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Date : 20240624


Dossier : T-538-23

Référence : 2024 CF 977

[TRADUCTION FRANÇAISE — RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Montréal (Québec) le 24 juin 2024

En présence de monsieur le juge Gascon

RECOURS COLLECTIF ENVISAGÉ

ENTRE :

ARTHUR LIN

demandeur

et

UBER CANADA INC.

UBER TECHNOLOGIES, INC.

UBER PORTIER CANADA INC.

UBER CASTOR CANADA INC.

JUST ORDER ENTERPRISES CORP.

FAN TUAN HOLDING LTD.

FANTUAN TECHNOLOGY LTD.

défenderesses

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les défenderesses Uber Canada Inc., Uber Technologies, Inc., Uber Portier Canada Inc. et Uber Castor Canada Inc. [collectivement les défenderesses Uber, ou Uber] présentent une requête en suspension de l’instance intentée par le demandeur, M. Arthur Lin, un consommateur qui se propose d’agir à titre de représentant des demandeurs dans ce recours collectif envisagé. Sur le fondement du paragraphe 7(1) de la Loi de 1991 sur l’arbitrage, LO 1991, c 17 [la Loi de l’Ontario sur l’arbitrage] ou subsidiairement de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7, les défenderesses Uber soutiennent que les demandes à leur égard sont assujetties à une convention d’arbitrage obligatoire prévue dans les conditions d’utilisation de la plateforme d’Uber [la clause d’arbitrage] et doivent ainsi être soumises à l’arbitrage.

[2] La requête en suspension de l’instance est déposée dans le cadre d’un recours collectif envisagé intenté contre les défenderesses Uber et trois autres défenderesses, à savoir Just Order Enterprises Corp., Fan Tuan Holding Ltd. et Fantuan Technology Ltd. [collectivement les défenderesses Fantuan], sous le régime de l’article 36 de la Loi sur la concurrence, LRC (1985), c C-34, pour de prétendues violations à l’article 52 interdisant les indications trompeuses. Cependant, la requête en suspension de l’instance ne concerne pas les défenderesses Fantuan.

[3] Le demandeur s’oppose à la requête en suspension de l’instance, soutenant que les conditions d’utilisation d’Uber constituent un contrat d’adhésion et que la clause d’arbitrage n’est pas susceptible d’être exécutée pour trois raisons : 1) la clause d’arbitrage est invalide selon le cadre juridique régissant le contrat entre les parties; 2) il existe un obstacle physique à l’application de la clause d’arbitrage; et 3) la clause d’arbitrage est « nulle » parce qu’elle est inique.

[4] Pour les motifs qui suivent, la requête en suspension de l’instance sera accueillie.

II. Contexte

A. Les comportements anticoncurrentiels reprochés

[5] L’action intentée contre les défenderesses Uber et les défenderesses Fantuan au moyen de ce recours collectif envisagé énumère des violations de l’article 52 de la Loi sur la concurrence, qui interdit diverses formes d’indications fausses ou trompeuses. Le demandeur a fait appel aux services de livraison de repas Uber Eats [Uber Eats] et Fantuan Food pour obtenir des produits alimentaires au Canada, et il soutient qu’on lui a facturé des frais supplémentaires, y compris des frais de livraison ou de service. Plus particulièrement, le demandeur soutient que les défenderesses Uber et les défenderesses Fantuan ont employé la pratique de commercialisation trompeuse d’« indication de prix partiel », maintenant interdite par le paragraphe 52(1.3) de la Loi sur la concurrence, et qu’elles ont affiché des prix pour leurs services respectifs de livraison qui n’étaient pas atteignables en raison de frais supplémentaires en plus des taxes ou autres frais provinciaux ou fédéraux.

[6] La plateforme Uber Eats met en rapport les clients qui commandent des produits alimentaires ou d’autres articles et les restaurants et marchands qui offrent ces repas ou autres articles, et elle permet à ces derniers d’offrir des options de livraison, y compris au moyen de tiers fournisseurs de services.

[7] Aux termes de l’article 52 de la Loi sur la concurrence, nul ne peut, directement ou indirectement, donner au public des indications fausses ou trompeuses dans son matériel promotionnel. Le paragraphe 52(1.3) de la Loi sur la concurrence interdit l’indication de prix partiel, définie comme « l’indication d’un prix qui n’est pas atteignable en raison de frais obligatoires fixes ».

[8] Dans son recours collectif envisagé, le demandeur réclame des dommages-intérêts, en vertu de l’article 36 de la Loi sur la concurrence, au motif que les défenderesses Uber et les défenderesses Fantuan auraient donné des indications trompeuses interdites.

B. La clause d’arbitrage

[9] La clause d’arbitrage figure dans chaque version des conditions affichées sur le site Web d’Uber [les conditions d’Uber] applicables après le 1er juillet 2021.

[10] Aux termes de l’article 6 des modalités d’Uber, les lois de l’Ontario (ou du Québec si le consommateur est un résident du Québec) régissent le contrat entre Uber et ses clients. Toutes les versions des conditions d’Uber qui sont en vigueur depuis le 1er juillet 2021 comprennent une clause d’arbitrage essentiellement semblable à celle-ci :

7. RÉSOLUTION DES DIFFÉRENDS

IMPORTANT : VEUILLEZ LIRE ATTENTIVEMENT L’OBLIGATION D’ARBITRAGE CI-APRÈS. VOUS DEVEZ RÉSOUDRE LES DIFFÉRENDS PAR VOIE D’ARBITRAGE. VOUS NE POUVEZ PAS RECEVOIR DE L’ARGENT OU UN AUTRE REDRESSEMENT PAR VOIE D’ACTION JUDICIAIRE.

OBLIGATION D’ARBITRAGE

Vous êtes libre d’obtenir des conseils ou de l’information d’un avocat au sujet de l’obligation d’arbitrage.

À moins que la législation ne l’interdise, tous les différends découlant de ce qui suit ou s’y rapportant de quelque manière : i) des présentes Conditions d’Uber Eats; ii) des Services de livraison; ou iii) de la publicité, la promotion ou quelque déclaration verbale ou écrite concernant les Services de livraison, seront définitivement tranchés et réglés par voie d’arbitrage en vertu des règles d’arbitrage (les « Règles de l’IAMC ») de l’Institut d’arbitrage et de médiation du Canada, Inc. (« IAMC »), sauf en leur version modifiée dans les présentes. L’arbitrage se fait en français ou en anglais à votre choix. L’arbitrage peut être tenu partout où l’arbitre l’estime opportun, y compris à distance par téléphone ou par Internet.

Les Règles de l’IAMC peuvent être consultées, par exemple, en consultant le site <www.google.ca> pour trouver les « Règles d’arbitrage de l’IAMC » ou en cliquant ici. Vous pouvez également communiquer avec l’IAMC au 1-877-475-4353 ou à l’adresse <www.adric.ca>.

Vous devrez payer certains frais d’arbitrage, tel que décrits dans les Règles de l’IAMC.

Toutefois, avant d’entamer l’arbitrage, la partie qui présente la demande doit d’abord tenter de négocier de bonne foi avec l’autre partie un règlement du différend dans une période d’au moins 30 jours, mais d’au plus 45 jours, à moins qu’elle ne soit prolongée d’un commun accord. Pendant la période de négociation, tout délai de prescription par ailleurs applicable sera temporairement suspendu. […]

[11] L’article 7 des conditions d’Uber souligne le cadre de résolution des différends du contrat, plus particulièrement, l’obligation d’arbitrage, qui est le seul recours dont peuvent se prévaloir les parties contractantes. L’article 7 sous-tend la clause d’arbitrage. Il prévoit que tous les différends découlant des conditions d’Uber, des services d’Uber, de l’accès aux applications d’Uber et de la publicité ou des promotions des produits et des applications d’Uber doivent être tranchés de façon définitive et concluante sous le régime des règles d’arbitrage [les Règles de l’IAMC] de l’Institut d’arbitrage et de médiation du Canada, Inc. [IAMC]. En outre, la clause stipule que le client devra « payer certains frais d’arbitrage, comme il est décrit dans les Règles de l’IAMC ». Cependant, la clause d’arbitrage n’indique pas expressément les frais en question.

[12] Selon les Règles de l’IAMC auxquelles renvoie la clause d’arbitrage, la personne qui affirme avoir subi des dommages-intérêts de 10 000 $ ou moins doit payer des frais d’ouverture de dossier de 350 $, et le défendeur doit payer des frais administratifs de 75 $ (annexe B des Règles de l’IAMC). Aux termes de l’article 4.23 des Règles de l’IAMC, dans certaines circonstances, une partie peut devoir déposer une avance sur les frais d’arbitrage prévus. L’article 5.3 stipule également qu’un arbitre peut adjuger les dépens à la partie qui obtient une décision favorable relativement à l’arbitrage. Les séances et les rencontres d’arbitrage ont lieu à un endroit que le tribunal d’arbitrage juge nécessaire et peuvent se dérouler par téléphone, par courriel ou par vidéoconférence (art 4.1 des Règles de l’IAMC). Enfin, le tribunal d’arbitrage peut statuer sur sa propre compétence, de même que sur les objections relatives à l’existence ou à la validité de la convention d’arbitrage (art 4.8 des Règles de l’IAMC).

[13] Les clients ne peuvent pas passer de commande sur la plateforme ou l’application Uber Eats sans avoir d’abord accepté les conditions d’Uber. Par conséquent, le demandeur avait forcément accepté les conditions d’Uber, y compris la clause d’arbitrage qui s’y trouve, pour obtenir les services de livraison Uber Eats.

[14] En l’espèce, personne ne dit que le demandeur n’a pas accepté les conditions d’Uber. Le demandeur a accepté ces conditions (et donc la clause d’arbitrage) le 19 mai 2022 (et n’a pas utilisé la plateforme Uber Eats entre le 1er juillet 2021 et le 18 mai 2022). Il a ensuite accepté une version modifiée des conditions d’Uber en continuant d’utiliser la plateforme Uber Eats.

C. Les dispositions législatives pertinentes

[15] Il est utile de reproduire ci-dessous les dispositions législatives pertinentes. La disposition pertinente de la Loi de l’Ontario sur l’arbitrage est le paragraphe 7(1). Il se lit comme suit :

Sursis

Stay

7 (1) Si une partie à une convention d’arbitrage introduit une instance à l’égard d’une question que la convention oblige à soumettre à l’arbitrage, le tribunal judiciaire devant lequel l’instance est introduite doit, sur la motion d’une autre partie à la convention d’arbitrage, surseoir à l’instance.

7 (1) If a party to an arbitration agreement commences a proceeding in respect of a matter to be submitted to arbitration under the agreement, the court in which the proceeding is commenced shall, on the motion of another party to the arbitration agreement, stay the proceeding.

[16] La disposition pertinente de la Loi sur les Cours fédérales est le paragraphe 50(1), qui est libellé en ces termes :

Suspension d’instance

Stay of proceedings authorized

50 (1) La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

50 (1) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

(a) on the ground that the claim is being proceeded with in another court or jurisdiction; or

b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

(b) where for any other reason it is in the interest of justice that the proceedings be stayed.

[17] Enfin, comme il est expliqué ci-après, l’article 7 de la Loi de 2002 sur la protection du consommateur, LO 2002, c 30, ann A [Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur] est également très pertinent lorsqu’il s’agit d’examiner la présente requête en suspension de l’instance. Il est rédigé en ces termes :

Aucune renonciation aux droits substantiels et procéduraux

No waiver of substantive and procedural rights

7 (1) Les droits substantiels et procéduraux accordés en application de la présente loi s’appliquent malgré toute convention ou renonciation à l’effet contraire.

7 (1) The substantive and procedural rights given under this Act apply despite any agreement or waiver to the contrary.

Restriction de l’effet d’une condition exigeant l’arbitrage

Limitation on effect of term requiring arbitration

(2) Sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), est invalide, dans la mesure où elle empêche le consommateur d’exercer son droit d’introduire une action devant la Cour supérieure de justice en vertu de la présente loi, la condition ou la reconnaissance, énoncée dans une convention de consommation ou une convention connexe, qui exige ou a pour effet d’exiger que les différends relatifs à la convention de consommation soient soumis à l’arbitrage.

(2) Without limiting the generality of subsection (1), any term or acknowledgment in a consumer agreement or a related agreement that requires or has the effect of requiring that disputes arising out of the consumer agreement be submitted to arbitration is invalid insofar as it prevents a consumer from exercising a right to commence an action in the Superior Court of Justice given under this Act.

III. Observations des parties

[18] Les défenderesses Uber soutiennent d’abord que la clause d’arbitrage est exécutoire, vu son libellé et étant donné que, depuis juillet 2021, elle est [TRADUCTION] « substantiellement différente » de celle que la Cour suprême du Canada [CSC] avait jugée invalide dans l’arrêt Uber Technologies Inc c Heller, 2020 CSC 16 [Heller CSC]. Les défenderesses Uber affirment que la Loi de l’Ontario sur l’arbitrage et la Loi sur les Cours fédérales autorisent la suspension de l’instance, qu’Uber satisfait aux prérequis techniques pour l’approbation d’une suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage, qu’aucune exception légale ne s’applique, que la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur n’invalide pas la clause d’arbitrage et que la jurisprudence récente portant sur l’invalidité de certaines clauses d’arbitrage, comme les arrêts Heller et Douez c Facebook, Inc, 2017 CSC 33 [Douez CSC], ne s’applique pas en l’espèce.

[19] En outre, les défenderesses Uber énoncent que leur position est au moins défendable — la norme à laquelle elles doivent satisfaire, selon elles, pour démontrer que leur requête en autorisation de la suspension en faveur de l’arbitrage est bien fondée —, et que la suspension devrait par conséquent être accordée pour permettre à un arbitre de trancher les questions de compétence, suivant le principe de compétence-compétence.

[20] Enfin, les défenderesses Uber affirment que cette Cour et la Cour d’appel fédérale [CAF] ont confirmé à maintes reprises que les demandes présentées sous le régime de la Loi sur la concurrence sont arbitrables. À cet égard, elles renvoient aux arrêts Murphy c Amway Canada Corporation, 2013 CAF 38 [Murphy CAF] et Difederico c Amazon.com, Inc, 2023 CAF 165 [Difederico CAF], dans lesquels il est expressément établi que de telles demandes peuvent être soumises à l’arbitrage (Murphy CAF au para 64; Difederico c Amazon.com, Inc, 2022 CF 1256 au para 127 [Difederico CF], conf par Difederico CAF au para 77).

[21] Au soutien de leur thèse, les défenderesses Uber affirment en outre que la suspension d’instance en faveur de l’arbitrage obligatoire est essentiellement dans l’intérêt de la justice. En effet, comme le soulignent les défenderesses Uber, la CSC dans l’arrêt Peace River Hydro Partners c Petrowest Corp, 2022 CSC 41 [Peace River CSC] affirme que les clauses d’arbitrage valides doivent être respectées et que le principe de compétence-compétence requière que les arbitres se prononcent sur leur propre compétence (Peace River CSC aux para 39–41).

[22] Le demandeur répond que la clause d’arbitrage n’est pas exécutoire et donc invalide. À cet égard, il présente trois principaux arguments.

[23] Premièrement, le demandeur affirme que la clause d’arbitrage est invalide sous le régime juridique devant régir les conditions d’Uber choisi par les défenderesses Uber. Ce régime juridique est celui de l’Ontario. Selon le demandeur, les cours d’appel canadiennes ont statué que les clauses d’arbitrage ne peuvent pas être opposées aux consommateurs visés par la législation ontarienne en matière de protection du consommateur (TELUS Communications Inc c Wellman, 2019 CSC 19 aux para 4, 97 [Telus CSC]; Difederico CAF au para 80; Williams v Amazon.com Inc, 2023 BCCA 314 au para 174 [Williams BCCA]). Subsidiairement, l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales assure à la Cour la compétence à l’égard d’affaires faisant intervenir des lois fédérales.

[24] Deuxièmement, le demandeur soutient qu’il semble y avoir un obstacle concret à l’application de la clause d’arbitrage, car l’institut d’arbitrage choisi par les défenderesses Uber ne peut pas être saisi d’un recours collectif. Comme le recours collectif n’est pas contractuellement interdit dans les conditions d’Uber, l’IAMC ne peut pas être saisie de ce type de recours. Ainsi, le demandeur affirme que la clause d’arbitrage, même si elle est déclarée valide, est « non susceptible d’être exécutée ».

[25] Enfin, le demandeur soutient que la clause d’arbitrage est inique, car elle n’indique pas expressément les frais associés à l’arbitrage; elle prévient simplement les consommateurs qu’ils « se verront contraints de payer certains frais d’arbitrage ».

IV. Analyse

A. Les questions préliminaires

[26] Avant d’examiner les questions en litige fondamentales énoncées par les parties, il faut traiter de trois questions préliminaires.

(1) Les autres défenderesses Uber

[27] Dans ses observations à la Cour, le demandeur indique que deux autres personnes morales, Uber B.V. et Uber Portier B.V., devraient être constituées comme parties défenderesses à l’instance. Le demandeur signale que les conditions d’Uber en vigueur du 17 mars 2021 (c.‑à‑d., le début de la période du recours collectif envisagé) au 30 juin 2021 mentionnaient ces deux entités d’Uber, mais qu’elles ne sont pas constituées comme parties défenderesses.

[28] Malheureusement, la thèse du demandeur à cet égard n’est pas fondée. Certes, d’autres entités d’Uber figurent dans les conditions d’Uber, mais ce fait n’est pas pertinent dans le cadre de la présente requête en suspension de l’instance. Le demandeur n’a déposé aucune requête en vue de mettre en cause d’autres défenderesses. De plus, le demandeur n’a présenté aucune preuve d’achats effectués durant la période du recours collectif envisagé qui justifierait l’ajout de nouvelles défenderesses Uber.

(2) Uber Canada

[29] Le demandeur soutient également qu’Uber Canada Inc. [Uber Canada] n’est pas partie aux conditions d’Uber ou à la clause d’arbitrage. Par conséquent, elle ne bénéficierait pas de l’ordonnance de suspension de l’instance sollicitée par Uber.

[30] Selon le demandeur, les défenderesses Uber n’ont pas expliqué pourquoi Uber Canada, qui n’est pas nommée expressément dans les conditions d’Uber et n’est pas partie aux contrats avec les membres du groupe proposé, serait tout de même assujettie à la clause d’arbitrage. Le demandeur reconnaît que, dans certaines circonstances, une personne qui n’est pas nommée dans une convention d’arbitrage, comme la filiale d’une société, peut demander de se prévaloir de l’arbitrage. Or, il soutient que les défenderesses Uber n’ont pas soulevé de thèse défendable, appuyée par la preuve, selon laquelle Uber Canada est une filiale assujettie à la convention d’arbitrage par l’intermédiaire des autres défenderesses Uber. Selon le demandeur, les défenderesses Uber ont même affirmé qu’Uber Canada ne conclut pas de contrats avec les membres du groupe proposé. Il demande donc à la Cour d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui l’habilite à rejeter toute requête en suspension de l’instance d’Uber Canada, car cette entité n’est pas partie à la clause d’arbitrage.

[31] La Cour n’est pas convaincue par l’argument du demandeur sur ce point.

[32] Les conditions d’Uber visent les filiales d’Uber; elles les désignent nommément à plusieurs reprises et sont énoncées à leur profit. La clause d’arbitrage s’applique ainsi aux recours contre Uber Canada, une filiale d’Uber, même si elle n’est expressément nommée dans les conditions d’Uber. En outre, conformément à la clause d’arbitrage prévue à l’article 7 des conditions d’Uber, le demandeur (et tout autre client d’Uber Eats) a accepté de renvoyer à l’arbitrage, entre autres, « tous les différends découlant de ce qui suit ou s’y rapportant de quelque manière… des Services de livraison ou… de la publicité, la promotion ou quelque déclaration verbale ou écrite concernant les Services de livraison ». Il ne fait aucun doute que les demandes visées par le recours collectif que propose le demandeur, y compris celles formulées à l’égard d’Uber Canada, tombent sous le coup de cette clause. Enfin, toute demande opposée à Uber Canada serait étroitement liée à celles présentées à l’égard des autres défenderesses Uber et découlerait de la même matrice factuelle et du même comportement reproché. Dans ces circonstances, il est préférable d’éviter la multiplication des instances et de risquer des décisions incohérentes, ce qui militerait en faveur d’assujettir Uber Canada à la convention d’arbitrage (Kwon v Vanwest College Ltd, 2021 BCSC 545 au para 50).

[33] Bref, la Cour est d’accord avec les défenderesses Uber qu’il est possible de soutenir qu’Uber Canada peut se prévaloir de la clause d’arbitrage.

(3) Les défenderesses Fantuan

[34] La dernière question préliminaire se rapporte aux défenderesses Fantuan.

[35] Le demandeur semble affirmer que leur constitution en défenderesses est susceptible de jouer sur la présente requête en suspension de l’instance. Ce n’est pas le cas. Il n’y a aucun doute que la clause d’arbitrage ne s’applique pas aux défenderesses Fantuan et que les défenderesses Uber n’ont rien à voir avec elles. Les demandes opposées aux défenderesses Uber diffèrent dans les faits de celles opposées aux défenderesses Fantuan, et la décision de la Cour sur la requête en suspension de l’instance n’aura aucune incidence sur ces dernières. La constitution des défenderesses Fantuan en parties à la présente instance ne vient pas non plus modifier les questions soulevées dans la requête en suspension de l’instance relativement aux défenderesses Uber, ou leur traitement par la Cour.

B. La démarche d’évaluation d’une requête en suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage

[36] La présente requête en suspension de l’instance est principalement fondée sur l’article 7 de la Loi de l’Ontario sur l’arbitrage. Cette disposition exige que toute cour de justice, notamment cette Cour, prononce la suspension d’une instance intentée par une partie à une convention d’arbitrage relativement à une question que les parties ont convenu de soumettre à l’arbitrage, sous réserve de certaines exceptions. Puisque la clause d’arbitrage est une convention d’arbitrage obligatoire entre Uber et le demandeur (et nombre d’autres clients) qui est régie par les lois de l’Ontario, la Loi de l’Ontario sur l’arbitrage s’applique manifestement.

[37] La Cour souligne le fait que le paragraphe 7(1) de la Loi de l’Ontario sur l’arbitrage a force exécutoire. La Cour n’est pas habilitée à rejeter une requête en suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage. À l’instar d’autres mesures législatives sur l’arbitrage en vigueur dans d’autres provinces, la présence du mot « doit » dans les dispositions représente un choix stratégique en faveur de l’exécution des conventions d’arbitrage.

[38] Dans Peace River CSC, la CSC confirme la « préférence législative et judiciaire qui consiste à obliger les parties à respecter leurs conventions d’arbitrage » (Peace River CSC au para 10). Il est maintenant bien reconnu que les suspensions en faveur de l’arbitrage obligatoire servent fondamentalement l’intérêt de la justice, et que les cours canadiennes se saisiront de litiges sur la compétence d’un arbitre ou la force exécutoire d’une convention d’arbitrage seulement dans des circonstances exceptionnelles. Suivant la jurisprudence de la CSC, les clauses d’arbitrage valides doivent être respectées, et, suivant le principe de compétence-compétence, les arbitres devraient de façon générale se prononcer sur leur propre compétence (Peace River CSC aux para 39–41; Telus CSC aux para 46, 54; Seidel c TELUS Communications Inc, 2011 CSC 15 aux para 2, 23, 42 [Seidel CSC]). La CAF embrasse cette démarche relativement aux affaires de compétence fédérale devant la Cour (Difederico CAF aux para 34, 35, 52).

[39] Le principe de compétence-compétence donne préséance au processus arbitral (Dell Computer Corp c Union des consommateurs, 2007 CSC 34 au para 70 [Dell CSC]). Il exige que toute contestation de la compétence d’un arbitre ou de la portée des conventions d’arbitrage soit d’abord tranchée par l’arbitre, et non par la cour, à moins que des exceptions s’appliquent (Peace River CSC au para 39).

[40] La Cour ouvre une parenthèse pour souligner que, dans Peace River CSC, la CSC a refusé d’accorder la suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage. Il s’agit d’une exception au principe fondamental de compétence-compétence qui ordonne aux tribunaux de permettre aux arbitres de se prononcer en premier lieu sur leur propre compétence. Dans Peace River CSC, la Cour suprême souligne que seuls les objectifs de politique particuliers visés par la législation sur l’insolvabilité en cause en l’espèce justifient que l’on s’écarte des conventions d’arbitrage en cause (Peace River CSC aux para 9–10).

[41] Autrement dit, la démarche générale dans les affaires où la validité d’une convention d’arbitrage ou la compétence de l’arbitre sont contestées consiste à renvoyer la question à l’arbitre, sous réserve d’exceptions limitées (Dell CSC aux para 84–86; Difederico CF au para 96). Les cours de justice n’envisageront de se saisir de litiges portant sur des conventions d’arbitrage que s’ils soulèvent, selon le cas : 1) une pure question de droit; ou 2) une question mixte de fait et de droit qui n’exige qu’un examen superficiel du dossier (Dell CSC aux para 84–86; Difederico CAF au para 35; Spark Event Rentals Ltd c Google LLC, 2024 BCCA 148 aux para 15–18, 41 [Spark BCCA]). Dans Heller CSC, la CSC énonce une troisième exception au principe de compétence-compétence, affirmant qu’un tribunal ne devrait pas renvoyer une contestation de bonne foi de la validité d’une convention d’arbitrage ou de la compétence d’un arbitre à ce dernier si ce renvoi empêche l’arbitrage par une partie ou la résolution de la question (Heller CSC aux para 38–46; Difederico CF aux para 96–97).

[42] En dehors de ces circonstances, le principe de compétence-compétence exige que l’affaire soit renvoyée à l’arbitre.

[43] Dans Peace River CSC, la CSC, reprenant ces principes généraux, formule un cadre d’analyse à deux volets servant à déterminer si une instance doit faire l’objet d’une suspension en faveur de l’arbitrage (Peace River CSC aux para 76–84; General Entertainment and Music Inc c Gold Line Telemanagement Inc, 2023 CAF 148, au para 30 [Gold Line CAF]). Ces deux volets interreliés, mais distincts, pour la suspension obligatoire d’une instance sont les « conditions préliminaires » et les « exceptions statutaires ».

[44] Au premier volet, la Cour doit être convaincue que les quatre conditions préliminaires sont remplies avant de faire droit à la clause d’arbitrage : i) l’existence d’une convention d’arbitrage; ii) une partie à la convention d’arbitrage a intenté une procédure judiciaire; iii) l’instance porte sur une question que les parties ont convenu de soumettre à l’arbitrage; et iv) la partie qui demande une suspension d’instance en faveur de l’arbitrage le fait avant d’agir dans l’instance (Peace River CSC aux para 81–86; Gold Line CAF aux para 30, 31, 39; Difederico CF au para 68).

[45] Il n’est pas nécessaire que la partie qui sollicite la suspension de l’instance ait établi les conditions préliminaires selon la norme habituelle de la prépondérance des probabilités. Elle doit simplement établir l’existence d’une « cause défendable ». S’il y a une cause défendable, la Cour doit suspendre l’instance et laisser à l’arbitre le soin de trancher la question de compétence, sous réserve des exceptions dites statutaires (Peace River CSC aux para 84–85). Lorsque toutes les conditions préliminaires sont remplies, la disposition relative à la suspension obligatoire entre en jeu, et la Cour passe alors au deuxième volet de l’analyse.

[46] Au deuxième volet, la Cour détermine s’il existe des exceptions « statutaires » qui font obstacle à la suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage. Ces exceptions dites statutaires représentent des motifs de fond justifiant la contestation ou l’invalidation d’une clause d’arbitrage, notamment une convention d’arbitrage « nulle, inopérante et non susceptible d’être exécutée », d’autres exceptions prévues par la loi ou une affaire mettant en cause un objet qui n’est pas susceptible d’être soumis à l’arbitrage (Peace River CSC aux para 86–87). À défaut de telles exceptions, la Cour doit accorder la suspension et céder le pas à l’arbitre (Peace River CSC au para 79).

[47] Dans ce deuxième volet de l’analyse, la partie qui veut se soustraire à l’arbitrage (en l’espèce, le demandeur) porte le fardeau de la preuve, et la norme habituelle de la prépondérance des probabilités s’applique à la question. Si cette partie ne s’acquitte pas de ce fardeau, la suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage est obligatoire. De plus, le principe de compétence-compétence exige que, lorsque « l’invalidité ou le caractère inexécutoire de la convention d’arbitrage n’est pas manifeste (mais seulement défendable), la question doit être tranchée par l’arbitre » (Peace River CSC aux para 88–89; voir également Spark BCCA aux para 13–18). Autrement dit, il doit ressortir du dossier que le renvoi à l’arbitrage soulève une possibilité réelle de déni de justice; une simple possibilité ne suffit pas à écarter le principe de compétence-compétence (Difederico CF au para 112). Comme la Cour le mentionne plus haut, en raison de la présomption en faveur de la validité des clauses d’arbitrage, il faut un cas manifeste pour la réfuter (Peace River CSC au para 89).

C. Les conditions préliminaires

[48] En l’espèce, personne ne remet vraiment en cause les quatre conditions préliminaires, et il ne fait pas de doute qu’elles soient remplies.

[49] Premièrement, il existe de toute évidence une convention d’arbitrage, car la clause d’arbitrage fait manifestement partie des conditions d’Uber. Deuxièmement, le demandeur, en tant que partie liée par les conditions d’Uber, a intenté ce recours collectif. Troisièmement, le recours collectif envisagé en l’espèce se rapporte aux services de livraison d’Uber Eats et touche une question assujettie à la clause d’arbitrage. Enfin, les défenderesses Uber n’ont pas agi dans la présente instance. En avril 2023, l’avocat des défenderesses Uber a accepté la signification et demandé à l’avocat du demandeur de confirmer qu’il ne déposerait pas de requête en constatation de défaut à l’égard des défenderesses Uber. L’avocat du demandeur a répondu que la défense devrait être déposée dans les délais prévus par les Règles, sous réserve d’une prorogation raisonnable. Le 15 mai 2023, le demandeur a signifié son avis de requête en autorisation. L’avis de requête confirmait que le demandeur n’exigeait pas le dépôt de la défense avant l’autorisation. Le 19 mai 2023, l’avocat des défenderesses Uber a avisé l’avocat du demandeur de l’intention d’Uber de présenter la présente requête en suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage.

D. Les exceptions dites statutaires

[50] La question en litige dans la présente requête en suspension de l’instance est de savoir si le demandeur a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’une exception qui empêcherait la Cour de renvoyer l’affaire à un arbitre.

[51] À l’égard du deuxième volet du critère à deux volets, le demandeur oppose trois raisons à la suspension en faveur de l’arbitrage, même s’il est satisfait aux conditions préliminaires : 1) deux lois font obstacle à l’exécution de la clause d’arbitrage; 2) la clause d’arbitrage est « non susceptible d’être exécutée », c’est-à-dire que l’institut d’arbitrage choisi, soit l’IAMC, n’est pas compétent pour adjuger les différends du type que soulève le demandeur; et 3) la clause d’arbitrage est « nulle » en ce sens qu’elle est inique.

[52] Pour les motifs suivants, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, aucun des trois arguments n’est fondé.

(1) Obstacles d’origine législative

[53] Le demandeur affirme qu’en l’espèce, deux dispositions légales font manifestement obstacle à l’exécution de la clause d’arbitrage, à savoir l’article 7 de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur et l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales. La Cour examinera chacune à tour de rôle.

(a) La Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur

[54] Le demandeur soutient que les articles 7 et 8 de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur interdisent carrément l’arbitrage et garantissent aux consommateurs lésés l’accès aux cours de justice. Au soutien de sa thèse, le demandeur invoque le libellé de la loi, la jurisprudence et l’objectif de redressement de ces dispositions.

[55] Tout d’abord, selon le demandeur, le libellé de la clause d’arbitrage stipule que « [à] moins que la loi ne l’interdise », tous les différends relatifs aux conditions d’Uber sont réglés par arbitrage. Le demandeur soutient que la clause d’arbitrage est interdite par la loi en Ontario. Il ajoute qu’Uber demande à la Cour de faire abstraction de la condition préalable prévue dans sa propre clause d’arbitrage et d’y ajouter par interprétation une exception qui permettrait à la Cour d’ordonner l’exécution de ce qui constitue une clause interdite. Le demandeur soutient que l’article 7 de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur énonce expressément : « est invalide, dans la mesure où elle empêche le consommateur d’exercer son droit d’introduire une action […], la condition ou la reconnaissance, énoncée dans une convention de consommation ou une convention connexe, qui exige ou a pour effet d’exiger que les différends relatifs à la convention de consommation soient soumis à l’arbitrage… » [non souligné dans l’original].

[56] Selon le demandeur, les règles d’interprétation législative obligent la Cour à tenir compte du contexte d’une loi. Ce « contexte », dans le cas de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur, comprend le fait que le législateur sait que la Loi constitue un « code complet » et qu’elle régit toutes les causes d’action et redressements pour le consommateur. Le contexte comprend également, selon le demandeur, l’article 6 de cette même loi, qui prévoit que « [l]a présente loi n’a pas pour effet de limiter les droits ou recours que la loi accorde au consommateur ». Les droits et recours que la common law et le droit d’origine législative accordent déjà au consommateur sont ainsi reconnus et confirmés. Il en va nécessairement des lois fédérales applicables comme la Loi sur la concurrence.

[57] Le demandeur soutient que l’interprétation [traduction] « technique » que fait Uber de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur aurait pour conséquence absurde d’être contraire à l’intention du législateur ontarien qui visait à interdire les clauses d’arbitrage obligatoire dans les conventions de consommation.

[58] En outre, le demandeur affirme que la jurisprudence confirme en fait son interprétation de l’article 7 de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur. Il soutient que la décision Gupta c Lindal Cedar Homes Ltd, 2020 ONSC 7524 [Gupta ONSC], un précédent invoqué par les défenderesses Uber, va à l’encontre de la jurisprudence des cours d’appels à la grandeur du Canada, y compris celle issue de la CSC. Selon le demandeur, les cours d’appel ont indiqué, soit dans une opinion incidente, soit directement, qu’en Ontario, le législateur interdit de façon générale les conventions d’arbitrage obligatoire opposables aux consommateurs. Par exemple, affirme le demandeur, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique [BCCA] affirme que [traduction] « l’Ontario, le Québec et la Saskatchewan interdisent expressément les conventions d’arbitrage obligatoire et la renonciation aux recours collectifs » (Williams BCCA au para 174). Pour sa part, la CAF décide que « [c]ertaines provinces ont réagi à cette réalité en adoptant des lois protégeant les consommateurs contre l’injustice potentielle de tels contrats d’adhésion. Par exemple, en Ontario, l’article 7 de la Loi de 2002 sur la protection du consommateur, L.O. 2002, ch. 30, annexe A, déclare invalides les clauses d’arbitrage obligatoire » (Difederico CAF au para 80). Pour terminer, le demandeur soutient que la CSC elle-même affirme que « la Loi sur la protection du consommateur [de l’Ontario] protège expressément les consommateurs contre le sursis de l’instance qui serait prononcé en application de la Loi sur l’arbitrage » (Telus CSC au para 4), que les dispositions de cette loi prévoient que « toute clause d’arbitrage énoncée dans une “convention de consommation” […] est invalide, dans la mesure où elle empêche le consommateur d’exercer son droit d’introduire une action » ou « d’intenter un recours collectif » (Telus CSC au para 97), et que l’article 7 ne peut être considéré comme une « dérogation législative » à toute convention d’arbitrage à l’égard des consommateurs (Telus CSC au para 97).

[59] Le demandeur invoque également la décision Griffin c Dell Canada Inc, 2010 ONCA 29 [Griffin ONCA], où la Cour d’appel de l’Ontario signale qu’un des objets mêmes de l’article 7 de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur est d’interdire [traduction] « [l]es clauses exigeant l’arbitrage et empêchant le regroupement des demandes [qui] ont pour effet de retirer aux consommateurs la possibilité d’intenter des recours collectifs » (Griffin BCCA au para 30). Enfin, le demandeur renvoie à la décision Union des consommateurs c Bell Canada, 2018 QCCS 1927 [Bell QCCS], dans laquelle la Cour supérieure du Québec rejette aussi une interprétation stricte d’une loi provinciale au motif qu’elle irait à l’encontre de l’intention du législateur visant à garantir l’interruption des délais de prescription et l’interprétation souple et généreuse des lois sur les recours collectifs (Bell BCCS aux para 2, 23).

[60] Selon le demandeur, l’interprétation préconisée par Uber serait contraire à l’intention du législateur ontarien visant à garantir l’accès des consommateurs à la justice et minerait ainsi les objectifs de redressement de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur. De plus, cette interprétation ne saurait être dans « l’intérêt de la justice » comme le prévoit l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales.

[61] Malheureusement, la Cour ne souscrit pas aux arguments du demandeur. La Cour conclut plutôt que ce dernier présente une interprétation tortueuse, inexacte et sans fondement de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur et de la jurisprudence qu’il invoque.

(i) Le libellé du paragraphe 7(2) de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur

[62] La Cour examine d’abord la disposition législative.

[63] La Cour reconnaît que l’article 7 de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur représente une dérogation législative. Cependant, il ressort tant de la disposition elle-même que de la jurisprudence qui en traite que la portée de cette dérogation législative est restreinte.

[64] En effet, la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur invalide les clauses d’arbitrage dans une certaine mesure seulement. Le paragraphe 7(2) invalide une clause d’arbitrage énoncée dans une convention de consommation ou une convention connexe « dans la mesure où elle empêche le consommateur d’exercer son droit d’introduire une action devant la Cour supérieure de justice en vertu de la [Loi sur la protection du consommateur] » [non souligné dans l’original]. Le paragraphe 8(1) prévoit en outre que le consommateur « peut, en vertu de la Loi de 1992 sur les recours collectifs, introduire une instance au nom des membres d’un groupe ou devenir membre d’un groupe dans une telle instance à l’égard d’un différend relatif à une convention de consommation malgré toute condition ou reconnaissance, énoncée dans la convention de consommation ou une convention connexe, qui aurait ou a pour effet de l’empêcher d’introduire un recours collectif ou de devenir membre d’un tel groupe ».

[65] Le libellé du paragraphe 7(2) est clair comme de l’eau de roche : il ne protège pas les consommateurs contre l’arbitrage à l’égard de toutes leurs transactions. La législation sur la protection du consommateur ne rend pas non plus invalide une clause d’arbitrage dans tous les cas, contrairement à ce que propose le demandeur (Telus CSC au para 97; Seidel CSC aux para 31–32, 40, 50). Le paragraphe 7(2) de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur ne protège que certaines causes d’action intentées devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario sous le régime de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur.

[66] Les mentions de la « Cour supérieure de justice » et de la « Loi de 1992 sur les recours collectifs » aux articles 7 et 8 de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur indiquent que le législateur ontarien avait l’intention de protéger l’accès aux cours de justice de l’Ontario seulement, et non à d’autres cours de juridiction équivalente, comme notre Cour ou la cour supérieure d’une autre province.

[67] Suivant ses arguments et l’interprétation qu’il propose, le demandeur fait tout simplement fi de la dernière partie du paragraphe 7(2). Il est fort possible qu’il en déplaise au demandeur, mais il est évident que les cours « ne [peuvent] faire fi des termes que le législateur a effectivement employés et récrire le texte de loi en fonction de [leur] propre opinion sur la façon dont l’objet de la loi pourrait être mieux favorisé » (Canada (Commissaire à l’information) c Canada (Ministre de la Défense nationale), 2011 CSC 25, au para 40).

[68] La Cour ouvre une parenthèse pour souligner que, puisque la seule cause d’action du demandeur est fondée sur les articles 36 et 52 de la Loi sur la concurrence, il aurait pu choisir d’intenter son recours collectif devant la Cour de justice de l’Ontario. En effet, ces dispositions prévoient la possibilité de réclamer des dommages-intérêts devant « tout tribunal compétent », y compris notre Cour. Autrement dit, la Cour et les cours supérieures des provinces ont une compétence concurrente concernant les recours en dommages-intérêts prévus aux articles 36 et 52 de la Loi sur la concurrence. Cependant, le demandeur s’est présenté devant notre Cour, et il doit s’accommoder de son choix quant au for.

[69] Les principes applicables d’interprétation des lois sont bien connus. La CSC a confirmé à maintes reprises le fait qu’« il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27 au para 21, et Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42 au para 26, citant tous deux E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd, Toronto : Butterworths, 1983) à la p 87). L’interprétation législative est l’art de déduire le sens des mots. Parfois, le sens est évident grâce à la précision du libellé employé par le législateur et à sa relation avec l’intention législative et les objectifs de politique du régime législatif. C’est exactement le cas en l’espèce. L’intention ressort du libellé exprès et des mots ordinaires employés par le législateur ontarien au paragraphe 7(2) de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur. Ni le contexte ni l’objet de la législation ne viennent modifier la portée ou le sens clairs de la disposition.

[70] La démarche du demandeur consiste essentiellement à éviter toute citation directe du paragraphe 7(2) de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur. L’interprétation qu’il propose n’est pas étayée par le libellé de la disposition, si on en fait une interprétation contextuelle et téléologique, comme l’exige la démarche moderne d’interprétation législative, et elle est indéfendable à la lumière de son libellé du paragraphe 7(2) de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur. Il ne s’agit pas là de simples détails soulevés par les défenderesses Uber, tant s’en faut.

(ii) La jurisprudence

[71] De plus, contrairement à ce que le demandeur s’efforce de faire valoir, aucune des décisions qu’il invoque ne vient appuyer son argument ou les principes qu’il prétend en tirer. En fait, la jurisprudence est unanime : la dérogation législative établie par la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur est étroitement circonscrite.

[72] Dans la décision Gupta ONSC, la Cour supérieure de justice de l’Ontario affirme expressément que le paragraphe 7(2) de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur n’empêche pas que toutes les causes d’action découlant d’une convention de consommation soient soumises à l’arbitrage. Il ne fait obstacle qu’à l’obligation de soumettre à l’arbitrage un différend découlant d’un droit prévu par cette loi (Gupta ONSC aux para 20–21). Autrement dit, la disposition ne protège pas les consommateurs des clauses d’arbitrage dans toutes leurs transactions.

[73] En outre, la décision récente de la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire Tahmasebpour c Freedom Mobile Inc, 2024 BCSC 726 [Tahmasebpour BCSC] confirme cette interprétation. Dans les observations qu’il a déposées après l’audience, le demandeur soutient que la récente jurisprudence issue de la Colombie-Britannique, à savoir Tahmasebpour BCSC et Spark BCCA) ont aidé à orienter l’analyse de ses arguments. Dans les deux décisions, les cours de la Colombie-Britannique ont suspendu l’instance en faveur de l’arbitrage.

[74] L’affaire Tahmasebpour BCSC concernait une clause d’arbitrage dans un contrat de téléphonie cellulaire. Les demandeurs dans cette affaire avaient intenté une poursuite en négligence sous le régime de la Business Practices and Consumer Protection Act, SBC 2004, c 2 de la Colombie-Britannique. Ils soutenaient que la clause d’arbitrage était non susceptible d’être exécutée parce que 1) le droit ontarien régissait le contrat et la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur protégeait leur droit d’intenter une action en justice; et 2) la clause d’arbitrage était inique. La cour de la Colombie-Britannique [BCSC] a rejeté les deux arguments.

[75] À propos de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur, la BCSC affirme que [traduction] « seul l’exercice d’un droit conféré par [la Loi sur la protection du consommateur] est protégé contre une clause d’arbitrage » (Tahmasebpour BCSC au para 37). Cette loi ne protège pas d’autres recours, comme une action pour négligence ou une action intentée sous le régime de la Loi sur la concurrence. Cette cour observe en outre que l’arrêt Difederico confirme que seul le législateur fédéral – et non celui de l’Ontario – peut décider si une action intentée sous le régime de la Loi sur la concurrence est arbitrable (Difederico CAF aux para 80–81). De plus, la BCSC conclut qu’on ne saurait affirmer que la clause d’arbitrage a empêché les demandeurs de faire instruire une action en justice équivalente à celle susceptible d’être intentée devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario en application de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur. En effet, les demandeurs étaient incapables d’invoquer une disposition équivalente de cette loi qui permettrait l’action pour négligence qu’ils intentaient (Tahmasebpour BCSC au para 37). Ainsi, la décision Tahmasebpour a confirmé l’interprétation judiciaire du paragraphe 7(2) de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur présentée dans la décision Gupta ONSC.

[76] Quant à la jurisprudence des cours d’appel invoquée par le demandeur, elle ne dit tout simplement pas ce que le demandeur prétend.

[77] L’affaire Telus CSC concerne une action intentée sous le régime de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur. Au paragraphe 97 de ses motifs, la CSC traite de la portée de l’article 7 de cette loi et mentionne un « recours collectif comme celui qu’a introduit M. Wellman », soit un recours collectif en Ontario. Elle tire la conclusion suivante : « [l]ues conjointement, ces deux dispositions [de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur] invalident les conventions d’arbitrage auxquelles ont adhéré les consommateurs dans la mesure où celles-ci empêchent ces derniers d’intenter un recours collectif ou de participer à un recours collectif comme celui qu’a introduit M. Wellman. À cet égard, les dispositions de la Loi sur la protection du consommateur constituent une « dérogation législative » à la clause d’arbitrage à l’égard des consommateurs […] » (Telus CSC au para 97, citant Seidel CSC au para 40). À mon avis, rien dans cet extrait ne permet d’affirmer que la « dérogation législative » s’applique à toutes les conventions d’arbitrage à l’égard des consommateurs au-delà de celles visées par le paragraphe 7(2) de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur. Malheureusement, le demandeur fait fi du contexte entourant les conclusions de la CSC dans l’arrêt Telus CSC.

[78] Le renvoi au paragraphe 31 de l’arrêt Griffin ONCA n’est pas fait à bon droit pour les mêmes motifs, car cette affaire concerne expressément les recours possibles en Ontario sous le régime de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur.

[79] Le demandeur procède au même exercice erroné à l’égard des arrêts Williams BCCA et Difederico CAF. Dans Williams BCCA, la BCCA affirme, au paragraphe 174, que [traduction] « dans certaines provinces, le législateur interdit les conventions d’arbitrage obligatoire ou la renonciation au recours collectif imposées aux consommateurs. Par exemple, l’Ontario, le Québec et la Saskatchewan interdisent expressément les conventions d’arbitrage obligatoire et la renonciation aux recours collectifs : voir art 7(2) et 8(1) de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur; art. 11.1 de la Loi sur la protection du consommateur du Québec, LRQ, c P-40.1; et art. 101(2) de The Consumer Protection and Business Practices Act de la Saskatchewan, SS 2013, c C-30.2 ». Et la cour poursuit en observant que, contrairement à ces autres provinces, la Colombie-Britannique a choisi de ne pas interdire les conventions d’arbitrage obligatoire ou la renonciation aux recours collectifs dans sa loi sur la protection du consommateur (Williams BCCA au para 175). Nulle part la BCCA n’affirme ou ne laisse entendre que cette interdiction expresse s’étend à toutes les conventions d’arbitrage régies par le droit ontarien.

[80] Dans Difederico CAF, la CAF fait une remarque incidente aux paragraphes 80 et 81 de ses motifs concernant la législation provinciale. La CAF y reconnaît que :

[c]ertaines provinces ont réagi à cette réalité [c.-à-d., l’inclusion de conventions d’arbitrage obligatoire dans les transactions de consommateurs en ligne effectuées au moyen de contrats d’adhésion numériques] en adoptant des lois protégeant les consommateurs contre l’injustice potentielle de tels contrats d’adhésion. Par exemple, en Ontario, l’article 7 de la Loi de 2002 sur la protection du consommateur, L.O. 2002, ch. 30, annexe A, déclare invalides les clauses d’arbitrage obligatoire, tandis que l’article 8 rend invalide toute clause qui aurait pour effet de faire obstacle à un recours collectif de consommateurs. De même, au Québec, l’article 11.1 de la Loi sur la protection du consommateur, ch. P-40.1, interdit toute stipulation ayant pour effet d’imposer au consommateur l’obligation de soumettre un litige éventuel à l’arbitrage, ainsi que toute stipulation qui tente d’empêcher une action collective. En vertu du même article, les consommateurs peuvent convenir de soumettre à l’arbitrage un litige qui survient après la conclusion du contrat.

[Difederico CAF au para 80; non souligné dans l’original]

Toutefois, la CAF poursuit immédiatement en affirmant qu’« [e]n adoptant ces dispositions, chaque législature provinciale a fait un choix de politique pour protéger les consommateurs à divers degrés contre les clauses d’arbitrage » [Difederico CAF au para 80; non souligné dans l’original].

[81] Les mots importants en l’espèce sont « à divers degrés ». Contrairement à ce qu’affirme le demandeur sur le fondement de l’arrêt Difederico CAF, la CAF n’a jamais affirmé que le législateur ontarien avait déclaré l’invalidité des clauses d’arbitrage obligatoire dans toutes les circonstances. Au contraire, la cour y a pris soin de préciser expressément que l’Assemblée législative de l’Ontario, à l’instar d’autres assemblées législatives provinciales, avait légiféré en ce sens seulement dans une certaine mesure.

[82] Dans Difederico CAF, la CAF compare ensuite la situation dans ces provinces à celle qui existe en droit fédéral, et notamment eu égard à la Loi sur la concurrence, qui est dépourvue de dispositions semblables. Elle reconnaît que la création d’un régime fédéral analogue est subordonnée à la prise d’une mesure parlementaire (Difederico CAF au para 81). Jusqu’ici, le législateur fédéral a choisi de ne pas exercer son pouvoir à cet égard.

[83] Je note également que la décision Bell QCCS se distingue de la présente affaire pour le même motif. Dans l’affaire Bell QCCS, la disposition légale qui a pour effet d’interrompre les délais de prescription n’était assortie d’aucune limite. La déclaration de la Cour supérieure du Québec concernant la vaste portée de l’interdiction ne fait que reprendre le libellé de la disposition provinciale en question.

[84] Enfin, l’affirmation du demandeur — selon laquelle toute interprétation limitant la portée de l’interdiction à l’arbitrage au paragraphe 7(2) de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur priverait les consommateurs comme lui de tout recours — est inexacte. Encore une fois, le demandeur fait fi de l’objet même de cette disposition, qui consiste à apporter une solution de droit, mais seulement dans une mesure très précise : il existe une voie légale, devant les tribunaux de l’Ontario, pour obtenir réparation de la conduite reprochée.

[85] Pour tous ces motifs, la Cour conclut que l’article 7 de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur ne constitue pas une dérogation législative à la clause d’arbitrage dont la Cour est saisie.

(b) L’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales

[86] Le demandeur soutient également que l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales constituerait une autre dérogation législative faisant obstacle à une suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage.

[87] L’article 25 prévoit que la Cour « a compétence, en première instance, dans tous les cas – opposant notamment des administrés – de demande de réparation ou de recours exercé en vertu du droit canadien ne ressortissant pas à un tribunal constitué ou maintenu sous le régime d’une des Lois constitutionnelles de 1867 à 1982 ».

[88] S’appuyant sur la décision Creighton c Franko, 1998 CanLII 8155 (CF) [Creighton], le demandeur soutient que, lorsqu’aucune autre cour n’est compétente, la Cour doit l’être en vertu de l’article 25. Dans la décision Creighton, au paragraphe 25, la Cour affirme que « [l]’article 25 de la Loi sur la Cour fédérale s’applique lorsqu’aucun autre tribunal constitué en vertu des Lois constitutionnelles n’a compétence relativement à une demande de réparation ou à un recours ». Selon le demandeur, l’argument d’Uber, s’il était accepté, aurait pour effet d’évacuer la compétence de toute autre cour canadienne pour trancher les demandes présentées sous le régime de la Loi sur la concurrence en raison de la clause d’arbitrage. Il soutient que pareil vide de compétence fait intervenir l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales, dont l’objet consiste à faire en sorte que le pouvoir résiduel en matière d’application des lois fédérales incombe à une cour canadienne.

[89] En toute déférence, la Cour n’est pas du même avis. La Cour conclut que l’interprétation de l’article 25 que propose le demandeur n’est pas fondée.

[90] Certes, comme l’affirme le demandeur, aucune des parties n’a soulevé l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales dans ses observations à la CAF dans l’arrêt Difederico, et cet arrêt est muet sur l’application de l’article 25 à une requête en suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage, comme celle en l’espèce, dans une affaire mettant en jeu la Loi sur la concurrence.

[91] Toutefois, l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour la compétence initiale dans certaines circonstances, et ne s’applique pas en l’espèce. Il ne s’applique « que lorsqu’une compétence, au sens de compétence ratione materiae (ou parfois ratione personae) n’a été conférée à aucun “aucun tribunal” par la législation, par les pouvoirs inhérents aux tribunaux ou par quelqu’autres moyens reconnus » (Winmill c Winmill, [1974] 1 CF 539, à la p 543, conf par [1974] 1 CF 686 (CAF)). L’article 25 empêche un vide de compétence dans les rares situations où une cour supérieure provinciale ne peut être saisie d’une demande découlant d’une législation fédérale. Cependant, il ne rend pas invalides d’autres formes de résolution de différends obligatoire, notamment l’arbitrage, en faveur de la compétence de la Cour.

[92] Comme l’ont correctement soutenu les défenderesses Uber, si l’interprétation de l’article 25 proposée par le demandeur était exacte, toutes les lois fédérales conférant une compétence exclusive à un arbitre ou à un tribunal seraient inutiles, et la Cour serait compétente en vertu de l’article 25, le recours « ne ressortissant pas » à un autre tribunal. L’arbitrage ne serait alors pas possible sous le régime des lois fédérales en raison de l’article 25, un résultat non seulement absurde, mais manifestement faux.

[93] De plus, comme la Cour l’a indiqué lors de l’audience devant elle, la Cour est d’avis que l’arrêt de la CSC Desputeaux c Éditions Chouette (1987) inc, 2003 CSC 17 [Desputeaux CSC] répond entièrement à l’argument du demandeur sur l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales. Dans cette affaire, la CSC examine l’article 37 de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42 (en vigueur à cette époque), et conclut que la Cour a une compétence concurrente avec les cours provinciales pour entendre et trancher toutes les instances sous le régime de cette loi.

[94] Il vaut la peine de reproduire le paragraphe 42 des motifs de la CSC dans l’arrêt Desputeaux CSC. Il est rédigé en ces termes :

[42] L’adoption d’une disposition comme l’art. 37 de la Loi sur le droit d’auteur vise à définir la compétence matérielle des tribunaux judiciaires sur une question. Elle n’entend pas exclure la procédure arbitrale. Elle ne fait qu’identifier le tribunal qui, au sein de l’organisation judiciaire, aura compétence pour entendre les litiges concernant une matière particulière. On ne saurait présumer qu’elle exclut la juridiction arbitrale, faute de la mentionner expressément. Celle-ci fait maintenant partie du système de justice du Québec, tel que celui-ci peut l’aménager en vertu de ses compétences constitutionnelles.

[95] Et au paragraphe 46, la CSC ajoute ce qui suit :

[46] L’article 37 de la Loi sur le droit d’auteur attribue à la Cour fédérale une compétence concurrente pour l’application de la loi, en partageant la compétence matérielle sur les droits d’auteur entre la Cour fédérale et les « tribunaux provinciaux ». Cette disposition demeure suffisamment générale à mon avis pour inclure les procédures arbitrales créées par une loi provinciale. Si le législateur fédéral avait voulu exclure l’arbitrage en matière de droit d’auteur, il l’aurait fait clairement.

[96] Le même raisonnement s’applique, par analogie, à l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales en ce qui concerne la Loi sur la concurrence. Encore plus qu’à l’époque de l’arrêt Desputeaux CSC, l’arbitrage est aujourd’hui une méthode incontestée de résolution des différends au Canada, dont la légitimité est entièrement reconnue par les pouvoirs législatifs tant au niveau fédéral que provincial, ainsi que par les tribunaux. Si le législateur fédéral avait voulu exclure l’arbitrage en matière fédérale, il l’aurait fait expressément.

[97] À l’instar de l’article 37 de la Loi sur le droit d’auteur, l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales n’empêche pas un arbitre de rendre une décision sur des questions fédérales, comme celles qui font intervenir la Loi sur la concurrence. La disposition n’a jamais entendu exclure la procédure arbitrale. Elle ne fait qu’indiquer le tribunal qui, au sein du système judiciaire, pourra connaître des litiges concernant une matière particulière. Elle demeure suffisamment générale pour viser l’arbitrage.

[98] La Cour note en outre qu’elle a confirmé l’arrêt Desputeaux CSC dans la décision Murphy c Compagnie Amway Canada, 2011 CF 1341 [Murphy CF], confirmée par Murphy CAF, et dans la décision General Entertainment and Music Inc c Gold Line Telemanagement Inc, 2022 CF 418 [Gold Line CF], confirmée par Gold Line CAF.

[99] Dans la décision Murphy CF, la Cour convient que, comme dans l’affaire Desputeaux CSC, le paragraphe 36(3) de la Loi sur la concurrence n’attribue pas une compétence exclusive à la Cour, mais précise simplement que la Cour a compétence pour entendre les demandes fondées sur l’article 36. « Autrement dit, l’article 36 ne fait que préciser la compétence ratione materiae de la Cour fédérale et n’a pas pour effet d’exclure l’arbitrage comme mécanisme valide » (Murphy CF au para 63).

[100] Dans Gold Line CF, la Cour confirme que l’article 41.24 de la Loi sur le droit d’auteur (qui a remplacé l’article 37) n’entend pas exclure l’arbitrage. Il ne fait que désigner le tribunal qui, au sein du système judiciaire, peut connaître des litiges concernant un sujet particulier (Gold Line CF aux para 48–49). La Cour précise qu’on ne saurait présumer que la disposition exclut la juridiction arbitrale, faute de la mentionner expressément.

[101] De plus, l’argument du demandeur sur l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales ne peut être retenu pour un autre motif. Comme l’affirme expressément la CAF dans l’arrêt Moudgill c Canada, 2014 CAF 90, au paragraphe 9, « [l]’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales n’est d’aucune utilité pour l’appelant, car il ne s’applique pas lorsque la Cour supérieure d’une province a compétence pour accorder une réparation comme celle demandée en l’espèce ». En effet, l’article 25 ne constitue pas une disposition valide d’attribution de compétence dans les cas où un demandeur pourrait ester en justice devant la cour supérieure d’une province (Creighton au para 25).

[102] En l’espèce, comme il est énoncé plus haut, le demandeur peut, en vertu des articles 36 et 52 de la Loi sur la concurrence, saisir les cours de l’Ontario ou une autre cour provinciale.

[103] Bref, on ne saurait affirmer que l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales fait obstacle à l’arbitrage comme forme de résolution des différends et que cette disposition constitue une dérogation législative à la clause d’arbitrage.

(c) Autres considérations

[104] La Cour doit également souligner plusieurs arrêts émanant de cours d’appel portant expressément que les réclamations présentées sous le régime des articles 36 et 52 de la Loi sur la concurrence comme celle du demandeur sont arbitrables (Murphy CAF au para 60; Difederico CAF aux para 52, 71–72, 77; Williams BCCA au para 156; Petty c Niantic Inc, 2023 BCCA 315 au para 30 [Petty BCCA). Selon la Cour, la CAF et la BCCA, toutes que les demandes présentées sous le régime de la Loi sur la concurrence peuvent être suspendues en faveur de l’arbitrage. En somme, la question de savoir si l’action en dommages-intérêts visée à l’article 36 de la Loi sur la concurrence peut être soumise à l’arbitrage a maintenant été tranchée explicitement.

[105] Dans l’arrêt Difederico CAF, la CAF fait expressément remarquer qu’il était loisible au législateur fédéral d’incorporer une disposition comparable au paragraphe 7(2) de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur dans la Loi sur la concurrence. Il n’a toutefois pas encore fait ce choix d’orientation. En attendant, « les clauses d’arbitrage obligatoire incluses dans les contrats d’adhésion à l’intention des consommateurs sont exécutoires, sous réserve des exceptions limitées énoncées par la Cour suprême du Canada et examinées dans les présents motifs » (Difederico CAF au para 81).

[106] Signalons en outre que, le 16 mai 2024, la CSC a rejeté les demandes d’autorisation de pourvoi déposées à l’encontre des arrêts Difederico CAF, Williams BCCA et Petty BCCA (numéros de dossier de la CSC 40927, 40932 et 40935), ce qui veut dire que les décisions de la CAF et de la BCCA dans ces affaires représentent l’état du droit actuel et incontesté sur l’application des clauses d’arbitrage à des affaires tombant sous le coup de la Loi sur la concurrence, comme la présente espèce.

[107] Toute contestation de bonne foi de la compétence d’un arbitre à trancher les demandes présentées sous le régime de la Loi sur la concurrence et les questions intéressant la validité d’une clause d’arbitrage devrait être décidée par l’arbitre en fonction du principe de compétence-compétence, sous réserve des exceptions limitées établies dans les arrêts Dell CSC et Peace River CSC.

(d) Conclusion sur les dérogations législatives

[108] Pour les motifs qui précèdent, la Cour estime que le demandeur n’a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’une dérogation législative à la clause d’arbitrage en litige, qui serait applicable sous le régime de la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur, de l’article 25 de la Loi sur les Cours fédérales ou de la Loi sur la concurrence.

(2) Clause non susceptible d’être exécutée

[109] Deuxièmement, selon le demandeur, il ne convient pas d’accorder une suspension en faveur de l’arbitrage, et ce même si les conditions préliminaires établies dans l’arrêt Peace River CSC sont remplies, parce que la clause d’arbitrage est « non susceptible d’être exécutée ».

[110] Dans sa clause d’arbitrage, Uber a choisi l’IAMC comme institut d’arbitrage. Toutefois, en réponse à une demande de renseignements présentée par l’avocat du demandeur — qui a été mise au dossier de la requête en suspension de l’instance —, l’administrateur de l’arbitrage de l’IAMC a affirmé ne pas être en mesure d’accepter les dossiers comme celui du demandeur et ne pas offrir de soutien à l’heure actuelle pour l’arbitrage de recours collectifs.

[111] Dans l’arrêt Peace River CSC, la CSC affirme qu’« [u]ne convention d’arbitrage est considérée comme “non susceptible d’être exécutée” lorsque [traduction] “le processus arbitral ne peut être efficacement mis en œuvre” en raison d’un obstacle physique ou juridique indépendant de la volonté des parties » (Peace River CSC au para 144). Plus précisément, « la non-disponibilité de l’arbitre désigné dans la convention » est suffisante pour démontrer un obstacle physique qui rend une convention d’arbitrage non susceptible d’être exécutée (Peace River CSC au para 145).

[112] Le demandeur affirme ainsi que l’incapacité d’un arbitre à se saisir de son recours collectif dans le cadre du régime d’arbitrage choisi par les défenderesses Uber rend la clause d’arbitrage non susceptible d’être exécutée et invalide. Le demandeur ajoute en outre que les conditions d’Uber n’interdisent pas le recours collectif. Elles ne contiennent pas de clause de renonciation à ce type de recours. Par conséquent, le demandeur a le droit de procéder par voie de recours collectif.

[113] L’argument du demandeur sur ce point n’est pas concluant, et la Cour n’est pas convaincue qu’il prouve, selon la prépondérance des probabilités, que la clause d’arbitrage est non susceptible d’être exécutée.

[114] En effet, la Cour est du même avis que les défenderesses Uber. L’argument du demandeur voulant que la clause d’arbitrage soit non susceptible d’être exécutée parce que l’IAMC n’administrera pas l’arbitrage collectif n’est pas convaincant. Les cours de justice, y compris la nôtre, ont à maintes reprises conclu que les recours collectifs ne pouvaient pas écarter le droit fondamental d’une partie à l’arbitrage. Dans la décision Murphy CF, la Cour affirme que « [l]es tribunaux ont toutefois régulièrement qualifié les recours collectifs de véhicule procédural “dont l’emploi ne modifie ni ne crée des droits substantiels” » et que « les recours collectifs ne doivent pas servir à contourner une convention d’arbitrage » (Murphy CF au para 46). Si la position du demandeur était acceptée, n’importe quel demandeur pourrait se soustraire à une clause d’arbitrage en demandant l’autorisation d’un recours collectif. Le fait que la clause d’arbitrage ne prévoit pas de renonciation au recours collectif n’est pas pertinent. Il n’est reconnu au demandeur aucun droit fondamental au recours collectif, et aucun n’a encore été autorisé en l’espèce. On ne conteste pas que l’IAMC peut procéder à l’arbitrage entre les défenderesses Uber et le demandeur et qu’elle le fera conformément à la clause d’arbitrage.

[115] Il ne s’agit donc pas d’une situation où la convention d’arbitrage est manifestement impossible ou non susceptible d’être exécutée. À tout le moins, la question de savoir si la clause d’arbitrage est non susceptible d’être exécutée en raison de la présumée limite dans les Règles de l’IAMC concernant les recours collectifs devrait être renvoyée à l’arbitre. Comme la Cour le mentionne plus haut, le principe de compétence-compétence exige que, lorsque « l’invalidité ou le caractère inexécutoire de la convention d’arbitrage n’est pas manifeste (mais seulement défendable), la question doit être tranchée par l’arbitre » (Peace River CSC aux para 88–89). Une simple possibilité ne suffit pas à évacuer le principe de compétence-compétence (Difederico CF au para 112).

[116] Le demandeur n’a donc pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que la clause d’arbitrage est non susceptible d’être exécutée et que la suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage demandée devrait donc être refusée.

(3) Iniquité

[117] La dernière exception dite statutaire invoquée par le demandeur pour invalider la clause d’arbitrage est son argument selon lequel la convention d’arbitrage est nulle parce qu’elle est inique[1].

[118] Dans ses observations écrites, le demandeur soutient que la clause d’arbitrage est inique parce qu’Uber a donné des indications trompeuses sur les coûts réels de l’arbitrage. Le demandeur affirme que, tant dans les conditions d’Uber que devant la Cour, Uber sous-estime les coûts de l’arbitrage, comme dans la situation qui a mené à l’arrêt Heller CSC. Selon le demandeur, la communication d’Uber sur les frais de l’arbitre en l’espèce est, au mieux, incomplète. La clause d’arbitrage mentionne « certains frais », mais n’indique pas lesquels ni leur montant. Le demandeur affirme qu’Uber a maintenu la pratique fortement critiquée dans l’arrêt Heller CSC, où la CSC déclare que « [l]e fait que ces règlements n’étaient pas annexés au contrat, et que M. Heller aurait donc dû les chercher lui-même, aggrave la situation » (Heller CSC au para 93). En l’espèce, selon le demandeur, les Règles de l’IAMC ne sont pas non plus annexées aux conditions d’Uber.

[119] De plus, selon le demandeur, il n’est pas indiqué dans le site Web de l’IAMC que les Règles de l’IAMC exigent le paiement d’autres frais à un arbitre. Ces règles n’indiquent que les frais d’ouverture de dossier, à savoir 350 $, et les frais administratifs de 75 $. Il faudrait un œil très avisé, affirme le demandeur, pour trouver la seule mention de « frais de tribunal administratif » dans les définitions des Règles de l’IAMC, un document distinct, et en conclure qu’il pourrait y avoir d’autres frais à payer à l’arbitre.

[120] À l’audience devant la Cour, le demandeur a également produit un tableau détaillé comparant les diverses caractéristiques de la clause d’arbitrage en l’espèce à celles qui figurent dans les conventions d’arbitrage examinées par les tribunaux dans les arrêts Difederico CAF, Williams BCCA, Petty BCCA et Murphy CAF. Le demandeur soutient que, contrairement à ces affaires où les cours n’avaient pas conclu à l’iniquité des dispositions d’arbitrage suivant le critère énoncé dans l’arrêt Heller CSC, la clause d’arbitrage imposée par Uber en l’espèce ne mérite pas la note de passage.

[121] Ce troisième motif d’invalidation de la clause d’arbitrage avancé par le demandeur est certes son plus solide, mais la Cour n’est pas convaincue que le demandeur a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, le caractère inique de la clause d’arbitrage.

(a) Les principes régissant une conclusion d’iniquité

[122] Dans l’arrêt Heller CAC, la CSC établit les principes auxquels est subordonnée une conclusion quant à l’iniquité d’une convention d’arbitrage. La CSC explique que deux éléments sont essentiels pour prouver l’iniquité : 1) la preuve de l’inégalité des situations respectives des parties; 2) la preuve d’un marché imprudent (Heller CSC au para 64 citant l’arrêt Norberg c Wynrib, [1992] 2 RCS 226 à la p 256; Douez CSC au para 115; Williams BCCA aux para 71, 129). Tant l’inégalité du pouvoir de négociation que l’imprudence sont nécessaires pour rendre une convention d’arbitrage inique, et donc invalide (Heller CSC au para 79).

[123] Essentiellement, la doctrine de l’iniquité offre une réparation contre les marchés imprudents lorsqu’il existe une inégalité dans le pouvoir de négociation entre les parties découlant d’une faiblesse ou d’une vulnérabilité du demandeur. Le marché est imprudent s’il avantage indûment la partie la plus forte ou désavantage indûment la plus vulnérable (Heller CSC, au para 74). L’imprudence est évaluée au moment de la conclusion du contrat compte tenu des circonstances qui l’entourent.

(i) L’inégalité du pouvoir de négociation

[124] Il y a inégalité dans le pouvoir de négociation lorsqu’une partie « ne peut pas adéquatement protéger ses intérêts durant le processus de formation d’un contrat » (Heller CSC au para 66) et il ne doit pas y avoir de « “limites rigides” quant aux types d’inégalités qui correspondent à cette définition » (Heller CSC au para 67). Par exemple, l’inégalité pourrait se manifester par « [d]es écarts de richesse, de connaissance ou d’expérience », mais « l’inégalité comprend davantage que ces seuls attributs » (Heller CSC au para 67).

[125] Dans le contexte des relations contractuelles, la CSC précise que, dans bien des cas où l’inégalité du pouvoir de négociation est établie, « les désavantages pertinents nuisaient à la capacité de la partie de négocier ou de conclure librement un contrat, compromettaient la capacité d’une partie à comprendre ou à apprécier le sens ou l’importance des clauses du contrat ou les deux » (Heller CSC au para 68). C’est particulièrement vrai dans les cas de nécessité, où la partie plus vulnérable dépend tant de la partie plus forte que de graves conséquences découleraient du refus de conclure un contrat. « Lorsque cette partie est prête à accepter presque n’importe quelle condition, parce que les conséquences d’un refus seraient si graves, l’equity intervient pour empêcher une partie contractante de tirer un trop grand avantage de la situation malheureuse de la partie la plus faible » (Heller CSC au para 69). À cet égard, la CSC présente le scénario d’un « sauvetage en mer » comme un exemple classique d’un cas de nécessité (Heller CSC au para 70). L’inégalité du pouvoir de négociation peut donc exister dans les cas de nécessité, lorsqu’une partie est vulnérable en raison de circonstances financières, ou lorsqu’il existe une relation de confiance particulière.

[126] La CSC mentionne également une deuxième forme d’inégalité dans les relations contractuelles, notamment une « asymétrie cognitive » (Heller CSC au para 71). Une telle situation survient lorsqu’« une seule des parties peut comprendre et apprécier la portée complète des clauses du contrat » (Heller CSC au para 71). La CSC indique que, dans une telle situation, la partie plus faible devient particulièrement vulnérable, et « l’hypothèse du droit selon laquelle les parties protègent leurs intérêts perd de sa force » (Heller CSC au para 71).

[127] En fin de compte, pour établir l’inégalité du pouvoir de négociation entraînant l’iniquité, il faut être en présence d’un contexte « où les hypothèses normales du droit sur la liberté de négociation soit ne tiennent essentiellement plus soit ne peuvent pas être appliquées équitablement » (Heller CSC au para 72).

[128] Dans l’arrêt Heller CSC, la CSC retient les éléments suivants dans son analyse de l’inégalité du pouvoir de négociation :

  1. La convention d’arbitrage faisait partie d’un contrat type;

  2. M. Heller n’avait aucun pouvoir de négociation sur ses clauses et n’avait qu’une option contractuelle : accepter la convention d’arbitrage ou la refuser;

  3. Il existait un fossé important sur le plan des connaissances entre M. Heller (un livreur de nourriture à Toronto) et Uber (une grande multinationale);

  4. La convention d’arbitrage ne contenait aucune information sur les coûts de la médiation et de l’arbitrage qui devaient avoir lieu aux Pays-Bas;

  5. On ne peut pas s’attendre à ce qu’une personne dans la position de M. Heller puisse apprécier les conséquences financières et juridiques de son consentement à un arbitrage mené en application des règles applicables ou du droit néerlandais;

  6. Même en supposant que M. Heller soit une des rares personnes à avoir lu le contrat dans son intégralité avant de le signer, il n’aurait eu aucune raison de soupçonner que derrière la mention inoffensive à la médiation obligatoire, il y aurait un obstacle de 14 500 $ US à franchir pour avoir accès à une réparation;

  7. Les règlements n’étaient pas annexés au contrat, et M. Heller aurait donc dû les chercher lui-même.

(ii) Marché imprudent

[129] Quant à l’examen de la dimension relative à un marché imprudent, la CSC établit d’abord qu’en règle générale, « [u]n marché est imprudent s’il avantage indûment la partie la plus forte ou désavantage indûment la plus vulnérable » et « [l]’imprudence est mesurée au moment de la conclusion du contrat » et « évaluée selon le contexte » (Heller CSC aux para 74–75). Ainsi, selon la CSC, « il faut se demander avant tout si la partie la plus forte a été indûment enrichie » (Heller CSC au para 76), ce qui peut se manifester de différentes manières.

[130] Dans le cas de l’asymétrie cognitive, la CSC note que l’analyse doit demander si la partie plus vulnérable a été indûment désavantagée par des clauses qu’elle n’a pas comprises ou appréciées. Les clauses sont abusives lorsque, selon le contexte, « elles bafouent les “attentes raisonnables” de la partie la plus faible […] ou causent une “surprise inéquitable” » (Heller CSC au para 77).

[131] Enfin, la CSC détermine que l’iniquité fait intervenir à la fois l’inégalité et l’imprudence, et que « la preuve d’un marché manifestement inéquitable peut appuyer l’inférence qu’une partie était incapable de protéger adéquatement ses intérêts […] C’est une question de bon sens que les parties ne concluent pas souvent un marché substantiellement imprudent lorsqu’elles ont un pouvoir de négociation égal » (Heller CSC au para 79).

[132] Dans l’arrêt Heller, la CSC retient les éléments suivants dans son analyse du marché imprudent :

  1. Les procédures de médiation et d’arbitrage requièrent le paiement de 14 500 $ US de frais administratifs initiaux, un montant qui s’apparente au revenu annuel de M. Heller et ne comprend pas les frais potentiels du déplacement, de l’hébergement, de la représentation juridique ni les pertes de revenus.

  2. Ces frais étaient disproportionnés par rapport à la valeur d’une sentence arbitrale qui aurait pu être raisonnablement envisagée lors de la conclusion du contrat.

  3. La convention d’arbitrage désignait le droit néerlandais comme droit applicable et Amsterdam comme « lieu » de l’arbitrage.

  4. La convention d’arbitrage laissait l’impression claire que les chauffeurs d’Uber n’avaient guère d’autre choix que de se rendre aux Pays-Bas à leurs propres frais afin de faire valoir individuellement leurs réclamations contre Uber.

  5. Toute représentation auprès de l’arbitre, y compris concernant le lieu de l’audience, ne peut être faite qu’après le paiement des frais.

  6. En fait, la clause d’arbitrage modifiait tous les autres droits substantiels prévus au contrat de sorte que tous les droits dont jouissait M. Heller étaient assujettis à la condition préalable apparente qu’il se rende à Amsterdam, intente une procédure d’arbitrage en payant les frais requis et reçoive une sentence arbitrale établissant une violation de ce droit. Ce n’est qu’une fois ces conditions préalables remplies que M. Heller pouvait obtenir une décision de justice pour faire valoir les droits substantiels en application du contrat. En fait, la clause d’arbitrage empêchait un chauffeur de faire valoir contre Uber les droits substantiels prévus au contrat.

  7. Aucune personne raisonnable ayant compris et apprécié les conséquences de la clause d’arbitrage ne l’aurait acceptée.

(b) Décisions découlant de la Loi sur la concurrence

[133] Étant donné l’importance que le demandeur accorde à d’autres décisions comparables dans ses observations orales, il est également utile d’examiner brièvement la façon dont les principes de l’arrêt Heller CSC sont appliqués dans des affaires intéressant des conventions d’arbitrage faisant l’objet de demandes présentées en vertu de la Loi sur la concurrence. Il s’agit notamment des arrêts Difederico CAF, Williams BCCA, Petty BCCA et Spark BCCA et de la décision Tahmasebpour BCSC. Dans chaque affaire, une cour canadienne distincte arrive à la conclusion que la clause d’arbitrage en litige n’est pas inique.

[134] Dans l’arrêt Difederico CAF, le recours collectif envisagé opposait Amazon aux acheteurs de ses produits en ligne. Les clauses d’arbitrage d’Amazon prévoyaient que Mme Difederico n’était tenue de payer que des frais administratifs initiaux relativement modestes de 200 $ pour amorcer l’arbitrage. Amazon était également tenue, conformément aux clauses d’arbitrage, de rembourser ces frais pour les demandes de moins de 10 000 $, sauf si l’arbitre déterminait que la réclamation était frivole. L’arbitrage pouvait se tenir par téléphone, sur dossier ou à un endroit convenu d’un commun accord. De plus, un demandeur avait la possibilité de s’adresser à la cour des petites créances lorsque la demande relevait de la compétence de cette cour.

[135] La Cour n’était pas convaincue que la nature des biens offerts sur Amazon pouvait être classée dans la catégorie des « éléments importants de la vie quotidienne » qui rendraient Mme Difederico particulièrement dépendante ou vulnérable (Difederico CF au para 124). Mme Difederico n’a cité aucun élément de preuve au dossier qui permettrait d’établir qu’elle serait vulnérable ou dépendante des produits d’Amazon. De plus, la Cour n’était pas convaincue que le marché était imprudent au moment où il a été conclu, à l’instar de l’arrêt Heller CSC, puisque Mme Difederico soutenait que les clauses d’arbitrage étaient iniques au regard de ses demandes particulières (Difederico CF au para 129).

[136] Dans l’arrêt Williams BCCA, la BCCA évalue d’abord la façon dont le juge de première instance a analysé la clause d’arbitrage en litige pour établir si elle était inique. Comme dans Difederico CAF, cette décision intéresse un recours collectif envisagé regroupant des acheteurs de produits en ligne d’Amazon. Même si la BCCA est d’avis que l’analyse de la cour de première instance n’était pas aussi approfondie que celle de la CSC dans l’arrêt Heller CSC, elle est [traduction] « convaincue que l’analyse globale par le juge [de première instance] des questions d’iniquité et d’intérêt public dans le contexte de cette affaire en particulier commande la retenue et doit être confirmée » (Williams BCCA au para 117).

[137] La BCCA poursuit en énumérant les motifs de distinction suivants d’avec l’arrêt Heller CSC :

  1. Les frais d’administration initiaux étaient de 200 $ US et remboursables, par rapport à 14 500 $ US en plus des frais de déplacement dans Heller CSC (Williams BCCA aux para 122, 134);

  2. Sauf si une réclamation découlant de la convention d’Amazon était déclarée frivole, Amazon remboursait les frais initiaux pour toute demande de moins de 10 000 $ et s’engageait à ne pas solliciter la condamnation aux dépens des demandeurs déboutés (Williams BCCA au para 123);

  3. Aux termes de la convention d’Amazon, un arbitrage pouvait se tenir par téléphone, sur dossier, ou à un lieu convenu mutuellement, alors que, dans la situation examinée dans Heller CSC, l’arbitrage devait avoir lieu aux Pays-Bas en personne (Williams BCCA au para 124);

  4. Rien ne démontrait que l’appelant, en tant que consommateur, dépendait d’Amazon, parce que les « conséquences d’un refus [des conditions d’utilisation] seraient si graves » (Heller CSC au para 69). Contrairement aux circonstances examinées dans l’arrêt Heller CSC, les effets du refus de l’arbitrage en tant que consommateur de livres d’Amazon n’étaient pas « si graves » qu’ils faisaient intervenir l’equity. La BCCA note par ailleurs que [traduction] « le juge n’est saisi d’aucun élément de preuve voulant que la plateforme d’Amazon soit le seul marché à sa disposition (en ligne ou autre), pour l’achat de livres, de vidéos, de musique et de DVD, ou que son moyen de subsistance ou son bien-être financier dépendent d’une manière quelconque de l’accès à cette plateforme » (Williams BCCA au para 126).

[138] Au bout du compte, la BCCA conclut à l’inégalité du pouvoir de négociation entre l’appelant et Amazon (Williams BCCA au para 128), mais est d’avis que la relation contractuelle ne découle pas de la nécessité. La BCCA établit aussi que l’existence d’une inégalité dans le pouvoir de négociation n’est pas un facteur déterminant dans les analyses de l’iniquité et de l’intérêt public. Elle rappelle que l’iniquité exige une conclusion quant à l’existence d’une inégalité dans le pouvoir de négociation et d’un marché imprudent en découlant (Williams BCCA au para 129). À cet égard, la BCCA conclut que la relation contractuelle entre Amazon et le défendeur n’est pas [traduction] « une relation de nécessité » de sorte qu’elle ne peut pas la qualifier de marché imprudent (Williams BCCA au para 131).

[139] La BCCA conclut que, selon les facteurs permettant de distinguer l’affaire et l’absence de relation de nécessité, la convention d’arbitrage [traduction] « n’avantage pas indûment Amazon et ne désavantage pas indûment l’appelant » (Williams BCCA au para 133). La BCCA ajoute, relativement à la clause de renonciation aux recours collectifs prévue à la convention d’arbitrage, qu’elle ne voit pas [traduction] « comment une convention d’arbitrage par ailleurs valide peut devenir inique ou contraire à l’intérêt public par le simple fait qu’elle inclut une renonciation aux recours collectifs » (Williams BCCA au para 171).

[140] Dans l’affaire Petty BCCA, des clients avaient acheté des « boîtes à butin » dans les jeux vidéo des défenderesses. La BCCA conclut de façon similaire que l’analyse de l’iniquité effectuée par le juge de première instance doit être examinée selon une norme de contrôle caractérisée par la déférence (Petty BCCA au para 9).

[141] Le juge de première instance n’est pas convaincu qu’il existe une inégalité du pouvoir de négociation entre les parties qui [traduction] « justifie une conclusion suivant laquelle la clause d’arbitrage est inique » (Petty BCSC au para 59). Selon le juge, rien ne démontre que l’utilisation des jeux vidéo ou la faculté pour les joueurs d’acheter des « boîtes à butin » en jouant [traduction] « sont des éléments importants de la vie quotidienne qui rendent les demandeurs particulièrement dépendants ou vulnérables s’ils veulent accéder aux plateformes de jeu » (Petty BCSC au para 60), ni qu’il s’agit [traduction] « d’une relation de confiance particulière […] » (Petty BCSC au para 62). Enfin, le juge détermine que les [traduction] « frais d’arbitrage et la procédure d’arbitrage sont suffisamment décrits » dans la convention d’arbitrage et que rien n’indique que les demandeurs n’étaient pas en mesure de comprendre la convention d’arbitrage (Petty BCSC au para 63).

[142] La BCSC conclut en outre que la convention d’arbitrage n’est pas un marché imprudent (Petty BCSC au para 64) et dégage les facteurs suivants :

  1. Les frais initiaux pour introduire une instance d’arbitrage sont [traduction] « relativement modestes » (Petty BCSC au para 72);

  2. Les frais juridiques pour soumettre une demande à l’arbitrage ou aux petites créances [traduction] « dépasseraient presque assurément la valeur des demandes » (Petty BCSC au para 73). Cependant, le [traduction] « désavantage des frais est atténué » par les dispositions qui prévoient le remboursement des frais de dépôt et d’arbitrage, et le versement des dépens si le consommateur obtient gain de cause (Petty BCSC au para 74);

  3. La convention d’arbitrage prévoit également que, si une réclamation est rejetée, les défendeurs ne demandent pas les dépens à moins qu’un arbitre conclue que la réclamation était frivole ou fondée sur un motif illégitime (Petty BCSC au para 74);

  4. Rien ne démontre que le remboursement des frais de dépôt et d’arbitrage ne serait pas effectué en temps utile (Petty BCSC au para 75);

  5. L’arbitrage peut se tenir par écrit, et l’arbitre a la compétence expresse d’ordonner [traduction] « la tenue d’autres interrogatoires préalables », même pour les demandes de moins de 10 000 $ (Petty BCSC au para 76);

  6. L’arbitre est tenu par les règles applicables de faire diligence (Petty BCSCau para 76).

  7. La convention d’arbitrage indique un site Web où un demandeur peut consulter les règles d’arbitrage (Petty BCSC au para 78);

  8. Les clients peuvent [traduction] « se soustraire à la convention d’arbitrage dans les 30 jours après avoir consenti aux modalités de service qui s’affichent lorsqu’ils téléchargent un jeu – ce qui leur donne le temps de décider s’ils présenteront une réclamation à la cour supérieure » (décision Petty, au para 79). Sinon, ils peuvent toujours [traduction] « opter pour une action aux petites créances » plutôt que l’arbitrage (Petty BCSC au para 79);

  9. La convention d’arbitrage [traduction] « ne présente aucun obstacle économique ou procédural insurmontable pour les demandeurs » (Petty BCSC au para 89);

  10. Malgré [traduction] « les coûts de l’arbitrage ou d’une action aux petites créances à titre individuel par rapport au montant des demandes en litige, l’arbitrage accessible demeure une méthode viable de régler les différends individuels des demandeurs » (Petty BCSC au para 90).

[143] En se fondant sur ces conclusions du juge de première instance, la BCCA est d’avis que, [traduction] « [d]ans le contexte particulier de [la présente] affaire, qui fait intervenir une relation de consommateur sans dépendance dont l’objet consiste à faciliter l’accès à des jeux vidéo en ligne, les appelants n’ont pas réussi à me convaincre que le juge a conclu à tort que la convention d’arbitrage n’était ni inique ni contraire à l’intérêt public » (Petty BCCA au para 55). À cet égard, la BCCA estime que [traduction] « la convention d’arbitrage, en l’espèce, est profondément différente de celle dans [l’affaire Heller CSC] » (Petty BCCA au para 57).

[144] Dans l’arrêt Spark BCCA, la BCCA était saisie d’un recours collectif envisagé contre Google au motif que cette dernière avait participé à un complot afin de maintenir artificiellement le taux des annonces affichées à l’issue d’une recherche Google au-dessus des taux d’un marché concurrentiel. En confirmant la suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage, la BCCA a examiné les circonstances permettant à une cour de trancher une contestation de compétence opposée à une convention d’arbitrage au lieu de la renvoyer à un arbitre selon le principe de compétence-compétence.

[145] Premièrement, la BCCA confirme que, [traduction] « lorsque la compétence de l’arbitre exige la reconnaissance et l’examen des faits seulement, la question est habituellement renvoyée à l’arbitre [… et,] pour les questions mixtes de droit et de fait, les tribunaux judiciaires doivent également favoriser le renvoi à l’arbitrage » (Spark BCCA au para 15). Une exception survient [traduction] « lorsque la réponse aux questions de fait implique un examen superficiel de la preuve documentaire au dossier et lorsque la cour est convaincue que la contestation n’est pas une tactique dilatoire ou n’éteindra pas le recours à l’arbitrage » (Spark BCCA au para 15).

[146] Deuxièmement, la BCCA note qu’une cour peut trancher une contestation de la compétence si un « obstacle infranchissable » empêche l’arbitre de la régler (Spark BCCA aux para 19–20). Cette exception est appliquée dans l’arrêt Heller CSC. Elle intervient dans les cas où il y a [traduction] « un risque réel de “ laisser en suspens la question de la validité de la convention d’arbitrage ”, comme lorsque le règlement de la question soumise à l’arbitrage est fondamentalement trop onéreux ou par ailleurs inaccessible… [m]ais la préoccupation découle généralement des circonstances qui soustraient effectivement la convention d’arbitrage à une véritable contestation » (Spark BCCA au para 20).

[147] La BCCA souligne également que l’analyse que doivent mener les tribunaux judiciaires à cet égard consiste non pas à décider s’il est économique pour un demandeur de soumettre sa demande entière à l’arbitrage, compte tenu des dommages-intérêts sollicités. La cour précise plutôt que [traduction] « ce qu’il faut déterminer c’est si l’arbitre ou la cour doit trancher la question préliminaire relative à la compétence » (Spark BCCA au para 41), et non si l’arbitrage sur le fond est économique. À cet égard, la BCCA fait remarquer que [traduction] « le préjudice que [Spark] pourrait prouver individuellement est minime, certainement insuffisant sur le plan économique pour justifier soit une action individuelle soit un arbitrage individuel » (Spark BCCA au para 29). Or, il ne s’agit pas de la considération pertinente. La BCCA a procédé comme il se doit à l’exercice qui s’imposait, à savoir déterminer si l’exception relative à l’obstacle infranchissable s’appliquait.

[148] Dans cette affaire, la BCCA examine la capacité de Spark à payer les frais pour l’arbitrage de la question relative à la compétence — et non pour l’arbitrage de la demande en tant que telle (Spark BCCA au para 61). La BCCA établit que Spark n’avait pas véritablement produit d’éléments de preuve de sa situation financière et n’avait même pas déclaré ne pas avoir les moyens de verser les frais d’ouverture de dossier (Sparks BCCA aux para 59–62). Par conséquent, la cour décide que les questions de compétence en cause peuvent valablement être soumises à l’arbitrage selon le principe de compétence-compétence, et ce même si les demandeurs dans cette affaire comptaient sur des témoignages d’experts concernant la procédure d’arbitrage envisagée et les frais.

[149] Enfin, la décision Tahmasebpour BCSC concernait une clause d’arbitrage dans un contrat de téléphonie cellulaire. Dans cette affaire, comme il est mentionné plus haut, les demandeurs soutenaient que la clause d’arbitrage était non susceptible d’être exécutée parce que 1) le droit ontarien régissait le contrat et que la Loi de l’Ontario sur la protection du consommateur protégeait leur droit d’intenter une action en justice — une question examinée plus haut dans l’exposé sur les dérogations législatives —; et 2) la clause d’arbitrage était inique. La BCSC rejette les deux arguments.

[150] En ce qui concerne l’iniquité, la BCSC détermine qu’il n’a été satisfait à aucune des deux exigences. Premièrement, les demandeurs n’étaient pas vulnérables ou dépendants de leur fournisseur de téléphone cellulaire, et aucune conséquence grave ne découlerait s’ils refusaient les conditions de service des fournisseurs, même si la cour a reconnu qu’un téléphone cellulaire est [traduction] « une nécessité pour presque tout le monde » (Tahmasebpour BCSC au para 55). Deuxièmement, le dossier de preuve ne contenait aucun élément portant sur les frais d’arbitrage ou sur la possibilité que ces frais fassent obstacle à l’instruction de la réclamation du demandeur, même en partie. Ainsi, il était [traduction] « impossible de décider si la clause d’arbitrage prive les demandeurs d’une réparation en bonne et due forme prévue au contrat » (Tahmasebpour BCSC au para 58), vu l’absence de preuve à cet égard.

[151] La BCSC reconnaît toutefois, au paragraphe 58 de ses motifs, que la clause d’arbitrage ne permettait pas le genre de concessions en faveur des consommateurs qui avaient aidé à sauver les clauses d’arbitrage comme celles examinées dans les arrêts Williams BCCA et Petty BCCA. Elle ne prévoyait pas d’exception autorisant un demandeur à s’adresser à la cour des petites créances, ne permettait pas l’arbitrage par téléphone ou par vidéoconférence et ne prévoyait pas la possibilité pour Freedom Mobile de payer les frais d’ouverture de dossier si les demandeurs n’en avaient pas les moyens. L’absence de ce type de concessions, selon la BCSC, distingue cette affaire des faits dans les arrêts Williams BCCA et Petty BCCA et la décision Hazell c DoorDash Technologies Canada Inc, 2022 BCSC 2497 [DoorDash BCSC].

[152] Au bout du compte, la BCSC ne disposait d’aucun élément de preuve quant aux frais initiaux à acquitter par les demandeurs pour l’arbitrage. Il n’était pas requis d’établir une preuve exhaustive, dit la cour, mais sans aucun élément, il était impossible de décider si la clause d’arbitrage pouvait priver les demandeurs d’une réparation valable dans l’exécution du contrat. La BCSC ne pouvait donc pas non conclure que la suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage ferait obstacle au règlement de la question en litige, notamment la compétence de l’arbitre.

(c) Autres précédents

[153] Il est également utile de mentionner deux autres affaires invoquées par le demandeur qui ne portaient pas sur des questions relatives à la Loi sur la concurrence, mais qui se sont soldées par une décision portant que la clause d’arbitrage était inique. Il s’agit des décisions Lochan v Binance Holdings Limited, 2023 ONSC 6714 [Lochan ONSC] et Pokornik v SkipTheDishes Restaurant Services Inc, 2024 MBCA 3 [Pokornik MBCA].

[154] Dans la décision Lochan ONSC, la cour supérieure de l’Ontario [ONSC] rejette une requête en suspension d’un recours collectif envisagé en raison d’une clause d’arbitrage dans un contrat d’adhésion type. La cour y décide que la convention d’arbitrage dans cette affaire est inique et contraire à l’intérêt public. Sur le fondement de l’arrêt Heller CSC, elle affirme que son analyse consiste à décider si « les frais pour présenter une demande sont disproportionnés par rapport aux montants susceptibles d’être réclamés dans les différends qui pourraient découler de l’entente » (Lochan ONSC au para 2, citant l’arrêt Heller CSC au para 131).

[155] Dans Lochan ONSC, la cour conclut que les conditions prévues à la clause d’arbitrage sont inacceptables (encore plus que dans l’arrêt Heller CSC). Le dossier démontrait que, pour des différends mettant en jeu moins d’un million de dollars américains soumis au Hong Kong International Arbitration Centre [HKIAC] (l’arbitre désigné dans la clause d’arbitrage), les frais médians de l’arbitrage, calculés selon un taux horaire, s’établissaient à 26 743 $ US (soit environ 36 700 $). Ces coûts incluent les frais d’enregistrement ainsi que les frais administratifs et d’arbitrage, mais pas le déplacement et l’hébergement, les honoraires des experts nommés par le tribunal arbitral, les frais juridiques, les services de transcription, les services d’interprétation linguistique professionnels, etc. (Lochan ONSC au para 16).

[156] Le choix de Hong Kong comme lieu de l’arbitrage pouvait effectivement s’interpréter comme l’attribution d’une immunité à la défenderesse Binance (Lochan ONSC au para 28). Binance n’a fourni aucun renseignement sur les frais et autres coûts associés à l’arbitrage (Lochan ONSC au para 29). De plus, les demandeurs devaient fournir un cautionnement pour les dépens au HKIAC (ce qui constitue au départ un fardeau financier possiblement substantiel et inconnu pour le recouvrement d’un investissement relativement faible) (Lochan ONSC au para 29). L’ONSC conclut aussi à une inégalité inhérente du pouvoir de négociation dans les contrats types (Lochan ONSC, au para 32). Ainsi, elle détermine que la convention d’arbitrage n’est pas susceptible d’exécution parce qu’elle est contraire à l’intérêt public.

[157] En outre, l’ONSC conclut que la convention est inique pour les motifs suivants :

  1. La jurisprudence qui confirme le caractère arbitrable de telles demandes fait état d’arbitres canadiens qui appliquent les lois fédérales et provinciales du Canada, et non les lois de Hong Kong et les règles du HKIAC, ce qui constitue une démarche contraire à l’arrêt Heller CSC selon la cour (Lochan ONSCaux para 39–41);

  2. Les contrats d’adhésion de type « point-and-click » ne sont pas forcément non susceptibles d’être exécutés, et ont été confirmés dans certaines affaires en fonction des faits qui leur étaient propres. Toutefois, la CSC énonce que l’iniquité peut résulter d’une situation « où l’arbitrage est fondamentalement trop onéreux ou autrement inaccessible », ce qui était le cas dans l’affaire (Lochan ONSC au para 45, citant Heller CSC au para 39). En l’espèce, [traduction] « non seulement les renseignements – dont les indications quant au lieu susceptible de changer– sur la convention d’arbitrage étaient-ils dissimulés, mais la complexité logistique et les frais d’arbitrage n’étaient indiqués nulle part » (Lochan ONSC au para 50);

  3. L’inégalité de l’information et l’inégalité du pouvoir de négociation découlant de ce vide informationnel sont au plus haut point (Lochan ONSC au para 51).

[158] La clause d’arbitrage dans l’affaire Lochan ONSC présentait ainsi plusieurs des caractéristiques ayant mené la CSC à conclure à l’iniquité dans l’arrêt Heller CSC.

[159] Dans l’arrêt Pokornik MBCA, la Cour d’appel du Manitoba [CAMB] arrive à la conclusion que la matrice des faits est aussi très semblable à celle examinée dans Heller CSC, Mme Pokornik étant une chauffeuse-livreuse pour Skip the Dishes [Skip], et pas seulement une consommatrice. L’arrêt Pokornik MBCA concernait le contrat de chauffeur-livreur de Skip. Chaque chauffeur-livreur était tenu de signer une entente pour obtenir et fournir des services au moyen de la plateforme de Skip. En 2018, Skip a modifié son entente pour qu’elle prévoie l’arbitrage obligatoire de tous les différends à l’exclusion des recours collectifs.

[160] La CAMB constate que divers éléments mentionnés dans l’arrêt Heller CSC sont présents dans la clause d’arbitrage de Skip et conclut que la vulnérabilité de Mme Pokornik par rapport à Skip, jumelée au fait que les coûts d’arbitrage seraient [traduction] « au-delà de ses moyens et grossièrement disproportionnés avec la valeur pécuniaire de ses demandes », rendent la clause inique. Dans Pokornik MBCA, le juge saisi de la requête décide, à l’issue d’un examen superficiel du dossier selon le cadre établi dans l’arrêt Dell CSC, que la convention contenant la clause d’arbitrage est inique, comme dans Heller CSC.

[161] En concluant à l’iniquité, la CAMB souligne la nature de l’emploi découlant du contrat de livraison qui rendait Mme Pokornik vulnérable, ainsi que le fait qu’il s’agissait d’un contrat type, que la clause de renonciation au recours collectif était carrément à l’avantage de Skip, que Skip n’avait justifié par aucun motif commercial la clause de renonciation au recours collectif et que la convention d’arbitrage empêchait essentiellement Mme Pokornik de soumettre un différend à l’arbitrage (Pokornik MBCA aux para 85–90, 92–94).

[162] En effet, cette cour signale expressément que [traduction] « soustraire cette action à la juridiction de la cour pour la soumettre à l’arbitrage privé priverait probablement la demanderesse et les membres du groupe proposé de tout recours » (Pokornik MBCA au para 90). La CAMB s’est fortement appuyée sur l’arrêt Pearce v 4 Pillars Consulting Group Inc, 2021 BCCA 198 [Pearce BCCA], suivant lequel, [traduction] « même si sur papier il existe un mécanisme pour la résolution des différends, la clause définit si étroitement ce mécanisme qu’elle a pour effet pratique de bloquer effectivement et essentiellement l’accès à la justice, ce qui la rend inique » (Pearce BCCA au para 245).

(d) Application à la présente affaire

[163] Dans ses observations orales devant la Cour, le demandeur dit ne pas accorder la note de passage à la clause d’arbitrage d’Uber pour cause d’iniquité. À l’issue de son examen détaillé des circonstances particulières de l’espèce et des balises établies par la jurisprudence portant sur la Loi sur la concurrence et d’autres affaires faisant intervenir des clauses d’arbitrage, la Cour n’est pas convaincue par l’argument et l’interprétation du demandeur. Certes, la clause d’arbitrage d’Uber ne mérite peut-être pas une note aussi élevée que d’autres conventions d’arbitrage mais, selon la jurisprudence, il n’est pas besoin d’obtenir une note élevée pour qu’une convention d’arbitrage ne soit pas déclarée inique.

(i) L’inégalité du pouvoir de négociation

[164] Comme la Cour le mentionne plus haut, il y a inégalité du pouvoir de négociation lorsqu’une partie « ne peut pas adéquatement protéger ses intérêts durant le processus de formation d’un contrat » (Heller CSC au para 66) et il ne doit pas y avoir de « “limites rigides” quant aux types d’inégalités qui correspondent à cette définition » (Heller CSC au para 67). La CSC donne des exemples de ce qui pourrait constituer de l’inégalité. « Des écarts de richesse, de connaissance ou d’expérience peuvent être pertinents, mais l’inégalité comprend davantage que ces seuls attributs » (Heller CSC au para 67).

[165] Finalement, la CSC décrit deux situations principales où la dimension d’inégalité du pouvoir de négociation s’appliquerait dans les relations contractuelles : 1) lorsque les conséquences de l’inégalité seraient si graves que l’equity doit intervenir pour empêcher une partie contractante de tirer un trop grand avantage de la partie la plus faible; et 2) lorsqu’une asymétrie cognitive empêche une des parties contractantes de comprendre parfaitement les conditions de l’entente, ce qui la rend vulnérable dans le processus de formation du contrat. Pour établir que l’inégalité du pouvoir de négociation emporte l’iniquité, il faut être en présence d’un contexte « où les hypothèses normales du droit sur la liberté de négociation soit ne tiennent essentiellement plus soit ne peuvent pas être appliquées équitablement » (Heller CSC au para 72).

[166] La Cour n’est pas convaincue qu’il existe en l’espèce une inégalité de pouvoir de négociation entre les parties qui justifie de conclure à l’iniquité de la clause d’arbitrage, compte tenu des faits de l’espèce. L’analyse de l’iniquité porte principalement sur la partie la plus faible et toute injustice potentielle dans un contrat ou ses conditions. Il n’existe en l’espèce aucune telle vulnérabilité ou injustice.

[167] Premièrement, rien n’indique que le demandeur dépend de la plateforme d’Uber Eats, comme c’était le cas de Mme Pokornik vis-à-vis de Skip ou de M. Heller vis-à-vis d’Uber. Autrement dit, le demandeur n’est manifestement pas en situation de nécessité, de vulnérabilité ou de dépendance en ce qui concerne son achat de services de livraison de produits alimentaires. Sa situation ressemble en effet aux matrices des faits dans les arrêts Difederico CAF (produits d’Amazon), Williams BCCA (produits d’Amazon) et Petty BCCA (jeux vidéo) ou dans la décision Tahmasebpour BCSC (services de téléphonie cellulaire), où les cours de justice ont conclu à l’absence de nécessité ou de dépendance. La présente affaire ressemble davantage à l’abondante jurisprudence sur les clauses d’arbitrage dans un contexte de consommation, qui établit que (dans la majorité des cas) les consommateurs ne dépendent pas de ces services au point de devenir vulnérables ou de subir de « graves » conséquences.

[168] Il ne s’agit pas d’une situation de « sauvetage en mer », et on ne peut pas dire que les services de livraison de produits alimentaires comme Uber Eats sont « des éléments importants de la vie quotidienne » qui rendraient le demandeur particulièrement dépendant ou vulnérable en l’obligeant à retenir ces services de livraison de produits alimentaires (Petty BCCA au para 60; Difederico CF au para 124). En outre, rien n’indique une relation de confiance spéciale entre le demandeur et Uber Eats, contrairement, par exemple, à un contrat de travail comme dans les arrêts Heller CSC ou Pokornik MBCA.

[169] De plus, comme dans les arrêts Difederico CAF et Williams BCCA, rien dans la présente affaire n’indique que, en tant que consommateur, le demandeur dépend d’Uber Eats. Il n’y a aucune raison de croire que le demandeur aurait souffert s’il avait refusé les conditions d’Uber; il aurait pu avoir recours à une autre plateforme ou à un autre service de livraison de produits alimentaires. Comme dans la situation examinée dans l’arrêt Petty BCCA, le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve établissant une dépendance ou une vulnérabilité qui l’obligeait à obtenir les services de livraison de produits alimentaires d’Uber, ou une relation de confiance spéciale entre les parties. Le demandeur n’a pas démontré qu’il se fiait à Uber Eats au point où son [traduction] « moyen de subsistance ou son bien-être financier dépend[ait] d’une manière quelconque de l’accès à cette plateforme » (Williams BCCA au para 126). En conséquence, son argument fondé sur l’iniquité ne tient pas.

[170] Dans les situations où la relation entre le consommateur et la personne morale n’est pas caractérisée par la nécessité, les cours ont été réticentes à déclarer les clauses d’arbitrage iniques. En effet, les cours ont établi une distinction ferme entre les clauses d’arbitrage comme celle en l’espèce, qui s’inscrivait dans une relation de consommation — et ne pouvait être assimilée à une situation de « sauvetage en mer » — et celle examinée dans Heller CSC, qui s’inscrivait dans une relation d’emploi. La Cour ne voit aucune raison de m’éloigner de la jurisprudence établie en l’espèce.

[171] Deuxièmement, ce n’est pas une situation où le demandeur ne pouvait pas comprendre la convention d’arbitrage lorsqu’il l’a acceptée ou qui impliquait un fossé important sur le plan des connaissances entre les parties, comme le souligne la CSC dans l’arrêt Heller CSC. De même, rien n’indique la présence d’un manque d’information important entre le demandeur et Uber. Il ne suffit pas d’affirmer qu’un contrat type a été utilisé et de prétendre qu’il était inique. En effet, comme le souligne la CAMB, [traduction] « l’existence d’un contrat type, d’une clause d’arbitrage et d’une renonciation aux recours collectifs n’est pas en soi un facteur déterminant » (Pokornik MBCA au para 85). De plus, la Cour n’est pas d’avis qu’il y avait une mauvaise compréhension des conditions d’Uber ou une asymétrie cognitive entre les parties, car le demandeur pouvait consulter les Règles de l’IAMC et les renseignements pertinents. La Cour conclut également que la procédure et les caractéristiques de l’arbitrage sont suffisamment décrits dans la clause d’arbitrage et dans les Règles de l’IAMC qui y sont jointes par renvoi ou au moyen d’un hyperlien.

[172] La clause d’arbitrage examinée dans la décision Lochan ONSC la seule clause d’arbitrage dans un contexte de consommation qui a été déclarée inique parmi les précédents invoqués par le demandeur — comptait plusieurs caractéristiques d’inégalité de pouvoir de négociation ayant mené la CSC à conclure à l’iniquité dans l’arrêt Heller CSC. Notamment, l’arbitrage devait se dérouler à l’étranger en application des lois d’un pays étranger, le coût de l’arbitrage dépassait 30 000 $ (sans compter les frais de déplacement), aucun renseignement sur les paramètres et les frais d’arbitrage ne figuraient à la clause d’arbitrage, les demandeurs devaient verser un cautionnement pour les dépens devant l’organe d’arbitrage et il y avait un vide informationnel important.

[173] En l’espèce, aucun de ces facteurs n’entre en jeu.

[174] L’absence d’inégalité du pouvoir de négociation suffit pour justifier la conclusion selon laquelle la clause d’arbitrage n’est pas nulle pour cause d’iniquité.

(ii) Marché imprudent

[175] Quant au marché imprudent, même si la Cour concluait à une inégalité du pouvoir de négociation en l’espèce, la Cour n’est pas convaincue que la clause d’arbitrage emportait des avantages indus pour Uber ou des désavantages indus pour le demandeur. De l’avis de la Cour, les conditions de la clause d’arbitrage ne viennent pas créer un avantage ou un désavantage « indus », ou priver dans les faits le demandeur d’un recours.

[176] Selon la CSC, l’imprudence est mesurée au moment de la conclusion du contrat et doit être évaluée à la lumière du contexte (Heller CSC aux para 74–75). Par exemple, dans une situation où une partie plus faible se trouve dans une situation désespérée, presque toutes les ententes seront imprudentes. Ainsi, la CSC fait remarquer qu’« il faut se demander avant tout si la partie la plus forte a été indûment enrichie » [non souligné dans l’original] (Heller CSC au para 76). Comme la Cour le mentionne plus haut, le demandeur ne se trouve pas dans une situation désespérée en l’espèce.

[177] Dans ses observations écrites, le demandeur soutient que les frais d’arbitrage ne sont pas indiqués complètement dans les conditions d’Uber. À son avis, la clause d’arbitrage renvoie un demandeur potentiel au site Web de l’IAMC où les seuls frais explicitement indiqués sont les frais d’ouverture de dossier de 350 $ pour les demandes de moins de 10 000 $. Toutefois, les frais d’arbitre ne sont pas indiqués dans le site Web, qui déclare vaguement que les [traduction] « médiateurs et arbitres, et non l’Institut, fixent leurs propres honoraires (généralement un taux horaire) en fonction de leur expérience, de leurs compétences et de leur profession, ainsi que du litige ».

[178] À l’audience devant la Cour, le demandeur a également présenté un tableau sommaire comparant la clause d’arbitrage en l’espèce aux conventions d’arbitrage examinées dans les arrêts Difederico CAF, Williams BCCA, Petty BCCA et Murphy CAF. Le demandeur affirme qu’en raison de plusieurs caractéristiques importantes, la clause d’arbitrage est à ce point inférieure à celles qui se trouvent dans d’autres conventions d’arbitrage qui n’avaient pas été jugées iniques par les tribunaux, qu’elle en est inique.

[179] N’en déplaise au demandeur, la Cour n’est pas persuadée par ses arguments sur ce point.

[180] Selon la Cour, l’analyse énoncée dans l’arrêt Heller CSC, qui préconise la validité générale de telles clauses, justifie la clause d’arbitrage actuelle d’Uber. La clause d’arbitrage diffère substantiellement de la convention d’arbitrage jugée invalide dans cet arrêt. En particulier, les frais d’ouverture de dossier s’élèvent à 350 $, ce qui est modeste par rapport à 14 500 $ US. De plus, les lois de l’Ontario régissent les conditions d’Uber, et non les lois des Pays-Bays. Qui plus est, les audiences et les réunions d’arbitrage peuvent se tenir en tout lieu que l’arbitre considère comme pratique ou nécessaire, et non à l’étranger et en personne comme dans la situation examinée dans Heller CSC (Règle 4.1.1 de l’IAMC). La Cour tient à souligner que l’IAMC est un institut d’arbitrage établi au Canada. La Règle 4.1.2 de l’IAMC déclare en outre que toutes les audiences d’arbitrage peuvent se dérouler par téléphone, par courriel, par Internet, par vidéoconférence ou par tout autre moyen de communication convenu par les parties ou ordonné par le tribunal d’arbitrage.

[181] De plus, le demandeur affirme incorrectement que les Règles de l’IAMC ne sont pas [traduction] « jointes » à la clause d’arbitrage. Comme l’indique l’article 7 des conditions d’Uber, le demandeur peut les consulter facilement grâce à l’hyperlien indiqué à la clause d’arbitrage des conditions d’Uber. La Cour ouvre une parenthèse pour souligner que la présence d’un hyperlien menant à des conditions dans un contrat de consommation électronique a été déclarée suffisante pour lier les consommateurs à ces conditions, même si le consommateur ne clique pas sur le lien ou ne lit pas les conditions (DoorDash BCSC au para 74).

[182] Enfin, la Cour souscrits à l’argument des défenderesses Uber voulant que la clause d’arbitrage informe le demandeur des frais potentiels à l’article 7. Il est vrai que certains honoraires pour l’arbitre demeurent indéterminés. Selon les défenderesses Uber, ce n’est pas étonnant, car de nombreux facteurs influent sur les honoraires des arbitres. Par exemple, un arbitre peut facturer un honoraire fixe, une affaire peut être rejetée sommairement ou un demandeur peut présenter des éléments de preuve non pertinents que l’arbitre doit traiter.

[183] Ces éléments représentent des attributs importants des conventions d’arbitrage et constituaient effectivement les caractéristiques principales examinées par la CSC dans l’arrêt Heller CSC, dans son analyse visant à déterminer si la convention d’arbitrage équivalait à un marché imprudent.

[184] La Cour reconnaît que le demandeur a présenté une analyse comparative utile dans son tableau sommaire comparant la clause d’arbitrage en l’espèce aux conventions d’arbitrage examinées dans les arrêts Difederico CAF, Williams BCCA, Petty BCCA et Murphy CAF. Cette comparaison révèle qu’à bien des égards, les conditions de la convention d’arbitrage d’Uber ne sont pas aussi généreuses que certaines conditions offertes aux consommateurs dans les contrats examinés dans ces autres affaires. Par exemple, la clause d’arbitrage et les Règles de l’IAMC ne prévoient pas la possibilité de saisir la cour des petites créances; les conditions d’Uber ne prévoient pas de règles d’arbitrage spéciales pour les consommateurs; les honoraires précis des services d’un arbitre ne sont pas indiqués; il n’y a pas de possibilité de renoncer à l’arbitrage; aucune clause ne stipule que les frais du demandeur ou les demandes inférieures à 10 000 $ pourraient être remboursés dans certains cas. En outre, rien n’empêche que le consommateur soit condamné aux dépens, le pouvoir discrétionnaire de l’arbitre est vaste à l’égard de l’adjudication des dépens, et ceux-ci peuvent être répartis entre les parties.

[185] La Cour reconnaît aussi, à la lumière de cet exercice comparatif, que la clause d’arbitrage d’Uber pourrait certainement être améliorée pour les consommateurs. On pourrait aussi soutenir qu’il serait préférable que les conventions d’arbitrage contiennent ces autres caractéristiques mentionnées dans les arrêts Difederico CAF, Williams BCCA, Petty BCCA ou Murphy CAF. Cependant, de l’avis de la Cour, ces différences ne justifient pas une conclusion selon laquelle la clause d’arbitrage s’inscrit dans les stipulations que les cours ont jugé iniques. La Cour détermine plutôt que les caractéristiques particulières que le demandeur fait ressortir dans son tableau sommaire sont davantage accessoires en comparaison aux autres conditions principales des conventions d’arbitrage, comme le mode d’audience, le lieu de l’arbitrage, les lois régissant l’arbitrage ou le montant des frais d’ouverture de dossier. Dans la clause d’arbitrage en cause, toutes ces conditions principales sont conformes à la jurisprudence. En fait, elles sont loin d’avoir les caractéristiques problématiques relevées par la CSC dans Heller CSC. Il n’y a aucun doute que la clause d’arbitrage d’Uber en l’espèce est sensiblement différente des conventions d’arbitrage jugées iniques dans les arrêts Heller CSC et Pokornik MBCA et dans la décision Lochan ONSC.

[186] L’argument du demandeur concernant le marché imprudent prévu par la clause d’arbitrage présente une autre difficulté.

[187] Le demandeur a le fardeau de prouver un cas « manifeste » d’iniquité et d’obstacle à l’arbitrage. Cependant, le demandeur n’a opposé aucun élément de preuve à cet égard en réponse à la requête en suspension de l’instance. Dans sa déposition, il n’a pas dit s’il avait lu et compris la clause d’arbitrage. Il n’a présenté aucun renseignement financier qui permettrait à la Cour de comprendre l’importance des frais d’arbitrage pour lui, ou si ces frais faisaient obstacle à son accès à la justice au moment où il a conclu le contrat avec Uber. Comme dans l’affaire Tahmasebpour BCSC, il ne ressort pas du dossier que la clause d’arbitrage prive véritablement le demandeur d’une réparation utile dans le cadre du contrat. Même si l’avocat du demandeur plaide que nulle personne sensée n’accepterait la clause d’arbitrage, le demandeur n’a présenté aucune preuve pour appuyer cette affirmation.

[188] De façon générale, la preuve ne révèle pas non plus un désavantage injuste ou « indû » pour le demandeur, ou une injustice découlant de la clause d’arbitrage à son endroit au moment où il a accepté les conditions d’Uber. En effet, le demandeur se limite à indiquer la valeur de sa demande actuelle, soit environ 6,50 $. Cependant, comme l’affirme la BCCA dans l’arrêt Spark BCCA, il ne s’agit pas là de l’analyse économique servant à évaluer l’existence ou l’absence d’un marché imprudent.

[189] Dans cette affaire, la BCCA a examiné la capacité des demandeurs à payer les frais pour la détermination par l’arbitre de la question initiale relative à la compétence – et non pour l’arbitrage de leur demande au fond (Spark BCCA au para 61). La BCCA a établi que les demandeurs n’avaient pas produit de preuves de leur situation financière et n’avaient même pas indiqué dans leur déposition ne pas avoir les moyens de verser les frais d’ouverture de dossier (Sparks BCCA aux para 59–62). Par conséquent, la cour a décidé que les questions de compétence en cause pouvaient être soumises à l’arbitrage suivant le principe de compétence-compétence. En outre, la BCCA a tranché ainsi malgré les témoignages d’experts des demandeurs concernant la procédure d’arbitrage envisagée et les frais. Aucune preuve similaire n’a été produite en l’espèce.

[190] À la lumière de ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue qu’il y ait un marché imprudent en l’espèce.

(e) Conclusion sur l’iniquité

[191] La clause d’arbitrage satisfait au critère permettant de déterminer qu’une clause n’est pas inique, mais avec une note de passage minimale. Cependant, le simple fait que d’autres clauses d’arbitrage soient plus favorables aux consommateurs ne suffit pas pour dire que la convention d’arbitrage s’inscrit dans les paramètres de l’iniquité énoncés dans l’arrêt Heller CSC.

[192] Comme c’était le cas dans les situations examinées dans les arrêts Difederico CAF, Williams BCCA ou Petty BCCA, le demandeur n’a pas de dépendance particulière à l’égard des services de livraison de produits alimentaires en cause en l’espèce. La CAF et la BCCA ont établi une distinction ferme entre les clauses d’arbitrage comme celle en l’espèce, qui s’inscrivait dans une relation de consommation — et ne pouvait être assimilée à une situation de « sauvetage en mer » — et celles examinées dans les arrêts Heller CSC et Pokornik MBCA, qui s’inscrivaient dans une relation d’emploi.

[193] Quoi qu’il en soit, la contestation du demandeur fondée sur l’iniquité soulève des questions mixtes de fait et de droit et ne se prête manifestement pas à un « examen superficiel » de l’affaire par la Cour. À tout le moins, les questions d’iniquité soulevées par le demandeur devront être tranchées par l’arbitre dans la procédure d’arbitrage conformément au principe de compétence-compétence.

[194] La Cour est d’accord pour dire que, dans certains cas, la réalité empirique veut que les clauses d’arbitrage obligatoire dans les contrats de consommation aient parfois pour effet de limiter gravement l’accès à la justice dans le cas de demandes à faible valeur. Toutefois, selon la Cour, l’arrêt Heller CSC ne permet pas de conclure que la faible valeur potentielle d’une demande suffit, en soi, à rendre inique une convention d’arbitrage. C’est peut-être en partie ce qui a poussé plusieurs législatures provinciales à modifier leurs lois sur la protection du consommateur afin d’interdire ou de limiter à divers degrés les conventions d’arbitrage dans les contrats de consommation. Cependant, comme l’observe à bon droit la CAF dans l’arrêt Difederico CAF, rien à cet égard n’a encore été fait au niveau fédéral. Seul le législateur fédéral pourrait légiférer en ce sens à l’égard de la Loi sur la concurrence ou d’une autre loi fédérale.

V. Conclusion

[195] Pour tous les motifs qui précèdent, la Cour conclut que la clause d’arbitrage n’est pas invalide selon le cadre juridique qui régit le contrat entre les parties, qu’elle n’est pas non susceptible d’être exécutée et qu’elle n’est pas nulle pour cause d’iniquité. Les demandes du demandeur relativement à son achat de services de livraison de produits alimentaires d’Uber Eats seront donc suspendues en faveur de l’arbitrage.

[196] Le demandeur n’a pas réussi à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’exceptions dites statutaires qui justifient une exception au principe de compétence-compétence. Toute contestation de bonne foi de la compétence de l’arbitre à examiner les demandes relatives à la Loi sur la concurrence et à se prononcer sur la validité de la clause d’arbitrage devrait être tranchée par l’arbitre.

[197] Puisque les défenderesses Uber ont indiqué à l’audience devant la Cour qu’elles ne demandent pas l’adjudication des dépens, la Cour ne rend aucune ordonnance en ce sens.


ORDONNANCE dans T-538-23

LA COUR ORDONNE :

  1. Les demandes relativement aux défenderesses Uber sont suspendues en faveur de l’arbitrage.

  2. Aucune ordonnance quant aux dépens n’est rendue.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE :

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


DOSSIER :

T-538-23

INTITULÉ :

ARTHUR LIN c. UBER CANADA INC

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 OCTOBRE 2023

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUIN 2024

COMPARUTIONS :

Me Simon Lin

Me Jérémie John Martin

Me Sébastien A. Paquette

POUR LE DEMANDEUR

Me Gillian Kerr

Me Patrick Williams

Me Adriana Forest

POUR LES DÉFENDERESSES

UBER CANADA INC.

UBER TECHNOLOGIES, INC.

UBER PORTIER CANADA INC.

UBER CASTOR CANADA INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

EVOLINK LAW GROUP

Burnaby (Colombie-Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

CHAMPLAIN AVOCATS

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

MCCARHY TÉTRAULT S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

UBER CANADA INC.

UBER TECHNOLOGIES, INC.

UBER PORTIER CANADA INC.

UBER CASTOR CANADA INC.

 



[1] Signalons que le demandeur n’affirme pas que la clause d’arbitrage est nulle parce qu’elle est contraire à « l’intérêt public », à l’instar des circonstances examinées dans les arrêts Difederico CAF ou Petty BCCA. Comme l’affirme la BCSC dans la décision Petty c Niantic Inc, 2022 BCSC 1077 aux paragraphes 40 à 54 [Petty BCSC], conf par Petty BCCA, les conceptions de l’iniquité et de l’intérêt public sont deux concepts distincts, mais proches sur le plan théorique.

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