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Date : 20240826


Dossier : T‑879‑21

Référence : 2024 CF 1319

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 août 2024

En présence de monsieur le juge Pamel

ACTION RÉELLE EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ CONTRE LE NAVIRE « KINDNESS TO THE WORLD » ET LE NAVIRE « MYSTIQUE V », AUSSI APPELÉ LE « DESTINY », ET ACTION PERSONNELLE

ENTRE :

INGA ZANE

demanderesse

et

GREGORY ROHLAND, DESTINY YACHTS HOLDINGS LLC, BOUNDLASS HOLDINGS LLC, LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « MYSTIQUE V », AUSSI APPELÉ LE « DESTINY », LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « KINDNESS TO THE WORLD », LE NAVIRE « MYSTIQUE V », AUSSI APPELÉ LE « DESTINY » (MYSTIQUE V), ET LE NAVIRE « KINDNESS TO THE WORLD » (KINDNESS TO THE WORLD)

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Il s’agit d’une requête de la demanderesse, Inga Zane, en vue de faire rouvrir l’affaire pour pouvoir produire d’autres éléments de preuve dans le cadre du procès qui se déroule actuellement en l’espèce.

[2] Dans la présente action, Mme Zane demande que les défendeurs paient les services offerts et remboursent les matériaux fournis et les paiements effectués pour les yachts défendeurs à l’action réelle Destiny et Kindness to the World. Ces deux navires appartiennent à la défenderesse à l’action personnelle Destiny Yachts LLC [Destiny LLC]. De plus, Mme Zane soutient être membre à 30 %, avec [traduction] « partage des profits et pertes », de la défenderesse Boundlass Holdings LLC [Boundlass LLC], laquelle, à l’époque pertinente, était l’entité dirigeante de Destiny LLC. Boundlass LLC et Destiny LLC sont toutes deux des sociétés à responsabilité limitée qui ont été constituées sous le régime des lois de la Floride.

[3] Boundlass LLC a été dissoute, semble‑t‑il, en septembre 2022 pour défaut de produire son rapport annuel; elle n’a ni comparu dans la présente instance ni produit de défense. La possibilité que l’on reconstitue cette société sous le régime des lois de la Floride n’est pas claire et il reste encore à prononcer contre elle un jugement par défaut dans la présente instance. Cependant, en 2016, Boundlass LLC était la propriétaire inscrite du navire Boundlass. En août 2016, le Boundlass a été détruit par un incendie pendant qu’il était en mer et Mme Zane soutient que le produit d’assurance que Boundlass LLC a reçu par suite de cette perte [le produit d’assurance], au lieu de lui être attribué en fonction de son pourcentage de participation dans Boundlass LLC, a été, à son insu, détourné pour permettre à Destiny LLC (qui, comme il a été mentionné, était gérée par Boundlass LLC) d’acheter le Kindness to the World en mai 2017. Par voie de traçage, Mme Zane affirme détenir une participation dans le yacht Kindness to the World en vertu d’une fiducie résultoire ou constructoire, dans la mesure où sa participation de 30 % dans Boundlass LLC lui conférerait un droit fractionnaire sur le produit d’assurance.

[4] Destiny LLC a témoigné au moyen d’un affidavit de Me James H. Perry – un avocat de la Floride qui représente Michael Rohland, le frère du défendeur Greg Rohland – que Destiny LLC a bel et bien acheté le yacht Kindness to the World, mais elle nie que les fonds qui ont servi à l’achat étaient le produit d’assurance que Boundlass LLC a reçu à la suite de la perte du Boundlass. Michael Rohland contrôle également Destiny LLC et, comme l’avocat des défendeurs l’a précisé devant moi à l’audition de la présente requête, les instructions données en l’espèce pour le compte de Destiny LLC émanent de Greg Rohland, avec l’accord de Michael Rohland. Il semblerait donc que l’âme dirigeante de Destiny LLC soit en réalité Michael Rohland, ce qui ne veut pas dire que Greg Rohland n’est pas au courant de ce qui se passe!

[5] L’instruction de la présente affaire a été mise au rôle pour une période de trois jours débutant le 7 mai 2014. Il a fallu les trois journées complètes pour clore le volet « présentation de la preuve » et pour que les parties présentent leurs arguments respectifs. À la fin des trois jours, les parties n’avaient pas encore commencé leurs plaidoiries. Le procès est donc censé reprendre le 7 octobre 2024.

[6] En prévision du procès, j’ai ordonné aux parties d’échanger des affidavits de témoins et des déclarations anticipées résumant les témoignages qui seront censément faits en l’espèce. Si une partie décidait de ne pas contre‑interroger un déposant de l’autre partie, l’affidavit serait présenté et admis comme preuve au procès; sinon, le déposant aurait à comparaître au procès pour être contre‑interrogé. Les déclarations anticipées s’appliquaient aux témoins que chaque partie s’attendait à appeler à témoigner de vive voix au procès.

[7] Conformément à mes directives, les défendeurs ont produit, notamment, un affidavit de Me Perry, ainsi qu’une déclaration anticipée de Michael Rohland, qui vit aujourd’hui en Thaïlande et qui était censé témoigner par vidéoconférence. Les parties ont également établi un tableau d’instruction prévoyant, notamment, que Michael Rohland témoignerait pour le compte des défendeurs. Conformément à l’échéancier fixé dans mes directives, avant le procès, l’avocat de Mme Zane a informé l’avocat des défendeurs que sa cliente et lui avaient décidé de ne pas contre‑interroger MPerry; cela m’a été confirmé de nouveau au procès. En conséquence, l’affidavit de MPerry a été déposé et admis comme preuve au procès pour le compte des défendeurs – d’où la preuve que Destiny LLC avait acheté le Kindness to the World.

[8] Mme Zane soutient maintenant que, pour décider de ne pas contre‑interroger MPerry, elle s’est fiée à la déclaration des défendeurs selon laquelle Michael Rohland, qui avait produit une déclaration anticipée, allait témoigner au procès et prouver de quelle façon MPerry, qui exerçait un contrôle sur le produit d’assurance payé à Boundlass LLC à la suite de la perte du navire Boundlass, avait reçu pour instruction de décaisser ces fonds; un document qui constitue censément une résolution écrite de Boundlass LLC précise que le produit d’assurance, à la suite du règlement conclu avec l’assureur du Boundlass, servirait à payer les honoraires et débours d’avocat et que le solde serait transféré à [traduction] « Foreign Exchange Inc. et Michael Rohland ou conformément aux instructions données ». Selon ce qui m’a été indiqué, Foreign Exchange Inc. est une société que contrôle Michael Rohland.

[9] Mme Zane a produit en preuve ce qui est censément une photocopie d’un grand livre des comptes en fiducie [le grand livre de fiducie] du cabinet de Me Perry (dont les défendeurs n’admettent pas l’authenticité), qui affirme que le produit d’assurance que Boundlass LLC a reçu par suite de la perte du navire Boundlass a servi à acheter le yacht Kindness to the World – lequel, comme il est indiqué, appartient en réalité à Destiny LLC –, étayant donc l’argument de Mme Zane quant à l’usage irrégulier qui a été fait du produit d’assurance et quant à son droit sur le Kindness to the World. La manière dont Mme Zane est entrée en possession du grand livre de fiducie a été l’objet de nombreux témoignages au procès, mais ce point n’est pas pertinent au regard de la présente requête. Quoi qu’il en soit, aucune preuve n’a été produite devant moi au sujet de l’interrogatoire préalable au procès, par Mme Zane, de Greg Rohland sur la question de l’utilisation du produit d’assurance ou sur le grand livre de fiducie, pas plus, semble‑t‑il, que Mme Zane a jugé bon de signifier un avis de demande d’admission au sujet de ce document. J’ajouterais que ni l’affidavit de Me Perry ni la déclaration anticipée de Michael Rohland ne font mention de l’utilisation qui a été faite du produit d’assurance, une utilisation dont fait apparemment état le grand livre de fiducie.

[10] Pendant le témoignage de Mme Zane au procès, les défendeurs ont informé la Cour et l’avocat de Mme Zane qu’ils n’avaient en définitive pas l’intention d’appeler Michael Rohland à témoigner au procès; l’avocat de Mme Zane n’a formulé aucune objection ou réserve à ce moment-là. Après que Mme Zane a terminé la présentation de sa preuve, les défendeurs ont appelé à la barre des témoins Greg Rohland, de qui l’avocat de Mme Zane, en contre‑interrogatoire, a tenté d’obtenir une admission quant à ce que le grand livre de fiducie semblait confirmer, soit l’utilisation du produit d’assurance découlant de la perte du Boundlass en vue d’acheter le Kindness to the World; l’avocat n’y est pas parvenu, car Greg Rohland a affirmé ne pas le savoir.

[11] Après la présentation de la preuve des défendeurs, l’avocat de Mme Zane a informé la Cour que sa cliente souhaitait rouvrir l’affaire pour appeler Me Perry – et non Michael Rohland – à titre de témoin par voie de vidéoconférence afin qu’il témoigne sur la prétendue réception et le prétendu décaissement du produit d’assurance par son cabinet d’avocats et, plus particulièrement, sur les sommes reçues et décaissées qui étaient inscrites dans le grand livre de fiducie. J’ai indiqué à l’avocat de Mme Zane qu’il allait falloir déposer une requête officielle pour que la demande de réouverture de sa cliente puisse être accueillie.

[12] Ayant maintenant entendu cette requête, voici les motifs pour lesquels je fais droit à la demande de Mme Zane.

II. Analyse

[13] La réouverture du volet « présentation de la preuve » d’un procès commande l’application de principes judiciaires. La question de savoir à quel moment, et à quel stade, une partie peut chercher à introduire de nouveaux éléments de preuve peut varier – par exemple, l’introduction d’un nouvel élément de preuve en appel (Barendregt c Grebliunas, 2022 CSC 22; Palmer c La Reine, 1979 CanLII 8 (CSC), [1980] 1 RCS 759); la réouverture du procès après que les motifs ont été rendus, mais avant le prononcé du jugement, (671122 Ontario Ltd. c Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, [2001] 2 RCS 983 [Sagaz]; Iredale v Dougall, 2021 ONSC 4572; Scott et al v Cook et al, 1970 CanLII 331 (C.S. Ont.) [Scott]); Carpino v Carpino, 2023 BCSC 1518; Hansra v Hansra, 2017 BCCA 199; Moradkhan c Mofidi, 2013 BCCA 132); Risorto v State Farm Mutual Automobile Insurance Co., (2009), 70 CPC (6th) 390 (C. div. Ont.) [Risorto]; McPherson c Scully, 2005 CanLII 48317 [McPherson]); la réouverture du procès après que celui-ci a été conclu, mais au stade où la décision est encore en délibéré sans qu’aucun motif ou jugement n’ait été prononcé (Varco Canada Limited c Pason Systems Corp., 2011 CF 467 [Varco]); ou, comme c’est le cas en l’espèce, la réouverture du volet « présentation de la preuve » avant la conclusion du procès, mais après que la partie a terminé la présentation de sa preuve (Smith Building And Development Ltd. c Western Financial Group (Network) Inc., 2021 SKQB 25 [Smith Building]).

[14] Dans l’arrêt Sagaz, la Cour suprême du Canada a confirmé le critère à deux volets qui a été énoncé dans la décision Scott en vue de la réouverture d’un procès dans le but d’introduire un nouvel élément de preuve : 1) l’élément de preuve, s’il avait été présenté au procès, aurait‑il probablement changé l’issue? et 2) aurait‑il été possible d’obtenir l’élément de preuve avant le procès en faisant preuve de diligence raisonnable? (Sagaz au para 20; McPherson au para 4; Smith Building au para 13).

[15] Mais comment appliquer le critère à deux volets dans une situation où le procès est terminé mais où il reste encore une décision à rendre, ou même quand le procès lui‑même n’est pas encore terminé? Dans la décision Varco, le juge Phelan a fait remarquer que la décision rendue dans l’arrêt Sagaz n’était peut-être pas strictement applicable si, comme c’était le cas devant lui, l’affaire était encore en délibéré après la conclusion du procès. Cela peut être encore moins pertinent dans l’affaire dont je suis saisi, car le procès lui‑même n’est pas encore terminé. Dans de telles situations, je conviens avec le juge Phelan que, en ce qui concerne le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Sagaz, il convient mieux dans les circonstances de demander si l’élément de preuve, s’il avait été présenté, aurait pu influer sur l’issue de l’affaire, ce qui commanderait dans ce cas la tenue d’une enquête quant à l’importance et à la pertinence (Varco au para 17).

[16] Le second volet du critère de l’arrêt Sagaz, souvent appelé l’aspect « diligence raisonnable », continuerait de s’appliquer. Cependant, le juge Phelan a ajouté que, en plus du critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Sagaz, le tribunal devrait examiner s’il existe des circonstances exceptionnelles qui justifieraient que l’on fasse abstraction de l’aspect « diligence raisonnable » du critère, ou tout au moins que l’on atténue son importance globale dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, et que le « risque qu’un tribunal soit induit en erreur est un aspect de ces circonstances ‘exceptionnelles’ à considérer » (Varco au para 20; Lo c Ho, (2010), 86 CPC (6th) 370 (C.S.J. Ont.) aux para 25–26).

[17] Enfin, le juge Phelan a fait le commentaire suivant :

À mon avis, lorsqu’on regroupe tous les facteurs, critères et points à considérer, l’importance de l’intégrité du procès – la recherche de la vérité au moyen de la preuve – est le point primordial à considérer. Dans une certaine mesure, cette considération est prise en compte quand on se demande si le tribunal pourrait être induit en erreur.

(Varco au para 22)

Je suis tout à fait d’accord avec mon collègue, que la situation soit celle dont il était saisi dans Varco, ou celle qui m’est soumise.

[18] Mme Zane affirme – et les défendeurs ne le contestent pas – que le critère qu’il convient d’appliquer en l’espèce est celui qui est énoncé dans la décision Varco, laquelle a modifié dans la mesure nécessaire le critère à deux volets de l’arrêt Sagaz. Pour ma part, je ne vois aucune raison de ne pas y souscrire.

A. La possibilité d’influencer l’issue

[19] Mme Zane a présenté une photocopie de ce qui constitue censément le grand livre de fiducie du cabinet de Me Perry, et ce document semble fortement confirmer que le cabinet a reçu le produit d’assurance découlant de la perte du Boundlass et a décaissé une grande part de ces fonds, conformément aux instructions du client, dois‑je présumer, en vue de l’achat du Kindness to the World. Les défendeurs n’ont pas nié que le grand livre de fiducie est ce qu’il semble être; ils refusent simplement d’admettre sa véracité ou celle de son contenu. Il existe aussi, comme il a été mentionné, une preuve que Destiny LLC, une société contrôlée par Michael Rohland, a acheté le Kindness to the World et que Me Perry est l’avocat de M. Rohland.

[20] Dans leurs observations écrites, les défendeurs ne traitent pas de la question de savoir si la preuve que Mme Zane cherche à obtenir de Me Perry est susceptible d’influencer l’issue dans la présente affaire.

[21] Pour ma part, j’ai soulevé auprès de l’avocat de Mme Zane la question de l’utilité possible d’une telle preuve, vu qu’aucun témoignage d’expert en droit étranger n’a été présenté au sujet des droits d’un membre d’une société à responsabilité limitée (SRL) sur les fonds de cette dernière sous le régime des lois de la Floride. L’avocat de Mme Zane a admis qu’il n’y avait devant moi aucune preuve relative aux lois de la Floride, mais il a indiqué que les droits que pouvait avoir Mme Zane sur les fonds seraient établis par d’autres moyens, dont les documents constitutifs de la SRL. Cet argument doit être explicité davantage mais, à ce stade‑ci, il y a lieu de donner à Mme Zane la possibilité de l’invoquer; à ce stade‑ci, je ne puis dire qu’un tel argument est frivole. Si Mme Zane est en mesure de l’invoquer avec succès, il y a peu de doute que le témoignage de Me Perry jetterait un éclairage important sur l’argument qu’elle cherche à faire valoir quant à son droit de propriété sur le Kindness to the World.

B. La diligence raisonnable

[22] Mme Zane dit, essentiellement, qu’elle a été d’une certaine façon induite en erreur et amenée à croire – vu l’échange de la déclaration anticipée de Michael Rohland et du tableau d’instruction – que les défendeurs appelleraient Michael Rohland à témoigner, ce qui lui aurait permis de le contre‑interroger sur l’utilisation qui a été faite du produit d’assurance. Comme il a été mentionné, il existe une preuve indiquant que Michael Rohland était le client qui a donné des instructions à Me Perry sur la distribution de ces fonds, ainsi qu’une preuve reliant les fonds d’assurance à l’achat du Kindness to the World.

[23] Les défendeurs invoquent ce qu’ils décrivent comme un argument d’équité procédurale; Mme Zane, disent-ils, a eu la possibilité de contre‑interroger Me Perry avant de mettre fin à sa plaidoirie, mais elle a décidé de ne pas le faire. Ils allèguent également que Mme Zane aurait pu demander une confirmation de l’utilisation du produit d’assurance lors de l’interrogatoire préalable de Greg Rohland, ou par la signification d’un avis de demande d’admission, étant donné qu’elle avait en main, dès le départ, le grand livre de fiducie. Il serait donc injuste dans le contexte d’un système accusatoire, soutiennent-ils, que la Cour intervienne pour protéger Mme Zane contre ses propres décisions stratégiques, soit des erreurs qu’il aurait été possible d’éviter en faisant preuve de diligence raisonnable.

[24] Les défendeurs soulèvent également la possibilité de se prévaloir du privilège du secret professionnel de l’avocat et, comme l’a affirmé Greg Rohland au paragraphe 17 de l’affidavit qu’il a déposé à l’encontre de la présente requête : [TRADUCTION] « Me Perry ne pourrait pas témoigner davantage pour son client, Michael Rohland, sur les questions en litige, car il m’a informé que son client n’avait pas renoncé au privilège » [non souligné dans l’original]. À l’évidence, Greg Rohland, qui mène la défense dans la présente affaire, avec l’accord de Michael Rohland, comme l’a confirmé l’avocat des défendeurs, est en communication avec Me Perry relativement aux questions en litige.

[25] Les arguments des défendeurs ne me convainquent pas. Premièrement, il ne se pose en l’espèce aucune question d’équité procédurale, mais plutôt une question d’application de principes judiciaires qui souligne l’importance d’un système efficace de règlement des litiges, lequel exige que chaque partie présente sa cause sous son meilleur jour (Varco au para 19, citant Risorto au para 35). La Cour divisionnaire de l’Ontario s’est exprimée ainsi dans la décision Risorto :

[traduction]

[35] Les raisons de principe qui ont mené à l’adoption de ce critère à deux volets sont bien connues, et il en a été question dans certaines des affaires que j’ai citées. Un système efficace de règlement des litiges exige que chaque partie présente sa cause sous son meilleur jour. Le jugement ne sera rendu qu’une fois que chaque partie l’aura fait. Les poursuites par étapes ne doivent pas être encouragées. On accorde beaucoup d’intérêt à la finalité, et on ne devrait s’en écarter que dans des circonstances exceptionnelles. Les parties prennent des décisions stratégiques durant le litige et, sauf en de rares circonstances, elles doivent s’en tenir à ces décisions. Au paragraphe 14 de la décision DeGroote, précitée, la juge Lax a cité en y souscrivant la déclaration suivante du juge Wilkins dans Strategic Resources International Inc. v. Cimetrix Solutions Inc. (1997), 34 O.R. (3d) 416, à la page 421 :

[traduction] Une fois le procès terminé et le jugement rendu, il est toujours facile, rétrospectivement, de songer à trouver un meilleur moyen de présenter sa cause quand on se trouve dans la situation déplorable du perdant.

[36] Au même paragraphe, la juge Lax a souligné l’observation de la Cour d’appel dans l’arrêt Becker Milk, précité, à la p. 556 : [traduction] « une partie déboutée, sauf en de très rares circonstances, ne devrait pas être autorisée à présenter de nouveaux éléments de preuve qui étaient accessibles avant le jugement, alors qu’elle était satisfaite du fait que le juge rende son jugement en se fondant sur le dossier produit à un procès auquel la partie a activement pris part ».

[Non souligné dans l’original.]

[26] Je conviens avec les défendeurs qu’il ne fait aucun doute qu’il est du ressort exclusif d’une partie de réunir ses éléments de preuve et d’appeler, ou pas, les témoins dont elle a besoin pour établir le bien‑fondé de sa cause. C’est donc dire qu’une partie assume en général le risque que le dossier de preuve comporte une lacune si elle n’appelle pas une personne à témoigner en présumant que la partie adverse le fera, ou qu’une personne appelée à témoigner par la partie adverse ne sera pas en mesure de fournir les éléments de preuve que cette partie cherche à obtenir. Le fait que Mme Zane ait tablé sur le fait que les défendeurs appellent Michael Rohland à témoigner, ou qu’elle ait présumé que Greg Rohland était en mesure de traiter de l’utilisation faite du produit d’assurance, ou de confirmer les inscriptions figurant dans le grand livre de fiducie, peut être, en rétrospective, un point que son avocat – dont elle, faut-il le dire, quoique en passant seulement, a retenu les services tardivement – regrette maintenant.

[27] L’interrogatoire préalable de Greg Rohland sur l’utilisation du produit d’assurance aurait probablement été le moyen le plus efficace d’obtenir cette preuve. Même s’il n’en aurait pas su davantage sur la question lors de l’interrogatoire préalable que ce qu’il a déclaré au procès, en tant que représentant des défendeurs, il lui aurait néanmoins fallu, conformément à l’article 241 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, se renseigner sur toute question en litige dans l’action. Ces recherches auraient certes dû inclure l’allégation de Mme Zane concernant l’utilisation du produit d’assurance. Si Greg Rohland avait néanmoins persisté à proclamer qu’il l’ignorait, des engagements auraient pu être pris.

[28] Un contre‑interrogatoire de Me Perry sur son affidavit aurait également pu offrir la possibilité de mettre la main sur la preuve que Mme Zane cherche maintenant à obtenir, même si les défendeurs avaient fort bien pu invoquer le privilège du secret professionnel de l’avocat comme ils le font maintenant. En tout état de cause, la présomption selon laquelle Michael Rohland témoignerait ou que Greg Rohland avait les réponses recherchées était peut‑être exagérément optimiste.

[29] En ce qui concerne la délivrance possible, par Mme Zane, d’un avis de demande d’admission du grand livre de fiducie, là encore rien ne permet de croire que la thèse des défendeurs aurait été différente de celle qu’ils avancent maintenant, c’est‑à‑dire ne pas admettre tout simplement l’authenticité du document pas plus que la véracité de son contenu. Cependant, cette réponse, si elle avait été donnée bien avant le début du procès, aurait vraisemblablement attiré l’attention de Mme Zane sur une lacune de la preuve contenue dans son dossier, ce qui lui aurait permis de réunir d’autres façons les éléments de preuve nécessaires. Somme toute, il me faut convenir avec les défendeurs que Mme Zane était en mesure, en faisant preuve de diligence raisonnable, d’obtenir à tout le moins la preuve qu’elle cherche maintenant à obtenir de Me Perry.

[30] Cela dit, toutefois, il convient également de signaler que les commentaires que la Cour a formulés dans la décision Risorto, à savoir : [TRADUCTION] « On accorde beaucoup d’intérêt à la finalité, et on ne devrait s’en écarter que dans des circonstances exceptionnelles », ont été formulés dans le contexte d’un procès terminé, et dans lequel la partie qui souhaitait faire rouvrir l’affaire était au courant de la décision de la Cour; dans le cas présent, le procès n’est pas terminé, ce qui est un facteur qui, je crois, doit être pris en considération pour évaluer la mesure dans laquelle il convient de se conformer à l’aspect « diligence raisonnable » du critère de l’arrêt Sagaz. Il me semble que si j’accueillais la demande de Mme Zane, cela ne causerait pas aux défendeurs un préjudice qui ne saurait être rectifié par l’adjudication de dépens. De toute façon, les défendeurs pourront contre‑interroger Me Perry si Mme Zane l’appelle à témoigner.

[31] Quant à l’argument selon lequel MPerry sera appelé à fournir un témoignage à l’égard duquel Michael Rohland n’a pas renoncé au privilège du secret professionnel de l’avocat, je ne suis pas convaincu qu’un tel argument milite contre l’octroi à Mme Zane de l’autorisation de faire rouvrir l’affaire. Je puis régler toute objection soulevée par les défendeurs au titre du privilège du secret professionnel de l’avocat au moment où elle sera formulée lors du témoignage de Me Perry, à présumer que ce soit le cas. Il nous faut garder à l’esprit que Me Perry agissait peut‑être pour le compte de Boundlass LLC au moment où le produit d’assurance a été versé dans son compte en fiducie – un compte qui, comme l’avocat des défendeurs semble l’avoir admis devant moi à l’audition de la présente requête, était le compte en fiducie de Boundlass LLC et non de Destiny LLC – et qui a plus tard été décaissé. Boundlass LLC n’existant plus aujourd’hui, la question de savoir à qui appartient le privilège, et la mesure dans laquelle il peut être invoqué, demeure incertaine.

[32] En tout état de cause, le fait d’invoquer le privilège du secret professionnel de l’avocat pour masquer une fraude comporte ses propres dangers – plus de précisions sur cette question ci‑dessous.


 

C. Les circonstances spéciales

[33] Fait tout aussi important, dans la présente affaire, je conclus que les circonstances spéciales militent contre le fait d’adopter une démarche stricte à l’égard de l’aspect « diligence raisonnable » du critère de l’arrêt Sagaz. Le risque d’induire la Cour en erreur se range dans la catégorie des circonstances spéciales, tout comme, selon moi, le risque de perpétuer une fraude. Comme il a été mentionné, Me Perry est l’avocat de Michael Rohland; ce fait a été répété devant moi au procès et confirmé par Gregory Rohland dans l’affidavit qu’il a déposé en opposition à la présente requête. Si une fraude a été commise à l’encontre de Mme Zane, comme celle‑ci le soutient, cette fraude aurait forcément été liée aux directives données à Me Perry – vraisemblablement par Michael Rohland – sur l’utilisation du produit d’assurance appartenant à Boundlass LLC (qui, à l’époque, aurait été la cliente de Me Perry) en vue de l’achat, par Destiny LLC, du navire Kindness to the World; une fraude que Me Perry peut, par inadvertance, avoir aidé à perpétrer. Tout cela, bien sûr, reste à prouver et il y a peut-être d’autres pièces de ce casse‑tête à étaler sur la table. Cependant, comme il a été mentionné, l’invocation du privilège du secret professionnel de l’avocat dans le but de dissimuler une fraude comporte ses propres dangers.

[34] L’autre facteur important est que, comme je l’ai indiqué à l’avocat des défendeurs pendant l’audition de la présente requête, le témoignage de Greg Rohland au procès m’a amené à m’interroger sérieusement sur sa crédibilité; cependant, il me reste encore à tirer une conclusion quelconque quant à la possibilité que l’on tente de soumettre la Cour à un petit tour de passe‑passe. Comme l’a déclaré le juge Phelan dans la décision Varco, le point primordial à considérer est la recherche de la vérité de façon à préserver l’intégrité du procès, et il est nécessaire de prendre en considération le risque d’induire la Cour en erreur au moment d’évaluer s’il y a lieu d’autoriser une partie à faire rouvrir l’affaire. Dans le cas présent, du moins à ce stade‑ci, j’ai encore des réserves à cet égard.

[35] Enfin, les deux parties ont beaucoup insisté sur la question de savoir s’il fallait que la Cour tire une inférence défavorable du fait que Michael Rohland n’a pas été appelé à témoigner comme cela était prévu au départ, ou si la Cour allait tirer une telle inférence advenant que Me Perry ne témoigne pas et que j’autorise la réouverture de l’affaire pour que Mme Zane puisse interroger l’avocat. Je laisse ces questions à plus tard.

[36] Tout bien considéré, et dans les circonstances de l’espèce, je n’ai d’autre choix que d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et d’autoriser Mme Zane à faire rouvrir l’affaire pour que Me Perry puisse comparaître et témoigner sur la question en litige. Il est certes dans l’intérêt de la justice que je le fasse, compte tenu surtout des circonstances de l’espèce.

 


ORDONNANCE dans le dossier T‑879‑21

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente requête est accueillie.

  2. Mme Zane est autorisée à faire rouvrir l’affaire à seule fin d’appeler Me James Perry à comparaître par voie de vidéoconférence à titre de témoin afin qu’il rende témoignage, comme Mme Zane le demande dans la présente requête, lors de la reprise du procès le 7 octobre 2024.

  3. Les parties peuvent, avec l’autorisation de la Cour, fixer une autre date pour que Me Perry comparaisse et rende témoignage avant la reprise du procès, si cela convient mieux aux parties et à Me Perry, sous réserve de la disponibilité de la Cour.

  4. Les défendeurs sont tenus d’aider à assurer le respect de la présente ordonnance.

  5. La question des dépens liés à la présente requête est reportée et sera tranchée ultérieurement.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑879‑21

 

INTITULÉ :

INGA ZANE c GREGORY ROHLAND, DESTINY YACHTS HOLDINGS LLC, BOUNDLASS HOLDINGS LLC et autres

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

 

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 AOÛT 2024

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 AOÛT 2024

COMPARUTIONS :

Jeffrey P. Scouten

 

POUR LA DEMANDERESSE

George Douvelos

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Scouten & Rogers

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

DG Barristers

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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