans les deux instances doivent être les mêmes ou leurs ayants droit (Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, [2001] 2 RCS 460, 2001 CSC 44 au para 25, le juge Binnie).

[50] La troisième condition de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est respectée en l’espèce.

[51] Pour ce qui est de la première condition, Travelway me demande, à moi qui siège dans un rôle d’arbitre, de conclure qu’elle n’a pas besoin de restituer les profits qu’elle a réalisés au cours de la période allant de la date d’enregistrement des marques contrefaisantes à la date de radiation de ces enregistrements. Or, il s’agit d’exactement la même prétention que Travelway a fait valoir devant la Cour d’appel fédérale et que cette dernière a rejetée dans l’arrêt CAF 2020. Dans sa demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada, Travelway a reconnu que la Cour d’appel fédérale avait ordonné une restitution des profits pour cause de commercialisation trompeuse pour les années où ses enregistrements figuraient au registre. En fait, tout le fondement de la demande infructueuse de Travelway était que la Cour d’appel fédérale avait commis une erreur en ordonnant la restitution des profits pour la période pendant laquelle Travelway détenait des enregistrements valides.

[52] La deuxième condition de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est également respectée. Le rejet par la Cour suprême de la demande d’autorisation d’interjeter appel a mis fin au litige sur cette question. Travelway le sait très bien.

[53] Travelway cherche à faire valoir dans le cadre du présent renvoi que la question du droit de Wenger à une indemnisation pécuniaire pour la période où les enregistrements étaient en vigueur n’a jamais été tranchée. Il s’agit qu’un exemple manifeste de révisionnisme incompatible avec la conclusion claire énoncée au paragraphe 47 de l’arrêt CAF 2020.

[54] Refuser la restitution des profits pour la période où les enregistrements étaient en vigueur irait à l’encontre de la conclusion de commercialisation trompeuse tirée dans l’arrêt CAF 2017 et de l’arrêt subséquent CAF 2020, dans lequel la Cour d’appel a déclaré que cette conclusion continue de lier les parties.

(2) La période pendant laquelle les ventes ont eu lieu est-elle toujours en litige?

[55] Travelway soutient que la Cour d’appel n’a pas déclaré dans l’arrêt CAF 2020 que Wenger a le droit d’être dédommagée pour une période précise et qu’aucune preuve n’a été présentée au sujet du début et de la fin des ventes de Travelway. Je ne suis pas d’accord.

[56] On retrouve dans l’arrêt CAF 2017 des conclusions claires selon lesquelles Travelway a commencé à vendre les produits contrefaisants en 2009. Dans cette décision, la Cour d’appel fédérale a conclu, au paragraphe 82, qu’il y a eu fausse déclaration ou représentation trompeuse à partir du moment où les marchandises de Travelway sont entrées pour la première fois sur le marché en 2009 :

[82] À mon avis, la preuve établit clairement qu’il y a eu fausse déclaration. À partir du moment où les marchandises de l’intimée sont entrées sur le marché en 2009, les marques de Travelway étaient assez semblables aux marques de Wenger. La ressemblance a été accentuée ultérieurement par plusieurs modifications à la marque triangulaire de Travelway. Le résultat est que les similitudes entre la marque triangulaire de Travelway et les marques Wenger sont frappantes, en particulier lorsqu’est affichée la variante S disparaissant. De plus, l’intimée a associé ses marchandises au caractère suisse, comme l’ont fait les appelantes, et certaines de ces prétentions étaient fausses. Le seul lien révélé par la preuve entre l’intimée et la Suisse est une entente avec une société suisse qui autorise l’intimée à employer les mots « SWISS TRAVEL PRODUCTS ». Par conséquent, l’intimée a non seulement employé des marques de commerce très similaires, mais elle fait d’autres prétentions du caractère suisse qui auraient exacerbé la confusion dans l’esprit du public. La fausse représentation a clairement été établie.

[57] Citant à l’appui le témoignage de M. Durocher, Travelway affirme que Wenger elle‑même estimait qu’elle n’avait pas subi de dépréciation de la valeur de l’achalandage lié à ses marques de commerce avant novembre 2012. Elle fait valoir que, comme Wenger n’a pas pris des mesures plus tôt, il est clair et évident qu’elle n’avait tiré aucun profit d’une éventuelle confusion chez les consommateurs au cours des trois années précédentes. Je ne suis pas d’accord. Dans l’arrêt CAF 2017, la Cour d’appel n’a fait aucune distinction entre les marques de commerce déposées de Travelway et les variantes de Travelway pour parvenir à la conclusion qu’il existait une probabilité de confusion. Comme la Cour l’a fait remarquer, la modification pour que le « S » soit moins proéminent dans la marque au S disparaissant de Travelway et le retrait du « S » dans la marque au S manquant n’a fait qu’augmenter la probabilité de confusion. Je suis lié par cette conclusion.

[58] Il est acquis aux débats que Travelway n’a cessé de vendre les produits contrefaisants qu’après le prononcé de l’injonction en 2017. Dans les circonstances, il ne m’est pas loisible de rétrécir la période des ventes des produits contrefaisants dont il faut tenir compte dans le présent renvoi.

[59] Cela m’amène à la question du lien de causalité.

(3) Le lien de causalité est-il encore en litige?

[60] Le droit des marques de commerce vise à faire en sorte qu’un concurrent ne puisse pas illégalement bénéficier de l’achalandage acquis par le propriétaire d’une marque de commerce à l’égard de sa marque de commerce ou nuire à cet achalandage. Le recours civil prévu à l’alinéa 7b) protège l’achalandage rattaché aux marques de commerce et a pour objet d’empêcher que l’emploi de marques de commerce sème la confusion chez les consommateurs : Kirkbi, au para 35.

[61] La Cour d’appel fédérale a conclu dans l’arrêt CAF 2017 que la preuve démontrait une « probabilité », voire une « forte probabilité », de confusion entre les marques de Travelway et la marque de Wenger et qu’il « est logique d’inférer une probabilité de perte de ventes et d’affaires » en raison de la fausse déclaration ou représentation trompeuse de Travelway. La Cour a poursuivi en concluant que l’élément des dommages avait été établi. Dans la décision CF 2019, la juge de première instance a conclu que, si elle avait erronément interprété la protection conférée par l’article 19 de la LMC, Travelway avait réalisé des profits qui devraient revenir à Wenger.

[62] Travelway fait valoir que, malgré ces conclusions, aucune conclusion n’a été tirée sur la question de savoir si les profits réclamés par Wenger étaient effectivement attribuables à la fausse déclaration ou représentation trompeuse. Selon Travelway, il serait erroné en droit de supposer que les décisions des consommateurs d’acheter ses produits n’étaient pas attribuables à d’autres facteurs. Travelway ajoute que les profits devant être restitués doivent uniquement être ceux pour lesquels il existait un lien de causalité prouvé avec la fausse déclaration ou représentation trompeuse.

[63] En réponse, Wenger soutient que les arguments de Travelway reflètent une compréhension fondamentalement erronée du droit et des conclusions qui ont été tirées dans la présente affaire. Selon Wenger, il est clairement établi en droit qu’une conclusion de causalité sous-tend nécessairement une ordonnance de restitution des profits – cette causalité étant une [traduction] « condition sine qua non d’une telle ordonnance » – et que, dans une restitution des profits, le titulaire des droits n’a besoin que de prouver les ventes du contrefacteur. Il incomberait donc au contrefacteur de prouver tous les coûts qui devraient être déduits des chiffres de ventes. Wenger cite diverses décisions à l’appui de cette affirmation, notamment les arrêts Constellation Brands US Operations Inc c Société de vin internationale ltée, 2021 QCCA 1664 [Constellation Brands] aux para 46-48, et Philip Morris Products S.A. c Marlboro Canada Limited, 2016 CAF 55 aux para 17-18.

[64] La position de Wenger est que les jugements de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale excluent toute possibilité de présentation de preuve sur la question du lien de causalité ou de la répartition des profits dans le cadre du renvoi. En tout respect, je ne suis pas d’accord. Outre le fait qu’elle est incompatible avec la réparation même qu’elle a demandée lorsqu’elle a introduit la procédure principale, cette position est tout simplement erronée. Comme l’a fait remarquer la Cour fédérale au paragraphe 47 de la décision Monsanto Canada Inc c Rivett, 2009 CF 317 (CanLII), [2010] 2 RCF 93, où elle cite le juge Ian Binnie de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bristol-Myers Squibb Co c Canada (Procureur général), [2005] 1 RCS 533 au para 52, « il ne suffit pas d’établir un lien entre la réalisation d’un profit et l’exploitation du produit breveté ». La question cruciale dans le présent renvoi n’est pas de savoir si Travelway a commis une faute, mais plutôt de savoir si elle a réalisé des profits attribuables à la confusion réelle créée par sa conduite.

[65] Il convient de noter que l’instance principale a été introduite par voie de demande, et non d’action. Il y a d’importantes différences procédurales entre les deux types d’instance, comme l’a expliqué le juge adjoint Horne aux paragraphes 28 à to 35 de la décision C-Tow Marine Assistance Ltd c Sea Tow Services International, Inc, 2024 CF 101. Contrairement à une action, une demande est instruite sur dossier. Il n’y a pas d’enquête préalable et les requêtes interlocutoires sont découragées.

[66] Une partie à une instance (plus typiquement à une action) peut demander à la Cour d’ordonner, conformément à l’article 107 des Règles, que certaines questions en litige soient jugées séparément. Wenger n’a pas formellement présenté de requête en ordonnance de disjonction dans la présente affaire, mais elle a sollicité la mesure précise suivante au paragraphe 69 de l’avis de demande :

[traduction]

69. Les questions de la responsabilité en ce qui concerne la contrefaçon et le droit des demanderesses à un jugement déclaratoire et à une injonction devraient être tranchées en premier et, advenant une conclusion de responsabilité, un renvoi sur les questions du montant des dommages‑intérêts ou des profits devrait ensuite être mené selon les conditions que les avocats peuvent recommander et que la Cour estime juste.

[67] Il n’est par conséquent pas étonnant que la preuve par affidavit des parties, les contre‑interrogatoires et les observations qui ont été présentées à l’étape de l’audience aient été exclusivement axés sur les questions de la responsabilité et du droit à une réparation. Le pouvoir de la Cour d’ordonner des réparations relativement à une usurpation de marque de commerce découle de l’article 53.2 de la LMC, lesquelles comprennent le « recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits ».

[68] Dans l’arrêt CAF 2017, la Cour a conclu qu’il est « logique d’inférer une probabilité de perte de ventes et d’affaires en raison [de] la fausse déclaration de l’intimée » (para 84) et que « l’élément des dommages est […] établi ». Toutefois, la seule preuve dont disposait la Cour dans l’instance CAF 2017 à l’appui de la demande de réparation pécuniaire de Wenger était celle présentée par M. Durocher. L’affidavit de M. Durocher porte de façon générale sur les risques de diminution ou d’anéantissement de la valeur ou du caractère distinctif des marques de Wenger. M. Durocher a déclaré que les marchandises de moindre qualité de la défenderesse mèneraient les consommateurs à avoir une opinion plus défavorable quant à la qualité des marchandises de Wenger, ce qui porterait atteinte de façon permanente à la réputation de qualité et aux caractéristiques des marques de Wenger et des marchandises vendues en liaison avec ces marques. Il a aussi soutenu que le bas prix des marchandises de Travelway ferait en sorte que les consommateurs seraient moins enclins à payer les prix plus élevés auxquels sont généralement vendues les marchandises de Wenger et éroderait la marge de profit de Holiday, et ce, [traduction] « d’une manière difficile à mesurer », précision digne de mention qu’il a lui‑même ajoutée. C’est sur le fondement de cette preuve que l’affaire a été renvoyée à la juge de première instance « afin qu’elle décide si les dommages‑intérêts sont recouvrables et, dans l’affirmative, quel est le montant des dommages‑intérêts » [non souligné dans l’original].

[69] Il y a une différence fondamentale entre une condamnation à des dommages‑intérêts et une condamnation à une restitution des profits. Une demande de dommages-intérêts est axée sur la perte subie par le demandeur, alors qu’une demande de restitution des profits tient compte du bénéfice ou de l’avantage que le défendeur a tiré de l’utilisation de l’invention. En l’espèce, la juge de première instance a refusé de faire droit à la demande de Wenger visant l’obtention d’un renvoi sur une condamnation à des dommages-intérêts et a plutôt choisi d’ordonner une restitution des profits. Par conséquent, tout dommage que pourrait avoir subi Wenger en raison de la commercialisation trompeuse, comme la dépréciation de l’achalandage lié à ses marques de commerce ou la possibilité que Travelway ait profité déloyalement de la réputation de Wenger, n’est pas pertinent. Même si Wenger avait choisi comme réparation l’octroi de dommages‑intérêts, elle aurait quand même dû démontrer l’existence d’un lien de causalité entre les marques contrefaisantes et sa perte de profits : Energizer Brands, LLC c Gillette Company, 2023 CF 804 au para 249 [Energizer].

[70] Les conclusions tirées dans les arrêts CAF 2017 et CAF 2020 ont tranché définitivement la question de la responsabilité en ce qui concerne la fausse déclaration ou représentation trompeuse et le droit de Wenger à des dommages-intérêts, mais la Cour d’appel n’entendait pas tirer une quelconque conclusion quant à l’existence d’un lien de causalité entre les profits réalisés par Travelway attribuables aux ventes des produits contrefaisants et la fausse déclaration ou représentation trompeuse. La Cour d’appel ne disposait tout simplement pas d’une preuve de l’existence d’une confusion réelle. Rien n’indique non plus à cet égard que la question de la répartition des profits ait été soulevée par l’une ou l’autre partie. Cela étant dit, il serait certainement paradoxal que les jugements antérieurs ayant mené au présent renvoi aient maintenant l’effet que leur attribue Wenger.

[71] Je suis pleinement conscient du fait que la juge de première instance a conclu, dans la décision CF 2019, que « Travelway a eu un comportement fautif et a ainsi réalisé des profits qui devraient revenir aux demanderesses ». Selon Wenger, cette déclaration indique clairement que les profits réalisés par Travelway ont un lien de causalité avec l’acte de contrefaçon. Il convient de préciser, en tout respect, que la déclaration de la juge (qui constitue, selon moi, une inférence et non une conclusion de fait) ne reposait sur aucune preuve ou analyse concernant le lien entre les ventes des produits contrefaisants et l’utilisation des marques contrefaisantes, comme en témoigne l’observation de la juge, plus loin dans ses motifs, selon laquelle les éléments de preuve relatifs aux profits de Travelway « n’ont pas été produits au dossier de la demande initiale ni exposés dans les affidavits déposés ». J’ajouterais que même si la « conclusion » de la juge est confirmée, elle ne peut pas nécessairement être assimilée à une conclusion que tous les profits des ventes des produits contrefaisants sont des profits découlant de la fausse déclaration ou représentation trompeuse. Comme je l’explique plus loin, cette conclusion n’est pas étayée par la preuve qui m’a été présentée. La propre experte de Wenger a concédé qu’il n’était pas plausible que tous les profits tirés des ventes des produits contrefaisants qu’a réalisés Travelway puissent être attribuables à l’emploi des marques contrefaisantes.

[72] Si aucun profit n’a été réalisé illégalement en raison de l’emploi des marques de commerce qui ont été jugées source de confusion, aucun profit ne doit être restitué. Il est bien établi que le titulaire de droits n’a droit qu’à la portion des profits réalisés par le contrefacteur qui a un lien de causalité avec le droit violé.

[73] L’exigence que les profits restitués par le contrefacteur ne soient que les profits qui ont un lien de causalité avec la violation a été réaffirmée récemment dans l’arrêt Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2020 CAF 141 au para 32 [Nova CAF]. La Cour d’appel fédérale a fait un « rappel prudent selon lequel les principes de causalité doivent être appliqués adéquatement et rigoureusement, afin que seuls les gains réalisés par le contrefacteur grâce à la contrefaçon ne soient recouvrés, ni plus, ni moins ». Au paragraphe 33, la Cour a souligné que l’expression clé est « au moyen de » :

[33] Bref, selon le principe de la restitution des profits, le titulaire du brevet n’a droit qu’à la restitution des profits que le contrefacteur a acquis au moyen de la contrefaçon du brevet, correctement interprété et compris, ni plus, ni moins. L’accent est mis sur les expressions « au moyen de » et « contrefaçon du brevet, correctement interprété et compris ». La première fait ressortir l’importance pour la cour de déterminer le lien de causalité, car la restitution des profits ne vise que les sommes ayant un lien de causalité avec la contrefaçon; toute somme supplémentaire relève d’un effet punitif. La deuxième nous rappelle que l’objectif est de garantir la protection conférée par le brevet; tout élément supplémentaire a pour effet d’étendre à tort la portée de la protection conférée par le brevet.

[Non souligné dans l’original.]

[74] L’existence même de l’ordonnance de renvoi dans l’arrêt CAF 2020 laisse croire que les questions du lien de causalité et de la répartition des profits peuvent toujours être examinées à la lumière de l’ensemble de la preuve présentée par les parties. Conformément à la jurisprudence, je suis convaincu que la juge de première instance et la Cour d’appel fédérale n’avaient aucunement l’intention de circonscrire l’analyse relative aux profits.

[75] Pour les motifs énoncés ci‑dessus, je conclus que les questions du lien de causalité et du caractère indirect peuvent être à juste titre examinées à l’étape de la quantification : Lubrizol Corp c Compagnie Pétrolière Impériale Ltée, 1996 CanLII 4095 (CAF), [1997] 2 CF 3. Il s’agit de questions de fait : Beloit Canada Ltée c Valmet Oy, [1992] ACF no 825 (CAF).

[76] Selon les paragraphes 101 à 105 de l’arrêt de la Cour suprême Monsanto Canada Inc c Schmeiser, 2004 CSC 34, dans une restitution des profits, la partie concernée doit d’abord démontrer que les profits réalisés par le contrefacteur ont un lien de causalité avec la violation, et la cour doit ensuite déterminer la quantification ou la répartition des profits attribuable uniquement à la violation. Par conséquent, je traiterai de la question du lien de causalité avant de m’attaquer aux questions pécuniaires.

B. Lien de causalité entre les profits tirés des ventes des produits contrefaisants et l’utilisation des marques contrefaisantes

[77] En ce qui concerne le fardeau de la preuve qui incombe aux parties à l’étape de la quantification, Wenger doit prouver uniquement le revenu que Travelway a tiré des ventes des produits contrefaisants. Le fardeau est ensuite déplacé sur Travelway, qui doit établir, selon la norme habituelle de preuve de la prépondérance des probabilités, quelle portion des profits qu’elle a tirés des ventes des produits contrefaisants ne découle pas de la fausse déclaration ou représentation trompeuse : Philip Morris Products S.A. c Marlboro Canada Ltd, [2015] FCJ No 1564 aux para 10-11, 45, conf par Philip Morris Products S.A. c Marlboro Canada Limitée, 2016 CAF 55.

[78] Travelway se fonde sur la preuve présentée par deux témoins (Mme Kolsarici et Mme Mason) pour faire valoir que la fausse déclaration ou représentation trompeuse de Travelway a eu peu d’effet, voire aucun effet, sur la décision des consommateurs d’acheter les produits contrefaisants. Wenger a fait témoigner Mme Corbin pour qu’elle formule des observations en réponse au rapport de Mme Kolsarici et qu’elle confirme et mette à jour les renseignements donnés dans le rapport d’expert qu’elle a déposé précédemment à l’appui de la demande. Comme je l’explique plus loin, les experts sont en total désaccord sur l’importance des marques et des logos à l’étape de l’achat des produits contrefaisants.

(1) La preuve des experts en marketing sur le lien de causalité

[79] Comme elle l’a expliqué dans son rapport, Mme Kolsarici a effectué trois expériences comportementales. Elle cherchait, par les deux premières expériences, à déterminer l’effet des diverses caractéristiques des produits, notamment les marques contrefaisantes et la marque nominale SWISS TRAVEL PRODUCTS, sur la décision des consommateurs d’acheter des valises et des accessoires de voyage. Par la troisième expérience, elle cherchait à mesurer si la perception quant au pays d’origine avait un effet sur la perception des consommateurs quant à la qualité des produits contrefaisants ou la probabilité que les consommateurs achètent les produits contrefaisants.

[80] Selon Mme Kolsarici, les données empiriques qu’elle a obtenues au moyen des expériences montraient que les consommateurs magasinant chez Walmart accordent peu d’importance, voire aucune importance, aux marques contrefaisantes lorsqu’ils évaluent les produits contrefaisants pour prendre une décision d’achat. Ce sont des éléments comme le prix, la perception de qualité, la durabilité, le poids et la taille qui comptent davantage pour eux. Se fondant sur la littérature et les expériences qu’elle a effectuées, Mme Kolsarici a finalement conclu qu’il n’y a pas nécessairement de lien de causalité entre les ventes des produits contrefaisants et la présence des marques contrefaisantes.

[81] Mme Corbin est fortement en désaccord. Elle fait valoir que les expériences menées par Mme Kolsarici, qu’elle qualifie de « sondages », ne sont ni fiables ni valides et que rien ne permet d’inférer qu’elles reflètent un comportement de la vie de tous les jours. Selon Mme Corbin, la façon dont ces expériences sont conçues fait en sorte qu’il est impossible de tester de façon fiable et valide la solidité du lien de causalité entre l’achat et la perception d’un produit suisse, ou encore la solidité du lien de causalité entre l’achat et les marques contrefaisantes. Sur ce point, je suis d’accord avec Mme Corbin.

[82] J’ai de la difficulté à concilier les conclusions de Mme Kolsarici selon lesquelles, d’une part, les marques contrefaisantes ne comptent pas de façon importante pour la décision d’achat des consommateurs qui cherchent des valises et accessoires de voyage et, d’autre part, le pays d’origine (ou la perception quant au pays d’origine) crée une perception de qualité supérieure, qui à son tour augmente la probabilité d’achat.

[83] Il semble que, lorsqu’elle menait ses expériences, Mme Kolsarici n’était pas au courant de la réputation et de l’achalandage que Wenger avait acquis à l’égard de ses marques et n’avait pas été correctement informée des conclusions sur lesquelles repose le présent renvoi, en particulier de la conclusion que la Cour d’appel a expressément formulée au paragraphe 63 de l’arrêt CAF 2017 selon laquelle la duperie concernant le « caractère suisse » constituait un élément de la fausse déclaration ou représentation trompeuse qui établissait la commercialisation trompeuse.

[63] D’abord et avant tout, les idées suggérées par la marque à la croix de Travelway et la marque à la croix Wenger sont les mêmes, soit l’idée du « caractère suisse ». Les deux marques incorporent une croix qui rappelle le drapeau suisse, et la marque Travelway souligne cela en ajoutant un « S ».

[84] En l’espèce, tout dans le choix de marque de Travelway contribuait à la commercialisation trompeuse, y compris la croix proéminente des marques contrefaisantes qui évoque le drapeau suisse. À mon avis, le rôle que la duperie de Travelway concernant le « caractère suisse » a joué dans la décision d’achat des consommateurs n’a pas été correctement pris en compte dans les expériences menées par Mme Kolsarici.

[85] Mme Corbin a mentionné dans son rapport diverses raisons pour lesquelles les expériences comportementales effectuées par Mme Kolsarici ne satisfaisaient pas aux normes en matière de fiabilité et de validité. Par exemple, à la fin de l’un des sondages, on disait ceci aux participants : [traduction] « Veuillez répondre aux questions suivantes concernant votre connaissance de la marque de produits Swiss Travel ». Je suis d’accord avec Mme Corbin pour dire que cette phrase comporte une hypothèse infondée selon laquelle les participants ont une telle connaissance de la marque de produits. Cette phrase introduit aussi un biais en informant les personnes qui ne connaissaient pas les produits Swiss Travel de l’existence de cette marque, les participants étant ainsi invités à choisir entre une marque « connue » et une marque possiblement inconnue, à savoir SKROSS. Mme Corbin décrit aussi des lacunes dans la méthodologie suivie par Mme Kolsarici, comme la non-confirmation que des acheteurs de Wenger, ou des personnes connaissant Wenger, ont pris part aux sondages ou que certains des participants cherchaient effectivement à acheter des valises ou étaient des clients de Walmart. Ces lacunes sont aggravées par le fait que l’analyse ne visait pas d’éventuels acheteurs de produits Swiss Travel et n’apportait pas de réponse à des questions importantes comme celle de savoir si l’échantillon de participants était en soi représentatif du marché canadien.

[86] Les critiques que Mme Corbin a formulées concernant la fiabilité et la validité des données obtenues par suite des expériences comportementales sont fondées. J’ai par conséquent accordé peu de poids aux opinions et conclusions de Mme Kolsarici fondées sur les données qu’elle a obtenues au moyen des expériences. Cela dit, certains aspects de la preuve présentée par Mme Kolsarici, par exemple l’importance générale des marques pour la prise de décision des consommateurs, les modèles généralement acceptés concernant les processus décisionnels des consommateurs et les « 4 P » du marketing, ont trouvé écho auprès de moi et se sont avérés très utiles à mon analyse de la question de la causalité.

[87] Mme Corbin et Mme Kolsarici sont toutes deux d’accord pour dire que les marchandises peuvent généralement être classées dans quatre types de produits : les produits de grande consommation, les biens d’achat réfléchi, les produits de spécialité et les biens non souhaités. Les experts s’entendent aussi pour dire que cette catégorisation des produits dépend de multiples facteurs, notamment de la stratégie d’image de marque. On doit examiner l’ensemble du produit pour déterminer où il se situe dans la gamme allant des produits de grande consommation aux produits de spécialité.

[88] Les expertes étaient initialement en désaccord sur la catégorisation des produits en cause dans la présente affaire. Mme Kolsarici est d’avis que les valises non luxueuses et les sacs à dos relèvent de la catégorie des biens d’achat réfléchi parce qu’ils sont plus chers et moins fréquemment achetés que les produits de grande consommation, qu’ils sont vendus dans un grand nombre de points de vente que les produits de spécialité, et qu’ils se différencient des produits concurrents grâce à la publicité et à leur prix. Elle est d’avis que la marque même n’est pas un élément crucial pour les biens d’achat réfléchi, y compris les valises, car les consommateurs sont susceptibles de changer de marque si des facteurs clés incitant à l’achat, comme le prix, la fonctionnalité et la disponibilité, jouent en faveur d’une autre marque.

[89] Mme Corbin soutient que le type de produits visés par cette analyse est trop large; l’analyse regroupe erronément sous une même large catégorie les valises non luxueuses et les sacs à dos. Mme Corbin finit par reconnaître que les produits contrefaisants sont des biens d’achat réfléchi, mais elle doute qu’une telle catégorisation soit appropriée dès lors qu’une marque acquiert un caractère hautement reconnaissable ou une clientèle fidèle. Selon Mme Corbin, l’analyse de Mme Kolsarici est incomplète parce qu’elle fait abstraction des cas où le consommateur recherche un logo ou une marque. Dans ces cas, la marque devient plus importante que les attributs du produit et sa distribution.

[90] En discutant des notions de marque, de logo et de marque de commerce, les expertes se sont entendues pour dire que bien qu’il s’agisse de notions distinctes, marques, logos et marques de commerce sont étroitement liés et ont de l’influence les uns sur les autres. Les expertes ont aussi convenu qu’une marque de commerce n’est pas une marque, et inversement, et reconnu que les marques de commerce sont des instruments juridiques servant à protéger les marques. Une marque est plus qu’un simple nom ou logo; il s’agit d’un ensemble d’éléments variés qui servent à identifier et à différencier les biens ou services en cause. Mme Kolsarici et Mme Corbin conviennent aussi que les logos, lorsqu’ils sont bien connus, sont le symbole des marques auxquelles ils sont associés et peuvent évoquer celles-ci. Les expertes ont la même compréhension fondamentale de ces notions et de la façon dont elles sont interreliées, mais elles ne s’entendent pas sur leur importance dans les décisions d’achat.

[91] Les expertes sont d’accord pour dire que les décisions d’achat sont influencées par des facteurs psychologiques, socioculturels et situationnels ainsi que par les efforts conjugués de commercialisation de l’entreprise. Ces influences sont appelées les 4 P du marketing.

[92] Les étapes typiques de l’achat d’un produit sont les suivantes : 1) la reconnaissance d’un problème ou d’un besoin, 2) la recherche de renseignements, 3) l’évaluation des possibilités, 4) l’achat et 5) le comportement après achat. Les deux expertes reconnaissent que les consommateurs raccourcissent parfois les étapes ou en sautent certaines, en fonction de leur implication à l’égard de l’achat, particulièrement dans le cas des achats d’implication réduite.

[93] Mme Kolsarici et Mme Corbin sont d’accord pour dire qu’une marque, lorsqu’elle est reconnaissable, peut aider le consommateur à court-circuiter ou sauter dans une certaine mesure la recherche de renseignements. Elles s’entendent toutes deux aussi pour dire que les consommateurs ont tendance à se fier à des indices extrinsèques comme le prix, la marque, les matériaux et le pays d’origine pour tirer des inférences sur des indices intrinsèques comme la qualité et la performance du produit. Mme Kolsarici concède qu’il existe une portion importante de la perception de qualité qui provient du logo. Par conséquent, le logo compterait parmi les éléments qui incitent à l’achat et il pourrait faire office de raccourci pour un jugement sur la qualité du produit.

[94] Les deux expertes sont d’avis que les logos associés aux marques visent à attirer l’attention; ils créent des perceptions et de l’intérêt à l’égard des marques et contribuent à la notoriété de celles‑ci (autrement dit, ils jouent un rôle dans les premières étapes du parcours d’achat du consommateur). Elles s’entendent pour dire que les logos associés aux marques sont l’élément déclencheur de beaucoup d’achats.

[95] Elles conviennent également que certains logos, comme celui de McDonald ou celui de Starbucks, reflètent la marque nominale ou l’identité de marque en raison de la longue association entre ces logos et ces marques. Lorsqu’il existe une fidélité à une marque ou une recommandation digne de confiance, les gens se rendent dans un magasin en sachant ce qu’ils recherchent.

[96] En fin de compte, les deux expertes sont d’accord pour dire que le pays d’origine constitue parfois un facteur important. Selon Mme Corbin, la question de savoir si le pays d’origine a un effet sur l’achat dépend [traduction] « des marchandises, de la solidité de l’association perçue entre les marchandises et le pays et de l’image créée par l’association ». Elle ajoute que le pays d’origine est un facteur important lorsqu’il [traduction] « est le reflet de la valeur perçue de la marque » et que « chaque élément de la marque renforce la même perception de valeur liée au pays d’origine ».

[97] Wenger soutient que Mme Kolsarici a concédé que le véritable incitatif, en l’espèce, dans la décision d’achat était le « caractère suisse » perçu des produits de Travelway. Je ne suis pas d’accord. Selon Mme Kolsarici, la création d’un lien direct avec le « caractère suisse » au moyen de la marque nominale améliore la perception de qualité des produits contrefaisants, ce qui augmente aussi la probabilité d’achat. Toutefois, elle a toujours affirmé que l’effet sur les ventes des éléments de marque comme les logos et les symboles, particulièrement en ce qui concerne les biens d’achat réfléchi, est faible en comparaison à d’autres facteurs, dont le prix.

[98] Par souci de clarté, je tiens à préciser que je ne souscris pas à l’opinion de Mme Kolsarici selon laquelle [traduction] « l’effet d’éléments de marque comme les logos, et en particulier les logos plus abstraits comme les symboles, n’est pas ce qui motive les décisions d’achat de biens d’achat réfléchi comme les valises et les accessoires de voyage ». Cette opinion est, comme le fait valoir Mme Corbin, peu plausible. Une conclusion aussi générale va à l’encontre des principes de marketing généralement reconnus et de l’objectif même de la protection des marques de commerce. Il ne fait guère de doute que certaines personnes achètent des biens sur le fondement de logos.

[99] Je juge néanmoins convaincante la preuve d’expert présentée par Mme Kolsarici selon laquelle la prise de décision du consommateur et le niveau d’implication de ce dernier relativement à l’achat dépendra fortement du type de produit en cause, et je suis d’accord avec elle pour dire que les produits contrefaisants relèvent de la catégorie des biens d’achat réfléchi. L’opinion de Mme Kolsarici voulant que l’effet sur les ventes des éléments de marque comme les logos et les symboles soit faible en comparaison avec d’autres facteurs comme le prix, la qualité perçue du produit et le placement de produit me semble être très raisonnable et bien étayée par la littérature sur le marketing sur laquelle elle s’est appuyée.

[100] Mme Corbin fait valoir que la revue de la littérature faite par Mme Kolsarici était trop étroite et qu’elle n’incluait pas un large éventail de situations où les consommateurs ont, avant même d’aller faire leurs courses, à l’esprit une marque à laquelle ils sont fidèles ou une recommandation digne de confiance. Elle soutient aussi que Mme Kolsarici ne saisit pas, dans son analyse, l’incidence des marques bien connues venant à l’esprit grâce aux logos qui y sont associés. Je ne suis pas d’accord.

[101] Alors que les conclusions de Mme Kolsarici sur l’importance des logos dans la prise d’une décision d’achat se rapportent expressément aux biens d’achat réfléchi, Mme Corbin n’a pas limité son analyse à une catégorie précise de biens et s’en est tenue à des affirmations générales. De plus, l’analyse de Mme Kolsarici visait les consommateurs qui ne connaissaient pas les produits ou qui n’étaient pas encore certains de ce qu’ils voulaient et n’avaient pas encore pris une décision. Mme Corbin s’intéressait plutôt aux consommateurs plus avertis qui savaient ce qu’ils cherchaient et connaissaient la marque. Enfin, les conclusions finales de Mme Kolsarici ont été dans une grande mesure corroborées par des éléments de preuve du monde réel présentés à l’audience. Pour ces motifs, je privilégie les opinions de Mme Kolsarici sur l’effet des éléments de marque sur les ventes de produits d’achat réfléchi lorsqu’il a y a un conflit avec celles de Mme Corbin.

(2) Éléments de preuve du monde réel quant au lien de causalité

[102] La question de la confusion doit être tranchée au regard des personnes qui sont susceptibles d’acheter les marchandises en cause. Dans la décision Canadian Schenley Distilleries Ltd c Canada’s Manitoba Distillery Ltd, [1975] ACF no 1120 (CF) au para 14, la Cour fédérale explique que le consommateur concerné est celui qui est susceptible d’acheter les marchandises :

[14] Lorsqu’il s’agit de dire si deux marques de commerce peuvent être confondues, il faut prendre en considération les personnes qui achèteront vraisemblablement les marchandises, c’est-à-dire les personnes qui forment habituellement le marché, à savoir les consommateurs. Il ne s’agit pas de l’acheteur impulsif, négligent ou distrait ni de la personne très instruite ni d’un expert. On cherche à savoir si une personne moyenne, d’intelligence ordinaire, agissant avec la prudence normale, peut être trompée. Le registraire des marques de commerce ou le juge doit évaluer les attitudes et les réactions normales de telles personnes afin de mesurer la possibilité de confusion.

[103] Pour définir les personnes qui sont susceptibles d’acheter les marchandises contrefaisantes, il faut nécessairement tirer une conclusion de fait, et non exercer un pouvoir discrétionnaire, et il s’ensuit que chaque affaire est tranchée selon les faits qui lui sont propres. Heureusement, je dispose d’éléments de preuve pour m’aider à parvenir à cette conclusion.

[104] Walmart était le détaillant à marge réduite où étaient vendus plus de 80 p. cent des produits contrefaisants. Mme Mason, qui a travaillé comme employée pour Walmart pendant de nombreuses années et a pris sa retraite en 2018, a déclaré lors de son témoignage qu’elle s’occupait de l’achat des produits pour les rayons des valises et des accessoires de voyage à l’époque où les produits contrefaisants étaient vendus. Comme acheteuse, et ensuite comme cheffe de produit, elle était responsable du nombre d’articles dans chaque catégorie, y compris du niveau des stocks, ainsi que des plans de réception, des points de vente, du profit brut et de la rotation des stocks.

[105] Mme Mason avait accès aux données et aux renseignements recueillis par le service de commercialisation de Walmart, y compris aux renseignements sur les parts de marché, lesquels portaient sur [traduction] « tout, allant des prix aux types de marchandises en passant par les marques, etc. », ainsi qu’aux résultats d’enquêtes menées auprès de groupes échantillon dans différentes parties des magasins Walmart. Elle avait régulièrement des réunions au siège social pour discuter de ces questions.

[106] Lors de son témoignage, Mme Mason a déclaré que les marques n’entraient pas en jeu pour les achats des stocks parce que les données de Walmart montraient que les consommateurs faisant leurs courses chez Walmart ne s’attardaient pas aux marques. Selon Mme Mason, le client typique de Walmart a [traduction] « un revenu disponible restreint » et accorde « une grande importance aux prix ».

[107] Pour déterminer les priorités lorsqu’elle sélectionnait les produits pour constituer ses stocks, Mme Mason avait recours à un « arbre de décision » axé sur le consommateur, arbre qu’elle a décrit de la façon suivante :

[traduction]

Alors, tout commence par la chose qui est la plus importante que le consommateur cherche et qui est importante pour lui lorsqu’il fait ses courses. Alors, s’il se trouve, par exemple, devant le rayon des valises, qu’est-ce qui est prioritaire dans son esprit? Ensuite, à quoi pense-t-il? Et on descend pour ainsi dire l’arbre de cette manière, du haut au bas de l’échelle des priorités du consommateur.

[108] La description faite par Mme Mason de l’organisation des tablettes et de l’arbre de décision au regard des produits reflète fidèlement le processus de prise de décision des consommateurs expliqué dans le rapport de Mme Kolsarici.

[109] Lorsqu’on lui a demandé, lors de l’interrogatoire principal, d’expliquer l’application de l’arbre de décision aux valises et la façon dont les spécificités et caractéristiques des produits étaient évaluées, elle a répondu ce qui suit :

[traduction]

R. Ce qui comptait en premier, dans l’arbre de décision axé sur le consommateur, c’était le prix. Le prix, et ensuite, je dirais le rapport qualité-prix. Le client cible avait un revenu disponible limité, mais il voulait quand même obtenir un produit de qualité pour son achat. Donc, le prix était certainement ce qui était le plus important. Je dirais que la qualité venait en deuxième place. En troisième place, il y avait probablement les caractéristiques et les avantages du produit. La couleur avait moins d’importance, parce que pendant une grande partie de la période où j’ai travaillé pour ce rayon, le noir était la couleur privilégiée pour les valises. Et venait ensuite la marque. Oui, je pense que ce serait la liste des différents éléments de l’arbre.

[110] On a demandé à Mme Mason pourquoi, selon son expérience, la marque figurait dans la partie la plus basse de l’arbre de décision, et elle a répondu ceci : [traduction] « Ce n’était pas aussi important pour nos clients. » Je retiens du témoignage de Mme Mason que l’emploi des marques de commerce contrefaisantes et la duperie concernant le caractère suisse des produits avaient eu peu d’effet, voire aucun effet, sur la prise de décision de la vaste majorité des consommateurs qui achetaient des valises chez Walmart pendant la période visée par la restitution des profits. Autrement dit, un très petit nombre de consommateurs a été induit en erreur quant à la source des biens. À mon avis, son témoignage permet de confirmer l’une des principales conclusions tirées par Mme Kolsarici.

[111] Mme Mason a déclaré en interrogatoire principal que les entreprises proposant une marque nationale, particulièrement les fabricants de valises, [traduction] « répugnent à vendre leurs produits à des détaillants de rabais comme Walmart ». Elle a concédé en contre-interrogatoire que si un client voyait une marque nationale chez Walmart, cela pouvait peut-être avoir un effet sur son évaluation de la qualité ou de la valeur des biens. Elle a toutefois ajouté ceci :

[traduction]

R. Nous avons quelques marques nationales chez Walmart. J’avais tendance à incorporer ces indicateurs de qualité dans les noms que nous avions sur nos valises. Je veux dire, disons-le honnêtement. Je n’avais pas de véritable marque nationale. Ce qui ressort de tous les groupes échantillon et de toute la recherche qui a été faite auprès de clients de Walmart, les deux marques nationales, pour ainsi dire les deux seules marques nationales que les clients de Walmart disaient vouloir voir dans le rayon des valises de Walmart étaient Samsonite et Heys.

[112] Le témoignage de Mme Mason jette certainement un éclairage différent sur la conclusion tirée dans l’arrêt CAF 2017 selon laquelle les marchandises des parties étaient « en grande partie vendues par les mêmes magasins de détail » [non souligné dans l’original].

[113] En règle générale, le témoignage d’un témoin profane doit se limiter aux faits dont il a connaissance. Il y a toutefois des exceptions à cette règle, comme il est expliqué dans l’arrêt Toronto Real Estate Board c Commissaire de la concurrence, 2017 CAF 236, au paragraphe 79 :

[79] […] les témoignages d’opinion des témoins profanes sont acceptables dans des circonstances limitées : lorsque le témoin est mieux placé que le juge des faits pour former les conclusions; que les conclusions sont celles qu’une personne possédant une expérience ordinaire peut tirer; que les témoins ont l’expérience leur permettant de tirer les conclusions ou que donner des opinions est une méthode pratique pour déclarer des faits trop fugaces ou compliqués pour être énoncés autrement […]

[114] Le témoignage d’opinion de Mme Mason ne saurait être considéré comme inadmissible. Il reposait sur les connaissances qu’elle avait acquises au cours des ans dans ses fonctions d’acheteuse et de cheffe de produit chez Walmart. Wenger n’a pour l’essentiel pas contesté son témoignage au sujet du peu d’importance que Walmart et ses clients cherchant à acheter des valises accordaient aux logos associés aux marques et aux marques nominales.

[115] Je juge que le témoignage de Mme Mason, témoin désintéressée dont les intérêts ne sont nullement en jeu en l’espèce, est très convaincant. Il était loisible à Wenger de présenter des éléments de preuve pour réfuter ce témoignage, mais elle ne l’a pas fait.

(3) Preuve concernant la différenciation des profits qui ont un lien de causalité avec la contrefaçon

[116] Comme il doit y avoir un lien de causalité entre la contrefaçon et les profits, il peut être nécessaire de diviser ces derniers en profits attribuables à la contrefaçon et en profits non attribuables à la contrefaçon : Cinar Corporation c Robinson, 2013 CSC 73 (CanLII), [2013] 3 RCS 1168 au para 77.

[117] La répartition des profits n’est pas une notion inconnue. Ainsi, il y a déjà près de six décennies, dans la décision Dubiner v Cheerio Toys & Games Ltd, 1966 CanLII 481 (C. de l’É.), [1966] Ex CR 801, la Cour a souscrit à la conclusion suivante du registraire adjoint : le demandeur avait le droit d’exiger que la défenderesse lui restitue la partie des profits réalisés grâce à des ventes de produits contrefaisants lorsque ces ventes étaient attribuables à l’emploi des marques de commerce du demandeur. Dans la décision qui faisait l’objet de l’appel, le registraire adjoint avait conclu que 20 p. cent des profits des ventes effectuées par la défenderesse au cours de la période visée par la restitution des profits étaient attribuables à son emploi des marques de commerce. La Cour a reconnu que, bien que le montant auquel on arrivait n’était qu’approximatif, [traduction] « on ne [pouvait] avoir mieux dans les circonstances ».

[118] La propre experte de Wenger, Mme Corbin, concède qu’on ne peut pas savoir avec précision dans quelle mesure les marques contrefaisantes ont contribué aux ventes des produits contrefaisants de Travelway. On a insisté sur ce point lors de son contre-interrogatoire :

[traduction]

Q. Est-ce que 100 p. cent serait plausibles ou non plausible?

R. 100 p. cent ne seraient pas z.

Q. Non plausible. Quel pourcentage considéreriez-vous comme plausible? 20 p. cent? 50 p. cent? 80 p. cent? Où tracez-vous la ligne?

R. Je ne trace pas de ligne. C’est là où je veux en venir. Ce n’est pas zéro. Ce n’est pas plausible. Les sondages donnent zéro, et nous savons que les logos sont – il n’est tout simplement pas plausible que ce soit vraiment zéro. Et si vous dites ce que ça devrait être, c’est ce dont traite mon rapport. Il serait bien d’avoir une mesure comme nous en avons dans les études portant sur la confusion, pour laquelle il y a un seuil, les cours ont établi qu’environ 15 à 20 p. cent de confusion commence à être beaucoup. Ici, il n’y a pas d’estimation de cette nature. Il n’y a qu’une conclusion de zéro, et je dis que ça ne peut pas être zéro.

[119] Les tribunaux ont souvent la tâche peu enviable d’estimer de façon approximative des montants, ou de quantifier ce qui ne peut l’être. Comme l’a déclaré le juge Devlin dans la décision Biggin & Co v Permanite, [1951] 1 KB 422 (Eng. KB) à la p 437, [traduction] « [l]orsqu’il est possible d’obtenir une preuve précise, la cour s’attend naturellement à l’avoir [...] [l]orsque ce n’est pas possible, la cour doit faire de son mieux ».

[120] Je suis conforté par le fait que l’analyse effectuée par M. Harington pour essayer de dégager la valeur des ventes de Walmart liées aux marques contrefaisantes appuie tant la conclusion de Mme Kolsarici – l’effet des éléments de marque sur les ventes des biens d’achat réfléchi est faible en comparaison avec des facteurs comme le prix, la qualité et le placement de produit – que la preuve présentée par Mme Mason – la marque était l’un des facteurs les moins importants pour la prise de décision des clients de Walmart.

[121] La preuve d’expert présentée par M. Harington amène un point de vue financier additionnel sur la question du lien de causalité et indique également qu’il existe un effet relativement faible entre les profits et l’emploi des marques contrefaisantes. L’analyse relative à la différenciation des profits a été possible parce que Travelway est passée sans heurts des marques contrefaisantes à une marque non contrefaisante après l’arrêt CAF 2017. Étant donné le passage à la marque SKROSS® sur des produits identiques (exactement les mêmes produits que ceux qui étaient vendus en liaison avec les marques contrefaisantes, sauf que les marques contrefaisantes ont été retirées), M. Harington était bien placé pour différencier, dans une certaine mesure, les profits ayant un lien de causalité avec la commercialisation trompeuse des autres profits, comme il l’a expliqué lors de son interrogatoire principal :

[traduction]

R. Dans ce cas-ci, nous sommes en présence d’une situation unique, où exactement le même produit ou un produit essentiellement identique – je pense avoir entendu plus tôt aujourd’hui que le produit est identique – a été vendu avec ou sans les marques contrefaisantes. Alors, nous nous trouvons dans une situation où ils ne sont pas vendus au même moment. Les produits ont été vendus à des périodes différentes, et il y a deux mois d’écart entre ces périodes. Mais nous sommes en présence d’une situation unique où je peux observer ce qui s’est passé, tous les autres facteurs sauf le passage du temps sont les mêmes, et dire quel a été l’effet de la cessation de l’emploi des marques contrefaisantes.

[122] Wenger soutient que la théorie de M. Harington ne permet pas de dégager la valeur de la commercialisation trompeuse ni n’aide pas à établir la distinction. Selon Wenger, cette théorie ne fait que poser comme postulat les profits que M. Harington suppose que Travelway aurait pu réaliser s’il n’y avait pas eu de commercialisation trompeuse, alors qu’il n’a pas d’expertise et ne dispose pas de preuve à cet égard, et déduire les profits ainsi établis. Wenger affirme que la Cour suprême du Canada a rejeté catégoriquement une telle approche dans l’arrêt Nova Chemicals Corp c Dow Chemical Co, 2022 CSC 43 aux para 59-66 [Nova CSC]. Je ne souscris pas à ces arguments.

[123] Comme je le mentionne plus haut, M. Harington est spécialiste en évaluation des indemnisations pécuniaires, particulièrement dans le domaine de la propriété intellectuelle. Il a été reconnu comme expert à ce titre, sans objection, à l’audience que j’ai présidée. L’expertise de M. Harington, contrairement à celle de Mme Rogers, s’étend au calcul des profits découlant de la contrefaçon. M. Harington s’est intéressé aux ventes des produits de Travelway après l’injonction uniquement pour pouvoir déterminer la valeur du droit de propriété intellectuelle en cause et non, comme l’allègue Wenger, pour déterminer si Travelway aurait pu réaliser ces ventes, ou les aurait réalisées, n’eût été la contrefaçon.

[124] Wenger critique aussi le fait que M. Harington s’est appuyé sur des documents de haut niveau, comme les états financiers ou les rapports sur la marge brute de Travelway, pour effectuer son analyse. Toutefois, comme je l’explique plus loin dans l’analyse des profits, je suis convaincu que M. Harington disposait d’une preuve fiable à l’appui de son analyse.

[125] M. Harington a été en mesure d’identifier des produits sur lesquels figuraient les marques contrefaisantes qui étaient vendus immédiatement avant l’injonction prononcée dans l’arrêt CAF 2017 (ces produits étaient autrement identiques à ceux portant la nouvelle marque SKROSS® vendus depuis l’injonction, où n’apparaissent plus les marques contrefaisantes). Les produits portant les marques contrefaisantes ayant servi à son analyse, auxquels M. Harington renvoie en parlant des [traduction] « ventes non remplacées » (qui ont donné lieu à une diminution des ventes), visaient près de |||||||||||| des ventes totales de |||||||||||||||||||||||||| de produits contrefaisants. Toutes ces ventes ont eu lieu chez Walmart.

[126] M. Harington a calculé le pourcentage des [traduction] « ventes remplacées » – les ventes des produits contrefaisants qui ont été remplacées, après l’injonction prononcée dans l’arrêt CAF 2017, par des ventes de produits ne portant pas les marques contrefaisantes. Il a ensuite appliqué ce pourcentage aux ventes de produits contrefaisants avant le prononcé de l’injonction, pour arriver au montant des revenus qui, selon son point de vue, ne peuvent pas être attribués à l’emploi des marques contrefaisantes. La méthodologie utilisée est expliquée en détail aux paragraphes 36 à 52 du rapport de M. Harington.

[127] L’analyse de M. Harington démontre que [traduction] « tout au plus » 26,4 p. cent des ventes des produits contrefaisants pouvaient avoir eu un lien de causalité avec l’emploi des marques contrefaisantes, étant donné qu’il s’agissait du pourcentage pondéré moyen des « ventes non remplacées » pour exactement le même style de valises portant les marques SKROSS vendues après l’arrêt CAF 2017. Toutefois, comme d’autres marques étaient utilisées sur chacun des produits en plus des marques contrefaisantes (à savoir le dessin STP et les mots « Swiss Travel Products ») et vu tous les autres facteurs relevés par Mme Mason et Mme Kolsarici, M. Harington ne pouvait pas complètement circonscrire l’effet des seules marques contrefaisantes.

[128] Les données étaient insuffisantes pour que M. Harington fournisse une analyse fiable des « ventes remplacées » pour les consommateurs qui n’étaient pas clients de Walmart. Par conséquent, M. Harington a fourni deux calculs possibles pour les consommateurs non-clients de Walmart. Dans le premier scénario, il présume que la totalité des ventes des produits à des consommateurs non-clients de Walmart étaient attribuables à l’emploi des marques contrefaisantes. Dans le deuxième scénario, il présume que le même pourcentage des « ventes non remplacées » applicable à Walmart est applicable aux consommateurs non-clients de Walmart.

[129] Je reconnais qu’il y a un certain degré d’arbitraire dans les données que M. Harington a utilisées pour obtenir le chiffre des ventes de base des marchandises portant la marque SKROSS. Toutefois, je juge que la méthodologie qu’il a utilisée pour dégager la valeur de la contrefaçon est à la fois appropriée et logique. On n’a pas réussi à ébranler la preuve qu’il a présentée à cet égard, et il est resté fidèle à sa position. Il convient de noter que Wenger n’a pas produit de contre‑preuve de ses experts pour contredire l’analyse de M. Harington. Pour ces motifs, je conclus que la preuve présentée par M. Harington au sujet de la valeur de la contrefaçon est très convaincante.

(4) Conclusion sur le lien de causalité

[130] Sachant très bien que Travelway avait pris le parti de prétendre qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre les profits tirés de la vente des produits contrefaisants et l’emploi des marques de commerce contrefaisantes, Wenger aurait pu recueillir des données ou d’autres éléments de preuve pour montrer qu’il y avait une certaine confusion quant à la source des marchandises dans l’esprit des consommateurs qui achetaient les produits contrefaisants, notamment les plaintes déposées par les consommateurs victimes de cette confusion. Or, elle n’a pas produit une telle preuve.

[131] Me fondant sur la preuve dont je dispose, je conclus que Travelway a établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’une estimation raisonnable du degré de lien de causalité entre les ventes des produits contrefaisants chez Walmart et les profits de Travelway se situe entre 5 p. cent (preuve présentée par Mme Kolsarici et par Mme Mason) et 25 p. cent (preuve présentée par M. Harington), et j’estime qu’il est juste et approprié de l’évaluer à mi‑chemin, soit à 15 p. cent. À la lumière de la preuve présentée par Mme Kolsarici au sujet du faible effet des éléments de marque sur les ventes des biens d’achat réfléchi, je conclus que l’estimation de 15 p. cent devrait s’appliquer à l’ensemble des ventes des produits contrefaisants dans les autres magasins.

C. Les profits de Travelway

[132] Les principes généraux et particuliers qui sous-tendent le droit relatif à la restitution des profits sont énoncés et expliqués en détail aux paragraphes 9 à 82 de l’arrêt Nova CAF. La restitution des profits est axée sur les profits indûment réalisés par le contrefacteur et exige que le défendeur restitue au demandeur le montant des profits réalisés grâce à la contrefaçon.

[133] Au paragraphe 15 de l’arrêt Nova CSC, la Cour suprême du Canada a énoncé un critère à trois volets devant être appliqué pour une restitution des profits. Dans l’affaire Nova CSC, il était question de contrefaçon de brevet, mais la réparation visée au paragraphe 53.2(1) fait appel aux mêmes principes juridiques (possibilité de se prévaloir de la réparation et la portée de celle‑ci). À la première étape, la cour doit calculer les profits réels tirés de la vente des produits contrefaisants. À la deuxième étape, elle devrait essayer de dégager la valeur de la contrefaçon. À la troisième étape, elle devrait soustraire la valeur de la contrefaçon des profits réels afin de déterminer le montant à restituer.

[134] Vu ma conclusion sur le lien de causalité (c.-à-d. la valeur de la commercialisation trompeuse) et la facilité avec laquelle les montants des deuxième et troisième étapes peuvent par conséquent être calculés, le reste de mes motifs sera axé sur la première étape du critère de l’arrêt Nova CSC – le calcul des profits réels réalisés par Travelway.

[135] Il y a une différence frappante entre les opinions professionnelles sur la question. Les deux experts sont parvenus à leurs conclusions respectives parce qu’ils ont appréhendé différemment la preuve et ont appliqué à la preuve des approches différentes en ce qui concerne la restitution des profits.

[136] D’une part, Mme Rogers avait reçu pour directive de ne pas considérer comme exacts les frais et dépenses en l’absence de preuve fiable à ses yeux. Elle n’a pas non plus considéré que la méthode du coût de revient complet était appropriée en l’espèce, et elle n’a pas non plus appliqué la méthode des profits différentiels. D’autre part, M. Harington était enclin à accepter sans réserve les documents financiers de Travelway. Il a appliqué la méthode du coût de revient complet décrite au paragraphe 165 de l’arrêt Nova CAF, comme lui avaient demandé de le faire les avocats. Ces différences ont eu une incidence importante sur les calculs mathématiques que chacun des experts a effectués pour parvenir à ses conclusions.

[137] Par exemple, les experts en restitution de profits se sont entendus sur des revenus nets de |||||||||||||||||||||||||| réalisés par Travelway grâce aux ventes des produits contrefaisants sur une période de dix ans et sur un coût des produits vendus de ||||||||||||||||||||||||||, c’est-à-dire le coût assumé par Travelway pour la production de ces produits.

[138] Mme Rogers a été en mesure de vérifier le montant de ||||||||||||||||||||||||||, correspondant aux ventes nettes pour toutes les années où les produits contrefaisants ont été vendus, en se fondant sur les états financiers et rapports de vente de Travelway. Bien que les chiffres de vente aient été considérés comme du ouï-dire, Mme Rogers s’est fiée sur eux en raison de l’exception à la règle d’exclusion du ouï-dire relative aux aveux émanant d’une partie, aux termes de laquelle une analyse de la nécessité et de la fiabilité n’est pas requise parce que les dangers généralement associés au ouï-dire ne sont pas présents. La logique qui sous-tend cette exception est qu’une partie peut difficilement faire valoir que ses propres déclarations ne sont pas dignes de foi ou qu’elle n’a pas eu l’occasion de se contre-interroger : R c Evans, [1993] 3 RCS 653.

[139] M. Harington avait reçu comme directive d’ajuster ses chiffres pour qu’ils concordent avec le coût des produits vendus auquel était arrivée Mme Rogers parce que la différence entre leurs deux approches était trop ténue pour être significative et que la méthode retenue par Mme Rogers proposait un examen plus juricomptable de toutes les données disponibles sur l’établissement des coûts pour chaque envoi de produits portant les marques contrefaisantes.

[140] Mme Rogers a appliqué deux types de déductions au revenu net – les rabais des notes de crédit, qui s’élevaient à ||||||||||||||||||||||, et le coût des produits vendus, soit |||||||||||||||||||||||||| – pour arriver au montant des profits bruts, à savoir ||||||||||||||||||||||||. M. Harington a quant à lui comptabilisé d’autres déductions, à titre de frais omis et divers, et a calculé la marge brute avant la déduction des frais omis et divers. Il est ainsi arrivé au montant de ||||||||||||||||||||||||. La différence entre les calculs de M. Harington et de Mme Rogers est principalement attribuable à leur désaccord sur les déductions des notes de crédit.

[141] Mme Rogers a exclu les rabais des notes de crédit établies par Walmart au motif que les notes de crédit fournies par Travelway n’indiquaient pas à quels produits se rattachaient les rabais et que Travelway n’avait pas fourni une documentation suffisante pour appuyer une analyse complète des notes de crédit. Dans son calcul des profits, elle n’a par conséquent tenu compte que du pourcentage du rabais lié aux ventes brutes par produit dans la mesure où le rabais est mentionné dans le contrat du vendeur de Travelway et que le contrat du vendeur indique que le rabais ne s’applique pas directement à la facture.

[142] M. Harington a considéré comme incorrecte l’approche de Mme Rogers consistant à essayer de dissocier chacune des notes de crédit individuelles qui se rapporte aux produits contrefaisants et d’appliquer les pourcentages de rabais figurant dans le contrat du vendeur de Walmart. Il a plutôt adopté la méthode que Mme Rogers a qualifiée de [traduction] « tableau général ». Se servant d’un résumé rédigé par Travelway, il a pris le montant total de toutes les notes de crédit pour toutes les ventes de Walmart (se rapportant tant aux produits contrefaisants qu’aux produits non contrefaisants), a considéré dans son calcul ce total comme un pourcentage des ventes de Travelway faites à Walmart, et a ensuite appliqué ce pourcentage aux ventes de produits contrefaisants réalisées par Travelway faites à Walmart. M. Harington a utilisé la même approche à l’égard des notes de crédit de Canadian Tire. Par conséquent, il a déduit |||||||||||| au titre des notes de crédit. Après avoir reçu le rapport supplémentaire de Mme Rogers, M. Harington a reconnu que son calcul initial tenait compte de quatre notes de crédit, totalisant plus de ||||||||||||||||||||, se rapportant aux années au cours desquelles les produits contrefaisants n’avaient pas été vendus. Il a par conséquent retiré ces notes de crédit de son calcul.

[143] Wenger fait valoir que l’exemple donné ci-dessus illustre un problème fondamental de l’approche de M. Harington. Elle soutient qu’il incombe à Travelway de prouver, selon la prépondérance des probabilités a) que les frais réclamés ont réellement été engagés, b) le montant précis des frais et c) que les frais sont [traduction] « directement attribuables » à la production et à la vente des produits contrefaisants – c’est-à-dire qu’il existe un lien de causalité entre les frais et les ventes découlant de la commercialisation trompeuse. Wenger ajoute qu’en n’examinant pas attentivement les éléments de preuve à sa disposition pour essayer de limiter les déductions aux éléments qui ont un lien avec les produits contrefaisants, M. Harington a adopté une approche inappropriée et non fiable, favorisant fortement Travelway. De plus, cette approche n’est pas fondée sur la preuve et n’est pas [traduction] « prudente », comme il l’a déclaré à l’audience. Cette même critique, que partage Mme Rogers, s’applique à une myriade d’autres frais que Travelway cherche à déduire.

[144] Travelway conteste qu’il lui incombe de prouver au sou près les montants des frais qu’elle a engagés. Elle soutient qu’il serait excessif et déraisonnable, voire dans certains cas carrément impossible, de satisfaire à ce fardeau. Selon elle, une fois qu’il a été prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que des frais ont été engagés et sont directement attribuables à la production et à la vente des produits contrefaisants, ce montant peut être calculé à partir d’estimations. Je suis d’accord.

[145] Je m’en remets à l’opinion de M. Harington selon laquelle la façon dont Mme Rogers a traité les rabais réclamés par Travelway est incompatible avec les principes comptables généralement acceptés voulant que le revenu tiré de tout produit [traduction] « devrait refléter une répartition de toutes les déductions » de sorte que toute « variable (rabais, remboursements, crédits, primes de rendement, pénalités, imprévus, concessions sur les prix, etc.) doit être répartie de façon proportionnelle à tous les produits vendus » [souligné dans l’original]. L’opinion de M. Harington est convaincante.

[146] Je suis d’accord pour dire qu’un relevé détaillé de chacun des achats n’est pas nécessaire pour l’octroi de dommages-intérêts et une restitution des profits. Dans la plupart des cas, le montant précis des profits du contrefacteur ne peut pas être déterminé avec grande précision et il ne serait pas prudent de la part de la Cour d’essayer de faire un tel calcul exact. En fait, les tribunaux reconnaissent depuis longtemps cette limite. Dans la décision United Horse Nail Co v Stewart, (1888), 5 RPC 260 (HL), lord Watson a formulé l’observation suivante à la page 267 :

[traduction]

Ce qu’il s’agit de calculer, dans un cas comme en l’espèce, c’est le quantum du préjudice causé au commerce du breveté par les ventes illégales du contrefacteur. C’est nécessairement plus ou moins affaire d’estimation, car il est impossible de déterminer avec une précision mathématique ce qui, dans le cours normal des affaires, aurait été le chiffre des ventes et des profits du breveté.

[147] Le recours aux estimations et états financiers pour la quantification des dommages‑intérêts et des profits dans les affaires de propriété intellectuelle est parfaitement acceptable dans les cas où il existe une certitude raisonnable que les dépenses ont effectivement été engagées : IFP Technologies (Canada) Inc v EnCana Midstream and Marketing, 2022 ABKB 807 aux para 54-56, 94-98; Dubiner v Cheerio Toys & Games Ltd; 1965 CarswellNat 36 aux para 14-15.

[148] Au sujet des difficultés associées à la restitution des profits, le juge Gilles Létourneau a fait remarquer, dans l’arrêt Reading & Bates Construction Co c Baker Energy Resources Corp, 1994 CanLII 3524 (CAF), [1995] 1 CF 483, que [traduction] « [l]es différends s’accumulent, les dépenses s’additionnent et le temps qui y est consacré est hors de proportion avec l’avantage qu’on finit par obtenir ».

[149] La méthode du « tableau général » adoptée par M. Harington est totalement compatible avec l’objet des Règles énoncé à l’article 3, à savoir qu’elles soient appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible, compte tenu du principe de la proportionnalité, par opposition à l’analyse trop juricomptable de Mme Rogers des divers postes de frais en fonction de chaque envoi ou de chaque opération et à son parti grandement empreint de scepticisme à l’égard de la preuve. Je suis d’accord avec M. Harington pour dire que cette façon de faire mènerait à une sous-estimation du montant des frais devant être déduits.

[150] Wenger soutient qu’en l’absence de preuve adéquate, les estimations et les inférences en faveur du contrefacteur récompenseraient ce dernier pour sa tenue de dossiers incomplets, perdus ou détruits. Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce. Comme il est expliqué plus loin, Travelway a établi au moyen de ses dossiers et des dépositions de ses témoins que divers frais liés aux produits contrefaisants avaient été engagés au cours de la période visée par la restitution des profits. Rien ne permet de penser, et encore moins ne tend à indiquer, que Travelway s’est livrée à une dissimulation ou à une destruction d’éléments de preuve, ou qu’elle a autrement omis de communiquer tout renseignement pertinent. En dernière analyse, s’il est démontré que la preuve est lacunaire ou insuffisante, cela ne fait que désavantager Travelway étant donné qu’il lui incombe de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle a engagé les frais réclamés.

a) Applicabilité de la méthode du coût de revient complet

[151] Dans l’arrêt Nova CAF, la Cour a déclaré au paragraphe 164 que la méthode du coût de revient complet est celle qui convient pour déduire les coûts dans un contexte de restitution des profits, « en l’absence de circonstances exceptionnelles ou impérieuses ou d’une preuve d’expert convaincante du contraire dans une affaire donnée ». Comme je l’explique ci-après, je conclus qu’on ne m’a pas présenté de telles circonstances ou de tels éléments de preuve susceptibles de justifier une dérogation au principe directeur énoncé dans cet arrêt.

[152] Dans le premier mandat qui lui a été confié, Mme Rogers avait reçu comme instruction de déterminer le montant total des revenus qu’avait rapporté la vente des produits contrefaisants au Canada, les frais engagés pour leur production, envoi, entreposage et vente, et la différence entre ces revenus et frais pour arriver aux profits nets. En contre-interrogatoire, Mme Rogers a déclaré qu’elle connaissait le concept des profits différentiels et avait pris connaissance de l’arrêt Nova CAF, mais qu’elle n’était pas d’avis que la méthode du coût de revient complet était indiquée. Elle a expliqué comme suit pourquoi elle était parvenue à cette conclusion :

[traduction]

R. […] nous parlons d’un distributeur. Ils font entrer au pays des marchandises de Chine. Ils les mettent dans leur entrepôt et les envoient ensuite à leur client. Ils auraient, peut‑être une infrastructure peu importante suffirait pour soutenir ces activités. Et donc le plus de ventes ils font, le plus de profits ils réalisent. Donc, je dirais que ce type d’entreprise exerce ses activités en fonction du principe du seuil de rentabilité. Ils ont besoin d’atteindre un certain niveau de ventes pour couvrir leurs coûts d’infrastructure, et une fois qu’ils l’ont atteint, et dès qu’ils le dépassent, ils commencent – alors ils n’ont plus besoin de recouvrer leurs coûts indirects. Le montant complet des profits qui vient par la suite – je l’appelle la crème – se traduit donc directement en résultat net. Et donc si l’on devait appliquer des coûts indirects à la crème, cela reviendrait essentiellement à ne pas permettre à la défenderesse de recouvrer ses coûts indirects.

[153] M. Harington n’a pas partagé l’opinion de Mme Rogers selon laquelle Travelway est simplement un distributeur, et a déclaré ce qui suit lors de son témoignage :

[traduction]

R. […] Travelway est une entreprise de fabrication à part entière qui s’occupe de la conception complète des produits et jouit de tous les aspects d’une relation client avec Walmart et de toute la proximité avec Walmart dont il a été question hier. Elle ne fabrique tout simplement pas le produit elle-même. Elle externalise la fabrication en Chine, ce que, franchement, beaucoup d’entreprises font. C’est, toutefois, une entreprise complète. |  |  | | |. Cela nécessite beaucoup de travail et des liens avec Walmart. Alors toute l’infrastructure de service d’appui contribue aux revenus.

[154] Je rejette l’opinion de Mme Rogers sur ce point et privilégie l’opinion de M. Harington. Mme Rogers fait abstraction du fait que Travelway a bel et bien eu certains coûts indirects qu’elle devait nécessairement engager pour produire les produits contrefaisants. Comme l’a déclaré le juge David Stratas dans l’arrêt Nova CAF au paragraphe 157, « [b]ien que les frais fixes n’aient pas augmenté du fait de la contrefaçon, cela ne signifie pas pour autant qu’ils n’ont pas de lien de causalité avec cette dernière ».

[155] En revanche, l’opinion de M. Harington est bien étayée par le témoignage de Gerald Shadeed. Comme ce dernier l’a expliqué à l’audience, Travelway développe et conçoit les produits tant pour les marques maison que pour les marques utilisées sous licence, fait fabriquer ses sacs par des fournisseurs de confiance, les distribue et travaille ensuite en partenariat avec beaucoup de ses clients détaillants pour gérer leurs stocks. Travelway dispose au sein de l’organisation d’une équipe entière qui s’occupe de la gestion du réassortiment pour assurer l’approvisionnement des détaillants en accédant à leurs logiciels pour surveiller les taux de vente pour chaque magasin, passer de nouvelles commandes lorsque les stocks baissent et les aider pour l’analyse des données. Dans le cas de Walmart, Travelway fournit des employés dont le travail est d’aider à la planification, à l’organisation des produits sur les tablettes et à l’étalage jusqu’au prochain cycle. Cette preuve n’a pas été contredite.

[156] Par conséquent, me fondant résolument sur les revenus et coûts réels, je conclus que Travelway devrait être autorisée à appliquer la méthode du coût de revient complet pour déduire les coûts plus probablement associés à la production, à la promotion et à la vente des produits contrefaisants.

[157] J’ouvre ici une parenthèse pour signaler que, pour son deuxième rapport, Mme Rogers avait reçu pour instruction d’accepter des frais qui avaient été considérés comme non fiables dans son premier rapport et d’appliquer la méthode du coût de revient complet. Elle n’a toutefois proposé aucun calcul pour les profits différentiels et a présumé dans les deux rapports que la totalité des profits réalisés par Travelway découlait de son emploi des marques contrefaisantes.

[158] Passons à la question de la fiabilité et du caractère suffisant de la preuve de Travelway, puis aux catégories de frais qui sont toujours en litige.

b) Fiabilité des documents de Travelway

[159] Wenger s’oppose à ce que les documents reproduits dans le recueil conjoint de documents et reçus à l’audience soient utilisés en faveur de Travelway comme preuve des déductions. Les documents en question sont l’intégralité du volume II du recueil conjoint de documents et la majeure partie du volume I, et comprennent des feuilles de calcul électronique Excel, des contrats du vendeur, du matériel de marketing et des photographies [les documents constituant du ouï-dire]. Nul ne conteste que ces documents constituent du ouï-dire et, par conséquent, qu’ils sont présumés inadmissibles. Wenger a clarifié dans ses observations écrites que ses objections visent essentiellement la fiabilité de ces documents et non leur admissibilité.

[160] Wenger soutient qu’il incombe à Travelway de démontrer, au moyen d’éléments de preuve, que les documents constituant du ouï-dire ont été établis dans le cours ordinaire des affaires, ou de prouver les pratiques de l’entreprise quant à l’entrée de données utilisées pour générer l’information dans le document et leur fiabilité, et qu’elle ne l’a pas fait. Wenger ajoute que, comme tous les documents ont été établis alors que Travelway savait qu’elle pourrait un jour devoir restituer les profits qu’elle a réalisés grâce aux produits contrefaisants, toute lacune dans les documents de Travelway quant aux frais qu’elle a engagés est en soi suspecte et la Cour devrait en tirer des inférences défavorables. Je ne suis pas d’accord. À mon avis, Wenger confond à tort dans son argumentation les concepts de la fiabilité et du caractère suffisant de la preuve.

[161] Comme je l’explique plus haut, je suis d’avis que les documents constituant du ouï-dire, sur lesquels s’appuie Travelway pour s’acquitter de son fardeau de prouver les frais selon la prépondérance des probabilités, sont nécessaires et fiables en tant que pièces commerciales visées à l’article 30 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5 [la LPC]. Je conclus en outre que rien ne justifie que je tire une inférence défavorable d’éventuelles lacunes dans les documents de Travelway. Il se dégage de la preuve qui m’a été présentée que Travelway a coopéré pleinement pour la communication de tous les renseignements pertinents; il n’y a certainement pas eu de tentative délibérée de sa part de contrecarrer l’élaboration des rapports de Mme Rogers et d’empêcher cette dernière de donner son opinion.

[162] La règle générale interdisant le ouï-dire a été énoncée succinctement de la façon suivante :

[traduction]

Les déclarations, écrites ou de vive voix, ou les communications faites par des personnes dans des situations autres que lors d’un témoignage livré dans l’instance où elles sont présentées, sont inadmissibles si elles sont produites pour établir leur véracité ou les assertions implicites qui en découlent.

Alan W. Bryant, Sidney N. Lederman & Michelle K. Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant: The Law of Evidence in Canada, 3e éd. (Markham: LexisNexis, 2009) aux p 229-230.

[163] Wenger fait remarquer qu’aucun des témoins de fait de Travelway (Gerald Shadeed et Mme Luff) n’avait une connaissance personnelle de la comptabilité et de la tenue des livres de l’entreprise. Elle souligne aussi l’omission de Travelway de faire comparaître sa contrôleuse, Johanne Jasmin, comme témoin. Selon Wenger, en l’absence de toute preuve concernant la façon dont les documents constituant du ouï-dire ont été établis, il ne devrait leur être accordé aucun poids. Je juge ces prétentions quelque peu fallacieuses, voire opportunistes, étant donné que Wenger sait pertinemment pourquoi Travelway devait se contenter des témoins qu’elle a cités.

[164] Pour déterminer si l’exception légale à la règle d’exclusion du ouï-dire s’applique aux éléments de preuve, la Cour peut, en vertu du paragraphe 30(6) de la LPC, examiner les documents, entendre des témoins sur les circonstances de la création des documents et tirer toute conclusion raisonnable : Boroumand c Canada, 2016 CAF 313 au para 6.

[165] Au cours d’une conférence de gestion de l’instance tenue le 18 juillet 2022, l’avocat de Travelway a décrit les difficultés qu’éprouvait sa cliente, qui devait éplucher une décennie de pièces commerciales et répondre à l’interrogatoire écrit de Wenger en temps opportun. L’avocat a expliqué que la tâche de rassemblement des renseignements requis dont devait s’acquitter Travelway avait été grandement entravée en raison de l’incapacité médicale de Bruce Shadeed (président de Travelway, qui avait été le principal représentant de l’entreprise tout au long des procédures) ainsi que de l’absence de longue durée de Mme Jasmin (à cause de problèmes familiaux liés aux soins de sa fille adulte atteinte d’une maladie congénitale grave).

[166] Lors de son témoignage, Gerald Shadeed a déclaré que son frère Bruce et Mme Jasmin étaient essentiellement [traduction] « hors jeu » à l’étape de l’enquête préalable. La situation n’avait pas changé lors de l’audience sur le renvoi. L’état de santé de Bruce Shadeed s’était encore aggravé et Mme Jasmin vivait des moments difficiles à la suite du décès récent de sa fille. Personne ne prétend que l’un ou l’autre de ces deux témoins était en mesure de témoigner à l’audience.

[167] Pour l’enquête préalable, Gerald Shadeed s’est tourné vers Mme Luff, qui avait été employée de l’entreprise pendant des décennies et avait travaillé étroitement avec Bruce Shadeed. Mme Luff a reconnu en contre-interrogatoire qu’elle n’avait pas de formation en comptabilité ni de connaissance personnelle du travail effectué dans le service de comptabilité au cours de la période comprise entre 2008 et 2018. Ella a toutefois déclaré avoir été en mesure, avec l’aide d’une équipe d’employés, de recueillir tous les documents financiers demandés et de répondre à toutes les questions financières posées à Travelway. À l’audience, Mme Luff a déclaré que les documents énumérés au volume 1 du recueil conjoint de documents étaient authentiques, y compris les états financiers de Travelway pour les années 2009 à 2019 (sauf pour l’année 2010, les documents n’ayant pas été trouvés), les rapports sur les ventes brutes et les grands livres généraux générés à partir du progiciel de gestion intégré de Travelway pour la même période. Malgré le fait que Mme Luff n’était pas habilitée à prononcer les « mots magiques », je déduis de l’ensemble de la preuve qui m’a été présentée, y compris de celle décrite ci‑après, que les documents constituant du ouï-dire ont été établis dans le cours ordinaire des affaires.

[168] Gerald Shadeed a témoigné au sujet du processus menant à la création des états financiers de Travelway et de la personne qui les a audités. Il a déclaré que l’entreprise fournissait ses états financiers audités à la banque conformément à leur arrangement de financement et que, à sa connaissance, l’exactitude ou la validité des renseignements contenus dans ces documents n’avait jamais été remise en question. Son témoignage à cet égard n’a pas été contesté.

[169] Je conclus que la fiabilité des états financiers audités est très élevée malgré le fait que la vaste majorité d’entre eux ont été établis après le début de l’instance. Ils ont été établis par un tiers indépendant et on peut présumer que cette personne s’est assurée que les documents respectaient les principes comptables généraux et les normes d’audit. Il n’y a pas non plus de signe de corrections ou de révisions arbitraires apportées aux états financiers au cours de la période visée par la restitution des profits. Plus important encore, Mme Rogers n’a pas émis de doutes concernant la fiabilité des états financiers, ni du grand livre général, des rapports sur l’établissement des coûts, des rapports annuels sur les ventes brutes et des rapports des ventes mensuelles de Travelway. En fait, elle a été en mesure de confirmer que la somme de toutes les opérations inscrites dans le grand livre général concordaient avec la somme des revenus nets figurant dans les états financiers de Travelway. Mme Rogers avait plutôt des réserves en ce qui concerne le caractère suffisant de la preuve présentée par Travelway. Elle n’a pas jugé que les documents et les renseignements obtenus dans le cadre de l’enquête préalable étaient suffisamment fiables pour corroborer les frais de vente et les frais d’administration supplémentaires liés à la vente des produits contrefaisants. Elle n’a donc pas tenu compte de ces frais pour le calcul des profits de Travelway.

[170] Dans la mesure où Wenger soutient que, pour que les documents puissent satisfaire au critère de la fiabilité énoncé à l’article 30 de la LPC et être admissibles en preuve, Travelway aurait dû traiter, à l’audience, de chaque document individuellement pour expliquer qui en était l’auteur, comment les renseignements avaient été consignés dans le document ou le progiciel de gestion intégré de Travelway et préciser si le document avait été établi par des personnes qui avaient l’obligation de le faire, je suis en désaccord avec elle. Il ne s’agit pas de la norme à laquelle il faut satisfaire pour que des documents soient admissibles au titre de l’exception relative aux pièces commerciales. Si c’était le cas, l’objet même de cette exception, à savoir éviter le coût et les inconvénients associés à la comparution de la personne s’occupant de la tenue et de l’établissement des registres, serait complètement contrecarré.

[171] Travelway m’a convaincu que les documents constituant du ouï-dire sont des pièces commerciales. Or, les pièces commerciales sont une preuve prima facie des faits qui y sont consignés, et il est loisible à quiconque désirant contester l’exactitude de ces faits de faire comparaître des témoins à cette fin : Ares c Venner, 1970 CanLII 5 (CSC), [1970] RCS 608, à la p 626.

[172] En ce qui concerne la deuxième catégorie de documents, comme les rapports de solvabilité et les notes de crédit individuelles, Mme Luff a clairement expliqué dans son témoignage la façon dont ils étaient établis dans le cours ordinaire des affaires. Les témoins de Travelway ont traité de tous les autres documents qui n’avaient pas été établis de cette façon sur lesquels Trevelway s’était appuyée. Par exemple, dans le cas des rapports de Travelway sur les ventes brutes faisant état tant des ventes brutes que des ventes nettes après la déduction des rabais, Mme Luff a précisé dans son témoignage quelles parties du document étaient générées directement par le progiciel de gestion intégré et quelles parties elle avait ajoutées pour les besoins du litige.

[173] Wenger a amplement eu la possibilité de contre-interroger les témoins de Travelway concernant l’établissement des documents en question. Or, elle n’a pas soulevé de doute ou de préoccupation légitime quant à la fiabilité des documents constituant du ouï-dire ou d’autres documents sur lesquels se fonde Travelway.

c) Profits bruts

(i) Rabais des notes de crédit

[174] Wenger critique l’omission de Travelway de produire une liste des notes de crédit se rapportant expressément aux produits contrefaisants, ou un contrat du vendeur conclu avec Canadian Tire. Il y a toutefois une explication simple à cette omission. Mme Luff a témoigné qu’il n’était pas possible de générer un rapport faisant état des notes de crédits uniquement en lien avec les produits contrefaisants. Travelway a plutôt produit trois différents types de documents : les notes de crédit individuelles de Walmart, Canadian Tire et Costco pour la période au cours de laquelle les produits contrefaisants ont été vendus, les rapports générés par son progiciel de gestion intégré énumérant chaque note de crédit reçue et le rabais correspondant accordé ainsi que les rapports générés par Mme Luff à partir du progiciel de gestion intégré, énumérant les ventes totales brutes et nettes de Travelway pour chacun de ses produits, ainsi que ses ventes brutes et nettes pour les produits contrefaisants. Elle y a ajouté le calcul du taux de rabais réel accordé à Walmart et à Canadian Tire sur le total des ventes brutes de Travelway (c.-à-d. la différence en pourcentage entre les ventes nettes et les ventes brutes après les rabais des notes de crédit) et a appliqué ce taux de rabais aux ventes brutes des produits contrefaisants.

[175] Je suis d’avis que Travelway a produit des éléments de preuve suffisamment fiables pour prouver, selon la prépondérance des probabilités, les rabais des notes de crédit accordés « dans la vraie vie ».

[176] M. Harington a expliqué dans son témoignage qu’il considérait comme erronée l’approche de Mme Rogers consistant à tenter de dissocier chaque note de crédit individuelle se rapportant aux produits contrefaisants et d’appliquer les pourcentages de rabais au contrat du vendeur.

[traduction]

R. C’est ce qui nous différencie réellement, quand je dis au sujet des notes de crédit que vous devez les prendre et les répartir à l’ensemble des ventes, Mme Rogers dit non, je ne vais pas inclure les ristournes, je ne vais pas inclure d’autres choses, je vais juste tenir compte de certains rabais. Ce n’est pas correct, à mon avis.

[177] J’ai conclu plus haut en me fondant sur l’opinion de M. Harington que l’approche correcte en ce qui concerne la comptabilisation des rabais (y compris les notes de crédit) est de tenir compte de l’ensemble des rabais auxquels on peut s’attendre et de les répartir au prorata de l’ensemble des ventes. C’est ce que M. Harington a fait pour calculer les réductions accordées aux clients consenties à des vendeurs comme Walmart et Canadian Tire. Cette façon de faire fait en sorte qu’il soit pleinement tenu compte des rabais qui ont réellement été accordés, y compris ceux qui ne figurent pas sur les notes de crédit comme les ristournes.

[178] Il est vrai que certaines notes de crédit s’appliquaient principalement à des produits non contrefaisants, mais il est tout aussi probable que d’autres notes de crédit s’appliquaient principalement aux produits contrefaisants. La méthode de M. Harington en tenait compte. Par conséquent, j’accepte le montant de |||||||||||||||||||||||| proposé par M. Harington pour les déductions des notes de crédit. Étant donné que les experts s’entendent sur les revenus nets, cette déduction donnerait lieu à une marge brute de ||||||||||||||||||||||||.

(ii) Frais omis et divers

[179] Mme Rogers a exclu de son calcul du coût des produits vendus les frais omis et divers mentionnés dans les fiches d’établissement des coûts produites par Travelway parce que, bien qu’ils figuraient sur les fiches détaillées d’établissement des coûts qu’elle a utilisées pour son calcul, Travelway n’avait pas été en mesure de fournir la documentation requise à l’appui des montants. Travelway a plutôt décrit ces montants comme étant une « provision » pour couvrir des frais liés, par exemple, aux emballages, aux essais en laboratoire, à l’assurance maritime, aux échantillons, à une partie du transport intérieur et aux gains ou pertes lors des transactions sur devises. M. Harington s’est quant à lui fondé sur les rapports sur la marge brute et les états financiers de Travelway et a déduit un pourcentage des frais énumérés dans les sections sur le coût des ventes. Le pourcentage déduit est fondé sur les revenus générés grâce aux produits contrefaisants, s’agissant d’une proportion du total des revenus relatifs aux valises.

[180] Me fondant sur la preuve dont je dispose, je conclus que Travelway a établi, selon la prépondérance des probabilités, que les frais omis et divers réclamés ont été engagés. Comme l’a admis Mme Rogers, les frais omis et divers sont incontestablement des dépenses supplémentaires. Les experts ont simplement des avis différents sur la façon dont ils devraient être calculés. Comme le montant auquel arrive M. Harington est inférieur à celui calculé par Mme Rogers, je retiens le montant de M. Harington.

d) Catégories des autres frais

[181] M. Harington a calculé les frais engagés par Travelway pour réaliser les ventes des produits contrefaisants dans chacune des catégories suivantes :

a) Droits de |||||||||||||| payés par Travelway pour l’emploi des marques contrefaisantes, ce qui équivaut à  |  p. cent des « ventes non remplacées ».

b) Réductions accordées aux clients s’élevant à ||||||||||||||, que Travelway a consenties à Walmart. Ces réductions faites à Walmart sont calculées pour chaque année par Travelway et incluent les rabais pour les nouveaux magasins, les rabais du marchandiseur pour les produits défectueux, les ristournes, la participation publicitaire et le fonds pour le développement de l’entreprise, comme le mentionne le contrat du vendeur conclu avec Walmart, ainsi qu’un escompte de caisse de  |  p. cent. Le montant varie selon les activités particulières qu’a eues Walmart au cours de l’année et oscille entre | p. cent et | p. cent pour la période visée.

c) Autres coûts différentiels assumés par Travelway de |||||||||||||| attribuables aux « ventes non remplacées ». Ces coûts comprennent les frais que Travelway n’aurait pas eu à assumer si elle n’avait pas réalisé les ventes en question. M. Harington a calculé que les autres coûts différentiels de Travelway varient de | p. cent à | p. cent des revenus associés aux « ventes non remplacées ».

d) Coûts indirects répartis, qui comprennent d’autres frais d’exploitation, assumés par Travelway, liés à la réalisation des ventes en question. M. Harington a choisi de prévoir ces catégories de frais d’exploitation qui sont différentes des catégories relatives aux coûts différentiels. Grâce à ces coûts, tout changement apporté aux coûts différentiels donne simplement lieu à une nouvelle répartition entre des catégories de coûts, sans incidence sur la conclusion générale sur les profits. Ainsi, M. Harington a calculé que les coûts indirects répartis se situent entre | p. cent et | p. cent des revenus nets.

[182] Par souci de concision et pour éviter les répétitions, je porte mon attention sur les catégories de frais qui sont particulièrement litigieux. Pour toutes les autres catégories de frais, les parties devraient tenir pour acquis que j’ai conclu que Travelway a établi, selon la prépondérance des probabilités, que les frais ont été engagés et que j’ai accepté la méthodologie utilisée par M. Harington pour déterminer leur répartition.

[183] Étant donné que je traite aussi de cette question dans la section sur les frais omis et divers, je tiens simplement à préciser que j’accepte l’opinion de M. Harington selon laquelle on ne compte pas en double ces frais lorsqu’on en tient compte dans le calcul des coûts directs.

(i) Droits

[184] M. Harington a calculé les droits payés par Travelway pour l’emploi des marques contrefaisantes comme s’élevant à  |  p. cent des « ventes non remplacées ». Le contrat de licence invoqué par Travelway est un contrat conclu entre World Connect et une société constituée à Hong Kong qui n’est pas partie à la présente instance, Super Creation Ltd. Aux termes du contrat de licence, Super Creation a le droit d’utiliser trois marques de commerce déposées : la marque verbale « SKROSS », la marque « -K et dessin » et la marque « Swiss Travel Products et dessin ».

[185] Wenger soutient que les || p. cent des revenus bruts que Travelway propose de déduire des paiements des droits ou « frais de licence » ne peuvent pas être accordés pour les motifs suivants : premièrement, il n’y a aucune preuve de licence associée aux marques contrefaisantes; deuxièmement, à ce stade-ci, il n’est pas loisible à Travelway de chercher à déduire de tels frais de licence payés à World Connect ou de présenter une preuve qui pourrait démontrer qu’elle a payé de tels frais étant donné que Travelway n’est pas partie au contrat de licence; troisièmement, l’explication que Gerald Shadeed a tenté de donner sur la raison pour laquelle Travelway a utilisé une licence et payé des droits pour une marque figurative qu’elle a à peine employée n’a aucun sens. Je ne suis pas d’accord.

[186] Gerald Shadeed a subi un contre-interrogatoire serré à l’audience sur la question de savoir pourquoi Travelway se considérait juridiquement obligée de payer des droits à World Connect pour l’emploi de la marque nominale STP. Il a expliqué que Travelway avait déjà une relation d’affaires avec World Connect lorsque la licence a été signée. Travelway avait fourni des sacs d’affaires à World Connect et était aussi le distributeur nord-américain de ses adaptateurs pour voyage. Travelway a accepté d’aider World Connect à concevoir une ligne de valises et de sacs de voyage qui s’ajouterait à la gamme de produits Swiss Travel Products qu’elle avait déjà. Travelway a choisi d’employer les marques contrefaisantes, mais a conservé la marque nominale STP, le seul élément nominal du dessin STP. Travelway a aussi utilisé le dessin STP sur des étiquettes volantes et autres supports matériels aux points de vente. Il est tout à fait logique de penser qu’il aurait pu y avoir des conséquences sérieuses pour Travelway si elle avait décidé de commercialiser des valises et des accessoires de voyage en utilisant la marque nominale STP sans payer de droits à World Connect. Cette dernière aurait notamment pu la poursuivre pour usurpation de marque de commerce.

[187] À mon avis, il importe peu de savoir pourquoi Travelway se sentait obligée de payer des droits à World Connect pour l’emploi des mots SWISS TRAVEL PRODUCTS. La preuve qui m’a été présentée établit que Travelway a effectivement payé des droits et utilisé la marque nominale conjointement avec les marques contrefaisantes. Travelway a produit des rapports et des déclarations sur les droits payés comme preuve des montants payés. Dans ces circonstances, je suis d’avis que le montant de |||||||||||| constitue une déduction convenable.

(ii) Créances irrécouvrables

[188] Travelway explique que la radiation des créances irrécouvrables a une incidence sur l’ensemble de l’entreprise. Lorsque des factures d’une somme importante ne sont pas acquittées, le manque à gagner n’a pas uniquement une incidence sur la ou les gammes de produits en cause, mais aussi sur d’autres activités de l’entreprise qui en subiront également les répercussions et devront s’ajuster en conséquence.

[189] Mme Rogers n’a déduit aucune créance irrécouvrable des profits de Travelway. Elle a expliqué que les créances irrécouvrables ne sont pas des coûts communs; elles se rapportent à des factures précises non acquittées de clients précis pour des produits précis. Je suis d’avis que les principes comptables généralement acceptés n’appuient pas une telle affirmation générale, mais je conviens qu’en l’espèce les créances irrécouvrables que réclame Travelway constituent un [traduction] « important poste ponctuel », pour reprendre les mots utilisés par M. Harington lorsqu’il a admis qu’il pouvait y avoir des exceptions lors de la répartition des coûts.

[190] Travelway n’a pas été en mesure de dire quelles factures précises étaient liées aux créances irrécouvrables de |||||||||||||||||| et si les produits contrefaisants étaient ou non visés par les factures. En fait, lors de l’enquête préalable, Travelway a fourni une analyse détaillée expliquant le montant des créances irrécouvrables apparaissant dans ses états financiers. On voit que la créance la plus importante est contre Target – client qui n’a jamais acheté les produits contrefaisants.

[191] Étant donné que Travelway n’a pas établi que les créances irrécouvrables en question avaient un lien quelconque avec les produits contrefaisants, la déduction réclamée à cet égard sera rejetée.

(iii) Honoraires professionnels et honoraires de consultation

[192] Dans le cadre de son mandat supplémentaire, Mme Rogers a déduit |||||||||||||||||| pour des honoraires professionnels et des honoraires de consultation. M. Harington a quant à lui déduit ||||||||||||||||||. Son calcul est exclusivement fondé sur les états financiers et il tient pour acquis que tous les honoraires professionnels et honoraires de consultation sont des dépenses indirectes. Renvoyant au grand livre général des comptes, Mme Rogers a expliqué que certains honoraires professionnels et honoraires de consultation devraient être considérés comme des dépenses indirectes (p. ex. les honoraires d’audit et les honoraires de services juridiques généraux des entreprises) alors que d’autres sont directement liés à des produits et des marques en particulier. Je suis d’accord avec Mme Rogers pour dire que ces derniers types d’honoraires ne sont pas des dépenses indirectes.

[193] Les honoraires de consultation que M. Harington considère comme des dépenses indirectes comprennent les honoraires juridiques de Travelway liés au présent litige et divers autres frais juridiques qui se rapportent explicitement à des produits non contrefaisants. Les dépens du litige ont déjà été accordés à Wenger. Wenger ne devrait pas avoir à indemniser indirectement Travelway pour les dépens de cette dernière liés au litige en les traitant comme des dépenses indirectes et en réduisant en conséquence les profits à restituer. De la même façon, Travelway ne devrait pas bénéficier d’une déduction pour des frais juridiques qui se rapportent manifestement à d’autres produits. Je privilégie l’opinion de Mme Rogers sur cette question.

(iv) Développement des marchés

[194] Wenger fait valoir qu’il ne devrait pas y avoir de déduction pour la partie des frais se rapportant au développement des marchés. Selon ce qui figure dans les états financiers, ces frais se rapportent tous à Globalway Accessories LLC – société qui, selon Travelway, détenait des licences pour Disney, Marvel et Lucas. Selon Wenger, il s’agit de coûts directs liés à des produits non contrefaisants et ils ne peuvent être considérés comme des dépenses indirectes pouvant être réparties. Je ne suis pas d’accord.

[195] Mme Luff a expliqué dans son témoignage que les frais de développement des marchés se rapportaient aux locaux à bureaux de Travelway situés à New York et aux salaires des employés qui cherchent à développer le marché américain. Pour une entreprise, la stimulation des ventes est une dépense courante. Comme la publicité et la promotion, elle fait croître l’ensemble de l’entreprise, et il importe peu de savoir si une partie de la publicité ou de la promotion vise des marques autres que celles des produits contrefaisants. Par conséquent, j’accepte le montant calculé par M. Harington, qui s’élève à |||||||||||||||||| (avant les « ventes remplacées »).

(v) Publicité et promotion

[196] Dans le cadre de son mandat supplémentaire, Mme Rogers a déduit |||||||||||||||||||| pour les frais de publicité et de promotion applicables aux produits contrefaisants. Faisant remarquer qu’elle ne disposait pas d’une preuve suffisante à l’appui d’un montant précis, elle a estimé que des frais de publicité et de promotion annuels de |||||||||| à |||||||||||||||||||||| pouvaient être considérés comme des dépenses communes associées aux revenus tirés des valises. Mme Rogers a tenu pour acquis qu’en raison du modèle d’entreprise de Travelway, une grande partie de sa publicité se rapporte aux marques qu’elle vend (p. ex. Disney, Marvel, Air Canada), par opposition à de la publicité ou de la promotion générale. Son estimation a donné lieu à une déduction se chiffrant à entre |||||||||| et ||||||||||||||||||||||. Quant à M. Harington, dont l’approche consistait à répartir l’ensemble des frais sans soustraire les coûts directs liés aux produits non contrefaisants et aux clients non visés, il est arrivé à une déduction de |||||||||||||||||||| au titre de cette catégorie.

[197] Je suis d’avis que la méthodologie suivie par Mme Rogers pour son calcul des frais de publicité et de promotion est quelque peu arbitraire et ne mène pas à un résultat fiable. J’opte pour l’approche de M. Harington, qui part du principe que les dépenses de publicité et de promotion pour les produits contrefaisants seront proportionnelles au pourcentage des revenus totaux tirés des valises se rapportant à ces produits.

(vi) Dons

[198] M. Harington a inscrit des « dons » comme coûts indirects devant être répartis. Mme Rogers a exclu ce poste de dépenses parce que, selon elle, il ne s’agit pas de coûts indirects habituels qui devraient être applicables aux produits contrefaisants, étant donné que les dons sont volontaires. Je ne suis pas d’accord. Les dons sont volontaires, mais ils ont néanmoins été faits pour bâtir la réputation et accroître l’achalandage de l’entreprise.

VI. Observations finales

[199] Les conclusions tirées plus haut exigent un nouveau calcul du montant devant être accordé à Wenger. J’hésite à le faire moi-même en raison de sa complexité.

[200] L’affaire est renvoyée aux parties et à leurs experts-comptables pour qu’ils s’acquittent de cette tâche conformément aux présents motifs, calculent les intérêts avant jugement sur le montant calculé au taux convenu en date du rapport provisoire et parviennent à un taux journalier pour la période qui suit, et me présentent les résultats.

[201] Dans l’intervalle, la Cour demande aux parties de lui préciser quelles parties du rapport provisoire contiennent des renseignements confidentiels qui devraient être caviardés dans la version publique. Les parties sont aussi encouragées à parvenir à une entente sur les dépens. Si elles n’y parviennent pas, elles pourront déposer des observations écrites d’au plus cinq pages sur les dépens, un mémoire de dépens et toute offre écrite de règlement, laquelle pourrait entraîner advenant un refus les conséquences mentionnées à l’article 420 des Règles. La question des dépens sera tranchée par écrit avant la signature du rapport final et son dépôt conformément au paragraphe 161(2) des Règles. Les droits d’appel prendront alors naissance.

[202] Un résumé de mes conclusions sera ajouté dans les avant-derniers paragraphes du rapport final. Je demeure saisi de l’affaire uniquement pour me prononcer sur le montant final de l’indemnisation et sur la question des dépens, et non pour modifier mes motifs.

Blank

« Roger R. Lafreniѐre »

Blank

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1380-13

INTITULÉ :

GROUP III INTERNATIONAL LTD., HOLIDAY GROUP ET WENGER S.A. c TRAVELWAY GROUP INTERNATIONAL LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

montrÉal (québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

les 8, 9, 10, 11 ET 12 mai 2023

ET LE 26 SEPTEMBRE 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES SUPPLÉMENTAIRES :

les 13, 23 et 27 octobre 2023

RAPPORT PROVISOIRE confidentiel CONSÉCUTIF AU RENVOI REMIS LE 26 JUILLET 2024:

LE JUGE LAFRENIÈRE

RAPPORT PROVISOIRE publique CONSÉCUTIF AU RENVOI REMIS LE 11 OCTOBRE 2024:

LE JUGE LAFRENIÈRE

COMPARUTIONS :

Brendan van Niejenhuis

Andrea Gonsalves

Karen Bernofsky

 

POUR LES DEMANDERESSES

Bob Sotiriadis

Joanne Chriqui

Cara Parisien

Gabriel St-Laurent

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stockwoods LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

Robic S.E.N.C.R.L.

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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