Dossier : T-2134-23
Référence : 2024 CF 1280
Ottawa (Ontario), le 16 août 2024
En présence de l’honorable juge Pamel
ENTRE :
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MICHAEL MOREAU
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demandeur |
et
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SA MAJESTÉ LE ROI (COMMISSION DES LIBÉRATIONS CONDITIONNELLES DU CANADA) |
défendeur |
ORDONNANCE ET MOTIFS
I. Nature de l’affaire
[1] Dans le cadre de ses fonctions à titre de superviseur au sein de la Commission des libérations conditionnelles du Canada [CLC], le demandeur, M. Michel Moreau, a demandé qu’une étudiante embauchée par la CLC dans le cadre du Programme fédéral d’expérience de travail étudiant suive une formation de langue seconde. Le 8 août 2023, il a été informé du refus de la CLC à l’égard de cette demande. Il semble que, selon une directive financière qui régit l’utilisation des fonds prévus à cet effet, la formation linguistique ne soit offerte que pour les employés indéterminés et à plus long terme, et non pour les étudiants employés dans le cadre d’un programme d’emploi pour étudiants. Le même jour, M. Moreau a déposé une plainte auprès du Commissaire aux langues officielles [Commissaire] concernant le refus de son employeur, en vertu de l’article 58 de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl) [Loi]. Le 9 août 2023, le Commissaire a communiqué à M. Moreau son refus d’instruire la plainte; je présume ce fait par application du paragraphe 58(5) de la Loi, car la décision elle-même ne figure pas dans le dossier à ce stade de la procédure.
[2] Le 10 octobre 2023, M. Moreau, qui n’est pas représenté par un avocat, a déposé auprès de la Cour un avis de demande en vertu de l’article 77 de la Loi. Le 15 novembre 2023, le procureur général du Canada [PGC], au nom de la CLC, a déposé une requête en radiation, soutenant notamment que la demande de M. Moreau était en fait une demande de contrôle judiciaire déguisée, que M. Moreau n’a pas qualité pour présenter une telle demande, que la demande était tardive et que le caractère de l’avis de demande était vague et imprécis. Le PGC a ainsi demandé à la Cour de radier l’avis de demande de M. Moreau ou, subsidiairement, d’ordonner à M. Moreau de produire un avis de demande modifié énonçant précisément les motifs à l’appui.
[3] Le 30 janvier 2024, madame la juge Ngo de notre Cour a accueilli en partie la requête et a ordonné à M. Moreau, au moyen d’une requête en ce sens, de modifier son avis de demande et d’y clarifier la nature du recours intenté. Plus précisément, elle a demandé à M. Moreau de préciser si son recours est une demande de contrôle judiciaire ou un recours présenté en vertu de l’article 77 de la Loi, et elle lui a également ordonné de préciser ses allégations afin de permettre au PGC d’y répondre. Cependant, la Cour a par ailleurs précisé que son ordonnance ne touchait pas le droit de la CLC de prendre toute autre mesure qu’elle jugerait nécessaire dans les circonstances.
[4] Or, devant moi, M. Moreau présente une requête en autorisation de modifier son acte introductif d’instance. Il s’est prévalu du recours prévu à l’article 77 de la Loi. De plus, M. Moreau soutient que ses propres droits linguistiques ont été brimés par la CLC lorsqu’elle a refusé d’accorder de la formation linguistique à son étudiante – soit une employée embauchée dans le cadre d’un programme d’emploi pour étudiants – et que cela constitue une violation de la Loi. Il prétend qu’il s’agit d’un débat portant sur la nouvelle partie VII de la Loi, particulièrement sur le sous-alinéa 41(6)c)(i). En somme, M. Moreau allègue que le nouvel article 41 de la Loi – en vigueur depuis le 20 juin 2023 – crée une obligation chez l’employeur d’accorder de la formation linguistique à tous ses employés et que la CLC a entravé son pouvoir discrétionnaire en se conformant aveuglément à sa directive financière et en ne prenant pas en considération les valeurs consacrées par le paragraphe 16(1) de la Charte canadienne des droits et libertés [Charte].
[5] Pour sa part, la CLC prétend que le recours de M. Moreau est manifestement voué à l’échec parce que les faits qu’il allègue, même en les tenant pour avérés, ne peuvent fonder la demande telle que reformulée. La CLC soutient que les faits allégués dans l’avis de demande modifié ne sont pas susceptibles de constituer un manquement aux dispositions de la Loi et qu’au surplus, certaines des réparations demandées dans l’avis de demande modifié demeurent propres aux demandes de contrôle judiciaire ou n’ont aucune possibilité raisonnable d’être octroyées dans le cadre du présent recours visant un manquement à la partie VII de la Loi. Ainsi, la CLC demande à la Cour de rejeter la requête de M. Moreau en autorisation de déposer l’avis de demande modifié, ce qui entraînerait le rejet de la demande dans son ensemble.
[6] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la présente requête doit être accueillie, car M. Moreau a démontré que son avis de demande modifié présente une possibilité raisonnable de succès.
II. Observations préliminaires
[7] Les dispositions applicables en l’espèce sont reproduites à l’annexe de ma décision. La Cour a autorisé M. Moreau à déposer une requête en modification de son acte introductif d’instance. La CLC s’oppose à cette requête. Par conséquent, je peux décider de rejeter simplement la requête de M. Moreau, ce qui laisserait intact son acte introductif tel qu’il est déjà déposé. Cependant, la CLC me demande non seulement de refuser les modifications proposées par M. Moreau, mais aussi de radier la demande dans son intégralité, ce qui équivaut à une requête en radiation. Par souci de simplicité, je traite l’affaire de cette manière.
III. Analyse
A. Principes généraux
[8] Les requêtes en modification d’actes de procédure sont régies par l’article 75 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. La modification d’un acte de procédure est assujettie au critère de la possibilité raisonnable de succès. D’après la Cour d’appel fédérale, « l’absence d’une possibilité raisonnable de succès constitue un motif reconnu pour lequel les tribunaux peuvent rejeter une requête en modification »
(Teva Canada Limited c Gilead Sciences Inc., 2016 CAF 176 [Teva] au para 29). Quoique plusieurs décisions traitent du sens de l’expression « possibilité raisonnable de succès » dans l’examen de requêtes en radiation de demandes, la Cour d’appel fédéral, dans l’arrêt Bauer Hockey Corp. c Sport Maska inc. (Reebok-CCM Hockey), 2014 CAF 158 au para 16, en a étendu l’emploi à l’examen de requêtes en modification des actes de procédure (Teva au para 29).
[9] Pour décider si une modification présente une possibilité raisonnable de succès, « il faut examiner ses chances dans le contexte du droit et du processus judiciaire et adopter un point de vue réaliste »
: Teva au para 30; R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 RCS 45 [Imperial Tobacco] au para 25. Le critère permettant d’évaluer si les actes de procédure révèlent une cause d’action raisonnable consiste à déterminer s’il est « évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que chacune des demandes formulées par les demandeurs ne révèle aucune cause d’action raisonnable »
: Société des loteries de l’Atlantique c Babstock, 2020 CSC 19 [Babstock] au para 14; Jensen c Samsung Electronics Co. Ltd, 2023 CAF 89 [Jensen CAF] au para 15. En bref, « si une demande n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie, elle ne devrait pas pouvoir suivre son cours »
(Babstock au para 14).
[10] Lorsqu’elle applique ce critère, la Cour se concentre sur les actes de procédure et non sur la preuve (Imperial Tobacco au para 23; Jensen CAF au para 52). Ces actes de procédures doivent être lus de manière généreuse, holistique et pratique, en vue de « permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable »
(Imperial Tobacco au para 21; Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 au para 34; Mancuso c Canada (Santé nationale et Bien-être social), 2015 CAF 227 au para 18).
[11] De plus, une demande fondée sur l’article 77 de la Loi soulève deux questions : (i) est-ce que la plainte était bien fondée au moment où elle a été déposée en raison d’un manquement à la Loi? (ii) Le cas échéant, quelle est la réparation convenable et juste eu égard aux circonstances au moment du procès? (Forum des maires de la Péninsule acadienne c Canada (Agence d’inspection des aliments), 2004 CAF 263, [2004] 4 RCF 276 [Forum des maires] au para 53.)
[12] Finalement, l’obligation prévue à la partie VII de la Loi se prête à une analyse en deux temps. Les institutions fédérales doivent d’abord être sensibles à la situation particulière des diverses minorités de langues officielles du pays et déterminer l’impact des décisions et des initiatives qu’elles sont appelées à prendre les concernant. Dans un deuxième temps, les institutions fédérales doivent, dans la mise en œuvre de leurs décisions et initiatives, agir, dans la mesure du possible, afin de favoriser l’épanouissement de ces minorités ou, dans le cas où ces décisions et initiatives sont susceptibles d’avoir un impact négatif, agir, dans la mesure du possible, afin de pallier ou atténuer ces répercussions négatives (Canada (Commissaire aux langues officielles) c Canada (Emploi et Développement social), 2022 CAF 14 [Commissaire] au para 163).
B. Possibilité raisonnable de succès
[13] En l’espèce, la CLC soutient que l’affirmation de M. Moreau selon laquelle l’article 41 de la Loi crée une obligation chez l’employeur de fournir de la formation linguistique à tous ses employés n’a aucune possibilité raisonnable de succès, car M. Moreau ne vise aucune mesure positive pour les minorités francophones et anglophones qui serait assujettie à la partie VII de la Loi et qu’il commet une erreur en s’attaquant à la façon dont une institution fédérale a mis en œuvre une mesure à l’égard d’un individu, et non à la mesure elle-même.
[14] Selon M. Moreau, la mesure positive est la formation en langue seconde offerte aux fonctionnaires fédéraux. M. Moreau soutient que ce sont les critères d’admissibilité pour la formation en langue seconde (un processus décisionnel) qui contreviennent au sous-alinéa 41(6)c)(i) de la Loi. Il avance en particulier que cet article crée une obligation de la part du gouvernement fédéral d’offrir de la formation en langue seconde à tous ses employés au sens de l’article 33.1 de la partie V de la Loi.
[15] Bien que l’argument de M. Moreau doive être affiné, je ne peux pas dire qu’il soit voué à l’échec. La question n’est pas de savoir si la CLC a une obligation en vertu de l’article 41 de la Loi; il est clair qu’elle en a une, car il incombe aux institutions fédérales – en l’espèce la CLC – de veiller à ce que les engagements du gouvernement fédéral en ce qui concerne l’épanouissement des minorités et la promotion du français et de l’anglais, la protection et la promotion du français, ainsi que l’apprentissage dans la langue de la minorité, lesquels sont énoncés aux paragraphes 41(1) à 41(3) de la Loi et conformes aux objectifs de la Loi figurant à l’article 2, soient mis en œuvre par la prise de mesures positives (paragraphe 41(5) de la Loi) (Commissaire aux para 139-141).
[16] La CLC a raison de dire que M. Moreau ne s’attaque pas à la mesure positive elle-même – soit la formation en langue seconde offerte aux fonctionnaires fédéraux –, mais simplement à la mise en œuvre de la mesure à l’égard d’un individu par une institution fédérale, une mise en œuvre qui prévoit l’exclusion de certains employés de la CLC. Mais c’est exactement le point que M. Moreau fait valoir : il soutient que ce sont les critères d’admissibilité pour la formation en langue seconde eux-mêmes (un processus décisionnel) qui contreviennent au sous-alinéa 41(6)c)(i) de la Loi et à son esprit. Pour ma part, il est clair que c’est par la prise de mesures positives que les institutions fédérales sont invitées à agir afin de mobiliser l’administration fédérale et de l’utiliser pour favoriser l’objet de la Loi dans le cadre des décisions et initiatives qu’elles sont appelées à prendre (Commissaire au para 142). Des mesures positives n’auraient pas de sens si leur mise en œuvre ne permettait pas d’atteindre le seuil minimal nécessaire pour satisfaire à l’obligation de l’institution fédérale telle qu’elle est énoncée au paragraphe 41(5) de la Loi.
[17] Quoi qu’il en soit, il me semble que M. Moreau devrait avoir l’occasion de présenter ses arguments devant la Cour.
[18] En outre, la CLC note que c’est la partie V de la Loi, et non la partie VII, qui traite des droits et obligations en matière de langue de travail dans la fonction publique fédérale, de sorte que M. Moreau aurait dû alléguer une violation de cette partie. Or, il ne le fait pas. De plus, la CLC invoque la décision Picard c Canada (Commissaire aux brevets), 2010 CF 86 [Picard] au paragraphe 77, pour dire que M. Moreau ne peut passer par la partie VII pour élargir une obligation qui existe ailleurs dans la Loi, et dans ce cas, créer une obligation d’octroyer de la formation de langue seconde à l’ensemble de la fonction publique fédérale.
[19] Pour sa part, M. Moreau soutient que, contrairement à ce qu’affirme la CLC, son recours vise une violation de la partie V de la Loi, car il porte sur la définition d’« employé » qui est utilisée dans cette partie. M. Moreau soutient que cette définition est intimement liée au recours contre la CLC formé en vertu de la partie VII ainsi qu’au contexte factuel : l’étudiante en question s’est vue refuser de la formation linguistique puisqu’elle n’est pas réputée être une employée en vertu de la directive contestée. M. Moreau soutient qu’il ne peut fonder son recours sur le paragraphe 34(2) de la Loi, tel que l’affirme la CLC, car cette disposition ne s’applique pas aux étudiants et, de toute manière, n’est qu’un « principe ». M. Moreau affirme qu’il ne tente pas de « faire renaître les obligations » d’une autre partie de la Loi en se basant partiellement sur la partie VII de la Loi, mais qu’il propose que la partie VII peut pallier un manquement de la partie V.
[20] Je ne souscris pas à l’argument de la CLC selon lequel c’est seulement la partie V de la Loi qui traite des droits et obligations en matière de langue de travail et que M. Moreau tente de faire appliquer indirectement la partie V à travers la partie VII. Premièrement, je note que le principe exposé dans Picard, cité par la CLC, porte sur la réparation, et non la cause d’action. De plus, je pense qu’il y a une distinction à faire entre la langue de travail telle que visée à la partie V et l’obligation positive de fournir des formations linguistiques telle qu’énoncée à la partie VII. Le fait que la CLC a potentiellement manqué à l’une de ses obligations positives de fournir des formations linguistiques dans le contexte du travail peut n’être qu’une coïncidence dans ce contexte. Mais surtout, ce genre d’argument de la part de M. Moreau n’est pas manifestement voué à l’échec et pourrait être entendu lors d’une audience sur le fond.
[21] Enfin, la CLC soutient que la partie VII n’impose pas la prise de mesures positives précises. Au contraire, la liste au paragraphe 41(6) de la Loi serait une simple liste d’exemples d’objectifs qui ne sont pas des mesures positives spécifiques imposées par le législateur, mais plutôt un processus que les institutions fédérales doivent suivre pour déterminer quelles mesures prendre. Les dispositions de l’article 41 de la Loi, selon la CLC, indiquent donc que les institutions fédérales peuvent prendre des mesures positives visant l’apprentissage de l’une ou l’autre des deux langues officielles.
[22] Pour sa part, M. Moreau soutient que la partie VII de la Loi impose la prise de mesures positives spécifiques. Pour faire valoir cet argument, il se base sur les paragraphes 41(1) à (3) et 41(5) de la Loi. Plus précisément, il interprète le paragraphe 41(3) comme visant tout apprentissage dans la langue de la minorité, peu importe la langue de la personne qui bénéficiera de cet apprentissage. M. Moreau soutient aussi que le sous-alinéa 41(6)c)(i) est une mesure précise, et non un exemple d’objectif. Ainsi, le gouvernement serait obligé de promouvoir et d’appuyer l’apprentissage du français.
[23] Le point soulevé par M. Moreau est tout à fait défendable.
[24] En conséquence, et en ce qui concerne la première partie de la contestation par la CLC de la demande de modification de M. Moreau, je ne peux pas être d’accord avec la CLC pour dire que les arguments de M. Moreau, tels qu’ils sont exposés dans la demande modifiée, sont voués à l’échec. Pour conclure sur ce point, je constate que M. Moreau note que la CLC est muette à l’égard de son allégation selon laquelle elle n’aurait pas pris en considération les valeurs consacrées par le paragraphe 16(1) de la Charte. C’est une bonne observation. Tel que l’énonce la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Commissaire :
[136] Bien entendu, la protection constitutionnelle accordée par l’article 23 de la Charte n’est pas la même que celle de la partie VII de la LLO et il faut se garder de les confondre. Il n’en demeure pas moins que la LLO a un statut privilégié et une portée considérable, en ce qu’elle encadre des situations qui mettent en jeu « la vie des communautés linguistiques et la perception que celles-ci ont de leur avenir » (Solski, au paragraphe 4). Vu le rôle primordial que joue la partie VII dans la promotion du bilinguisme (Lavigne CSC, au paragraphe 23), contrer l’érosion des communautés linguistiques fait aussi partie des objectifs qui doivent orienter les « mesures positives » prises en vertu du paragraphe 41(2).
C. Possibilité raisonnable d’obtenir des réparations
[25] Subsidiairement, la CLC prétend que, parmi la panoplie de réparations demandées, certaines devraient être radiées parce qu’elles demeurent propres au contrôle judiciaire ou ne sont pas pertinentes au regard des allégations de M. Moreau visant la partie VII de la Loi, et qu’ainsi, il n’y a pas de possibilité raisonnable que ces réparations soient octroyées. Elle note que les réparations octroyées en vertu du paragraphe 77(4) de la Loi pour un manquement à la partie VII ne seront pas nécessairement les mêmes que celles octroyées pour un manquement visant d’autres parties, telle la partie V, et que les réparations visant des manquements à la partie VII doivent être adaptées à la nature des obligations qui y sont prévues.
[26] Lorsque la Cour est d’avis qu’une institution fédérale ne se conforme pas à la Loi, le paragraphe 77(4) de celle-ci l’autorise à octroyer la réparation qu’elle « estime convenable et juste eu égard aux circonstances »
. Ce pouvoir est large et discrétionnaire (Commissaire au para 190). Il permet aux tribunaux d’ordonner au gouvernement de prendre des mesures précises, avec une certaine déférence :
[75] Comme je l’affirmais ci-haut, à mon avis, une violation de la partie VII de la Loi sur les langues officielles ne peut entraîner les mêmes réparations que celles des parties I à V de celle-ci. Décider autrement reviendrait à anéantir la différence entre ces dispositions et à nier l’effet des limites précises que les parties I à V posent aux obligations du gouvernement en matière de bilinguisme. De plus, je conviens avec les défendeurs que les décisions des institutions fédérales destinées à donner suite à l’engagement du gouvernement en vertu de la partie VII ont droit à une certaine déférence des tribunaux.
[76] Cependant, elles ne sauraient être déterminantes ; autrement, pourquoi le Parlement aurait-il rendu ces dispositions justiciables ? Décider que les tribunaux n’ont pas le pouvoir de rendre des ordonnances forçant le gouvernement à prendre des mesures spécifiques pour rectifier des manquements aux obligations qui lui incombent de par la partie VII rendrait le choix fait par le Parlement de lui « donner des dents » en la rendant justiciable inutile et sans effet.
Picard aux para 75-76.
[27] Or, la CLC soutient que, si la Cour lui ordonnait de modifier sa directive, elle ferait fi du cadre discrétionnaire établi dans la Loi, qui permet aux institutions fédérales de choisir les mesures positives. D’après la CLC, ceci s’apparenterait à une ordonnance dans laquelle la Cour dicterait à l’institution fédérale comment exercer son pouvoir discrétionnaire en élaborant sa directive financière. Elle se fonde sur l’arrêt Commissaire (aux para 140, 142) pour affirmer que cette demande de réparation ignore le principe voulant que les institutions aient la discrétion de choisir les mesures appropriées pour cette mise en œuvre et n’a ainsi aucune chance raisonnable de succès.
[28] M. Moreau soutient qu’une ordonnance imposant la modification de la directive financière serait conforme à l’obligation de prendre la mesure précise prévue au sous-alinéa 41(6)c)(i). Il prétend que, puisque le sous-alinéa 41(6)c)(i) est une mesure positive obligatoire et non discrétionnaire, il serait approprié d’ordonner à la CLC de prendre cette mesure spécifique. De plus, il note que la Cour d’appel fédérale a déjà rendu une ordonnance obligatoire en vertu du paragraphe 77(4) de la Loi (Commissaire au para 195).
[29] Il est vrai que, tel que l’a souligné la CLC, une ordonnance de ce type est une ordonnance par laquelle la Cour dicterait à une institution fédérale comment exercer son pouvoir discrétionnaire et que, tel que l’indique la décision Picard au paragraphe 75, les décisions d’institutions fédérales ont droit à une certaine retenue. Cependant, si la Cour concluait sur le fond que la CLC a manqué à son obligation positive, il faudrait accorder des réparations. C’est d’autant plus vrai si la violation perdure (Picard au para 78; DesRochers c Canada (Industrie), 2009 CSC 8 au para 37; Forum des maires au para 20).
[30] La réparation demandée par M. Moreau n’est pas inusitée. La Cour a déjà ordonné à une institution fédérale de modifier un règlement, un accord ou une politique. Dans la décision Picard, la Cour a ordonné au défendeur de « rendre disponibles dans les deux langues officielles les abrégés des brevets »
(Picard au para 79 [soulignement omis]). C’était un compromis, car le demandeur aurait voulu « une série de déclarations visant à obliger le Bureau des brevets à rendre disponibles certaines parties des brevets […] dans les deux langues officielles »
(Picard au para 71). Dans l’arrêt Commissaire, la Cour d’appel a ordonné que les institutions fédérales mettent fin à l’entente qui allait à l’encontre des obligations positives qui leur incombaient au titre de la partie VII (Commissaire au para 195). Je laisse au juge du fond le soin de décider si cette réparation est accessible à M. Moreau s’il obtenait gain de cause.
[31] Deuxièmement, la CLC soutient qu’une ordonnance qui renverrait la décision au décideur administratif serait incompatible avec un recours intenté en vertu de la Loi. Elle note que cette ordonnance serait en tout point pareille à l’ordonnance demandée par le demandeur dans son avis de demande initial, soit « an order in the nature of certiorari remitting the decision to the Respondent for redetermination »
(une ordonnance de la nature du certiorari renvoyant la décision à la défenderesse pour nouvelle décision), que la Cour a déjà radié.
[32] Pour sa part, M. Moreau soutient qu’une ordonnance qui renverrait la décision au décideur est compatible avec un recours intenté en vertu de la Loi, invoquant le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [LCF]. Il note que, même si son recours n’est pas une demande de contrôle judiciaire, cette disposition s’applique, car le paragraphe 18(3) de la LCF n’empêche pas les recours prévus à l’article 24 de la Charte (Ewert c Canada, 2021 CF 1132 au para 24), alors que le paragraphe 77(4) de la Loi puise sa légitimité du paragraphe 24(1) de la Charte.
[33] Je suis d’accord avec la CLC que cette réparation subsidiaire n’est pas appropriée. Tel que l’a mentionné la juge Ngo dans son ordonnance de radiation, le recours prévu à l’article 77 de la Loi ne peut être assimilé à une demande de contrôle judiciaire au sens de l’article 18.1 de la LCF (Bossé c Canada (Agence de la santé publique), 2023 CAF 199 [Bossé] au para 15). La Cour, lorsqu’elle examine un recours présenté en vertu de l’article 77, ne s’intéresse pas au rapport du Commissaire, mais plutôt au bien-fondé de la plainte elle-même (Bossé au para 15). L’affaire est ainsi entendue de novo, et la décision de la Cour remplace celle du décideur. Ainsi, une ordonnance qui renverrait l’affaire au décideur n’est pas appropriée dans un tel recours.
[34] Enfin, la CLC soutient qu’une déclaration établissant que sa décision contrevient au sous-alinéa 41(6)c)(i) de la Loi serait une réparation inappropriée pour le manquement allégué. Ainsi, cette demande de réparation serait « vouée à l’échec », car M. Moreau conteste une décision à l’égard d’un individu et non l’omission d’adopter des mesures positives, et il « n’est pas approprié de demander un remède individuel à des obligations de porté[e] institutionnelle et collective »
.
[35] Pour sa part, M. Moreau allègue qu’une déclaration établissant que la décision de la CLC contrevient au sous-alinéa 41(6)c)(i) de la Loi constituerait une réparation appropriée pour le manquement allégué (Thibodeau c Air Canada, 2014 CSC 67 au para 132). M. Moreau soutient que son recours vise l’omission de la CLC d’adopter une mesure positive qui met en application le sous-alinéa 41(6)c)(i), soit la formation en langue seconde offerte à l’ensemble des fonctionnaires fédéraux. Ainsi, une déclaration établissant que la CLC a manqué à cette obligation serait une réparation appropriée. Il rappelle que le pouvoir discrétionnaire de la Cour est large et que la question de la réparation appropriée devrait être examinée sur le fond, et non dans une requête en radiation.
[36] Je ne souscris pas à l’argument de la CLC voulant que cette réparation n’ait aucune chance d’être octroyée au motif que le recours de M. Moreau ne viserait pas l’omission d’adopter une mesure positive. Comme je le mentionne plus haut, une lecture généreuse de l’avis de demande modifié permet de conclure que M. Moreau allègue que la politique de la CLC en ce qui a trait à la formation linguistique pour ses employés n’est pas suffisante pour satisfaire à son obligation de prendre des mesures positives. Ainsi, cette réparation serait appropriée.
IV. Conclusions
[37] Pour les motifs ci-dessus, je fais droit à la requête de M. Moreau, à ceci près que la demande d’annulation de la décision et de renvoi de l’affaire à la CLC pour réexamen doit être supprimée. M. Moreau ne sollicite pas les dépens.
ORDONNANCE au dossier T-2134-23
LA COUR ORDONNE ce qui suit :
La requête du demandeur visant à modifier son acte introductif d’instance est accueillie, cependant la réparation demandée au paragraphe 2 de l’acte introductif d’instance modifié demandant que la Cour renvoie l’affaire à la CLC pour réexamen est supprimée.
Le demandeur retirera cette réparation de sa demande et, dans les 10 jours, signifiera et déposera un nouvel acte introductif d’instance modifié.
Le tout sans dépens.
« Peter G. Pamel »
Juge
ANNEXE
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-2134-23 |
INTITULÉ :
|
MICHAEL MOREAU c SA MAJESTÉ LE ROI (COMMISSION DES LIBÉRATIONS CONDITIONNELLES DU CANADA) |
REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LE JUGE PAMEL |
DATE DES MOTIFS : |
LE 16 août 2024
|
COMPARUTIONS :
M. Michael Moreau |
le demandeur (POUR SON PROPRE COMPTE) |
Me Stéphanie Dion Me Sarah Rajguru |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
Pour le défendeur |