Date : 20240807
Dossier : T-2382-23
Référence : 2024 CF 1234
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 7 août 2024
En présence de monsieur le juge Henry S. Brown
ENTRE : |
IGOR VIKTOROVICH MAKAROV |
demandeur |
et |
CANADA (MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES) ET LE PROCUREUR |
défendeurs |
Table des matières
A. Contexte : L’invasion de l’Ukraine par la Russie et le Règlement visant la Russie
(1) Le demandeur et les intérêts du secteur russe de l’énergie
III. Demandes de radiation du demandeur
IV. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire
V. Dispositions législatives pertinentes
A. La norme de contrôle applicable
B. La décision du ministre est raisonnable
(1) Articles de presse comme éléments de preuve
(2) Considérations non pertinentes
(3) Demande illégale visant à prouver l’inexistence d’un fait
(5) Omission de tenir compte d’éléments de preuve crédibles
I. Nature de l’affaire
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire au titre des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, à l’égard de la décision du ministre des Affaires étrangères [le ministre], datée du 20 octobre 2023, de ne pas recommander la radiation du nom du demandeur de la liste des personnes frappées de sanctions, établie à la partie 1 de l’annexe 1 du Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie, DORS/2014-58 [le Règlement visant la Russie] [la décision]. Le Règlement visant la Russie a été pris en vertu de la Loi sur les mesures économiques spéciales, LC 1992, c 17, en réponse à l’invasion illégale de la Crimée par la Fédération de Russie [la Russie] en 2014. Il a été modifié en 2022 à la suite de l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie.
[2] À l’origine, le nom du demandeur avait été inscrit sur la liste établie dans la version antérieure du règlement sur les sanctions. Cependant, ce règlement ne s’appliquait qu’aux citoyens russes, comme l’était le demandeur. Le demandeur a présenté aux autorités russes une demande de renonciation à sa citoyenneté, demande que les autorités russes ont acceptée. Il a ensuite présenté une demande au ministre afin que son nom soit radié de la liste établie dans la version antérieure du règlement [la demande de radiation] puisqu’il n’était plus un citoyen russe.
[3] Sur la recommandation du ministre, le gouverneur en conseil a accepté de radier le nom du demandeur de la liste des personnes frappées de sanctions parce qu’il n’était plus un citoyen russe. Cependant, le gouverneur en conseil a ensuite révisé le règlement de façon que les sanctions s’appliquent aussi aux anciens citoyens russes puis, par décret, il a de nouveau inscrit le demandeur sur la liste au titre du Règlement visant la Russie.
[4] Quelques jours plus tard, le demandeur a de nouveau demandé au ministre de recommander que son nom soit radié de la liste. Le ministre a rejeté la demande du demandeur parce qu’il n’existait aucun motif raisonnable de recommander que son nom soit radié de la liste. Le demandeur conteste la décision du ministre dans la présente demande de contrôle judiciaire.
[5] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée notamment pour les raisons suivantes : (1) l’appréciation et l’analyse du dossier de même que la décision du ministre commandent la plus grande retenue compte tenu de la nature et de l’objectif de la décision ainsi que du rôle que joue le ministre au sommet du pouvoir décisionnel canadien; (2) le ministre n’était pas lié par les règles strictes de la preuve pour rendre la décision; (3) la décision n’en est pas une qui pourrait être examinée au regard des normes de preuve en matière criminelle ou civile; (4) en l’absence d’erreur fondamentale ou de circonstances exceptionnelles, apprécier à nouveau la preuve et les inférences ne relève pas du contrôle judiciaire; et (5) de façon globale, la décision satisfait à la norme de la décision raisonnable établie par la Cour suprême du Canada en ce qu’elle est transparente, intelligible et justifiée. Étant donné que, d’après la Cour, la plus grande déférence doit être accordée au ministre, je conclus que le dossier et l’appréciation spécialisée faite de celui-ci par le ministre appuient les conclusions formulées explicitement dans la décision concernant le demandeur et ses liens avec de hauts responsables et des hommes d’affaires russes, notamment Alexei Miller, Sergei Chemezov et le président Poutine. La décision ne contient aucune erreur susceptible de contrôle.
A. Contexte : L’invasion de l’Ukraine par la Russie et le Règlement visant la Russie
[6] La Cour accepte les observations suivantes des défendeurs, qui n’ont pas été contestées de manière importante et qui sont énoncées dans les résumés des études d’impact de la réglementation liés aux décrets visant à frapper le demandeur d’une sanction :
[traduction]
7. La [Loi sur les mesures économiques spéciales ou la LMES] confère au gouverneur en conseil le pouvoir d’infliger des sanctions à des États, des entités et des particuliers étrangers dans les circonstances prévues par règlement, notamment si une rupture de la paix et de la sécurité internationales a eu lieu ou si des violations graves et systématiques des droits de la personne ont été commises. En mars 2014, en vertu de la LMES, le gouverneur en conseil a pris le Règlement en réponse à l’occupation illégale et à la tentative d’annexion de la Crimée par la Russie. Le gouverneur en conseil était et demeure d’avis que les actes de la Russie constituent une rupture sérieuse de la paix et de la sécurité internationales qui est susceptible d’entraîner ou a entraîné une grave crise internationale.
8. Au cours de la dernière décennie, la Russie a continué à jouer un rôle déstabilisateur en Ukraine et à violer les droits de la personne de manière systématique. Le 24 février 2022, les forces russes ont lancé une invasion à grande échelle de l’Ukraine. L’armée russe a commis des atrocités contre des civils, tué des milliers de personnes et détruit les infrastructures de l’Ukraine. Le Canada, de concert avec ses partenaires et ses alliés, a répondu en édictant des sanctions plus exhaustives par voie de modifications au Règlement. Depuis 2014, le Canada a infligé des sanctions à plus de 2 700 particuliers et entités qui ont pris part au conflit en cours ou en ont tiré profit.
9. L’objectif premier du régime de sanctions est de saper la capacité de la Russie à mener son agression militaire en Ukraine en imposant des conséquences économiques importantes à la Russie, y compris aux personnes et aux entités influentes. Le Règlement vise aussi à faire savoir que le Canada condamne la conduite illégale de la Russie et à harmoniser les mesures du Canada avec celles prises par ses partenaires internationaux.
10. Les sanctions économiques constituent un instrument crucial pour répondre aux ruptures de la paix et de la sécurité internationales et aux violations systématiques des droits de la personne. Au fil des ans, le régime de sanctions du Canada a été modifié afin d’isoler plus efficacement l’économie russe, dans un contexte où les capitaux circulent facilement et où des personnes influentes aident la Russie à éviter ou à contourner les sanctions.
[...]
13. Si le Règlement cible des ressortissants russes actuels ou anciens dont les noms figurent sur la liste des personnes frappées par des sanctions, il le fait en réglementant les actions des Canadiens et des personnes se trouvant au Canada en lien avec des personnes désignées. Plus précisément, il est interdit aux Canadiens et aux personnes se trouvant au Canada, à l’égard d’une personne désignée, d’effectuer une opération portant sur un bien lui appartenant, de conclure une transaction avec elle, de lui fournir des services ou, par ailleurs, de mettre des marchandises à sa disposition. Ces interdictions permettent le gel efficace des avoirs d’une personne désignée, qui pourraient autrement être pris en charge par un Canadien ou une personne se trouvant au Canada.
B. Le demandeur
[7] Le demandeur était un important négociant de gaz naturel en Russie et il est un ancien cycliste professionnel. Il est né au Turkménistan à l’époque où ce pays faisait partie de l’ancienne Union soviétique. Il a par la suite déménagé en Russie, et il est maintenant citoyen de Chypre et de Moldova. Lors de ses échanges avec les autorités canadiennes, il s’est aussi déclaré citoyen du Turkménistan. Après qu’il eut été frappé d’une première sanction à titre de citoyen de la Russie, comme je le mentionne plus haut, les autorités russes ont accepté de le laisser renoncer à sa citoyenneté russe.
[8] Les défendeurs soutiennent raisonnablement, et je suis d’accord, que les liens entre le demandeur et certains des États et entreprises russes les plus importants sont de deux ordres : les liens dans le secteur pétrolier et gazier, et ceux dans le secteur du cyclisme.
(1) Le demandeur et les intérêts du secteur russe de l’énergie
[9] Le 4 août 2023, le demandeur a été inscrit de nouveau sur la liste au titre du Règlement visant la Russie en raison des liens étroits qu’il entretenait avec de hauts responsables du gouvernement russe lorsqu’il négociait des ententes énergétiques obscures entre la Russie et le Turkménistan, ainsi qu’en raison de ses liens avec des personnes aussi inscrites sur la liste au titre du Règlement visant la Russie, soit Alexei Miller [M. Miller] et Sergei Chemezov [M. Chemezov]. Ces liens ont contribué à générer des revenus importants sur lesquels le Kremlin s’est appuyé pour jeter les bases de ses agressions, notamment la guerre en Ukraine.
[10] Selon les observations des défendeurs, le dossier dont dispose le ministre établit qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur était étroitement associé à de hauts responsables du gouvernement russe, y compris M. Chemezov (président-directeur général de Rostec) et M. Miller (président-directeur général de Gazprom), tous deux également frappés de sanctions au titre du Règlement visant la Russie.
[11] Gazprom et Rostec semblent être les deux principales entreprises appartenant à l’État russe.
[12] Dans le secteur gazier russe, l’entreprise la plus importante est Gazprom, comme je l’ai déjà mentionné. Gazprom appartient à l’État russe. L’entreprise est dirigée par M. Miller qui, comme le demandeur, est frappé d’une sanction au titre du Règlement visant la Russie.
[13] Rostec est un [traduction] « géant tentaculaire du secteur de la défense et des technologies qui comprend plus de 700 entreprises contrôlées par 14 sociétés de portefeuille »
. Le président-directeur général de Rostec est M. Chemezov qui, comme le demandeur et M. Miller, est frappé d’une sanction au titre du Règlement visant la Russie.
[14] Il y a lieu de noter que Rostec et Rosneft ont collaboré par le passé.
[15] Il y a aussi lieu de noter que Rostec et Rosneft sont toutes deux frappées de sanctions par le Canada. En effet, Rosneft et le président-directeur général de Rostec (M. Chemezov) ont été frappés de sanctions par le Canada en février 2015 en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
[16] Il n’est pas contesté que le demandeur est un acteur de longue date du secteur pétrolier et gazier de la Russie. Il n’est pas non plus contesté qu’il a amassé d’énormes richesses (des milliards de dollars) grâce à d’obscures transactions commerciales en Russie et ailleurs dans la région. De 1992 à 2013, le demandeur a été propriétaire d’ITERA Oil and Gas [ITERA], qui exerçait ses activités en Russie, au Turkménistan et ailleurs. ITERA figurait au troisième rang mondial des principales sociétés de négoce de gaz naturel à la fin des années 1990 et au début des années 2000. En 2013, le demandeur a vendu ITERA à Rosneft, une autre entreprise appartenant à l’État russe. Il est alors devenu président d’ARETI (ITERA épelé à l’envers), qui exerce aussi ses activités dans les secteurs régionaux de l’énergie.
[17] Plus précisément, en 1992, le demandeur a fondé ITERA et il en a été propriétaire jusqu’en 2013. Entre le début et le milieu des années 1990, par l’intermédiaire d’ITERA, il a commencé à faire le commerce du gaz naturel turkmène (du Turkménistan). À la fin des années 1990, ITERA détenait le monopole sur la vente du gaz naturel turkmène à l’Ukraine. Au début des années 2000, le gaz vendu par ITERA était acheminé au moyen des gazoducs de Gazprom. Gazprom est la plus grande société gazière appartenant à l’État russe.
[18] En 2012 et 2013, le demandeur a vendu ITERA à Rosneft (51 % en 2012 et 49 % en 2013). Le demandeur allègue que la vente de 2013 (49 %) lui a été imposée.
[19] Que la vente lui ait été imposée ou non, elle a fait de lui un milliardaire, le prix de vente se situant entre 2,8 et 3 milliards de dollars. Je fais remarquer que le demandeur n’a pas dévoilé le prix de vente.
[20] Rosneft (qui a acquis ITERA auprès du demandeur) est une très grande société gazière appartenant à l’État russe. Elle figure au deuxième rang des entreprises les plus importantes appartenant à l’État russe. De plus, elle est l’entreprise la plus importante du secteur pétrolier russe.
[21] Comme je l’ai déjà mentionné, en 2015, le demandeur a fondé ARETI et en est devenu président.
[22] Le groupe ARETI exerce aussi ses activités dans les secteurs des combustibles et de l’énergie en Europe et en Asie centrale, y compris au Turkménistan où le demandeur, en sa qualité de propriétaire d’ITERA, avait conclu avec Gazprom des ententes importantes pour la vente de gaz turkmène.
[23] Bien que, selon le demandeur, ARETI n’exerce pas ses activités directement en Russie, le groupe fait des affaires au Turkménistan où l’ancienne société du demandeur (ITERA) avait conclu des ententes importantes pour la vente de gaz, y compris en tant qu’unique fournisseur de l’Ukraine, comme je l’ai mentionné.
(2) Les relations importantes du demandeur avec des Russes dans les domaines du cyclisme et de l’énergie
[24] En ce qui concerne le cyclisme, le demandeur a été un cycliste professionnel de 1978 à 1986. Il a créé Katusha, une équipe de cyclisme russe, en 2008 et l’a parrainée jusqu’en 2017, et il a été président de la fédération russe de cyclisme de 2010 à 2016.
[25] Depuis 2011, le demandeur est membre honoraire du comité de gestion de l’Union Cycliste Internationale, une organisation régissant le cyclisme à l’échelle internationale.
[26] De plus, le dossier établit ce qui suit : (1) le demandeur a été associé à MM. Chemezov et Miller dans le cadre du parrainage de l’équipe professionnelle de cyclisme Katusha entre 2009 et 2017 (ou 2019); (2) en juin 2015, en sa qualité de président de la fédération russe de cyclisme, le demandeur a pris part à une réunion du conseil de développement de la culture physique et du sport, présidée par le président russe Vladimir Poutine.
[27] Les défendeurs soutiennent, et je suis d’accord, que dans sa demande de radiation, le demandeur a admis avoir eu des interactions avec ces personnes (c’est-à-dire MM. Chemezov et Miller et le président Poutine). Cependant, le demandeur conteste essentiellement le caractère « étroit »
de ces liens.
[28] En réponse, les défendeurs affirment, et le demandeur reconnaît essentiellement, ce qui suit :
a)le demandeur et MM. Chemezov et Miller étaient à l’origine du projet russe de développement du cyclisme, et de ce projet est née une équipe professionnelle de cyclisme, Katusha, que le demandeur a parrainée de 2009 à 2019;
b)le demandeur a été président de la fédération russe de cyclisme de 2010 à 2016 et, à partir de 2016, il a continué à agir à titre de président honoraire de la fédération;
c)en sa qualité de président de la fédération, le demandeur a pris part, en 2015, à une réunion du conseil de développement de la culture physique et du sport, présidée par le président Poutine. Le demandeur a fait un discours au cours duquel il a reconnu la contribution de M. Chemezov au cyclisme russe et demandé au président Poutine de résoudre les problèmes liés au financement.
[29] Par ailleurs, il convient tout particulièrement de noter que (1) M. Chemezov agissait comme président du conseil d’administration de la fédération russe de cyclisme à l’époque où le demandeur en était président et que (2) M. Chemezov est toujours un administrateur de la fédération. De plus, (3) l’épouse de M. Chemezov était actionnaire d’ITERA et (4) le fils de M. Chemezov était employé de l’une des entreprises d’ITERA.
(3) Le nom du demandeur a été radié de la liste des personnes frappées de sanctions au titre du Règlement visant la Russie et y a été de nouveau inscrit le 4 août 2023
[30] L’explication suivante quant à la réinscription du demandeur sur la liste, que la Cour trouve raisonnable en toutes circonstances, est énoncée dans le résumé de l’étude d’impact de la réglementation publié avec le décret daté du 4 août 2023 par lequel le gouverneur en conseil a ordonné sa réinscription (DORS/2023-176) :
Enjeux
Le fondateur et président du groupe énergétique russe ARETI International, le milliardaire Igor Viktorovich Makarov, a bénéficié de ses liens étroits avec de hauts responsables du gouvernement tout en négociant d’obscures ententes énergétiques entre la Russie et le Turkménistan. Ces ententes ont engendré d’importants revenus ayant permis au Kremlin de préparer ses agressions dans l’« étranger proche », y compris en Ukraine.
Contexte
À la suite de l’occupation illégale et de la tentative d’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014, le gouvernement canadien, en coordination avec ses partenaires et alliés, a promulgué des sanctions au moyen du Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie (le Règlement), pris en application de la Loi sur les mesures économiques spéciales (LMES). Ces sanctions interdisent de faire des transactions (ce qui entraîne dans les faits un gel des avoirs) avec des particuliers et des entités désignés en Russie et en Ukraine qui soutiennent ou facilitent la violation de la souveraineté de l’Ukraine par la Russie. Il est donc interdit à toute personne au Canada et à tout Canadien à l’étranger, à l’égard d’une personne désignée, d’effectuer une opération portant sur un bien lui appartenant, de conclure une transaction avec elle, de lui fournir des services ou par ailleurs de mettre des marchandises à sa disposition.
Le 24 février 2022, le président russe Vladimir Poutine a annoncé une « opération militaire spéciale » alors que les forces russes lançaient une invasion à grande échelle de l’Ukraine à partir de la Russie et du Bélarus. L’invasion s’est transformée en une guerre d’usure qui rend peu probable une victoire rapide pour l’une ou l’autre des parties, qui continuent à subir de lourdes pertes. L’armée russe a commis de terribles atrocités contre des civils, notamment à Izioum, Boutcha, Kharkiv et Marioupol. Des experts, y compris les missions d’enquête du mécanisme de Moscou de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), la Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine et le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), ont conclu que la Russie commet de graves violations des droits de la personne, des crimes de guerre, de possibles crimes contre l’humanité et des violences sexuelles liées au conflit. Ces enquêtes ont établi un lien entre l’agression russe en Ukraine et la répression systématique et les atteintes aux droits de la personne qui se produisent sur le territoire de la Russie. Selon le Service d’urgence d’État ukrainien, 30 % du territoire ukrainien (environ la taille de l’Autriche) est miné. L’invasion militaire du président Poutine s’est accompagnée d’importantes cyberopérations malveillantes et de campagnes de désinformation qui dépeignent faussement l’Occident comme l’agresseur et accusent l’Ukraine de développer des armes chimiques, biologiques, radiologiques ou nucléaires avec le soutien de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). La détérioration des relations de la Russie avec l’Ukraine a été suivie d’une détérioration de ses relations avec les États-Unis et l’OTAN, ce qui a accru les tensions.
Réponse internationale
La coalition des pays qui appuient l’Ukraine comprend, sans s’y limiter, le G7, des pays européens et certaines des nations voisines de l’Ukraine. Ce groupe agit sur différents plans pour soutenir l’Ukraine : sécurité énergétique, sûreté nucléaire, sécurité alimentaire, aide humanitaire, lutte contre la désinformation russe, application de sanctions et de mesures économiques, saisie et confiscation de biens, assistance militaire, imputabilité, redressement et reconstruction. Le Canada et les pays du G7 mènent des efforts diplomatiques intenses auprès du reste de la communauté internationale afin de rallier des appuis en faveur de l’Ukraine et de contrer les faux récits russes. Des votes clés au sein de cadres multilatéraux ont eu pour effet d’isoler la Russie, notamment l’adoption de résolutions à l’Assemblée générale des Nations Unies pour condamner l’agression russe contre l’Ukraine (mars 2022), déplorer les conséquences humanitaires de cette agression (mars 2022), suspendre la participation de la Russie au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (avril 2022) et condamner l’annexion illégale par la Russie de territoires ukrainiens (octobre 2022). De nombreux pays en développement se sont abstenus de critiquer ouvertement la Russie ou de punir ses agissements en raison de considérations géopolitiques ou commerciales ou tout simplement par crainte de représailles, certains affirmant également que le conflit n’est pas une priorité pour leurs régions. La Russie continue de se servir de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) afin d’empêcher celui-ci d’agir pour mettre un terme à la guerre en Ukraine et aux politiques de désinformation nuisibles de la Russie.
Réponse du Canada
Depuis février 2022, le Canada a versé ou s’est engagé à verser plus de 5 milliards de dollars canadiens d’aide à l’Ukraine. Ce montant englobe l’assistance militaire, la cyberdéfense et la formation des troupes ukrainiennes au Royaume-Uni et en Pologne dans le cadre de l’opération UNIFIER. Afin de renforcer la résilience économique de l’Ukraine, le Canada lui a accordé de nouvelles ressources au moyen de prêts et a émis une garantie de prêt et une obligation de souveraineté de l’Ukraine. Le Canada aide aussi l’Ukraine à réparer son infrastructure énergétique et a levé temporairement les droits de douane sur les importations en provenance de ce pays. De plus, le Canada a consacré des ressources pour apporter une aide humanitaire et une aide au développement, et il lutte contre la désinformation au moyen du Mécanisme de réponse rapide du G7. Le Canada mène également des programmes d’aide à la stabilisation et à la sécurité en Ukraine, qui procurent notamment un appui aux organisations de défense des droits civils et des droits de la personne. Le Canada a annoncé deux nouvelles voies d’immigration au Canada pour les Ukrainiens : l’Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine, qui leur procure un statut temporaire, et un volet spécial de résidence permanente pour la réunification des familles.
Depuis 2014, en coordination avec ses alliés et partenaires, le Canada a imposé des sanctions à plus de 2 600 particuliers et entités en Russie, au Bélarus et en Moldova qui sont complices de violations de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine et de la Moldova. Le Canada applique aussi des restrictions ciblées visant la Russie et le Bélarus dans les secteurs des finances, du commerce (biens et services), de l’énergie et des transports. Par ailleurs, le Canada fait partie de la coalition pour le plafonnement du prix du pétrole russe, qui interdit la fourniture de services de transport maritime pour le pétrole brut et les produits pétroliers vendus par la Russie au-delà du prix plafond fixé par la coalition. Les présentes modifications au Règlement s’inscrivent dans l’intensification des sanctions déjà appliquées par le Canada en entravant davantage les transactions de la Russie avec le Canada. Le Canada cherche à harmoniser ses mesures avec celles de ses partenaires, y compris les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union européenne, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon et l’Ukraine.
Conditions pour imposer et lever les sanctions
Conformément à la LMES, le gouverneur en conseil peut imposer des sanctions économiques ou autres contre des États, des entités et des particuliers étrangers lorsque, entre autres, une personne a participé à des violations graves et systématiques des droits de la personne en Russie.
La durée des sanctions imposées par le Canada et ses partenaires aux vues similaires a été explicitement liée au règlement pacifique du conflit et au respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières reconnues internationalement, ce qui inclut la Crimée et la mer territoriale de l’Ukraine. Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union européenne et l’Australie continuent aussi à mettre à jour leurs régimes de sanctions à l’encontre de particuliers et d’entités en Ukraine et en Russie.
Objectif
1. Saper la capacité de la Russie de mener son agression militaire contre l’Ukraine.
2. Harmoniser les mesures du Canada avec celles de ses partenaires internationaux.
3. Souligner que le Canada condamne les actions de cette personne étant donné qu’elles sont liées à la guerre illégale de la Russie en Ukraine.
4. Empêcher cette personne d’accéder au système financier canadien au moyen de sanctions.
Description
Les modifications visent à inscrire Igor Viktorovich Makarov à la liste de l’annexe 1 du Règlement.
[...]
Justification
Le Règlement vise à imposer un coût économique direct à la Russie et aux acteurs soutenus par la Russie et signale la ferme condamnation par le Canada de la violation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine par la Russie. Alors que le conflit en Ukraine se poursuit dans sa deuxième année, les règlements cherchent à dégrader davantage les capacités de la Russie qui sont utilisées pour envahir l’Ukraine. Le Règlement harmonise également les efforts du Canada avec ceux de nos partenaires internationaux et expose les personnes et les entités engagées dans des activités qui sapent la paix et la sécurité internationales.
Igor Viktorovich Makarov a été ajouté à l’annexe 1 du Règlement parce qu’il est une personne qui a amassé d’énormes richesses grâce à des associations étroites avec de hauts responsables russes, en tant qu’associé de personnes actuellement inscrites sur la liste du Règlement. Il a négocié d’obscures ententes énergétiques qui ont contribué à générer des revenus importants sur lesquels le Kremlin s’est appuyé pour préparer les bases de ses agressions dans l’« étranger proche », y compris en Ukraine. Cette personne était inscrite en vertu du Règlement dans le passé.
II. Détails sur les demandes de radiation du demandeur
[31] La Russie a envahi l’Ukraine le 24 février 2022.
[32] Six ou sept semaines plus tard, le 1er avril 2022, le demandeur a demandé aux autorités russes de lui permettre de renoncer à sa citoyenneté russe. Comme le prétend le demandeur, il a présenté cette requête avant de faire l’objet de sanctions de la part du Canada ou de tout autre pays.
[33] Peu après, le 19 avril 2022, le demandeur a été inscrit par le Canada sur la liste des personnes frappées de sanctions, établie à l’annexe 1 de la partie 1 de la version antérieure du Règlement visant la Russie actuel.
[34] Le 27 juin 2022, le demandeur a demandé au ministre de radier son nom de la liste des personnes frappées de sanctions en vertu de l’article 8 du Règlement visant la Russie.
[35] Une série d’échanges entre les avocats du demandeur et Affaires mondiales Canada a suivi, échanges dont voici quelques exemples. Le 15 août 2022, le demandeur a envoyé à Affaires mondiales Canada une lettre contenant de simples allégations selon lesquelles les sanctions lui occasionnaient un préjudice. Peu d’éléments de preuve concrets ont été présentés concernant le préjudice allégué. Le 31 août 2022, il a envoyé à Affaires mondiales Canada une autre lettre concernant un article de presse publié le 17 août 2022 qui, selon lui, était fondé sur de fausses allégations et des renseignements inexacts. Le 7 novembre 2022, il a envoyé à Affaires mondiales Canada une nouvelle lettre qui portait sur d’autres renseignements trouvés sur Internet et dans laquelle il demandait qu’une décision soit rendue à l’égard de sa première demande de radiation au plus tard le 1er novembre 2022.
[36] Le 14 novembre 2022, le demandeur a reçu l’une des nombreuses lettres d’avis de la Direction de la coordination des politiques et des opérations des sanctions du ministère des Affaires mondiales, dans laquelle on lui demandait de fournir des renseignements supplémentaires. Il a répondu le 9 décembre 2022.
[37] Le 19 avril 2023, le demandeur a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire (no du dossier de la Cour : T-846-23) dans laquelle il sollicitait une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de rendre une décision. Il a allégué que le ministre avait dépassé le délai de 90 jours prévu aux paragraphes 8(3) et 8(4) du Règlement visant la Russie.
[38] Le 23 mai 2023, le demandeur a reçu une lettre d’équité procédurale dans laquelle la Direction de la coordination des politiques et des opérations des sanctions d’Affaires mondiales Canada l’informait des renseignements provenant d’une source ouverte sur lesquels s’appuyait le ministre et lui demandait de fournir des renseignements supplémentaires. Il a répondu le 31 mai 2023.
[39] Le 8 juin 2023, le demandeur a informé la Direction de la coordination des politiques et des opérations des sanctions que les autorités russes avaient accepté de le laisser renoncer à sa citoyenneté russe.
[40] Le 4 août 2023, sur recommandation du ministre, le gouverneur en conseil a radié le nom du demandeur de la liste établie dans la version antérieure du Règlement visant la Russie (Règlement modifiant le Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie, DORS/2023-174) parce qu’il n’était plus un citoyen russe.
[41] Cependant, à la même date, le gouverneur en conseil a modifié une fois de plus le Règlement visant la Russie au moyen du Règlement modifiant certains règlements pris en vertu de la Loi sur les mesures économiques spéciales, DORS/2023-175, afin d’inclure les anciens citoyens russes dans la définition de « personnes désignées »
. Par un troisième décret, le gouverneur en conseil a réinscrit le demandeur à la ligne 1315 de la nouvelle liste de personnes frappées de sanctions au moyen d’un troisième ensemble de modifications (Règlement modifiant le Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie, DORS/2023-176).
[42] Le demandeur a reçu une lettre du ministre, datée du même jour, l’informant de la radiation et de la réinscription de son nom sur la liste au titre du règlement modifié. Le ministre a invité le demandeur à présenter, s’il le souhaitait, une nouvelle demande de radiation en vertu du Règlement visant la Russie.
[43] Le 8 août 2023, le demandeur a présenté une nouvelle demande de radiation qui contenait toutes ses observations précédentes.
[44] Le 20 octobre 2023, le ministre a envoyé une lettre au demandeur pour l’informer du rejet de sa deuxième demande de radiation.
[45] Le 10 novembre 2023, le demandeur a présenté la présente demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministre a refusé de recommander au gouverneur en conseil de radier son nom de la liste.
III. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire
[46] La lettre de décision du ministre, datée du 20 octobre 2023, indique ce qui suit :
[traduction]
Je vous écris au sujet de la demande de radiation que vous avez présentée le 8 août 2023 en vertu du paragraphe 8(1) du Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie (le Règlement visant la Russie).
Vous avez été inscrit le 4 août 2023 à la ligne 1315 de l’annexe 1 du Règlement visant la Russie en tant qu’associé d’une personne visée à l’un des alinéas a) à b) aux termes du paragraphe 2c) sur recommandation de ma part au gouverneur en conseil.
J’ai examiné les renseignements et les arguments contenus dans les observations que vous avez présentées le 8 août 2023 à Affaires mondiales Canada et j’ai décidé de ne pas recommander au gouverneur en conseil de radier votre nom de la liste établie à l’annexe 1 du Règlement visant la Russie.
Après avoir examiné les documents que vous avez fournis et les renseignements provenant d’une source ouverte, je ne crois pas qu’il existe des motifs raisonnables de conclure que vous n’êtes plus associé à de hauts responsables du gouvernement russe, notamment MM. Sergei Chemezov et Alexei Miller. Vous avez été associé à MM. Chemezov et Miller dans le cadre du parrainage d’une équipe professionnelle de cyclisme entre 2009 et 2019. En juin 2015, en votre qualité de président de la fédération russe de cyclisme, vous avez pris part à une réunion du conseil de développement de la culture physique et du sport, présidée par le président Vladimir Poutine.
J’ai examiné vos affirmations selon lesquelles vous avez pris des mesures pour vous distancier de la Russie et du régime. Dans les circonstances, je considère que le seul fait d’avoir renoncé à votre citoyenneté ne constitue pas un réel effort pour vous distancier du régime. Même si vous affirmez être contre l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie, vous n’avez fait aucune déclaration publique dénonçant la guerre en Ukraine ou le régime du président Poutine.
Les 17 mars et 17 août 2023, le Royaume-Uni a publié un avis de sanction financière indiquant que vous aviez obtenu ou que vous continuiez peut-être à obtenir des avantages du gouvernement de la Russie ou à soutenir celui-ci en tant que propriétaire, dirigeant ou administrateur (ou l’équivalent) d’une ou de plusieurs entités exerçant leurs activités dans un secteur d’une importance stratégique pour le gouvernement de la Russie, à savoir le secteur russe de l’énergie.
Les sanctions autonomes du Canada visent à dénoncer la rupture de la sécurité internationale provoquée par la Russie et à faire pression sur le régime russe, y compris à saper la capacité du pays à financer sa guerre contre l’Ukraine et à mettre en lumière ses actes illégaux. Ces sanctions comprennent la désignation de personnes que le gouvernement du Canada considère liées au régime russe. Le maintien de votre désignation est conforme aux objectifs de la politique étrangère du Canada en ce qui concerne la Russie, ainsi qu’à l’approche adoptée par le Canada quant à la mise en œuvre des sanctions.
[47] La lettre de décision du ministre faisait partie d’un mémoire pour intervention [le mémoire] contenant une recommandation sommaire du sous-ministre des Affaires étrangères.
[48] Le mémoire contenait aussi un document d’observations détaillé et abondamment annoté établissant le fondement de la sanction infligée au demandeur, y compris le contexte et d’autres considérations. De plus, il contenait plus d’un millier de pages de documents à l’appui. Tous ces documents figurent dans le dossier public, à l’exception de brefs passages caviardés au titre du secret professionnel de l’avocat. Les documents contenus dans le mémoire comprenaient le dossier de l’espèce, la version signée de la lettre de décision et l’approbation signée par le ministre de la recommandation sommaire du sous-ministre des Affaires étrangères.
[49] Plus précisément, le mémoire était intitulé [traduction] Demande de radiation – Igor Viktorovich Makarov et il comprenait ce qui suit :
● le mémoire au ministre provenant du sous-ministre des Affaires étrangères;
● l’ébauche de la lettre au demandeur;
● l’annexe A : renseignements à l’appui (14 pages);
● l’annexe B : preuve à l’appui (documents PDF provenant de sources ouvertes contenus dans le document de renseignements à l’appui) (544 pages);
● l’annexe C : demande de radiation (551 pages).
IV. Dispositions législatives pertinentes
[50] L’alinéa 4(1)a) de la Loi sur les mesures économiques spéciales confère au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des décrets comme celui frappant le demandeur d’une sanction. Le demandeur n’a pas contesté la décision du gouverneur en conseil de l’inscrire sur la liste des personnes frappées de sanctions établie dans la version actuelle du Règlement visant la Russie. Il n’a pas non plus mis en doute le Règlement visant la Russie pour des motifs liés à la Charte ou au partage des compétences ou pour tout autre motif dans ses observations au ministre. L’alinéa 4(1)a) prévoit ce qui suit :
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[51] Comme on peut le constater, une personne peut être inscrite sur la liste des personnes frappées de sanctions si le gouverneur en conseil, sur la recommandation du ministre, est convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire que cette personne fait partie de l’une des catégories énoncées à l’article 2 du Règlement visant la Russie :
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[52] L’article 3 du Règlement visant la Russie établit un ensemble de restrictions et d’interdictions à l’égard des opérations et activités des personnes dont le nom figure sur la liste des personnes frappées de sanctions :
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[53] L’article 8 du Règlement visant la Russie énonce le processus que doivent suivre les personnes qui souhaitent voir leur nom radié de la liste des personnes frappées de sanctions. Le demandeur a suivi ce processus en l’espèce, comme il l’avait fait lors de sa demande antérieure, en demandant au ministre de recommander au gouverneur en conseil de radier son nom de la liste :
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V. Questions en litige
[54] Le demandeur soulève les questions suivantes :
1.Le ministre s’est-il fondé sur des articles de presse ayant peu ou pas de valeur probante? A-t-il tenu compte de considérations non pertinentes? A-t-il fait une demande illégale visant à prouver l’inexistence d’un fait? S’est-il appuyé sur des faits inventés? A-t-il omis de prendre en compte des éléments de preuve crédibles?
2.Le ministre a-t-il interprété et appliqué de façon déraisonnable le texte, le contexte et l’objet du Règlement visant la Russie?
[55] Les défendeurs soulèvent les questions suivantes :
1.La décision du ministre était‐elle raisonnable?
2.La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et examiner les arguments d’interprétation législative avancés pour la première fois par le demandeur dans le cadre du présent contrôle judiciaire?
3.Si la décision n’était pas raisonnable, quelle est la réparation appropriée?
i.Si la décision était raisonnable, l’interprétation du Règlement faite par le ministre était-elle raisonnable?
ii.L’inscription du demandeur sur la liste est-elle conforme à l’objet du Règlement?
[56] Aucune question d’équité procédurale n’est soulevée.
[57] Avec égards, la question en litige est celle de savoir si la décision du ministre était raisonnable.
VI. Analyse
A. La norme de contrôle applicable
[58] Les parties conviennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. En ce qui concerne le caractère raisonnable, dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes], rendu par la Cour suprême du Canada en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], le juge Rowe a expliqué, au nom des juges majoritaires, les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui procède au contrôle selon la norme de la décision raisonnable :
[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).
[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « [...] ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 RCS 5, par. 13).
[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).
[Non souligné dans l’original.]
[59] Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient »
:
[104] De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ».
[105] En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Dunsmuir, par. 47; Catalyst, par. 13; Nor‐Man Regional Health Authority, par. 6. Les éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués.
[Non souligné dans l’original.]
[60] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada précise qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‐ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. »
Dans ce même arrêt, la Cour suprême du Canada ajoute que la cour de révision doit en arriver à une décision sur le fondement du dossier dont elle dispose :
[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : ibid.
[Non souligné dans l’original.]
[61] De plus, l’arrêt Vavilov indique qu’à moins de « circonstances exceptionnelles »
, le rôle de la Cour en contrôle judiciaire n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve. La Cour suprême du Canada précise ce qui suit :
[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‐42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‐18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.
[Non souligné dans l’original.]
[62] De même, la Cour d’appel fédérale a conclu, dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237 [Doyle], que le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, à moins qu’une erreur fondamentale ait été commise :
[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.
[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.
[Non souligné dans l’original.]
[63] Comme l’a conclu la Cour suprême du Canada au paragraphe 114 de l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40, la norme correspondant à l’existence de « motifs raisonnables »
au titre du paragraphe 8(2) du Règlement visant la Russie exige « davantage qu’un simple soupçon, mais rest[e] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile [...] »
. Puisqu’il s’agit d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, la question en litige est celle de savoir si la décision du ministre concernant les « motifs raisonnables »
est en soi raisonnable.
[64] De plus, selon la loi, le contrôle judiciaire diffère, sur le plan doctrinal, d’un procès civil ou criminel devant un tribunal de droit commun, et il ne doit pas être transformé en un tel procès. Par exemple, au paragraphe 43 de la décision Chshukina c Canada (Procureur général), 2016 CF 662, mon collègue le juge Roy a conclu ce qui suit : « [43] Comme il a été souvent dit, l’instance administrative ne doit pas être transformée en un procès, civil ou criminel, devant les tribunaux de droit commun. »
Ceci inclut la conclusion de la Cour d’appel fédérale figurant au paragraphe 5 de l’arrêt Turcotte c Canada (Commission de l’assurance-emploi) rendu à Montréal le 26 février 1999 (no de dossier A-186-98), selon laquelle la Cour ne doit pas importer, en droit administratif, des principes de droit criminel :
[5] Comme le juge Marceau l’a dit dans l’arrêt The Attorney General of Canada and Cou Lai1, nous ne sommes pas dans un contexte criminel, mais plutôt dans un contexte administratif. Il ne nous apparaît pas désirable d’importer dans ce dernier les principes applicables dans l’autre.
[65] Dans le même ordre d’idées, la Cour d’appel fédérale a conclu ce qui suit dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Lai rendu à Vancouver le 25 juin 1998 (no de dossier A-525-97) :
[4] [...] En tout état de cause, nous nous trouvons, non pas dans un contexte de droit pénal, mais dans un contexte de droit administratif. Les sanctions prévues par la Loi doivent être considérées, non pas comme une punition, mais comme une dissuasion nécessaire pour protéger le régime tout entier dont l’application appropriée repose sur la véracité des déclarations des bénéficiaires. Et les pratiques de la Commission, comme celle en cause en l’espèce, sont établies comme moyen de déterminer les lignes directrices qui assureraient une certaine cohérence, plutôt comme des restrictions du pouvoir discrétionnaire. La position adoptée par le juge-arbitre, si elle est confirmée, limiterait le pouvoir discrétionnaire d’infliger des pénalités conféré à la Commission par l’article 33 de la Loi. Cela ferait échec à la volonté du législateur.
[Non souligné dans l’original.]
B. La décision du ministre est raisonnable
[66] Le demandeur soutient que la décision du ministre est déraisonnable pour les raisons suivantes : (i) il s’est fondé sur des articles de presse comme éléments de preuve; (ii) il a tenu compte de considérations non pertinentes; (iii) il a fait une demande illégale visant à prouver l’inexistence d’un fait; (iv) il s’est fondé sur des faits inventés; (v) il n’a pas tenu compte d’éléments de preuve crédibles et convaincants.
[67] Les défendeurs ne sont pas d’accord. Ils soutiennent que la décision du ministre satisfait à la norme de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité requise par les arrêts Vavilov et Société canadienne des postes, et qu’elle est raisonnablement étayée par le dossier.
[68] Comme discuté ci-dessous, la Cour conclut que : (1) l’appréciation et l’analyse du dossier de même que la décision du ministre commandent la plus grande retenue compte tenu de la nature et de l’objectif de la décision ainsi que du rôle que joue le ministre au sommet du pouvoir décisionnel canadien; (2) le ministre n’était pas lié par les règles strictes de la preuve pour rendre la décision; (3) la décision n’en est pas une qui pourrait être examinée au regard des normes de preuve en matière criminelle ou civile; (4) de façon globale, la décision satisfait à la norme de la décision raisonnable établie par la Cour suprême du Canada.
[69] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, compte tenu de la nature très obscure des décisions publiques et commerciales pertinentes en l’espèce prises en Russie (de même qu’au Turkménistan et ailleurs dans la région) ainsi que du dossier, y compris les observations du demandeur, et étant donné la nature et l’objectif du Règlement visant la Russie, la Cour fera preuve de la plus grande retenue à l’égard de la conclusion du ministre selon laquelle le demandeur n’a pas établi qu’il existait des motifs raisonnables de recommander que son nom soit radié de la liste des personnes frappées de sanctions conformément au paragraphe 8(2) du Règlement visant la Russie.
[70] De plus, en guise d’introduction, comme l’a mentionné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Portnov c Canada (Procureur général), 2021 CAF 171, la Cour constate que la décision du ministre est « une décision largement fondée sur les faits »
qui repose globalement sur les dossiers des deux parties. La Cour fait preuve de la plus grande retenue à l’égard de l’appréciation, par le ministre, des faits et des inférences disponibles, plus particulièrement compte tenu du rôle d’expert que joue le ministre et de ses connaissances acquises à la tête de la politique étrangère du Canada, de son examen de la réponse du Canada et du monde à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ainsi que du contexte de l’application du régime de sanctions prévu par le Règlement visant la Russie dans le cas du demandeur.
[71] Toutes ces considérations sont en jeu dans la décision qui inclut le mémoire, y compris dans la lettre de décision du ministre, dans les divers résumés des études d’impact de la réglementation pertinents, dans le mémoire du sous-ministre ainsi que dans les documents et observations ministériels bien étayés et abondamment détaillés et annotés figurant dans le dossier.
[72] En outre, comme nous le verrons plus loin, je décline les invitations nombreuses et répétées du demandeur à apprécier à nouveau la preuve et à mettre en doute les conclusions tirées par le ministre sur le fondement du dossier déposé en l’espèce. Avec égards, le fait d’apprécier à nouveau la preuve et de mettre en doute les conclusions éclairées du ministre, comme le propose le demandeur, irait à l’encontre des principes de base qui régissent le droit administratif et les contrôles judiciaires, établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov et par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Doyle. Cette jurisprudence porte un coup fatal à la cause du demandeur puisqu’il n’a pas établi que les erreurs alléguées, individuellement ou collectivement, constituaient selon lui des circonstances exceptionnelles ou des erreurs fondamentales de la part du ministre. En effet, presque tous les arguments du demandeur invitent la Cour, de façon inadmissible, à substituer ses opinions à celles du ministre.
[73] À mon humble avis, le ministre s’est raisonnablement acquitté du devoir qui lui incombait dans ces circonstances pour le moins obscures sur les plans de la géopolitique, des affaires étrangères et du commerce.
[74] De plus, il convient de rappeler que c’est au demandeur que revient le fardeau de convaincre la Cour que le ministre a commis des erreurs justifiant une intervention judiciaire. Le demandeur n’a pas réussi à se décharger de ce fardeau.
[75] En tout respect, dans le contexte général de la politique étrangère et commerciale et de la prise de décisions en Russie et dans les pays de la région, le ministre était, selon moi, en droit d’examiner les renseignements provenant de sources ouvertes et les autres renseignements pertinents recueillis par Affaires mondiales Canada (le ministère dirigé par le ministre), y compris les sites Web et les rapports annuels d’entreprises, les rapports d’organisations non gouvernementales et les sources médiatiques crédibles, et de se fier sur son propre jugement et son expérience pour conclure que le demandeur n’avait pas établi qu’il existait des motifs raisonnables de recommander que son nom soit radié de la liste.
[76] Le ministre était aussi en droit de tenir compte des conseils des représentants de son ministère et des autres représentants concernés (y compris le sous-ministre qui a signé le mémoire et les représentants qui ont participé à sa préparation) en plus de se fier à son propre jugement, à ses connaissances et à son expérience, entre autres choses; la liste n’est pas définitive étant donné le rôle crucial que joue le ministre à la tête des affaires étrangères du Canada.
[77] Il convient de noter, à cet égard, que la Cour d’appel fédérale a confirmé que le Cabinet fédéral (le gouverneur en conseil) se situe à la tête du pouvoir décisionnel du gouvernement du Canada. C’est en effet par le gouverneur en conseil que le demandeur a été inscrit sur la liste des personnes frappées de sanctions. Le demandeur ne conteste pas ce décret. Comme le prévoit le paragraphe 8 du Règlement visant la Russie, il a plutôt demandé au ministre, sans succès, de conclure qu’il existait des motifs raisonnables de recommander au gouverneur en conseil de radier son nom de la liste.
[78] Dans ce contexte, le ministre et le Cabinet sont les conseillers principaux et les spécialistes du Canada en matière d’affaires étrangères et de politique. Ainsi, et comme il a été mentionné, les conclusions du ministre sur des questions comme celle-ci commandent la plus grande retenue. Je m’explique.
[79] Les rôles du ministre et du gouverneur en conseil sont énoncés dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72 :
[37] Le gouverneur en conseil s’entend du « gouverneur général du Canada agissant sur l’avis ou sur l’avis et avec le consentement du Conseil privé de la Reine pour le Canada ou conjointement avec celui-ci » (Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, paragraphe 35(1), voir également la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], articles 11, 35 et 91). Tous les ministres de la Couronne, et non seulement le ministre, sont des membres actifs du Conseil privé de la Reine pour le Canada. Ils constituent le Cabinet. Situé à la cime du pouvoir exécutif au sein du gouvernement canadien, le Cabinet est [traduction] « à un degré incomparable le grand ordonnateur des intérêts divergents provinciaux, transversaux, religieux, raciaux et autres dans le pays ». Les conventions veulent qu’il tente de représenter divers groupes géographiques, linguistiques, religieux et ethniques (Norman Ward, Dawson’s The Government of Canada, 6e éd., Toronto, University of Toronto Press, 1987, aux pages 203 à 204; Richard French, « The Privy Council Office : Support for Cabinet Decision Making » dans Richard Schultz, Orest M. Kruhlak et John C. Terry, éd., The Canadian Political Process, 3e éd., Toronto, Holt Rinehart and Winston of Canada, 1979, aux pages 363 à 394). Tous les leviers du gouvernement sont représentés à la table du Cabinet.
[Non souligné dans l’original.]
À mon humble avis, la majeure partie de ce que dit la jurisprudence au sujet du gouverneur en conseil en tant qu’entité vaut aussi pour les ministres du Cabinet qui possèdent des connaissances et une expertise très spécialisées au sein de leurs portefeuilles respectifs, comme le ministre des Affaires étrangères en l’espèce. À mon sens, la jurisprudence ci-après appuie la position selon laquelle il faut en l’espèce faire preuve de la plus grande déférence envers le ministre.
[80] Faire preuve de la plus grande déférence en l’espèce s’aligne avec la décision de la Cour d’appel fédérale aux paragraphes 18 et 19 de l’arrêt Raincoast Conservation Foundation c Canada (Procureur général), 2019 CAF 224 [Raincoast Conservation Foundation] :
[18] Dans son analyse visant à déterminer si la décision du gouverneur en conseil était raisonnable, la Cour doit accorder à ce dernier « la marge d’appréciation la plus large possible » (Nation Gitxaala, par. 155; Tsleil-Waututh Nation, par. 206). La déférence est élevée.
[19] La décision du gouverneur en conseil est « discrétionnaire [et est] fondée sur des considérations de politique et d’intérêt public très larges apprécié[e]s en fonction de critères polycentriques, subjectifs ou vagues et [est] influencée par ses opinions sur les considérations d’ordre économique, culturel et environnemental et par l’intérêt public général » (Nation Gitxaala, par. 140 à 144 et 154; voir également Tsleil-Waututh Nation, aux par. 206 à 223). Seul le gouverneur en conseil est outillé pour évaluer de telles considérations avec précision. Notre Cour ne l’est pas (Nation Gitxaala, par. 142 et 143, renvoyant à l’arrêt Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Odynsky, 2010 CAF 307, [2012] 2 R.C.F. 312, par. 76 et 77).
[Non souligné dans l’original.]
[81] En effet, la Cour d’appel fédérale traite précisément de la retenue qu’il convient d’accorder aux décisions ministérielles – comme la décision en l’espèce – qui sont [traduction] « très peu limitées »
lorsqu’elles sont rendues en fonction de « critères polycentriques, subjectifs ou vagues et influencées par les opinions des décideurs sur les considérations d’ordre économique et culturel et par l’intérêt public général »
. À mon sens, ces mots décrivent la décision faisant l’objet du contrôle en l’espèce. Voir le paragraphe 118 de l’arrêt Première Nation Crie Mikisew c Agence canadienne d’évaluation environnementale, 2023 CAF 191, rendu par la juge Gleason :
[traduction]
[118] De plus, les décisions qui peuvent être considérées comme découlant du pouvoir exécutif – parce qu’elles supposent une appréciation de l’intérêt public fondé sur de vastes considérations de politique et d’intérêt public évaluées en fonction de « critères polycentriques, subjectifs ou vagues et influencées par les opinions des décideurs sur les considérations d’ordre économique et culturel et par l’intérêt public général » – sont très peu limitées : Vavilov, au para 110; Raincoast Conservation Foundation c Canada (Procureur général), 2019 CAF 224, [2020] 1 RCF 362 aux para 18-19, autorisation d’appel à la CSC rejetée, 38892 (5 mars 2020) [Raincoast Conservation Foundation]; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Emerson Milling Inc., 2017 CAF 79, [2018] 2 RCF 573 [Emerson Milling] aux para 72-73; Nation Gitxaala, au para 150; Dr Q c College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 RCS 226 aux para 30-31.
[Non souligné dans l’original.]
[82] La juge Gleason a conclu ce qui suit :
[traduction]
[120] En effet, la Cour a statué à maintes reprises que « [lorsque les] décisions rendues par des décideurs administratifs relèvent davantage de l’expertise et de l’expérience de l’exécutif que de celles des tribunaux [...] les tribunaux doivent accorder aux décideurs administratifs une plus grande marge d’appréciation : Nation Gitxaala, au para 147, renvoyant à Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, [2015] ACF no 549 au para 21; Boogaard, au para 62; Forest Ethics, au para 82; voir aussi les indications données dans Paradis Honey Ltd. c Canada (Procureur général)), 2015 CAF 89, [2016] 1 RCF 446 au para 136, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 36471 (29 octobre 2015).
[Non souligné dans l’original.]
[83] En somme, j’ai conclu que la déférence à laquelle le ministre a droit en l’espèce équivaut à celle à laquelle a droit le gouverneur en conseil – autrement dit, le ministre a droit à la plus grande déférence en contrôle judiciaire d’une décision de frapper ou non une personne d’une sanction en l’espèce et dans des cas semblables. Cette affirmation tient compte des circonstances, du contexte et de l’objet du Règlement visant la Russie, tels qu’ils sont exposés dans les résumés des études d’impact de la réglementation mentionnés précédemment, des conclusions du ministre dans la lettre de décision et les documents à l’appui tirés du mémoire, des connaissances et de l’expertise indubitables du ministre et de celles de son sous-ministre et de ses représentants ministériels dans le contexte des réponses du Canada et du reste du monde à l’invasion et à la guerre menées par la Russie en Ukraine, qui supposent, entre autres choses, des questions en matière de guerre et de paix. Bien que la question en l’espèce soit justiciable, le seuil que doit atteindre le demandeur pour avoir gain de cause est extrêmement élevé.
[84] C’est en gardant ces principes à l’esprit que j’examinerai les observations du demandeur plus en détail.
(1) Articles de presse comme éléments de preuve
[85] Le demandeur soutient que les faits tirés des articles de presse sur lesquels le ministère s’est appuyé sont déraisonnables par rapport aux éléments de preuve qu’il a lui-même présentés à l’appui de la radiation de son nom. À cet égard, le demandeur s’appuie sur une déclaration sous serment attestant l’exactitude des observations et renseignements contenus dans ses demandes de radiation.
[86] Il souligne en outre qu’il a offert de rencontrer des représentants du Canada pour fournir des précisions, au besoin.
[87] Par ailleurs, les défendeurs soutiennent que, compte tenu de la matrice factuelle pertinente, il était raisonnable pour le ministre de tenir compte de renseignements provenant de sources ouvertes. Ils font valoir que le dossier de preuve doit être examiné à la lumière du régime de sanctions qui, à mon avis, tient compte du contexte factuel indubitablement obscur dans lequel les décideurs politiques et les chefs d’entreprise de la Russie et du Turkménistan prennent des décisions.
[88] De plus, les défendeurs soutiennent, et je suis d’accord avec eux, que la norme des « motifs raisonnables »
figurant dans le Règlement visant la Russie tient compte du fait que celui-ci ne confère au ministre et à ses représentants aucun pouvoir d’enquête. Il est donc possible que ces derniers n’aient pas de preuve directe de la participation d’un étranger aux affaires militaires ou commerciales de la Russie. À ce sujet, j’ajouterais qu’il n’incombe pas au ministre de démontrer que le gouverneur en conseil a eu raison d’inscrire le demandeur sur la liste des personnes frappées de sanctions établie dans le Règlement visant la Russie. Cette décision a été prise par le gouverneur en conseil et la Cour n’en est pas saisie. Ce sur quoi la Cour doit statuer est l’allégation du demandeur selon laquelle le ministre a commis une erreur déraisonnable en concluant qu’il n’existait pas de motifs raisonnables de recommander au gouverneur en conseil de radier son nom de la liste.
[89] La décision du ministre était fondée en partie sur une grande quantité de renseignements provenant de sources ouvertes, ainsi que sur les conseils du ministère des Affaires étrangères, sur ses connaissances et son expertise spécialisées et sur les observations du demandeur. Compte tenu de la matrice factuelle exhaustive présentée par le ministère des Affaires étrangères au ministre, la Cour accorde la plus grande retenue à l’examen fait par celui-ci d’articles de presse crédibles et probants, et d’autres éléments de preuve à l’appui, comme des sites Web et des rapports annuels d’entreprises, ainsi que des photos et des rapports d’organisations non gouvernementales fiables et crédibles. Ces considérations sont effectivement du ressort du ministre.
[90] Il me semble également que le dossier à l’appui de la décision du ministre a été raisonnablement examiné en tenant compte de l’objet du Règlement visant la Russie et de la situation du demandeur. Le demandeur est un étranger qui n’a jamais vécu au Canada.
[91] Malgré ce que laissent entendre quelques, voire de nombreuses observations du demandeur, la décision du ministre n’en est pas une qui pourrait être examinée au regard des normes de droit criminel, ni même des normes des tribunaux de droit commun (voir Chshukina c Canada (Procureur général), 2016 CF 662; Turcotte c Commission de l’Assurance-Emploi du Canada (26 février 1999), Montréal, no de dossier de la CAF A-186-98; Canada (Procureur Général) c Lai (25 juin 1998), Vancouver, no de dossier de la CAF A-525-97 précité). Avec égards, il ne suffit pas au demandeur de tirer une ficelle ici ou là pour avoir gain de cause. La Cour ne peut intervenir dans l’examen spécialisé du dossier basé sur des faits et des connaissances que le ministre a préparé uniquement si le demandeur établit que le ministre a commis une erreur fondamentale ou fatale conformément aux arrêts Vavilov et Doyle.
[92] À cet égard, la décision du ministre est une décision prise dans le cadre d’un processus de droit administratif dans le cadre duquel la Cour peut et devrait appliquer des principes tirés d’autres contextes administratifs, et accepter que le ministre a entièrement le droit de se fier à la preuve, qui est susceptible de ne pas être admissible devant un tribunal criminel ou civil, en autant que le décideur juge les sources crédibles, fiables et dignes de foi.
[93] Ainsi, les défendeurs s’appuient sur le paragraphe 54 de la décision Akanbi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 309 :
Lorsqu’elle rend sa décision, la SI « n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve », et elle « peut recevoir les éléments qu’elle juge crédibles ou dignes de foi en l’occurrence et fonder sur eux sa décision » (alinéas 173c) et d) de la LIPR). Par conséquent, la SI peut prendre en considération des éléments de preuve provenant de sources susceptibles de ne pas être admissibles devant un tribunal (Bruzzese c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 230 au para 50; Pascal, au para 15). Ces sources peuvent comprendre des rapports de police (Pascal, aux para 20-37), des articles de journaux (Bruzzese, aux para 57-58), ou même un livre de type [traduction] « documentaire criminel » écrit par un journaliste (Pascal, aux para 53-62), pour autant que le décideur juge que la source est crédible ou digne de foi. Bien entendu, ce pouvoir discrétionnaire de recevoir des éléments de preuve doit être exercé de manière raisonnable (Pascal, au para 15; Stojkova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 368 au para 15), et tout exercice d’un pouvoir discrétionnaire « doit être conforme aux fins pour lesquelles il a été accordé » (Vavilov, au para 108).
[94] Bien que ce qui précède renvoie à un régime de preuve prévu par la loi, je suis d’avis que les mêmes principes généraux s’appliquent à l’évaluation du dossier et à la conclusion du ministre selon lesquelles le demandeur n’a pas établi qu’il existait des motifs raisonnables de recommander que son nom soit radié de la liste établie dans le Règlement visant la Russie. J’aimerais d’abord souligner que rien dans la Loi sur les mesures économiques spéciales ou dans le Règlement visant la Russie n’indique le contraire.
[95] Les défendeurs s’appuient aussi, tout comme moi, sur le paragraphe 125 de la décision Gomez c Canada (Procureur général), 2021 CF 1300 [Gomez] (la juge Kane), dans laquelle la Cour a statué que des renseignements fiables provenant d’une source ouverte constituaient un fondement approprié pour une décision ministérielle de ne pas recommander la radiation du nom d’une personne de la liste de personnes frappées de sanctions au titre du Règlement relatif à la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus, DORS/2017-233. La Cour a conclu non seulement que le ministre était en droit de s’appuyer sur des renseignements fiables provenant d’une source ouverte, mais aussi que, dans les circonstances, il n’était pas tenu de communiquer ces renseignements au demandeur (qu’il aurait pu trouver lui-même) :
[125] Monsieur Rangel Gomez souligne qu’à son avis, les raisons fournies par AMC pour justifier l’inscription de son nom sur la liste étaient des généralités, et qu’il a dû suppléer à ces raisons en puisant dans les détails fournis par le gouvernement américain, les détails provenant des médias et d’autres sources qui correspondent à la [traduction] « catégorie générale des points soulevés » dans les raisons. De plus, dans les motifs qu’il a invoqués pour recommander que le nom de M. Rangel Gomez figure sur la liste sur le fondement l’alinéa 4(2)c) de la Loi, le ministre s’est fondé sur des renseignements fiables provenant d’une source ouverte que M. Rangel Gomez pouvait aussi obtenir et qu’il a reconnu avoir consultés pour pouvoir rédiger ses observations. Le ministre et AMC n’étaient pas tenus de divulguer les renseignements provenant d’une source ouverte que M. Rangel Gomez pouvait obtenir (voir, par exemple, Azizian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 379 au para 29; Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 CF 461, 1998 CanLII 9066).
[96] Cette jurisprudence est étayée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Association de l’industrie canadienne de l’enregistrement c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2010 CAF 322. En des termes qui, selon moi, s’appliquent au ministre dans le cas qui nous occupe, la Cour d’appel fédérale a déclaré que certains tribunaux administratifs, voire tous, sont autorisés à se prononcer sur tout élément dont la valeur est logiquement probante, même si cet élément n’est pas considéré comme une preuve recevable devant une cour de justice, parce que les tribunaux administratifs ne sont pas liés par les règles de preuve. En termes simples, les règles de la preuve ne s’appliquent pas aux tribunaux et organismes administratifs tels que le ministre en l’espèce. Voir les paragraphes 20 et 21 :
[20] Quoi qu’il en soit, la Commission n’est pas un tribunal judiciaire, mais un tribunal administratif. Bien qu’un grand nombre de tribunaux administratifs [soient] expressément dispensés de l’obligation de se conformer aux règles de preuve, la jurisprudence indique que même en l’absence d’une telle disposition, ils ne sont pas tenus par exemple de se conformer à la règle du ouï-dire. La Cour d’appel de l’Alberta a expliqué comme suit le principe dans Alberta (Workers’ Compensation Board) v. Appeals Commission, 2005 ABCA 276, [2005] A.J. no 1012, aux paragraphes 63-64 :
[traduction]
Cet argument ne suit pas les principes établis du droit administratif Les règles de preuve strictes ne s’appliquent généralement pas aux tribunaux administratifs, sauf lorsqu’elles sont explicitement prescrites : Toronto (City) v. CUPE, Local 79 (1982), 35 O.R. (2d) p. 545, à p. 556 (C.A.). Voir également Principles of Administrative Law, aux pages 289-290; Sara Blake, Administrative Law in Canada, 3e édition, (Markham, Ont. : Butterworths, 2001), aux pages 56-57; Robert W. MacAulay, Q.C. & James L.H. Sprague, Practice and Procedure before Administrative Tribunals, feuilles mobiles (Toronto : Carswell, 2004), à la page 17-2. Bien que les règles concernant l’inadmissibilité de la preuve (comme dans l’arrêt Mohan) [soient] généralement fixes et formelles devant une cour de justice, un tribunal administratif est rarement, sinon jamais, tenu d’appliquer ces règles strictes : Practice and Procedure before Administrative Tribunals, à la page 17-11. « Les tribunaux administratifs sont autorisés à se prononcer sur tout élément dont la valeur est logiquement probante, même s’il n’est pas considéré comme une preuve recevable devant une cour de justice » : T.A. Miller Ltd. v. Minister of Housing and Local Government, [1968] 1 W.L.R. p. 992, à la p. 995 (C.A.); Trenchard v. Secretary of State for the Environment, [1997] E.W.J. no 1118, au paragraphe 28 (C.A.). Voir également Bortolotti v. Ontario (Ministry of Housing) (1977), 15 O.R. (2d) 617 (C.A.).Cette règle générale s’applique même en l’absence d’une directive législative expresse. De nombreuses lois prévoient que certains tribunaux administratifs ne sont pas assujettis aux règles de preuve que doivent observer les tribunaux de juridiction civile et criminelle, « ces différentes dispositions ne modifient toutefois pas la common law, mais reflètent plutôt les principes de common law : les règles de preuve habituelles ne s’appliquent généralement pas aux tribunaux et organismes administratifs » : Administrative Law, op. cit, aux pages 279-280.
[21] Ce principe fait depuis longtemps partie de la jurisprudence canadienne. Dans l’affaire Canadian National Railways Co. v. Bell Telephone Co. of Canada, 1939 S.C.R. 308, 50 C.R.T.C. 10, (Canadian National Railways), où il était question de la Commission des chemins de fer, la Cour suprême décrivait ainsi à la p. 317 le pouvoir de cette Commission :
[traduction]
La Commission n’est pas liée par les règles de preuve habituelles. Lorsque la Commission tranche les questions de fait, elle doit inévitablement se fonder sur son expérience dans les domaines qu’elle a examinés au fil des nombreuses affaires dont elle a été saisie et sur l’expérience de ses conseillers techniques. Ainsi, la Commission peut, lorsqu’elle examine des questions de fait en vue de trancher, par exemple, une affaire de nature administrative, se prononcer en pleine connaissance de cause sur les faits et les circonstances qu’un tribunal ne possédant pas les outils et les avantages de la Commission ne pourrait apprécier que vaguement ou de manière aléatoire.L’arrêt Cambie Hotel, précité, va dans le même sens aux paragraphes 28 à 36. À mon avis, même en l’absence d’une disposition expresse, la Commission n’était pas liée par les règles de preuve.
[Non souligné dans l’original.]
[97] Pour ces raisons, je m’en remets avec égards à la conclusion du ministre quant à la question de savoir si, et dans quelle mesure, les renseignements provenant de sources ouvertes en l’espèce sont probants, fiables ou crédibles. En contrôle judiciaire, de telles conclusions ne peuvent être annulées que si elles sont entachées d’une erreur exceptionnelle ou fondamentale, conformément aux arrêts Vavilov et Doyle. La Cour n’est pas convaincue qu’une erreur susceptible de contrôle a été commise à cet égard.
[98] Je ne suis absolument pas d’avis que l’appréciation faite par le ministre des renseignements provenant de sources ouvertes concernant les transactions commerciales et géopolitiques régionales extrêmement obscures en Russie ou au Turkménistan dans le contexte de l’invasion et de la guerre menées en Ukraine par la Russie ou l’imposition de sanctions à des personnes comme le demandeur par le Canada ou ses alliés au titre du Règlement visant la Russie devraient être examinées au moyen d’étalons de comparaison élaborés par la Cour. En l’espèce, il revient aux personnes qui possèdent les connaissances et l’expérience spécialisées, en l’occurrence le ministre, d’effectuer une telle appréciation puisqu’elle relève de connaissances « que n’ont pas les juges »
.
[99] Le demandeur soutient une autre position. Cependant, il n’a fourni aucune source persuasive à l’appui de ces observations qui sont incompatibles avec la jurisprudence examinée et selon laquelle la plus grande déférence doit être accordée au ministre.
[100] À mon humble avis, les allégations formulées par le demandeur à cet égard sont sans fondement. Par exemple, bien que le demandeur ait mis l’accent sur un seul article contenant une photo falsifiée de lui, cette photo (tirée des 1 137 pages de documents) ne faisait aucunement partie de la lettre de décision du ministre et elle n’était pas mentionnée dans le mémoire du sous-ministre. En fait, cette unique photo falsifiée est l’exception qui confirme la thèse du ministre, soit que le dossier était probant et qu’on pouvait s’y fier. En tout respect, cette observation constitue une chasse au trésor à la recherche d’une erreur, ce à quoi il n’est pas légitime de se livrer dans le cadre d’un contrôle judiciaire conformément au paragraphe 102 de l’arrêt Vavilov.
(2) Considérations non pertinentes
[101] Le demandeur soutient que la décision du ministre, en tout ou en partie, a été prise en tenant compte de l’opinion publique et de la politique parlementaire, et non du bien-fondé de ses observations. Cette observation n’a aucun mérite. Premièrement, elle est entièrement hypothétique. En outre, cet argument repose sur le fait que, parmi plus d’un millier de pages fournies au ministre, trois portaient sur les incidences et mesures parlementaires, et une petite partie portait sur les communications et mesures. Rien ne prouve que ces éléments soient autre chose que ce que l’on pourrait s’attendre à voir dans un avis fourni par la fonction publique à un ministre au sein de la démocratie parlementaire canadienne.
[102] Sincèrement, il serait étonnant que les ministres de la démocratie parlementaire canadienne soient appelés à juger d’une affaire sans d’abord avoir obtenu d’avis de la part de conseillers gouvernementaux ou autres sur les questions politiques et parlementaires et sur les questions de communication. Rien ne donne à penser que ces avis n’étaient pas fiables, et rien n’indique qu’ils aient été déterminants d’une manière ou d’une autre. Comme l’a récemment conclu la Cour dans la décision Cold Lake (Ville) c Canada (Procureur général), 2024 CF 432 :
[traduction]
[121] Il me semble que les ministres, en leur qualité de politiciens, doivent et sont en droit d’obtenir des conseils politiques et d’en tenir compte; autrement, la prise de décisions aurait été confiée à des entités non politiques comme la fonction publique, le [Comité consultatif sur le règlement des différends] ou une autre entité quasi judiciaire.
[122] Je suis donc d’avis que le raisonnement exposé par le juge de Montigny (alors juge à la Cour d’appel fédérale) dans l’arrêt Contrevenant no 10, approuvant l’obtention par les ministres de conseils de la part de fonctionnaires, s’applique aux ministres qui reçoivent des conseils politiques puisqu’on ne peut pas s’attendre à ce que ceux-ci s’acquittent de leurs fonctions politiques intégralement eux-mêmes :
[42] Dans un État moderne et complexe comme le nôtre, comme le rappelait la Cour suprême il y a déjà plus de quarante ans dans l’affaire Harrison, l’on ne peut pas s’attendre à ce que la personne désignée par la loi pour exercer certaines fonctions s’en acquitte intégralement elle-même. Une telle exigence provoquerait le chaos, entraînerait des délais interminables et ne serait pas source d’efficience. Comme l’observait le juge Rothstein (alors juge à la Cour fédérale) dans l’arrêt Armstrong c. Canada (Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada), [1994] 2 CF 356 au paragraphe 59, 73 F.T.R. 81 (confirmé par cette Cour à [1998] 2 CF 666) :
Quatrièmement, il n’est pas réaliste de penser que le commissaire peut statuer sur des appels en matière de renvoi sans déléguer à ses subalternes une partie du travail qu’entraîne la préparation de la documentation devant lui permettre de s’acquitter rapidement de sa tâche. [...]
[103] Le demandeur allègue aussi que le ministre s’est déraisonnablement appuyé sur deux facteurs non pertinents sur le plan juridique : (i) le fait qu’il n’avait fait aucune déclaration publique dénonçant la guerre; (ii) le fait qu’il avait été frappé d’une sanction par le Royaume-Uni. Le demandeur fait valoir que, depuis le prononcé de la décision, il a publiquement [traduction] « déclaré [qu’il était] contre la guerre en Ukraine et [qu’il s’était] distancié du gouvernement russe »
. De plus, le 5 mars 2024, le Royaume-Uni a levé toutes les sanctions qui lui avaient été infligées.
[104] Bien que le demandeur ait exprimé son opposition à la guerre en Ukraine, il l’a fait dans une observation qu’il a présentée de façon confidentielle au ministre et qu’il a tenté, en vain, de soustraire au dossier public dans la présente affaire. Il est évident selon moi qu’une déclaration confidentielle contre l’agression et la guerre menées par la Russie contre l’Ukraine ne peut raisonnablement pas être considérée comme une dénonciation ouverte et publique dans un cas comme celui-ci. On ne peut dire que le ministre a agi de façon déraisonnable à cet égard.
[105] En outre, bien que le Royaume-Uni ait frappé le demandeur de sanctions et qu’il ait ensuite annulé sa décision, aucune raison convaincante n’a été donnée pour expliquer pourquoi le Canada devrait faire de même. La Cour ne connaît pas le régime de sanctions du Royaume-Uni et elle ne dispose pas du dossier sur lequel était fondée la décision initiale de frapper le demandeur de sanctions ni des dossiers des procédures subséquentes. À cet égard, les contextes politique et géopolitique du Royaume-Uni et sa politique en matière d’affaires étrangères sont des questions qu’il revient au gouvernement de ce pays de trancher et, franchement, qui ne sont pas pertinentes en l’espèce. À ce sujet, les défendeurs ont demandé au demandeur de fournir les observations qu’il avait présentées au gouvernement du Royaume-Uni et la décision subséquente de celui-ci. Il a refusé. Je ne suis pas convaincu que l’appréciation faite de cette question par le ministre était déraisonnable.
[106] Le contexte qui entoure la prochaine question soulevée par le demandeur est celui-ci : la lettre de décision et le mémoire sont étayés par trois annexes totalisant plus de 1 100 pages de documents réunies par Affaires étrangères et l’avocat du demandeur. Le ministre disposait de l’ensemble de ces documents. Dans ce contexte, le demandeur conteste les cinq articles suivants, alléguant que le ministre s’est appuyé sur des articles qui ne sont pas pertinents à l’égard de sa demande principalement parce qu’ils ne mentionnent pas son nom : (i) Opaque 1990s Transactions and Turkmenistan Regime Links, (ii) Gazprom’s Child, (iii) Gas Pressure, (iv) Benefitting from the Oligarchy System, and (v) EU Naturalization Controversy.
[107] Ce faisant, le demandeur invite la Cour non seulement à soupeser à nouveau les extraits du dossier qu’il conteste et à les remettre en question, mais aussi à examiner cette contestation par rapport à la totalité du dossier. La Cour n’est pas autorisée à se livrer à un tel exercice, conformément aux arrêts Vavilov et Doyle (comme je l’ai déjà mentionné), à moins que le demandeur n’établisse l’existence de circonstances exceptionnelles ou d’une erreur fondamentale. Comme l’a si bien dit ma collègue la juge Heneghan : [traduction] « Il appartient à l’agent et non à la Cour d’apprécier la preuve. »
Voir la décision Safaeian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2024 CF 846 au paragraphe 25.
[108] À mon avis, le ministre pouvait raisonnablement parvenir aux conclusions qu’il a tirées à cet égard compte tenu de la politique étrangère obscure et complexe, et des relations personnelles et professionnelles qu’entretenait le demandeur avec divers acteurs étatiques ou autres en Russie et au Turkménistan depuis près de deux décennies, comme le démontre le dossier tel qu’il a été apprécié par le ministre, à la lueur de ses connaissances et de son expertise, et à qui la plus grande déférence est due. Selon moi, ces observations ne sont rien d’autre qu’une nouvelle chasse au trésor à la recherche d’une erreur. Il ne s’agit en rien d’erreurs susceptibles de contrôle.
(3) Demande illégale visant à prouver l’inexistence d’un fait
[109] Le demandeur prétend que le mémoire vise, en réalité, à lui demander de prouver l’inexistence d’un fait afin de faire contrepoids à l’absence de preuve concernant des interactions qui auraient eu lieu entre lui et MM. Chemezov et Miller. Le mémoire indique ce qui suit :
[traduction]
Plus particulièrement, la réponse de [M. Makarov] indiquait que certaines des sources invoquées par le Ministère étaient inexactes et offrait un contre-discours qualifiant ses relations passées avec des proches connus du régime de Poutine comme étant [traduction] « inamicales » et purement transactionnelles. Il affirme qu’il n’entretient plus aucune relation avec ces personnes [MM. Chemezov et Miller]. Cependant, le Ministère n’a pu trouver aucun renseignement provenant d’une source publique pour corroborer les affirmations de M. Makarov.
[110] Le demandeur s’appuie sur les paragraphes 45 et 46 de la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Rooney, 2016 CF 1097, où le juge Diner traite de « [l’]obligation de prouver l’inexistence d’un fait »
qui survient lorsqu’un demandeur doit prouver qu’il ne ment pas. Je ne suis pas du tout convaincu que la décision du juge Diner s’applique. Elle traitait de l’appréciation de la crédibilité sur le fondement de souvenirs d’enfance, et ce, dans un contexte complètement différent.
[111] Je conviens que certains sont d’avis qu’il peut être difficile de prouver l’inexistence d’un fait. Cependant, à mon sens, c’est une façon de brouiller les pistes, car présenter la question de cette façon revient à éviter la question centrale, qui est celle de savoir si le ministre a déraisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il existait des motifs raisonnables de recommander que son nom soit radié de la liste établie dans le Règlement visant la Russie. En outre, il n’y a pas d’impossibilité d’exiger que le demandeur établisse à la satisfaction du ministre qu’il y a des motifs raisonnables de recommander que son nom soit radié. Bien qu’il n’ait pas été en mesure de satisfaire le ministre dans ce cas particulier, cela ne dénote pas une impossibilité. Cet argument n’a aucun mérite.
[112] Étant donné que la plus grande déférence doit être accordée au ministre, je conclus que le dossier et l’appréciation spécialisée faite de celui-ci par le ministre appuient la décision, à savoir que le demandeur a largement profité, durant une très longue période, de certaines relations de longue date à titre d’associé de bon nombre de hauts responsables et d’hommes d’affaires russes, y compris MM. Miller et Chemezov et le président Poutine. À mon avis, il était raisonnablement loisible au ministre de noter que le demandeur n’avait pas corroboré son affirmation principale selon laquelle même s’il connaissait ces hommes, il n’était pas suffisamment proche d’eux. Aucune erreur déraisonnable n’a été commise à cet égard.
(4) Faits inventés
[113] Le demandeur soutient que la décision du ministre reposait sur des renseignements contenus dans le mémoire qui n’étaient que « pure fabrication »
, notamment des renseignements selon lesquels, après avoir lancé la guerre en Ukraine, le président Poutine avait convoqué des milliardaires russes, dont lui, au Kremlin. Le demandeur affirme qu’il s’agit d’une fausse déclaration qui [traduction] « mélange »
deux événements : un était la réunion de 2015 concernant le sport à laquelle il admet avoir assisté; l’autre était une réunion tenue en mars 2023 à laquelle il affirme ne pas avoir assisté.
[114] Cela dit, les sites Web joints en annexe au mémoire qui renvoient à la réunion de 2023 ne font aucune mention de lui. Les défendeurs soutiennent, et je suis d’accord avec eux, que le demandeur se livre une fois de plus à une « chasse au trésor à la recherche d’une erreur »
, ce qui va à l’encontre des instructions données au paragraphe 102 de l’arrêt Vavilov.
[115] De plus, on peut raisonnablement dire que les renvois faits à la réunion de l’union des industriels et des entrepreneurs de Russie dans l’annexe concernent des milliardaires russes. Le groupe des milliardaires russes est largement connu et compris, et le demandeur admet en avoir fait partie pendant de nombreuses années. Avec égards, cela semble indiquer l’existence de liens étroits et d’associations entre le président Poutine, des oligarques russes influents et, raisonnablement, le demandeur.
[116] Je fais remarquer que ni la lettre du ministre ni le mémoire du sous-ministre n’allègue que le demandeur a assisté à la [traduction] « réunion des milliardaires »
de 2023. Je ne suis pas convaincu que la présence ou l’absence du demandeur à cette réunion indique une erreur ou une lacune centrale ou fondamentale dans la décision.
[117] Le demandeur soutient aussi que l’allégation selon laquelle il contrôle l’exportation du gaz naturel turkmène qui contribue à la sécurité énergétique actuelle de la Russie est fausse. Il affirme que l’approvisionnement en gaz naturel provenant du Turkménistan est exclusivement du ressort de Gazprom. Je ne suis pas convaincu que cet argument justifie une intervention judiciaire puisque cette conclusion du ministre, largement fondée sur les faits, mérite la plus grande retenue. Par ailleurs, il me semble que l’appréciation faite par le ministre est raisonnable compte tenu de la nature très obscure des transactions et des politiques entre ces deux gouvernements et d’autres du même milieu d’affaires et politique. Il incombait au demandeur de convaincre le ministre de l’existence de motifs raisonnables quant à ce point. Bien que le demandeur ne soit pas d’accord avec la décision, une intervention judiciaire n’est pas justifiée à cet égard.
(5) Omission de tenir compte d’éléments de preuve crédibles
[118] Le demandeur fait valoir que le ministre n’a pas tenu compte d’éléments de preuve crédibles présentés par son avocat. Une fois de plus, il conteste l’appréciation faite par le ministre de la preuve, que la Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau en l’absence d’une erreur fondamentale, d’une grave méprise ou d’une lacune fatale. Cela dit, j’examinerai brièvement cette observation qui, avec égards, est sans fondement.
[119] Par exemple, le demandeur a fourni des renseignements sur l’aide humanitaire et le soutien qu’il a offerts à l’Ukraine, lesquels renseignements n’ont pas été pris en compte par le ministre. Je conviens que ces renseignements ont été fournis et que le ministre y avait accès. Toutefois, la réponse à cet argument est qu’il est établi, en droit administratif, que les décideurs sont réputés avoir examiné l’ensemble des documents et des observations dont ils disposaient. De plus, les décideurs ne sont pas tenus de mentionner toutes les observations présentées par l’une ou l’autre des parties. Ces principes sont fatals pour le demandeur.
[120] Le demandeur fait aussi valoir que le mémoire s’appuie, de façon sélective, sur des articles de presse pour conclure que, durant les années 1990, l’entreprise très prospère du demandeur, ITERA, a transféré des profits à de [traduction] « puissants intérêts russes »
et que [traduction] « [d]es milliards de dollars semblent avoir été volés par suite de ces transactions obscures »
. Il affirme que cela ne tient pas compte d’un autre article figurant dans le mémoire qui confirme que [traduction] « tous les audits effectués par l’organisme d’audit de la Russie ainsi que par les professionnels de PWC ont révélé que la relation entre ITERA et Gazprom était légale »
.
[121] Cet argument invite la Cour, de façon inadmissible, à apprécier à nouveau le dossier et à substituer sa décision aux conclusions du ministre alors qu’aucune erreur fondamentale n’a été relevée et que l’existence de circonstances exceptionnelles n’a pas été établie. En outre, je ne suis pas convaincu que les transactions obscures entre les diverses entités, qui ont été jugées « légales »
à la suite d’audits, n’auraient pas aussi pu être raisonnablement perçus comme profitables à de puissants intérêts russes.
C. La question de l’interprétation faite par le ministre du Règlement visant la Russie n’est pas valablement soulevée en contrôle judiciaire
[122] Enfin, le demandeur soutient que le ministre a commis une erreur dans son interprétation du terme « associé »
employé dans le Règlement visant la Russie, qu’il ne s’est pas demandé s’il existait un lien suffisant entre lui et ses associés allégués, qu’il s’est, à tort, fondé sur des allégations concernant [traduction] « des relations passées »
et n’a pas désigné de [traduction] « relation actuelle »
, et qu’il ne s’est pas non plus demandé s’il existait un lien suffisant entre lui et les actes de la Russie ciblés par le Règlement visant la Russie.
[123] En réponse, les défendeurs font valoir que le demandeur n’est pas fondé à soulever de nouveaux arguments concernant l’interprétation de l’alinéa 2c) du Règlement visant la Russie pour la première fois en contrôle judiciaire.
[124] Il n’est pas contesté que cet argument n’a pas été soulevé dans les demandes de radiation du demandeur. Ce dernier savait très bien que cela pouvait constituer un problème, mais, en tout respect, il a choisi d’en faire fi. Maintenant, il demande à soulever ce nouvel argument en contrôle judiciaire.
[125] Les défendeurs soutiennent que la Cour ne devrait pas entendre ni examiner ces observations en contrôle judiciaire. Avec égards, je suis d’accord. La jurisprudence est établie par la Cour suprême du Canada aux paragraphes 24 et 25 de l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 :
[24] Un certain nombre de considérations justifient cette règle générale, l’une des principales étant que le législateur a confié au tribunal administratif la tâche de trancher la question (Legal Oil & Gas Ltd., par. 12‐13). Comme l’explique notre Cour dans Dunsmuir, « les cours de justice doivent tenir compte de la nécessité [...] d’éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice de fonctions administratives en certaines matières déterminées par le législateur » (par. 27). La cour de justice doit donc respecter le choix du législateur de désigner le tribunal administratif comme décideur de première instance et laisser à ce tribunal administratif la possibilité de se pencher le premier sur la question et de faire connaître son avis.
[25] Le principe vaut particulièrement lorsque la question soulevée pour la première fois lors du contrôle judiciaire a trait au domaine d’expertise du tribunal administratif et à ses attributions spécialisées. La Cour doit alors être bien consciente que si elle accepte de se pencher sur la question, elle le fera sans pouvoir connaître l’opinion du tribunal administratif. (Voir Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650, par. 89, la juge Abella.)
[126] Comme je l’ai déjà déterminé, la plus grande déférence doit être accordée au ministre en ce qui a trait à l’application de son expérience, de ses connaissances, de son jugement et de son expertise spécialisée à l’interprétation et à l’application du Règlement visant la Russie, à la lumière du libellé, du contexte et de l’objet du Règlement, et compte tenu de son rôle à la tête des affaires étrangères du Canada dans le contexte de l’invasion et la guerre menées en Ukraine par la Russie. Or, en l’espèce, le ministre n’a pas été appelé à s’exprimer sur cette question d’interprétation.
[127] Avec égards, je n’examinerai pas ce nouvel argument parce que cela obligerait la Cour à se pencher sur une question de politique étrangère tout en nuances sans avoir la possibilité de bénéficier des commentaires du ministre, ce qui est nécessaire à mon sens. Et il demande à la Cour de le faire, ce qui irait à l’encontre de la jurisprudence établie par le plus haut tribunal du pays.
[128] À cet égard, je m’appuie aussi sur la décision Gomez dans laquelle la Cour a, de la même manière, refusé d’examiner des arguments liée à l’’interprétation qui n’avaient pas été soulevés devant le décideur :
[4] La Cour refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer sur la validité du Règlement, dans la mesure où il s’applique à M. Rangel Gomez. Cette question relève essentiellement de l’interprétation des lois. Monsieur Rangel Gomez aurait dû, s’agissant de la demande qu’il a présentée pour que son nom soit radié de la liste [la demande de radiation], présenter des observations au ministre au sujet de l’interprétation de la Loi et du Règlement, ou de leur légalité, pour autant que la Loi et le Règlement s’appliquent à lui. Monsieur Rangel Gomez aurait pu ensuite demander le contrôle judiciaire de la décision du ministre si elle lui était défavorable. La Cour aurait ainsi pu examiner le caractère raisonnable de la décision du ministre en tenant compte des motifs de décision du ministre et envisager la réparation appropriée. Dans les circonstances actuelles, la Cour conclut qu’aucune raison impérieuse ne justifie qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire d’examiner cette question soulevée pour la première fois dans le cadre de la présente demande.
VII. Conclusion
[129] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
VIII. Dépens
[130] Les parties ont convenu que la partie qui aura gain de cause devrait se voir accorder des dépens d’un montant global de 12 500 $. Je suis d’avis qu’il s’agit d’un montant raisonnable. Par conséquent, la Cour accordera des dépens de ce montant aux défendeurs.
JUGEMENT dans le dossier T-2382-23
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Le demandeur doit verser aux défendeurs des dépens d’un montant global de 12 500 $.
« Henry S. Brown »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-2382-23 |
INTITULÉ :
|
IGOR VIKTOROVICH MAKAROV c CANADA (MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES) ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
OTTAWA (ONTARIO) |
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 27 MAI 2024 |
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE BROWN |
DATE DES MOTIFS :
|
LE 7 AOÛT 2024 |
COMPARUTIONS :
Vincent DeRose Jennifer Radford |
POUR LE DEMANDEUR |
Christine Mohr Sonja Pavic |
POUR LES DÉFENDEURS |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Tereposky & DeRose LLP
Avocats
Ottawa (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LES DÉFENDEURS |