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Date : 20050422

Dossier : IMM-6613-04

Référence : 2005 CF 549

Ottawa, (Ontario), vendredi le 22ième jour d'avril 2005

Présent:         L'honorable juge François Lemieux

ENTRE :

                                            MOHAMED LEMINE OULD SALECK

                                                                                                                    Partie demanderesse

                                                                          - et -

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                         ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                      Partie défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Mohamed Lemine Ould Saleck (le « demandeur » ), citoyen de la Mauritanie, âgé de 44 ans, invoque plusieurs moyens à l'encontre de la décision du 28 juin 2004 de la Section de la protection des réfugiés (le « tribunal » ou « SPR » ) refusant de lui reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger.


[2]                Parmi ces moyens, le demandeur cite: (1) la partialité du tribunal; (2) bris de l'équité procédurale à cause des multiples interventions du Président du tribunal; (3) conclusion abusive qu'il n'était pas un témoin crédible; (4) utilisation de renseignements par le tribunal de sa connaissance spécialisée sans lui donner la possibilité de faire des observations; et (5) analyse erronée quant à la manifestation le 30 mai 2003 devant l'ambassade de la Mauritanie à Ottawa, fondement de sa prétention qu'il était un réfugié sur place.

[3]                Je n'ai pas à trancher tous ces moyens étant convaincu que le tribunal a commis plusieurs erreurs reliées à son analyse concernant la manifestation à Ottawa, erreurs qui justifient à elles seules que la décision du tribunal soit cassée.

[4]                Le tribunal s'exprime comme suit au sujet de la manifestation à Ottawa:


Avec d'autres personnes, le demandeur a participé à une manifestation le 30 mai 2003 entre 12 h et 13 h face à l'ambassade de Mauritanie à Ottawa. Il a ainsi soumis une liste de treize personnes ayant pris part à cette manifestation. Le tribunal lui a signalé qu'il se rappelle avoir entendu dans d'autres causes que les treize personnes sont des demandeurs d'asile mauritaniens. Ceci est expressément mentionné dans la décision et les motifs de ce tribunal relatif au dossier MA2-06526. De plus, la banque de données de la Commission, « STAR » , confirme que douze des treize noms ont des demandes de protection déposées à Montréal. Le tribunal ne peut que trouver suspecte cette manifestation à Ottawa. Premièrement, parce que depuis son arrivée au Canada en décembre 2002, c'est la seule activité politique publique à laquelle le demandeur a pris part. Deuxièmement, cette manifestation a réuni douze demandeurs sur treize participants. Troisièmement, la seule autre expression publique de ses opinions politiques remontrait, d'après lui, au jour où il avait assisté au Kentucky à une « manifestation interne » durant laquelle un opposant mauritanien a été accueilli, alors que le demandeur a résidé aux États-Unis depuis 1996. Dans un amendement à son FRP soumis le 1er octore 2003, le demandeur a allégué que les photos de la manifestation à Ottawa sont apparues dans Internet. Cependant, jusqu'à la fin de son audience du 7 mai 2004, il n'avait fourni aucune preuve à cet effet. Il a expliqué que les photos ont été publiées une semaine après la manifestation à Ottawa. Ceci n'explique évidemment pas pourquoi ces photos, publiées sur Internet, n'ont pas été soumises à l'audience. Ce n'est qu'à la dernière séance accordée à son conseil, consacrée à écouter les soumissions orales de celle-ci, que le demandeur a présenté des copies de pages Internet contenant les photos de la manifestation à Ottawa. Le tribunal lui a signalé qu'à la fin de l'audience du 7 mai 2004, il n'a pu réussir à retrouver les photos de la manifestation sur Internet. Il a rétorqué que les photos ne sont pas gardées ad vitam aeternam. En fait, un simple regard à la page de garde montre qu'il s'agit en réalité d'une transmission d'un message électronique contenant lesdites photos en pièces jointes. La volonté de tromper le tribunal est évidente. En conséquence, le tribunal est d'avis que le demandeur n'est pas un témoin crédible et qu'il ne s'est pas déchargé de la preuve d'établir que sa participation à la manifestation d'Ottawa est arrivée à la connaissance des autorités de son pays. [Je souligne]

[5]                Après lecture des notes sténographiques des audiences du tribunal tenues le 19 septembre 2003, le 24 février 2004, le 7 et le 10 mai 2004, j'estime que la décision du tribunal enfreint les dispositions de l'article 18.1(4)(d) de la Loi sur les Cours fédérales ainsi que le paragraphe 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés ( « Règles de la SPR » ) quant à l'utilisation par un tribunal de connaissances spécialisées. Ces dispositions se lisent comme suit:


18.1(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l'office fédéral, selon le cas_:

. . .

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose; [je souligne]

18.1(4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

. . .

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

18. Avant d'utiliser un renseignement ou une opinion qui est du ressort de sa spécialisation, la Section en avise le demandeur d'asile ou la personne protégée et le ministre - si celui-ci est présent à l'audience - et leur donne la possibilité de :

a) faire des observations sur la fiabilité et l'utilisation du renseignement ou de l'opinion;

b) fournir des éléments de preuve à l'appui de leurs observations. [je souligne]

18. Before using any information or opinion that is within its specialized knowledge, the Division must notify the claimant or protected person, and the Minister if the Minister is present at the hearing, and give them a chance to

(a) make representations on the reliability and use of the information or opinion; and

(b) give evidence in support of their representations.


[6]                Le contexte dans lequel la manifestation s'est déroulée est important. Selon le demandeur, le gouvernement Mauritanien aurait pris connaissance de sa participation à cette manifestation et l'aurait soupçonné de commanditer la tentative du coup d'État qui a eu lieu six jours plus tard. Suite à cette tentative de coup d'État, les autorités mauritaniennes auraient questionné sa famille sur ses liens avec les insurgents.

[7]                Il est évident que le tribunal avait de sérieuses réserves à savoir si les photos de la manifestation avaient été publiées sur Internet de façon à être généralement accessibles. (Notes sténographiques du tribunal de l'audience du 10 mai 2003, dossier du tribunal, pages 344, 349, 353 et 354 ainsi que les notes sténographiques du tribunal de l'audience du 7 mai 2003, dossier du tribunal pages 380, 381, 382, 383, 410 et 411.)

[8]                Au début de l'audience du 10 mai 2003, le tribunal avise la procureure du demandeur (dossier du tribunal page 344) que « j'ai cherché personnellement ces photos moi sur Internet le... le vendredi quand on a terminé l'audience et je les avais pas trouvées... » à quoi la conseillère répond « mais c'est bien identifié que c'est le site Internet. C'est bien identifié au bas que ça a été puisé sur Internet » intervention qui amène le tribunal à répondre « Maître, je... je crois dire sans prétention que je m'y connais... bien en... en informatique » .


[9]                Tel que mentionné, le tribunal a utilisé sa connaissance personnelle pour conclure que les photos de la manifestation n'ont jamais paru sur Internet puisqu' « un simple regard à la page de garde montre qu'il s'agit en réalité d'une transmission d'un message électronique contenant lesdites photos en pièces jointes » .

[10]            À mon avis, trois erreurs se dégagent de l'analyse du tribunal sur la question de savoir si les autorités en Mauritanie savaient que le demandeur avait manifesté contre le régime le 30 mai 2003 à Ottawa.

[11]            Premièrement, l'article 18 des Règles de la SPR exige qu'avant d'utiliser un renseignement qui ressort de sa spécialisation la Section doit en aviser le demandeur d'asile et lui donner la possibilité de faire des observations sur la fiabilité et l'utilisation du renseignement.

[12]            Le dossier du tribunal démontre clairement que le tribunal n'a pas indiqué au demandeur et sa conseillère que, d'après sa connaissance spécialisée en informatique, la pièce P-18 intitulée « Yahoo ! France Groupes forum de la Diaspora pour une Mauritanie unie et prospère - Coalition pour le changement » message 2070 / 2550 du 5 juin 2003, ayant pour objet « Photos de la manifestation à Ottawa (30/05/03) » , n'était en réalité qu'une transmission d'un message électronique contenant lesdites photos en pièces jointes et donc non-accessibles généralement. Cette conclusion du tribunal n'a été connue du demandeur et de sa conseillère qu'au moment de lire la décision rendue.

[13]            Le but visé par l'article 18 des Règles de SPR repose sur l'équité procédurale et l'administration de la preuve. Le tribunal devait permettre au demandeur de lui démontrer que sa conclusion à l'effet que les documents présentés constituaient des messages électroniques et non pas une reproduction d'une page web accessible au grand public, fondée sur sa connaissance personnelle d'Internet, était possiblement inexacte. Confronté, le demandeur ou sa conseillère, aurait peut-être pu illustrer au tribunal que Yahoo ! France Groupes hébergeait un forum de discussions intitulé « ForumDiaspora » sur Internet et donc, que les photos jointes étaient généralement accessibles au public.

[14]            Deuxièmement, il importe de préciser que le document émanant de Yahoo ! France - Groupes n'était pas la seule preuve sur le point. Le demandeur avait déposé en preuve un message intitulé « MAURITANIE-NET archives - May 2003, Week 5 » faisant état du déroulement de la manifestation à Ottawa et avisant que « les photos de la manifestation seront disponibles dans les prochains jours » (dossier du tribunal, page 129). Le tribunal a ignoré cette preuve qui démontre que Mauritanie-Net était un site Internet généralement accessible au public et non pas un service de messagerie électronique.


[15]            Troisièmement, et plus fondamentalement, le tribunal a ignoré la preuve établissant que les photos de la manifestation, publiées ou non sur Yahoo ! France Groupes, n'étaient pas les seules photos portant sur l'identité du demandeur comme opposant du régime. Le demandeur a témoigné (dossier du tribunal, page 364) que « ... après le... le coup d'État, la tentative du coup d'État en Mauritanie, nos noms étaient donnés aux Services de renseignements en Mauritanie avec nos photos ... » photos prises à l'ambassade de la Mauritanie à Ottawa par des gens de l'ambassade (dossier du tribunal, page 374). En réponse à une question posée par le Président du tribunal, le demandeur suggère deux moyens par lesquels les agents de la Mauritanie pouvaient l'identifier. Au dossier du tribunal, page 410, il répond « j'avais ces deux probabilités, c'est-à-dire qu'il y avait la probabilité que ça soit sur... à partir d'Internet qu'ils ont eu la photo, il y avait aussi la probabilité que ce soit transmis par l'ambassade. Je ne sais pas parmi... quelle était leur source » .

[16]            À mon avis, le tribunal devait commenter cette preuve et ne pouvait simplement pas l'ignorer. Cette preuve visait le coeur de sa revendication de réfugié sur place et le fondement de sa crainte des autorités en Mauritanie.


                                        ORDONNANCE                                                    

LA COUR ORDONNE que:

Cette demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du tribunal est cassée et la revendication du demandeur doit être ré-examinée par une formation différente. Aucune question à être certifiée n'a été proposée.

« François Lemieux »

                                                                                                                                                                   

                                                                                                  J u g e   


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                     

DOSSIER :                IMM-6613-04

INTITULÉ :               Mohamed Lemire Ould Saleck v. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Montréal, Québec

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 11 janvier 2005

MOTIFS de l'ordonnance :               Le juge Lemieux

DATE DES MOTIFS :                                   le 22 avril 2005

COMPARUTIONS :

Me Marie José L'Ecuyer                                               POUR LE DEMANDEUR

Me Alexandre Tavadian                                                 POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Marie José L'Ecuyer                                               POUR LE DEMANDEUR

10, rue Notre-Dame est

Montréal, Québec H2Y 1B7

John H. Sims                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal, Québec

                                


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