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Date : 20060215

Dossier : IMM-5168-05

Référence : 2006 CF 202

Montréal (Québec), le 15 février 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU

ENTRE :

DILSHER SINGH TURNA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]         Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision rendue le 27 juillet 2005 par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (la Commission), déterminant que le demandeur n'a pas le statut de réfugié et n'est pas une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loisur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. (2001), ch. 27 (la Loi).

CONTEXTE FACTUEL

[2]         La crédibilité du récit présenté par le demandeur n'est pas en cause. Celui-ci est citoyen de l'Inde et pratique la religion Sikh. Il allègue avoir une crainte bien fondée de persécution aux mains des terroristes du groupe Babar Khalsa (BK) en raison d'opinions politiques imputées.

[3]         Selon la preuve au dossier, le frère cadet du demandeur, Parmjit Singh, était un militant de BK. Or, il a dû se cacher en Inde à cause de ses liens avec BK. Afin de le disculper et avec l'aide d'un policier à la retraite, son frère s'est rendu à la police pour qu'une enquête soit ouverte. Après avoir été détenu pendant cinq jours, la police a décidé de le relâcher, sans escorte policière, ayant jugé qu'il n'était impliqué dans aucun crime. Il est retourné vivre à la ferme familiale. Le demandeur allègue que les militants de BK ont dès lors considéré son frère comme un traître. De fait, ce dernier a été assassiné en mai 2002. Le demandeur s'est rendu au poste de police afin de déposer une plainte et a demandé aux autorités d'ouvrir une enquête. On a refusé d'accepter sa plainte au motif que son frère était un militant et que sa mort résultait de l'inimitié qui régnait entre les militants de BK.

[4]         Le demandeur allègue qu'en mars 2004, soit presque deux ans après la mort de son frère cadet, des militants de BK sont venus chez lui pour le recruter. S'il ne considérait pas joindre les rangs du groupe, ils lui ont dit qu'il subirait le même sort que son frère. À la suite de cette visite, le demandeur a expliqué à la Commission qu'il ne s'était pas rendu au poste de police afin de porter plainte contre les militants par crainte que les autorités policières ne le perçoivent comme étant lui-même un militant au sein de BK.

DÉCISION DE LA COMMISSION

[5]         La très courte décision de la Commission, dont les motifs ne font que deux pages, traite uniquement de la question de la protection de l'État.

[6]         S'appuyant sur les principes généraux établis dans Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [1996] A.C.F. no 1376 (C.A.F.) (QL), 206 N.R. 272 et Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189 (C.A.F.) (QL), 150 N.R. 232, la Commission a décidé qu'il n'y a pas lieu de faire droit à la demande de protection. En effet, selon la Commission, le demandeur ne s'est pas déchargé du fardeau de la preuve qui lui incombait de réfuter « la présomption de l'impossibilité des autorités de son pays de le protéger, en présentant une preuve claire et convaincante » . En effet, de l'avis de la Commission, « l'État n'étant pas l'agent persécuteur, le demandeur aurait dû pousser plus loin sa demande de protection aux autorités de son pays » . Et la Commissionde préciser dans ses motifs : « À moins qu'il ne soit lui-même un terroriste... il aurait pu obtenir l'aide des autorités de son pays » .

ANALYSE

[7]         Dans Chaves c. Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 232 aux paras. 9-11 (C.F.) (QL), 2005 CF 193, Mme la juge Tremblay-Lamer a conclu, après avoir fait une étude exhaustive de la jurisprudence et des critères pragmatiques et fonctionnels, que la norme de contrôle applicable aux questions touchant la protection de l'État est celle de la décision raisonnable simpliciter. Je suis d'accord avec son analyse.

[8]         La Courd'appel fédérale a statué, dans l'arrêt Villafranca, précité, au paragraphe 6 :

Il n'est pas facile de se décharger de l'obligation de prouver que l'on ne peut pas se réclamer de la protection de son propre pays. Le test applicable est objectif, le demandeur étant tenu de démontrer qu'il lui est physiquement impossible de rechercher l'aide de son gouvernement (ce n'est clairement pas le cas ici) ou que le gouvernement lui-même ne peut d'une façon quelconque la lui accorder.

[9]         Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689 au para. 49, 153 N.R. 321, la Cour suprême du Canada a conclu que lorsque la protection de l'État pouvait être raisonnablement assurée, la Commission peut tirer une inférence défavorable en se fondant sur l'omission du demandeur de solliciter la protection de l'État :

Comme Hathaway, je préfère formuler cet aspect du critère de crainte de persécution comme suit: l'omission du demandeur de s'adresser à l'État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l'État [TRADUCTION] « aurait pu raisonnablement être assurée » .    En d'autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l'expression « réfugié au sens de la Convention » s'il est objectivement déraisonnable qu'il n'ait pas sollicité la protection de son pays d'origine; autrement, le demandeur n'a pas vraiment à s'adresser à l'État.

[10]       Dans Kadenko, précité, on peut lire au paragraphe 5 :

Lorsque l'État en cause est un état démocratique comme en l'espèce, le revendicateur doit aller plus loin que de simplement démontrer qu'il s'est adressé à certains membres du corps policier et que ses démarches ont été infructueuses. Le fardeau de preuve qui incombe au revendicateur est en quelque sorte directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l'État en cause: plus les institutions de l'État seront démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s'offrent à lui (voir Ministre de l'Emploi et de l'Immigration c. Satiacum (1989), 99 N.R. 171, 176 (C.A.F.), approuvé par Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, 725).

[11]       En l'espèce, le procureur du demandeur soutient qu'il n'était pas objectivement déraisonnable, pour le demandeur, de ne pas faire appel à la police, qui aurait pu le soupçonner d'appartenir ou de s'associer à une organisation terroriste. Il soutient aussi que le demandeur n'avait pas à démontrer que les autorités indiennes étaient dans l'impossibilité de le protéger; il lui suffisait de démontrer qu'il n'était pas déraisonnable dans les circonstances de ne pas avoir voulu demander la protection des autorités indiennes.

[12]       De son côté, le procureur du défendeur qui s'appuie sur la jurisprudence citée plus haut, soutient qu'en l'absence d'un effondrement complet de l'appareil étatique, il y a lieu de présumer que l'État est capable de protéger le demandeur. À ce chapitre, il souligne que le demandeur ne craint pas la police mais plutôt les militants de BK. Or, la preuve documentaire démontre que l'État indien combat le terrorisme et qu'il est capable de protéger ses ressortissants. Le demandeur est dans une situation différente de son frère cadet qui a été assassiné par les militants de BK. Il aurait dû s'adresser à la police lorsqu'il a été menacé par des militants de BK. Le procureur du défendeur fait valoir que la Commission a considéré les explications du demandeur pour ne pas porter plainte à la police. Même si la formulation du test est quelque peu maladroite, la Commission a appliqué le bon test. De plus, selon le procureur du défendeur, la Commission n'était pas ici tenue de traiter spécifiquement de l'article 97 de la Loi.

[13]       La décision en cause m'apparaît déraisonnable. Je retiens l'ensemble des arguments présentés par le procureur du demandeur. Il est clair que la Commission a mal formulé le test qui est applicable en l'espèce en affirmant dans ses motifs qu'il incombait au demandeur « de rejeter la présomption de l'impossibilité des autorités de son pays de le protéger » (je souligne). Considérant le fait que la police n'avait pas voulu intervenir suite à la mort du frère cadet du demandeur et qu'elle pourrait le prendre pour un sympathisant des militants de BK, la Commission devait plutôt se demander s'il était objectivement déraisonnable qu'il n'ait pas sollicité la protection de son pays d'origine. La Commission n'a jamais répondu à cette question. D'autre part, le caractère fort laconique des motifs donnés par la Commission et l'absence de toute analyse de la situation personnelle du demandeur m'empêchent de valider la conclusion générale de la Commission à l'effet que la demande de protection en vertu des articles 96 et 97 de la Loi n'est pas fondée. La Commission suggère à tort que si le demandeur n'est pas terroriste, il peut obtenir l'aide de la police. Or, le demandeur n'a pas à être un terroriste, il suffisait que la police ait des raisons de croire qu'il puisse être un terroriste. Et comme son frère cadet était et avait été associé avec les terroristes, il était raisonnable pour le demandeur de suggérer à la Commission que la police pouvait avoir des raisons de l'associer au même groupe terroriste auquel son frère cadet avait appartenu. D'ailleurs, il semble bien que les autorités canadiennes aient voulu s'assurer ici que le demandeur n'était pas lié à des militants de BK. De plus, le demandeur avait témoigné que la police n'avait rien fait pour protéger son frère de telle sorte qu'il a été assassiné par les militants de BK qui voyait en lui un traître. En conclusion, il n'était pas déraisonnable pour le demandeur de ne pas s'adresser aux autorités de son pays et la décision de la Commission doit être cassée en conséquence.


ORDONNANCE

LA COUR ACCUEILLEla demande de contrôle judiciaire, annule la décision rendue le 27 juillet 2005 et retourne le dossier à la Commission pour redétermination par un autre membre. Aucune question d'importance générale ne se soulève en l'espèce et aucune ne sera certifiée par la Cour.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-5168-05

INTITULÉ :                                        Dilsher Singh Turna c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 6 février 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :                       Le 15 février 2006

COMPARUTIONS:

Me Michel Le Brun

POUR LE DEMANDEUR

Me Ian Demers

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Me Michel Le Brun

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

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