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Date : 20240903


Dossier : IMM-1784-23

Référence : 2024 CF 1354

Ottawa (Ontario), le 3 septembre 2024

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

TSHIBOLA MARGUERITE TSHIMUANGI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Décision

[1] Mme Tshibola Marguerite Tshimuangi, citoyenne de la République démocratique du Congo [RDC] et résidente permanente de l’Afrique du Sud, demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR], rendue le 12 janvier 2023 [Décision], dans laquelle la SAR rejette l’appel de Mme Tshimuangi et confirme la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR].

[2] La SAR confirme que Mme Tshimuangi est une personne visée à la section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 [Convention] et qu’elle n’a pas la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger.

[3] Devant la Cour, et tel qu’elle l’a confirmé lors de l’audience de la présente demande, Mme Tshimuangi ne conteste pas que les résidents permanents de l’Afrique du Sud possèdent essentiellement les mêmes droits que les citoyens de ce pays. Mme Tshimuangi soutient cependant que la SAR a erré fatalement (1) en analysant les allégations de crainte de persécution de Mme Tshimuangi en Afrique du Sud après avoir conclu que cette dernière est une personne visée par la section E de l’article premier de la Convention [Article 1E de la Convention]; et (2) dans l’analyse desdites allégations de crainte de persécution en Afrique du Sud.

[4] Mme Tshimuangi demande donc à la Cour de casser la Décision rendue par la SAR et de renvoyer l’affaire devant un panel différemment constitué pour reconsidération.

[5] Le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le Ministre], répond que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devrait être rejetée puisque, essentiellement, l’exclusion que la SAR a prononcée sous l’Article 1E de la Convention est raisonnable. Le Ministre soumet que (1) contrairement à ce qu’a fait la SPR, la SAR a analysé la crainte alléguée par Mme Tshimuangi envers l’Afrique du Sud, pays de résidence, avant de prononcer l’exclusion sous l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi sur l’immigration]; (2) il est raisonnable pour la SAR d’analyser la crainte alléguée par Mme Tshimuangi envers l’Afrique du Sud, son pays de résidence, afin de déterminer si elle est, ou non, visée par l’Article 1E de la Convention et exclue sous l’article 98 de la Loi sur l’immigration, puisque ceci répond aux objectifs de la Convention; et (3) à tout évènement, l’analyse de la crainte de persécution alléguée par Mme Tshimuangi en Afrique du Sud est raisonnable et le fait que la SAR l’ait examinée avant ou après avoir prononcé l’exclusion ne change pas le caractère raisonnable de sa Décision.

[6] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Tshimuangi sera accueillie.

[7] Les parties ont confirmé que l’article 98 de la Loi sur l’immigration ne permet pas l’examen des allégations de crainte d’un demandeur envers son pays de résidence après qu’il ait été déterminé que ledit demandeur est visé par l’Article 1E de la Convention et donc exclu en vertu de l’article 98 de la Loi sur l’immigration.

[8] Les parties ont aussi confirmé que la Loi sur l’immigration ne permet pas l’examen des allégations de crainte d’un demandeur envers son pays de résidence sous l’égide des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration puisque ces articles ne visent que le pays dont une personne a la nationalité (si elle a une nationalité).

[9] Or, la SAR, qui a confirmé sans réserve la décision de la SPR, a examiné la crainte alléguée par Mme Tshimuangi envers l’Afrique du Sud après avoir conclu que Mme Tshimuangi était visée par l’Article 1E de la Convention et après l’avoir exclue sous l’article 98 de la Loi sur l’immigration. Cette démarche est contraire au libellé clair de l’article 98 de la Loi sur l’immigration.

[10] Au surplus, et puisque la SAR a entériné sans réserve l’analyse de la SPR, tout indique qu’elle a invoqué l’article 97 de la Loi sur l’immigration pour analyser la crainte alléguée par Mme Tshimuangi envers l’Afrique du Sud, son pays de résidence. Cette démarche est, elle aussi, contraire au libellé clair de la Loi sur l’immigration puisque l’article 97 ne vise que le pays de nationalité de Mme Tshimuangi et non son pays de résidence.

[11] Puisque la SAR, comme la SPR avant elle, a exclu Mme Tshimuangi en vertu des articles 1E de la Convention et 98 de la Loi sur l’immigration et qu’elle a néanmoins subséquemment examiné les allégations de crainte de Mme Tshimuangi envers l’Afrique du Sud, et puisqu’au surplus la SAR a examiné les allégations de crainte de Mme Tshimuangi envers son pays de résidence en invoquant l’article 97 de la Loi sur l’immigration, la Cour conclut que le raisonnement de la SAR est erroné et fondamentalement vicié.

[12] La Décision de la SAR est ainsi déraisonnable puisqu’elle repose sur un raisonnement erroné (Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux para 83, 86-87) et elle ne peut donc être maintenue. Le dossier de Mme Tshimuangi sera donc retourné à la SAR pour être reconsidéré.

II. Commentaires

[13] Tel que mentionné plus haut, les parties ont soutenu, lors de l’audience, qu’il est raisonnable pour la SAR d’analyser la crainte alléguée par Mme Tshimuangi envers l’Afrique du Sud, son pays de résidence, avant ou afin de déterminer si elle est, ou non, visée par l’Article 1E de la Convention et exclue sous l’article 98 de la Loi sur l’immigration. Le Ministre a précisé que cette approche répond aux objectifs de la Convention. La Cour a alors indiqué, dans le cadre de la discussion, que les objectifs de la Convention n’étaient pas en jeu et qu’ils étaient sans contredit louables. La Cour a plutôt indiqué que l’approche suggérée usurpe le rôle du législateur.

[14] Compte tenu des conclusions précitées quant à la nature de la décision de la SAR, l’approche suggérée par les parties n’est pas déterminante dans la présente instance. Néanmoins, il parait utile de consigner par écrit la position présentée aux parties lors de l’audience et de la détailler brièvement. La Cour demande à la SAR de considérer les commentaires ci-dessous dans le cadre de sa reconsidération.

[15] Tel que mentionné précédemment, les parties acceptent que l’article 98 de la Loi sur l’immigration ne permet pas l’examen des allégations de crainte d’un demandeur envers son pays de résidence après qu’il ait été déterminé que ledit demandeur est visé par l’Article 1E de la Convention et donc exclu en vertu de l’article 98 de la Loi sur l’immigration.

[16] Les parties acceptent aussi que la Loi sur l’immigration ne permet pas l’examen des allégations de crainte d’un demandeur envers son pays de résidence sous l’égide des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration puisque ces articles ne visent que le pays dont une personne a la nationalité (si elle a une nationalité).

[17] Cependant, lors de l’audience, les parties ont soutenu que la SPR et la SAR peuvent examiner la crainte alléguée par un demandeur envers son pays de résidence avant de déclarer ce dernier visé par l’Article 1E de la Convention et prononcer l’exclusion prévue à l’article 98 de la Loi sur l’immigration. Les parties réfèrent notamment à une décision de la SAR désignée comme guide jurisprudentiel [Décision MB8-00025] ainsi qu’à certaines décisions de la Cour (p. ex. Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1121 [Lauture]) afin de soutenir leur position.

[18] La Cour est en l’instance convaincue que la position des parties est indéfendable à la lumière des enseignements de la Cour suprême du Canada. En effet, leur position consiste à interpréter un texte clair en l’absence de toute ambiguité dans l’intention du législateur; leur position exige l’ajout, au texte de l’Article 1E de la Convention de mots et de concept qui ne s’y trouvent pas alors que le texte tel qu’il est rédigé ne souffre d’aucune ambiguïté. Or, tel que la soussignée l’a mentionné dans la décision Saint-Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 493, en ajoutant du texte nouveau au texte actuel, la SAR, la SPR ou la Cour se substitue alors au législateur.

[19] En effet, il revient à la branche législative d’adopter et de modifier les lois, le rôle des tribunaux étant limité à interpréter lesdites lois. La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt R c Multiform Manufacturing Co, [1990] 2 RCS 624 aux pp 630-631 a d’ailleurs confirmé que les tribunaux doivent éviter d’interpréter une disposition qui est claire :

La tâche des tribunaux à qui l'on demande d'interpréter une loi consiste à rechercher l'intention du législateur. Lorsque le texte de la loi est clair et sans ambiguïté, aucune autre démarche n'est nécessaire pour établir l'intention du législateur. Nul n'est besoin d'une interprétation plus poussée lorsque le législateur a clairement exprimé son intention par les mots qu'il a employés dans la loi. Comme l'a dit Maxwell dans The Interpretation of Statutes (12e éd. 1969), aux pp. 28 et 29:

[TRADUCTION] Si rien ne vient modifier, changer ou préciser le texte de la loi, elle doit s'interpréter selon le sens ordinaire et naturel des mots et des phrases. "La façon la plus sûre et la plus juste d'aborder une question d'interprétation, c'est de prendre les mots eux mêmes et d'en découvrir si possible la signification sans, tout d'abord, se référer à des arrêts".

Une règle d'interprétation veut que l'on présume que "le législateur a voulu dire ce qu'il a exprimé." L'objet de toute interprétation est de découvrir l'intention du législateur "mais il faut déduire l'intention du législateur à partir des mots utilisés" car "il est reconnu que les convictions et les idées de ceux qui rédigent les lois du Parlement ne sauraient faire la loi".

Lorsque le texte est clair et ne saurait avoir qu'un sens, on ne peut dire que se pose le problème de l'interprétation.

Ou, comme l'a dit succinctement le professeur P. A. Côté dans Interprétation des lois, à la p. 2:

Lorsque la loi est claire, dira-t-on, point n'est besoin de l'interpréter: il suffit alors de la lire.

[Soulignements ajoutés.]

[20] Or, le texte de l’article 98 de la Loi sur l’immigration ne souffre d’aucune ambiguïté, même latente (Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 au para 84) se lisant comme suit : « La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger ».

[21] Le texte de l’Article 1E de la Convention est également simple et clair et ne souffre d’aucune ambiguïté. Il se lit comme suit :

Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

[22] Ni la Cour, ni la SAR, ni la SPR n’ont indiqué, implicitement ou explicitement, que les articles 1E de la Convention et/ou 98 de la Loi sur l’immigration souffraient d’ambiguïté.

[23] Au contraire, dans l’arrêt Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68 aux paragraphes 66 et 67, la Cour suprême du Canada conclut que l’article 98 de la Loi sur l’immigration indique clairement l’intention du législateur.

[24] D’ailleurs, la Cour a lu avec intérêt la Décision MB8-00025. La SAR y expose ce qu’elle considère comme un courant jurisprudentiel constamment ou habituellement suivi et selon lequel la Cour aurait permis que la crainte alléguée par un demandeur envers son pays de résidence soit analysée. La SAR y présente aussi un cadre d’analyse qu’elle qualifie de classique et selon lequel l’examen de la crainte d’un demandeur envers son pays de résidence aurait été examinée avant de prononcer l’exclusion (Décision MB8-00025 au para 4). Avec égards, la Cour constate d’une part que la SAR elle-même reconnait que la Cour a conduit l’analyse de la crainte parfois avant et parfois après avoir prononcé l’exclusion du demandeur (Décision MB8-00025 aux para 2-4) et constate d’autre part que l’analyse présentée comme classique n’a pas été habituellement ou constamment appliquée même dans les décisions citées par la SAR pour soutenir son propos.

[25] La SAR, dans sa Décision MB8-00025, ajoute au texte de l’Article 1E de la Convention un concept et des mots qui ne s’y trouvent pas sans d’abord examiner, tel que l’exige la Cour suprême du Canada, si le texte est ambigu. En effet, la Cour n’a trouvé, dans la Décision MB8- 00025, aucune mention d’une quelconque ambiguïté dans le texte de l’Article 1E de la Convention ou dans celui de l’article 98 de la Loi sur l’immigration. Par ailleurs, dans sa décision Jean c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 242 aux paragraphes 27 à 30, la Cour a souligné explicitement que le cadre d’analyse proposé par la SAR exige un ajout considérable aux textes actuels de la Convention et/ou de la Loi sur l’immigration.

[26] Ainsi, dans sa Décision MB8-00025, la SAR propose un cadre d’analyse qui exige non pas d’interpréter la loi, mais plutôt d’y ajouter des termes qui ne s’y trouvent pas. Pour justifier son cadre d’analyse, la SAR souligne les buts et les objectifs de la Convention et de la Loi sur l’immigration, concluant en quelque sorte que les textes législatifs tels que rédigés ne permettent pas d’atteindre ces objectifs. Il appert donc que la SAR tente de remédier à ce qu’elle considère comme une lacune ou un problème en ajoutant des mots au texte et ce, faut-il le répéter, en l’absence de toute ambiguïté.

[27] Avec respect, et bien qu’elle soit évidemment sensible aux buts et objectifs de la Convention, la Cour conclut plutôt que l’ajout, dans la loi, d’un concept qui ne s’y trouve pas usurpe le pouvoir législatif et est contraire au principe de la séparation des pouvoirs. Cela est également contraire aux enseignements de la Cour suprême du Canada puisque la Cour se trouve alors à faire la loi et non pas à l’interpréter ou à l’appliquer.

[28] La séparation des pouvoirs est un principe constitutionnel de notre système démocratique. Dans New Brunswick Broadcasting Co c Nouvelle-Écosse (Président de l'Assemblée législative), [1993] 1 RCS 319, la Cour suprême du Canada a précisément souligné l’importance de ce principe à la page 389 :

Notre gouvernement démocratique comporte plusieurs branches: la Couronne représentée par le gouverneur général et ses homologues provinciaux, l'organisme législatif, l'exécutif et les tribunaux. Pour assurer le fonctionnement de l'ensemble du gouvernement, il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre.  Il est également essentiel qu'aucune de ces branches n'outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l'autre.

[Soulignement ajouté.]

[29] À cet égard, dans sa Décision MB8-00025, la SAR postule clairement que la restriction de toute considération du risque soulevé par un demandeur d’asile à l’égard de son pays de résidence à l’étape de l’examen des risques avant renvoi [ERAR] est incompatible avec les buts de l’Article 1E de la Convention. La SAR analyse également les modifications apportées en 2012 à la Loi sur l’immigration pour conclure qu’il est difficile de voir comment l’ajout du sous-alinéa 112(2)b.1)(i) à la Loi sur l’immigration exprime l’intention du législateur de ne prendre en compte qu’à l’étape de l’ERAR tout risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence.

[30] Paradoxalement, toujours dans son analyse des modifications apportées en 2012 à la Loi sur l’immigration, la SAR souligne que le législateur aurait communiqué plus clairement son intention s’il souhaitait une quelconque interprétation de la loi :

[69] Dans l’ensemble, si le législateur avait eu l’intention en adoptant le sous-alinéa 112(2)b.1)(i) en 2012 que seules les personnes ayant le pouvoir délégué de prendre des décisions sur les ERAR auraient le pouvoir de tenir compte du risque soulevé par les demandeurs d’asile à l’égard de leur pays de résidence, un énoncé plus clair de cette intention aurait été communiqué.

[Soulignement ajouté.]

[31] Ainsi, à la lecture de la Décision MB8-00025, la Cour est convaincue que la démarche de la SAR, qui consiste à ajouter au texte de la Convention et à intégrer dans la loi domestique un régime de protection qui ne s’y trouve pas, est motivée par sa constatation que le résultat de l’application du libellé actuel de l’Article 1E de la Convention est inadéquat.

[32] Or, la Cour suprême du Canada a indiqué dans l’arrêt R c McIntosh, [1995] 1 RCS 686 que le fait qu’une disposition mène à des résultats absurdes ou même injustes ne justifie pas qu’elle soit considérée comme étant ambiguë puis qu’en conséquence, une analyse d’interprétation téléologique soit effectuée :

28 Ce principe a été formulé de façon éloquente par le juge La Forest (maintenant juge de notre Cour) dans New Brunswick c. Estabrooks Pontiac Buick Ltd. (1982), 1982 CanLII 3042 (NB CA), 44 N.B.R. (2d) 201, aux pp. 230 et 231:

[TRADUCTION] Il ne fait aucun doute que le devoir des tribunaux est de donner effet à l’intention du législateur, telle qu’elle est formulée dans le libellé de la Loi. Tout répréhensible que le résultat puisse apparaître, il est de notre devoir, si les termes sont clairs, de leur donner effet. Cette règle découle de la doctrine constitutionnelle de la suprématie de la Législature lorsqu’elle agit dans le cadre de ses pouvoirs législatifs. Cependant, le fait que les termes, selon l’interprétation qu’on leur donne, conduiraient à un résultat déraisonnable constitue certainement une raison pour motiver les tribunaux à examiner minutieusement une loi pour bien s’assurer que ces termes ne sont pas susceptibles de recevoir une autre interprétation, car il ne faudrait pas trop facilement prendre pour acquis que le législateur recherche un résultat déraisonnable ou entend créer une injustice ou une absurdité.

Ce qui précède ne signifie pas que les tribunaux devraient tenter de reformuler les lois pour satisfaire leurs notions individuelles de ce qui est juste ou raisonnable.

34 À mon avis, on ne saurait accepter l’argument du ministère public qui assimile l’absurdité à l’ambiguïté. Voici la proposition que j’adopterais: lorsqu’une législature adopte un texte législatif qui emploie des termes clairs, non équivoques et susceptibles d’avoir un seul sens, ce texte doit être appliqué même s’il donne lieu à des résultats rigides ou absurdes ou même contraires à la logique (Maxwell on the Interpretation of Statutes, op. cit., à la p. 29). Le fait qu’une disposition aboutit à des résultats absurdes n’est pas, à mon avis, suffisant pour affirmer qu’elle est ambiguë et procéder ensuite à une analyse d’interprétation globale.

36 En conséquence, ce n’est que lorsqu’un texte législatif est ambigu, et peut donc raisonnablement donner lieu à deux interprétations, que les résultats absurdes susceptibles de découler de l’une de ces interprétations justifieront de la rejeter et de préférer l’autre. L’absurdité est un facteur dont il faut tenir compte dans l’interprétation de dispositions législatives ambiguës; cependant, il n’existe pas de méthode distincte d’« analyse fondée sur l’absurdité ».

[Soulignements ajoutés.]

[33] La Cour ajoute que « [s]i le ‘sens véritable d'un texte, le sens voulu par le législateur conduit, dans un cas donné, à des résultats anormaux, le remède consiste, selon la doctrine officielle, à s'adresser au législateur pour obtenir une modification du texte » (Pierre-André Côté, en collaboration avec Stéphane Beaulac et Mathieu Devinat, Interprétation des lois, 5e éd, Montréal, Thémis, 2021 aux pp 9-10, para 31).

[34] Ainsi, la jurisprudence et la doctrine citées ici haut confirment sans équivoque qu’en présence d’un langage clair et non ambigu, il n’appartient pas à la SPR, à la SAR ou à la Cour d’ajouter des termes au texte de loi, et ce, même si l’application de la loi telle que rédigée peut mener à des résultats qui paraissent inadéquats ou contraires à ses objectifs.

[35] Enfin, et avec égards, la Cour en l’instance ne souscrit pas à la position exprimée aux paragraphes 35 et 38 de la décision Lauture, citée par le Ministre à l’audience. La Cour constate plutôt que, dans sa décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Saint Paul, 2021 CAF 246, la Cour d’appel fédérale a confirmé que l’appel soulevait une question sérieuse et de portée générale, et la Cour d’appel fédérale a expressément confirmé qu’elle ne répondrait pas à la question certifiée. Le débat n’est donc pas clos puisque la Cour d’appel fédérale ne s’est pas encore prononcée sur la question.

III. Conclusion

[36] Considérant que l’analyse de la SAR au sujet de la crainte subjective et du risque généralisé allégués par Mme Tshimuangi repose sur un fondement juridique erroné, la Décision est déraisonnable. En conséquence, la Cour accueillera la demande de contrôle judiciaire de la Décision et retournera l’affaire à la SAR pour une nouvelle détermination.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1784-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est accueillie.

  2. La décision rendue par la Section d’appel des réfugiés en date du 12 janvier 2023 est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour qu’elle soit réexaminée par un tribunal différemment constitué.

  4. Aucune question n’est certifiée.

  5. Aucun dépens n’est accordé.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1784-23

INTITULÉ :

TSHIBOLA MARGUERITE TSHIMUANGI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNTÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JUIN 2024

JUGEMENT ET MOTIFS:

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 3 septembre 2024

COMPARUTIONS :

Me Sarah Reed

POUR LA DEMANDERESSE

Me Sarah Sbeiti

Me Zoé Richard

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Gisela Barraza

Avocate

Montréal (Québec)

Pour LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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