Date : 20240823
Dossier : T-1674-11
Référence : 2024 CF 1315
Ottawa (Ontario), le 23 août 2024
En présence de madame la juge St-Louis
ENTRE :
|
MARC-ANDRÉ ROUET |
demandeur |
et
|
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Introduction
[1] Le 6 juin 2011, le demandeur, Me Marc-André Rouet, dépose un grief contestant la décision de son employeur, le ministère de la Justice du Canada [Ministère], de mettre fin à son emploi moins d’un an après son embauche et alors que Me Rouet est toujours dans sa période de stage.
[2] Le grief de Me Rouet est rejeté aux deux premiers paliers de la procédure, et le 16 septembre 2011, le sous-ministre adjoint du secteur de la gestion du Ministère [Décideur] rejette le grief au troisième palier. En bref, le Décideur conclut, inter alia, que le renvoi de Me Rouet pendant la période de stage n’est pas contraire aux politiques et/ou aux lignes directrices de l’employeur. Le Décideur ne trouve donc aucune raison d’intervenir et il ne renverse pas les décisions rendues aux deux paliers de décisions inférieurs [Décision].
[3] Me Rouet demande le contrôle judiciaire de cette Décision. Il soutient exclusivement que la Décision, de même que son renvoi en cours de stage, ont été viciés fatalement par des violations aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale.
[4] Essentiellement, Me Rouet soutient que le Ministère a mené la dernière évaluation de la performance de Me Rouet sans produire les documents justificatifs, contrevenant ainsi à la Politique en matière d’examen du rendement et d’appréciation de l’employé [Politique] en vigueur au moment des faits. Me Rouet ajoute ceci l’a privé d’informations sous la forme de documents qui, affirme-t-il, ne lui ont jamais été remis dans le cadre du processus de grief, soit :
Un rapport abrégé de l’examen du rendement et d’appréciation de l’employé préparé le 20 mai 2011 auquel une annexe est jointe sous la forme d’un narratif signé le 7 juin 2011 [Évaluation complétée en juin] (Pièce E jointe à l’affidavit de M. Guy Desjardins DD aux pages 2935-2941);
Un résumé chronologique [Résumé chronologique] (auquel les parties réfèrent parfois aussi comme à un narratif) des événements, préparé par l’ancienne superviseure de Me Rouet (Pièce L de l’affidavit de M. Guy Desjardins DD aux pages 2996-3020). Ce Résumé chronologique n’est pas daté, mais la dernière entrée est le 22 juin 2011; il est annexé à un document nommé comme une ébauche de note de breffage [Note de breffage] (Pièce K jointe à l’affidavit de M. Guy Desjardins DD aux pages 2988-2994).
[5] Me Rouet soutient que la preuve démontre que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale ont été violés lors de l’évaluation de sa performance qui a mené à la décision de mettre fin à son emploi. Il ajoute que ces violations ont été aggravées par une violation supplémentaire commise pendant le processus de grief, par la « non-remise »
de l’Évaluation complétée en juin et que le tout ne serait devenu visible pour lui que bien après septembre 2011, lorsque la Décision a été rendue. Ainsi, Me Rouet fait valoir qu’il ne pouvait « viser juste »
pendant le processus de grief. Me Rouet soutient essentiellement qu’il ne connaissait pas la preuve à réfuter puisqu’il n’avait pas les documents pour contester pleinement son renvoi et que le Décideur avait vraisemblablement en sa possession des documents, soit l’Évaluation complétée en juin et le Résumé chronologique précités, que lui, Me Rouet, n’avait pas.
[6] Dans l’Avis de demande de contrôle judiciaire qu’il dépose en 2011, Me Rouet n’inclut pas de demande de transmission du matériel en possession du décideur administratif comme le permet la Règle 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles] et il ne dépose pas non plus de telle demande même après avoir appris l’existence de l’Évaluation complétée en juin. Ainsi, aucun dossier n’a été préparé et certifié par le Décideur et aucun dossier certifié du tribunal [DCT] n’a conséquemment été remis aux parties, qui ne l’ont donc évidemment pas déposé devant la Cour.
[7] Dans le Dossier du demandeur qu’il dépose devant la Cour, et outre son mémoire, Me Rouet soumet (1) son propre affidavit, assermenté le 22 mai 2023, introduisant 10 pièces en preuve; (2) l’affidavit de M. Guy Desjardins, témoin du Ministère, assermenté le 26 juin 2023, introduisant 13 pièces en preuve; (3) les questions écrites posées par Me Rouet à M. Desjardins en contre-interrogatoire; et (4) l’affidavit de M. Desjardins en réponse au contre-interrogatoire écrit.
[8] Lors de l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire, et puisque les parties n’avaient pas abordé l’enjeu de la Règle 317 dans leur mémoire respectif, la Cour a offert aux parties l’opportunité de soumettre des représentations additionnelles quant à l’impact du défaut de Me Rouet de s’être prévalu de la Règle 317 pour obtenir le DCT. La Cour a invité les parties à consulter les décisions Canada c Merchant (2000) Ltd, 2001 CAF 30 [Merchant] et Rock c Conseil des Innus de Pessamit, 2022 CF 702 [Rock] en particulier. Les parties se sont prévalues de cette opportunité et ont chacune soumis des représentations écrites additionnelles.
[9] Ainsi, Me Rouet soumet essentiellement qu’une demande sous la Règle 317 et l’obtention du DCT ne sont pas nécessaires compte tenu des arguments qu’il soulève pour contester la Décision. Me Rouet ajoute que son témoignage, les représentations écrites initiales du défendeur, le Procureur général du Canada [PGC], et le silence subséquent de ce dernier suffisent pour démontrer ce que lui, Me Rouet, ne connaissait pas et pour démontrer ce que le Décideur avait en sa possession.
[10] Le PGC souligne que Me Rouet soutient principalement qu’il n’avait pas suffisamment d’informations pour contester son renvoi et que le Décideur avait des documents que Me Rouet n’avait pas. Le PGC note l’argument soulevé par Me Rouet et répond qu’il est conséquemment important de connaitre ce qui était devant le Décideur par le biais d’une demande sous la Règle 317 des Règles. Le PGC ajoute que ses représentations écrites ne peuvent servir à établir ce qui était effectivement devant le Décideur.
[11] D’abord, et tel que la Cour l’a mentionné lors de l’audience, il pourrait être problématique de constater que le Décideur a, pour rendre sa Décision, considéré des documents que Me Rouet n’avait pas et dont ce dernier ignorait même l’existence. Cependant, la Cour ne peut pas déterminer si telle est la situation en l’instance puisque Me Rouet n’a pas présenté de demande sous la Règle 317 et qu’aucun DCT n’a été préparé et certifié. En l’absence d’un DCT, la Cour ne sait pas quels documents étaient devant le Décideur, ne peut déterminer si le Décideur avait, ou non, les documents précités que Me Rouet affirme n’avoir jamais reçus et si le Décideur a, ou non, effectivement considéré ces documents pour rendre sa Décision. La Cour ne peut pas non plus savoir comment et de qui le Décideur aurait reçu ces documents et s’ils ont, ou non, été transmis à Me Rouet dans le cadre de la procédure de grief.
[12] Me Rouet n’a pas convaincu la Cour que son témoignage, les représentations écrites et/ou le silence du PGC peuvent remplacer le recours à la Règle 317 et la certification d’un décideur pour confirmer les documents et informations que ce dernier a considérés. Je note que Me Rouet n’a pas contre-interrogé le témoin du PGC au sujet des documents en jeu et qu’il n’a soumis aucune jurisprudence confirmant que le DCT peut être remplacé ou compensé par son témoignage, par les représentations écrites et/ou par le silence du PGC; la jurisprudence existante de la Cour d’appel fédérale établit au contraire l’importance de faire usage de la Règle 317 (voir notamment Merchant).
[13] Pour les motifs détaillés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Me Rouet, demandeur en la présente instance, portait le fardeau de démontrer que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale ont été violés, tel qu’il l’allègue. Or, il n’a pas rempli son fardeau; la Cour n’a pas l’information qui lui est nécessaire pour évaluer les allégations.
II. Contexte
[14] Le 12 avril 2010, Me Rouet entre en fonction à titre d’avocat au sein de la Direction des affaires fiscales du Ministère. Me Rouet est alors nommé à temps plein, pour une période indéterminée. Son emploi est assujetti à une période de stage de 12 mois conformément à l’article 61 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22 [LEFP].
[15] En juillet 2010, constatant des lacunes, le Ministère met en place un plan d’intervention pour Me Rouet. À l’automne 2010, la superviseure de Me Rouet évalue la performance de ce dernier pour la période d’avril à septembre 2010. La participation de Me Rouet à cette évaluation débute en novembre 2010 lorsque sa superviseure lui remet un rapport préliminaire écrit. Le 20 décembre 2010, Me Rouet rencontre sa superviseure et un rapport de l’examen du rendement et d’appréciation écrit est signé par les deux parties. Ce rapport contient une Annexe au rapport d’examen de rendement et d’appréciation de l’employé 2010 dans laquelle une rétroaction sur le rendement de Me Rouet est détaillée.
[16] Le 31 mars 2011, avant la fin de la période de stage, le Ministère met fin à l’emploi de Me Rouet aux termes de l’article 62 de la LEFP et lui remet une lettre l’avisant de la fin de son emploi. Le Ministère y indique avoir déterminé que Me Rouet n’a pas atteint le niveau de rendement attendu pour le poste qu’il occupe dans l’organisation. Le Ministère note entre autres que malgré les nombreuses rencontres et formations ainsi que le suivi constant dont Me Rouet a pu bénéficier, il n’y a pas eu d’amélioration suffisante au niveau attendu par la gestion et que Me Rouet n’a pas atteint le niveau d’autonomie attendu pour le poste occupé.
[17] Dans son affidavit, Me Rouet affirme que lors de cette rencontre du 31 mars 2011, ses interlocutrices lui ont simplement indiqué qu’il était renvoyé puisqu’il ne convenait pas pour le poste. Me Rouet affirme également qu’il a dû insister pour que les faits qui avaient été pris en considération dans son renvoi lui soient communiqués. Il fait valoir que sa superviseure a alors fait référence à un événement, soit la performance de Me Rouet devant la Cour canadienne de l’impôt le 31 janvier 2011, et que sa superviseure aurait alors constaté que Me Rouet n’avait pas demandé une procédure qu’il aurait dû connaitre et qu’en conséquence, elle ne pouvait pas, en toute confiance, l’envoyer seul plaider des dossiers simples.
[18] Toujours dans son affidavit, Me Rouet affirme avoir examiné son dossier d’employé en présence d’une employée des ressources humaines, le 11 avril 2011, et avoir noté que ledit dossier ne contenait aucun document en lien avec la décision du Ministère de mettre fin à son emploi. Me Rouet affirme aussi avoir reçu, le même jour et à sa demande, deux enveloppes scellées contenant son dossier d’employé.
[19] Le 6 mai 2011, Me Rouet dépose un grief contestant la décision du Ministère de mettre fin à son emploi au cours de sa période de stage. Me Rouet soutient alors que son licenciement ne respecte pas les Lignes directrices sur les renvois en cours de stage du Conseil du Trésor [Lignes directrices] et que la lettre de renvoi est trop vague pour lui permettre de connaître précisément le motif pour lequel le Ministère a conclu qu’il n’avait « […] pas atteint le degré d’autonomie attendu pour le poste occupé »
. Il sollicite alors les deux mesures correctives suivantes : (1) l’annulation de son renvoi; et (2) la réintégration dans son poste sans perte de salaire ni d’avantages sociaux, et sous l’autorité d’un autre chef d’équipe.
[20] Me Rouet joint une annexe à son formulaire de grief, l’Annexe A, dans laquelle il présente sa version des faits et du droit applicable. Me Rouet y expose également les éléments qu’il dénonce, soit :
a. l’absence de motifs dans l’avis écrit du 31 mars 2011, ce qui contrevient aux Lignes directrices et ouvre la porte à tous les camouflages et subterfuges;
b. la tentative de camouflage du motif de son renvoi survenue durant la réunion où cet avis lui est remis;
c. la véritable raison de son renvoi était sa prestation devant la Cour canadienne de l’impôt le 31 janvier 2011;
d. une collègue plus expérimentée a proposé l’approche suivie lors de l’audience du 31 janvier 2011, rendant son renvoi contraire aux Lignes directrices en plus d’être empreint d’arbitraire et de mauvaise foi;
e. il n’a pas été informé à l’avance des attentes concernant sa performance à la Cour canadienne de l’impôt le 31 janvier 2011;
f. le Ministère avait des attentes incompatibles avec le Code de déontologie des avocats du Québec qui exige un devoir de compétence des avocats et selon lequel ces derniers agissent aux mieux des intérêts de la personne qu’ils représentent;
g. le Ministère s’est indûment immiscé dans la relation avocat-client en entretenant une attente qui était contraire aux intérêts au Ministre du Revenu national, le client dans le dossier du 31 janvier 2011.
[21] Le 30 mai 2011, la directrice des affaires fiscales au Ministère rend la décision au premier palier du processus de grief et rejette le grief de Me Rouet. La directrice souligne avoir réexaminé le grief de Me Rouet ainsi que la lettre de renvoi datée du 31 mars 2011 pour rendre sa décision. Elle note que les motifs ayant conduit le Ministère à mettre fin à l’emploi de Me Rouet sont explicitement mentionnés dans la lettre de renvoi. La directrice rejette ainsi le grief, jugeant qu’aucun élément ne permet de revoir la décision qui a été prise de mettre fin à l’emploi de Me Rouet.
[22] Le 30 juin 2011, le directeur général régional du Ministère rend la décision au deuxième palier du processus de grief. Il souligne avoir analysé soigneusement les allégations de Me Rouet ainsi que le dossier de son renvoi en cours de stage. Le directeur général régional conclut que, selon les informations en main, le renvoi de Me Rouet s’est fait en respect des Lignes directrices et que les éléments portés à sa connaissance tendent à soutenir que Me Rouet n’a pas démontré posséder toutes les qualités requises pour le poste. Le directeur général régional conclut que la décision de mettre fin à l’emploi de Me Rouet en période de stage est reliée directement à l’emploi. Il rejette le grief et refuse donc d’accorder les mesures correctives demandées.
[23] Le 16 septembre 2011, le Décideur rend la Décision au troisième palier. Le Décideur indique avoir, avant de rendre sa Décision, minutieusement examiné et pris en considération l’ensemble de la preuve versée au dossier, incluant le grief de Me Rouet et ses annexes (contenant son argumentation écrite), ainsi que les représentations que Me Rouet a présentées lors de l’audience. Le Décideur souligne que Me Rouet a indiqué, lors de l’audience, que tous les motifs appuyant sa position étaient clairement énoncés dans son grief et ses annexes et qu’à cet égard, le Décideur pouvait rendre une décision en fonction de ces derniers.
[24] Le Décideur souligne également que la période de stage est une période permettant à l’employeur d’évaluer le rendement d’une personne recrutée à l’extérieur de la fonction publique et que la décision de procéder au renvoi en cours de stage fait partie des prérogatives et du droit de gestion de l’employeur. Il ajoute qu’il incombe à l’employé de démontrer, au cours de cette période, qu’il possède toutes les compétences et qualités requises pour le poste.
[25] Le Décideur conclut que le renvoi de Me Rouet en cours de stage n’est pas contraire aux politiques et/ou aux Lignes directrices de l’employeur. Le Décideur indique comprendre plutôt que le motif ayant entrainé le renvoi de Me Rouet est le fait que ce dernier n’avait pas atteint le niveau d’autonomie attendu d’un juriste occupant un poste de son groupe et niveau. Le Décideur réitère que le fardeau de démontrer de façon prima facie que Me Rouet avait atteint le niveau de rendement attendu pour son poste appartenait à Me Rouet et souligne que ce dernier ne s’est pas acquitté de ce fardeau.
[26] Le Décideur souligne qu’il n’a trouvé aucune raison d’intervenir dans le dossier et qu’il ne renversera donc pas les décisions rendues aux paliers de grief inférieurs. Ainsi, le Décideur rejette le grief de Me Rouet au palier final de la procédure de grief et indique que les mesures correctives demandées par Me Rouet sont refusées.
[27] Le 30 septembre 2011, Me Rouet renvoie son grief à l’arbitrage devant la Commission des relations du travail dans la fonction publique [Commission].
[28] Le 13 octobre 2011, Me Rouet demande le contrôle judiciaire de la Décision, objet de la présente instance, et le 11 novembre 2011, la Cour suspend les délais de cette demande jusqu’au caractère final de la décision à être rendue par la Commission.
[29] Entre le 13 décembre 2016 et le 25 mai 2017, la Commission tient six jours d’audience. Me Rouet affirme, dans son affidavit, avoir alors appris que sa superviseure avait rédigé une évaluation à son sujet en mai et juin 2011, document auquel M. Desjardins réfère, dans son affidavit, comme au « Rapport abrégé de l’examen du rendement et d’appréciation de l’employé »
et qui a été définit plus haut comme l’Évaluation complétée en juin. Me Rouet affirme aussi que cette évaluation n’était pas dans le dossier de l’employé qui lui avait été remis dans des enveloppes scellées en avril 2011, tel que révélé lors de l’ouverture de ces enveloppes devant la Commission.
[30] Le 1 juin 2021, la Commission rend sa décision (Rouet c Administrateur général (ministère de la Justice), 2021 CRTESPF 59). Elle estime que la preuve présentée par Me Rouet n’établit pas, selon la prépondérance des probabilités, que son licenciement pendant sa période de stage reposait sur autre chose qu’une insatisfaction éprouvée de bonne foi par le Ministère à l’égard des aptitudes de Me Rouet à s’acquitter des fonctions de son poste. La Commission conclut que Me Rouet ne s’est pas acquitté de son fardeau de prouver que son licenciement constitue une invocation factice de la LEFP, un subterfuge ou un camouflage. La Commission accueille donc l’objection du Ministère voulant que la Commission n’a pas compétence pour entendre un licenciement prévu sous le régime de la LEFP et rejette le grief.
[31] Le 7 mars 2023, la Cour d’appel fédérale rejette la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission déposée par Me Rouet (Rouet c Canada (Justice), 2023 CAF 50).
III. Position des parties
[32] Dans son mémoire des faits et du droit, et tel qu’affirmé dans son affidavit, Me Rouet soutient avoir appris, à l’audience devant la Commission (2016-2017), qu’un formulaire et un narratif avaient été rédigés en mai et en juin 2011 par sa superviseure. Il affirme que ces documents ne lui ont jamais été remis. Me Rouet conteste le fait qu’il n’a pas été informé de l’existence de ce qu’il qualifie d’une évaluation occulte au terme de laquelle sa superviseure a expliqué qu’il a été renvoyé. Il fait valoir qu’il aurait pu, s’il avait eu ces documents, exiger que le Ministère suive les règles applicables au processus d’évaluation et qu’il n’aurait pas manqué de faire valoir des commentaires et de saisir l’occasion de discuter avec l’évaluateur et, si nécessaire, de demander l’intervention d’un agent de révision.
[33] Me Rouet invite la Cour à tirer plusieurs conclusions de faits, notamment quant au fait qu’il n’avait pas connaissance des documents précités alors que le Décideur, lui, avait accès à ces documents, ce qui porte atteinte à l’équité procédurale et aux principes de justice naturelle. Me Rouet invite également la Cour à conclure que la directrice au premier palier était en situation de conflit d’intérêts puisqu’elle était présente lors de la rencontre de renvoi. Cependant, rien n’indique que Me Rouet ait soulevé cet argument dès que possible, tel que la jurisprudence l’exige, soit devant la directrice elle-même, ou devant les deux autres décideurs du processus de grief (Teksavvy Solutions Inc v Bell Canada, 2024 FCA 121 au para 58 disponible en anglais seulement). Cet argument ne peut donc réussir.
[34] Dans les observations additionnelles qu’il soumet à la Cour en lien avec la Règle 317 des Règles, Me Rouet confirme qu’il conteste la Décision du troisième palier, non pas en visant la « production intellectuelle »
du Décideur, mais plutôt en faisant valoir que des vices en matière de justice naturelle et d’équité procédurale ont entaché le processus de grief et la décision de renvoi qu’il vise. Il fait valoir qu’il ne connaissait pas la preuve à réfuter ou les arguments à défendre et que cette absence de connaissance est attribuable à des manquements de la part du Ministère.
[35] Ainsi, Me Rouet prétend que la Règle 317 n’est pas en jeu dans la présente affaire puisque, essentiellement, « quelque soit ce qui était devant le Décideur, sa décision devrait être écartée sans même examiner la question de sa raisonnabilité, puisque le Fonctionnaire [Me Rouet] a été privé, en raison de manquements [du Ministère], d’informations sans lesquelles il ne pouvait viser juste dans la contestation de son renvoi »
. Me Rouet prend l’exemple de l’Évaluation complétée en juin pour faire valoir que ce qui importe pour sa thèse n’est pas d’établir que ces documents étaient devant le Décideur, mais plutôt d’établir que ces documents ne lui ont pas été remis, car ces documents étaient fondamentaux pour attaquer pleinement la décision de renvoi. Me Rouet ajoute que si ces documents étaient connus du Décideur, Me Rouet aurait dû pouvoir faire des représentations en lien avec ceux-ci et que s’ils avaient été inconnus du Décideur, il aurait dû pouvoir les porter à son attention et faire des représentations en lien avec ceux-ci.
[36] Enfin, Me Rouet soutient que l’absence de recours à la Règle 317 ne devrait pas susciter de méfiance particulière, que son affidavit et l’affidavit du PGC devraient être acceptés pour établir ce qui était ou n’était pas en sa possession et en possession du Décideur, et que sa thèse ne requiert pas la preuve de ce que le Décideur avait devant lui.
[37] Dans son mémoire initial, le PGC répond que la Décision est raisonnable et qu’il n’y a eu aucune violation de l’équité procédurale. Au paragraphe 41 de son mémoire, le PGC souligne que les demandes de contrôle judiciaire doivent être tranchées sur la base des éléments dont disposait le décideur administratif au moment où il a rendu sa décision faisant l’objet du contrôle. Également dans son mémoire initial, le PGC liste les documents qui auraient été considérés par le Décideur.
[38] Dans ses représentations additionnelles en lien avec la Règle 317, le PGC détaille la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale en lien avec cette règle et souligne que si les documents ou les éléments matériels pertinents à la demande devant la cour de révision sont insuffisants, « cela pourrait mettre le décideur administratif à l'abri du contrôle judiciaire à l'égard de certains des motifs possibles »
(Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c Alberta, 2015 CAF 268 [Access Copyright] au para 14). Il conclut en affirmant que puisque le fondement de la décision du décideur administratif n’est pas devant cette Cour, Me Rouet ne peut pas s’acquitter de son fardeau de preuve et ainsi ne peut pas démontrer que le pouvoir discrétionnaire du décideur a été exercé d’une façon déraisonnable.
IV. Questions en litige
[39] Me Rouet allègue uniquement que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale ont été violés puisqu’il n’a jamais reçu l’Évaluation complétée en juin et le Résumé chronologique. Il soutient d’une part, qu’il n’a pas pu contester pleinement son renvoi, ne connaissant pas la preuve à réfuter et d’autre part, que le processus a été vicié puisque le Décideur avait devant lui des documents que lui n’avait pas. Ainsi, Me Rouet ne conteste pas le caractère raisonnable de la Décision.
[40] Me Rouet porte le fardeau de démontrer les violations alléguées. La Cour doit donc déterminer s’il a rempli son fardeau et s’il a établi les violations alléguées.
V. Discussion
[41] D’emblée, ce qui est devant la Cour en l’instance est la Décision du troisième palier. Les allégations de violation aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale en lien avec le renvoi de Me Rouet ne seront donc pas analysées.
[42] Tel que mentionné précédemment, Me Rouet affirme n’avoir jamais reçu l’Évaluation complétée en juin et le Résumé chronologique dans lequel plus de 30 événements sont répertoriés. Par ailleurs, les documents déposés par le PGC dans son dossier permettent de croire que le Décideur avait ces documents dans son dossier de preuve et qu’il les a considérés puisqu’il indique avoir considéré toute la preuve au dossier.
[43] Tel que précédemment mentionné, il serait problématique de constater que le Décideur aurait considéré des documents auxquels Me Rouet, auteur du grief, n’aurait pas eu accès. Me Rouet a « le droit de connaître la preuve à réfuter et de disposer d’une possibilité complète et équitable d’y répondre »
(Khawaja c Canada (Procureur général), 2007 CAF 388 au para 114; Argüello c Canada (Procureur général), 2023 CF 986 au para 18; voir Chemin de fer Canadian Pacifique Limitée c Canada (Procureur général) 2018 CAF 69 au para 56). Si Me Rouet n’a pas eu accès à toute la preuve, il ne peut avoir eu la possibilité complète et équitable d’y répondre. Enfin, malgré le fait que le niveau d’équité procédurale auquel a droit un employé dans le cadre d’une procédure interne de règlement des griefs se situe à l’extrémité inférieure du continuum, l’employé a le droit d’être informé des faits défavorables à sa thèse et d’y répondre (Canada (Procureur général) c Allard, 2018 CAF 85 au para 41; De Santis c Canada (Procureur général), 2020 CF 723 au para 28).
[44] Cependant, vu les circonstances de la présente affaire, la preuve n’est pas faite quant aux documents que le Décideur avait devant lui ni quant aux documents qu’il a considérés afin de rendre sa Décision. En effet, tel que mentionné précédemment, Me Rouet n’a pas demandé la transmission du matériel en la possession du Décideur selon la Règle 317 des Règles. Ainsi, la Cour ne dispose pas d’une certification des documents qui étaient devant le Décideur et elle ne sait pas non plus comment le Décideur a obtenu ces documents, le cas échéant. Ces informations auraient permis de jeter un éclairage sur la procédure qui a été suivie.
[45] Le premier paragraphe de la Règle 317 prévoit que :
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[46] Tel que la Cour d’appel fédérale l’a souligné dans Access Copyright :
[13] La règle 317 reflète la réalité d'aujourd'hui, c'est-à-dire que les motifs admissibles de contrôle judiciaire sont plus vastes qu'ils l'ont déjà été. Il donne au demandeur le droit de recevoir tout ce dont était saisi le décideur au moment où celui‑ci a rendu sa décision et que le demandeur n'a pas en sa possession : The Access Information Agency Inc c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 224, au paragraphe 7. Cela permet aux parties de [TRADUCTION] « se prévaloir efficacement de leur droit de contester des décisions administratives du point de vue du caractère raisonnable » et de [TRADUCTION] « faire en sorte que la cour de révision [qui est appelée à statuer sur le caractère raisonnable] examine la preuve présentée au tribunal en question » : Hartwig v. Commission of Inquiry into matters relating to the death of Neil Stonechild, 2007 SKCA 74 (CanLII), 284 D.L.R. (4th) 268, au paragraphe 24 (où des commentaires sont formulés relativement à une règle semblable à la règle 317).
[47] Un demandeur n’est certes pas obligé de se prévaloir de la Règle 317 des Règles. Cependant, et tel que la soussignée l’a indiqué dans la décision Rock en citant la Cour d’appel fédérale dans Merchant, le défaut de s’en prévaloir peut entrainer des conséquences.
[48] Tel que précédemment mentionné, M. Desjardins introduit en preuve la Note de breffage qui elle-même liste des documents en annexe. M. Desjardins ne confirme pas les documents qui étaient effectivement devant le Décideur, ni ceux que Décideur a considérés pour rendre sa Décision : comment le pourrait-il?
[49] En effet, il n’appartient pas au PGC de confirmer si un document était devant le Décideur lorsqu’il a pris sa Décision, a fortiori de déterminer ce que le Décideur a considéré pour rendre ladite Décision. À cet égard, la Cour note les propos de la Cour d’appel fédérale dans Rémillard c Canada (Revenu national), 2022 CAF 63 [Rémillard] :
[74] Tel que mentionné plus haut, la procédure mise en place par les règles 317 et 318 est facultative et relève de l’initiative du demandeur. C’est à ce dernier qu’il revient de déterminer s’il a tous les documents pertinents pour mener à bien sa demande de contrôle judiciaire. En cas de doute, ou s’il désire compléter son dossier pour s’assurer qu’il a exactement les mêmes informations qu’avait le décideur administratif en prenant sa décision, le demandeur peut se prévaloir de ce mécanisme prévu par les Règles et il lui appartient de déterminer l’ampleur des documents sollicités.
[50] La Règle 318 prévoit quant à elle la manière avec laquelle le décideur administratif répond à la demande sous la Règle 317 et indique que l’office fédéral transmet au greffe et à la partie qui en a fait la demande, dans les 20 jours, une copie certifiée conforme des documents en cause, le DCT. En l’absence de cette certification par le décideur, les parties et la Cour ne peuvent que spéculer quant au contenu du dossier de preuve qui était devant le décideur et quant aux documents que ce dernier a, ou non, considérés.
[51] La Cour souligne qu’aux fins des Règles 317 et 318, un document est pertinent « s’il a pu influer sur la décision du [t]ribunal ou s’il peut influer sur la manière dont la Cour disposera de la demande de contrôle judiciaire […]. »
(Jolivet c Canada, 2011 CF 806 au para 26 [Jolivet] citant Maax Bath Inc c Almag Aluminum Inc, 2009 CAF 204 au para 9). Autrement dit, si un document était devant le décideur lorsqu’il a pris sa décision, il est présumé que ce document est pertinent et il devra être produit par l’office fédéral, à moins d’une exception (Jolivet au para 27).
[52] En l’espèce, le DCT, s’il avait été produit, aurait offert aux parties, et à la Cour, l’éclairage nécessaire quant au contenu du dossier et des documents considérés par le Décideur.
[53] Or, Me Rouet, qui affirme avoir appris l’existence des deux documents déterminants en 2016 ou 2017, n’a jamais demandé au Décideur de confirmer les documents qu’il avait devant lui, aucun DCT n’ayant été produit. Il n’a d’ailleurs pas contre-interrogé M. Desjardins au sujet de ces documents. Ni les parties ni la Cour n’ont donc le bénéfice d’un DCT et la Cour n’est pas en mesure de constater par elle-même le dossier de preuve qui était devant le Décideur.
[54] Il incombait à Me Rouet en sa qualité de demandeur aux fins du contrôle judiciaire d’établir que le Décideur avait des documents que lui, Me Rouet, n’avait pas (Rémillard au para 74; Merchant au para 10). Encore une fois, Me Rouet n’a soumis aucune autorité pour confirmer que son affidavit, les représentations du PGG et/ou le silence de ce dernier pouvait remplacer la demande de transmission sous la Règle 317 et la certification du dossier par le décideur.
[55] Accessoirement, la Cour note que certains dossiers pourraient probablement être décidés sans un DCT, mais ce n’est pas le cas en l’espèce, compte tenu de l’argument soulevé par Me Rouet.
[56] Ainsi, Me Rouet ne s’est pas acquitté de son fardeau et il n’a pas démontré que les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale ont été violés. La Cour rejettera donc la demande de contrôle judiciaire.
JUGEMENT au dossier T-1674-11
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Martine St-Louis »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1674-11 |
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INTITULÉ :
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MARC-ANDRÉ ROUET c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
MONTRÉAL (QUÉBEC) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 15 AVRIL 2024 |
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JUGEMENT ET motifs : |
LA JUGE ST-LOUIS |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 23 AOÛT 2024 |
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COMPARUTIONS :
Me Marc-André Rouet |
Pour le demandeur (POUR SON PROPRE COMPTE) |
Me Marc Séguin |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Marc-André Rouet La Prairie (Québec) |
Pour le demandeur |
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
Pour le défendeur |