Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 20240719

Dossier : T-857-23

Référence : 2024 CF 1131

Ottawa (Ontario), le 19 juillet 2024

En présence de l'honorable madame la juge Ngo

ENTRE :

CONSTRUCTION GAUTHIER ENTREPRENEUR GÉNÉRAL INC.

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Construction Gauthier entrepreneur général inc. [demanderesse], sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 24 mars 2023 par l’Agence du Revenu du Canada [ARC] confirmant le refus d’une demande de prorogation du délai pour déposer des demandes tardives de subventions salariales d’urgence du Canada [Décision]. La demanderesse allègue que la Décision ne respecte pas l’équité procédurale et qu’elle est déraisonnable.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je conclus qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale comme l’agente de deuxième examen n’avait pas devant elle un dossier complet. La Décision est aussi déraisonnable comme elle ne rencontre pas les exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité.

II. Faits

[3] La subvention salariale d’urgence du Canada [SSUC] est prévue à l’article 125.7 de la Loi de l'impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl) [LIR] et elle est administrée par l’ARC.

[4] La SSUC fait partie d’un ensemble de mesures introduites par le gouvernement du Canada en réponse aux répercussions causées par la pandémie COVID-19. Il s’agit d’une subvention conçue pour offrir un soutien financier aux employeurs admissibles directement touchés par les impacts de la pandémie. Les demandes de SSUC pouvaient être présentées à compter du 27 avril 2020 par les employeurs admissibles qui y avaient droit. Pour les périodes pertinentes à la présente affaire, les demandes devaient être présentées au plus tard le 1er février 2021.

[5] Les faits suivants ne sont pas contestés par les parties.

[6] Depuis le 1er juillet 2018, le président de la demanderesse, Monsieur Pier-Alexandre Gauthier [M. Gauthier], ainsi que le secrétaire et trésorier de la demanderesse, Monsieur Maxime Tremblay [M. Tremblay], sont inscrits en tant qu’administrateurs dans le Registraire des entreprises du Québec [REQ].

[7] Entre le mois de mai 2020 et le mois de janvier 2021, M. Gauthier effectue au moins trois tentatives en ligne pour compléter des demandes de SSUC sur le site Internet de l’ARC. Il reçoit un message d’erreur à chaque tentative et tente de contacter l’ARC via la ligne téléphonique afin de compléter les demandes, sans succès.

[8] Le 29 janvier 2021, M. Gauthier demande à M. Tremblay de tenter d’accéder au site de l’ARC. Le 31 janvier 2021, M. Tremblay réussit à se connecter au site de l’ARC et fait une demande de code d’accès web.

[9] Le 10 février 2021, M. Tremblay reçoit ce code par la poste le 10 février 2021. Le 11 février 2021, M. Tremblay tente de compléter les demandes de SSUC pour les périodes pertinentes. Il reçoit un message d’erreur indiquant qu’il ne serait pas le propriétaire de l’entreprise et qu’il devait appeler ARC pour faire les modifications, ce qu’il fait le jour même. Toutefois, M. Tremblay n’est pas en mesure de compléter les demandes puisque le site web de l'ARC ne le permettait pas, ayant dépassé la date butoir.

[10] Le 26 février 2021, M. Gauthier dépose une demande de prorogation du délai auprès de l’ARC afin qu’elle accepte d’analyser les demandes de SSUC pour les périodes pertinentes. Il réfère notamment au paragraphe 220(3) de la LIR qui, à son avis, permettrait à l’ARC de proroger le délai fixé pour faire une déclaration en vertu de la LIR. M. Gauthier affirme également que puisque le site web de l’ARC ne lui permettait pas de remplir les formulaires prescrits le 11 février 2021, le paragraphe 220(2.1) de la LIR permettrait à l’ARC de renoncer à l’exigence d’utiliser les formulaires prescrits pour les demandes de SSUC. M. Gauthier joint à cette demande de prorogation les renseignements nécessaires à l'analyse des demandes de SSUC par l'ARC, notamment des captures d’écran démontrant le code d’erreur sur le site Internet de l’ARC, l’historique de navigation sur le site de l’ARC et un rapport de Bell Canada démontrant les appels effectués avec son appareil mobile à Service Canada.

[11] Le 29 juin 2021, le bureau du député de la circonscription de la demanderesse envoie un courriel à l’ARC afin de faire un suivi quant à la demande de prorogation du délai de la demanderesse. Dans ce courriel, une version des faits de M. Gauthier et M. Tremblay est jointe, en plus des captures d’écran envoyées dans la demande de prorogation.

[12] Le 5 novembre 2021, une agente de l’ARC contacte M. Gauthier. Durant cet appel, l’agente informe M. Gauthier que son nom ne figure pas dans les dossiers de l’ARC en tant qu’administrateur de l’entreprise. L’agente indique qu’il est de la responsabilité de l’employeur de s’assurer que les informations du dossier de leur entreprise soient à jour. Elle informe également M. Gauthier que si les accès n’étaient pas adéquats avant la date limite, il n’y a pas de faute de l’ARC. Enfin, l’agente mentionne qu’il y a un processus pour demander un deuxième examen s’il est en mesure de fournir des preuves des démarches faites avant la date limite.

[13] Le 9 novembre 2021, l’agente de l’ARC avise verbalement M. Gauthier de la décision de premier examen de ne pas accorder une prorogation de délai pour présenter ses demandes de SSUC. Cette décision repose sur le fait que la demanderesse n’était pas une « entité admissible » en vertu du paragraphe 125.7(l) de la LIR puisque la demande n'a pas été soumise par un particulier ayant la responsabilité principale des activités financières de 1'entreprise.

[14] Le 30 novembre 2021, M. Gauthier dépose une demande de deuxième examen à l’ARC. Dans cette demande, il souligne que depuis le 1er juillet 2018, M. Tremblay et lui sont respectivement président et secrétaire-trésorier de l’entreprise. Il indique également, inter alia, que lors de la production des déclarations de revenus des exercices financiers terminés le 31 décembre 2018, 2019 et 2020, M. Gauthier est indiqué dans le formulaire T2. De plus, il soumet, qu’à son avis, il n'existe aucune obligation dans la LIR de divulguer un changement d'administrateur. Il soutient que les informations contenues au REQ font preuve de leur contenu et sont opposables aux tiers de bonne foi, citant la décision Gagné (Succession) c La Reine, 2020 CCI 111. M. Gauthier souligne que ces arguments n'avaient pas été mentionnés dans sa demande de prorogation initiale du 26 février 2021 comme il croyait que la demanderesse était une entité admissible. Enfin, il réitère que selon lui, le paragraphe 220(3) de la LIR permet à l’ARC de proroger le délai fixé pour faire une déclaration en vertu de la LIR et que le paragraphe 220(2.1) de la LIR permet à l’ARC de renoncer l’exigence d’utiliser les formulaires prescrits.

[15] Le 14 mars 2023, une agente de deuxième niveau est assignée au dossier de la demanderesse et elle contacte M. Gauthier dans le cadre de son analyse. Elle rédige des notes dans le système de l’ARC décrivant l’entretien avec M. Gauthier durant l’appel. Selon ces notes, M. Gauthier explique notamment être propriétaire avec M. Tremblay depuis 2018 et qu’ils ont toujours signé leurs états financiers en tant que propriétaires. Il identifie le code d’erreur « ERR.018. » en plus de souligner leurs efforts respectifs d’accéder au compte en ligne et de contacter l’ARC à plusieurs reprises entre le 19 octobre 2020 et le 29 janvier 2021, sans succès. M. Gauthier explique également qu’après avoir soumis la demande du code d’accès le 11 février 2021, ils ont nouvellement été butés, car ils n’avaient pas été enregistrés dans le système de l’ARC comme propriétaires. Toujours selon les notes, M. Gauthier affirme que lorsqu’ils ont finalement eu accès au dossier en ligne, les périodes pour la demande de la SSUC étaient fermées.

[16] Le 23 mars 2023, l’agente achève son rapport de deuxième examen et elle recommande de refuser la demande, car « il est de la responsabilité de l’employeur de mettre son dossier à jour dès qu’il y a des changements au niveau des propriétaires/administrateurs ». Dans son rapport, elle note que « [l]e ministre peut tenir compte de la [Foire aux questions] lorsqu'il détermine s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 125.7(16) de la LIR, ainsi que des Dispositions d'allègement pour les contribuables et de droit administratif et de toutes les considérations pertinentes, au cas par cas ». L’agente réfère plus particulièrement à la question 26-02 de la Foire aux questions sur la SSUC [FAQ] qui décrit les circonstances dans lesquelles l’ARC acceptera une demande initiale de subvention salariale produite en retard. L’agente copie la question 26-02 de la FAQ dans son rapport de deuxième examen.

[17] Le 24 mars 2023, la demanderesse reçoit la Décision dans une lettre, qui indique :

« Après avoir effectué un examen de deuxième niveau de demande tardive de la demande originale de subvention salariale, la décision de refuser les demandes de la subvention salariale a été maintenue, car l’Agence n’a pas reçu de renseignements supplémentaires lui permettant de changer sa décision. »

[18] Le 21 avril 2023, la demanderesse dépose sa demande de contrôle judiciaire. En appui à sa demande, la demanderesse joint les affidavits de M. Gauthier et de M. Tremblay. Ils n’ont pas été contre-interrogés.

[19] Pour sa part, le défendeur dépose l’affidavit de l’agente de deuxième examen. Le 12 septembre 2023, l’agente de deuxième examen a été contre-interrogée. Dans le cadre de ce contre-interrogatoire, l’agente confirme qu’elle n’a pas examiné les documents suivants puisqu’elle ne les avait pas en sa possession au moment de rendre sa Décision :

  • a)la demande écrite pour une prorogation du délai datée au 26 février 2021;

  • b)les déclarations de revenus de la demanderesse pour les exercices financiers terminés le 31 décembre 2018, 2019 et 2020 dont le nom de M. Gauthier apparait dans le formulaire T2 en tant que président de la demanderesse; et

  • c)la demande écrite pour un deuxième examen daté au 30 novembre 2021.

[20] Lors de son contre-interrogatoire, l’agente confirme également que, dans le cadre de son analyse, elle a consulté le REQ et elle a constaté que M. Gauthier et M. Tremblay étaient indiqués en tant qu’administrateurs. De plus, elle confirme qu’elle avait accès aux déclarations fiscales de la demanderesse, mais qu’elle ne les a pas analysées.

III. Questions en litige et normes de contrôle

[21] En l’espèce, les agentes du premier et du deuxième examen se sont penchées sur les demandes de prorogation du délai pour déposer les demandes de SSUC et non pas sur l’admissibilité de la demanderesse à la SSUC. Ainsi, la Décision que je dois considérer est la Décision datée du 24 mars 2023 refusant la demande de prorogation en deuxième examen.

[22] De ce fait, les questions en litige sont les suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. Est-ce que la Décision respecte les principes d’équité procédurale ?

  3. Est-ce que la Décision est raisonnable ?

  4. Le cas échéant, quel est le remède approprié ?

[23] Une allégation portant sur une question d’équité procédurale attire une norme qui se rapproche de celle d’une norme de la décision correcte. La question est celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter ou si ce dernier avait la possibilité d’y répondre de manière complète et équitable (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 56).

[24] La Cour s’intéresse au processus que le décideur a suivi pour arriver à sa conclusion. L’équité procédurale comporte le droit (1) d’être entendu et (2) d’avoir la possibilité de répondre à la preuve qu’une partie doit réfuter (Therrien (Re), 2001 CSC 35 au para 82). Il est établi que les principes de l’obligation d’équité procédurale sont « éminemment variables », intrinsèquement souples et tributaires du contexte (Baron c Procureur Général du Canada, 2023 CF 1177 aux para 19, 24).

[25] S’il ne s’agit pas d’une question d’équité procédurale, les parties conviennent que la norme de révision applicable est celle de la décision raisonnable (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, [2019] 4 RCS 653 aux para 10, 25 [Vavilov]). Je suis d’accord qu’il s’agit de la norme de contrôle applicable quant aux motifs de la Décision.

[26] En contrôle judiciaire, la Cour doit déterminer si la décision fait preuve des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). Une décision raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision faisant l'objet du contrôle (Vavilov au para 90). Une décision pourrait se qualifier de déraisonnable si le décideur administratif a mal interprété la preuve au dossier (Vavilov aux para 125, 126). La partie qui conteste la décision a le fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov au para 100).

IV. Analyse

A. Il y a eu un manquement à l’équité procédurale

[27] La demanderesse allègue quatre manquements à l’équité procédurale, soit que (a) l’ARC a fait défaut de l’informer de ses exigences pour faire sa demande de SSUC; (b) l’ARC a traité la demande avec un retard injustifié; (c) l’ARC n’a pas considéré ses explications écrites; et (d) un supérieur n’a pas analysé la demande de premier niveau.

[28] D’emblée, puisque ce contrôle judiciaire vise la demande de prorogation du délai pour déposer des demandes de SSUC et non les demandes de SSUC en soi, le premier manquement allégué ne sera pas considéré. Le quatrième manquement allégué ne sera également pas considéré puisqu’il concerne la décision de premier niveau, ce qui n’est pas devant moi.

[29] Le troisième manquement est déterminant. Celui-ci est lié au fait que les demandes écrites dans lesquelles la demanderesse expose ses arguments factuels et juridiques n’ont aucunement été considérées dans la prise de la Décision puisque celles-ci n’étaient pas en possession de l’agente de deuxième examen. La demanderesse ajoute qu’aucune justification n’a été apportée par l’ARC pour justifier le fait que ses demandes écrites n’étaient pas à la disposition de cette agente. À l’audience, la demanderesse a souligné le principe « audi alteram partem » et elle a plaidé qu’elle n’a pas été entendue adéquatement.

[30] Le défendeur maintient essentiellement que la demanderesse a eu une opportunité juste et équitable de se faire entendre. Le défendeur souligne que M. Gauthier a été contacté à deux reprises par les agentes de l’ARC avant que les décisions soient rendues, soit le 5 novembre 2021 dans le cadre du premier examen et le 14 mars 2023 lors du deuxième examen. Lors de ces appels, les agentes ont communiqué à M. Gauthier l’enjeu principal de sa demande, soit qu’il n’était pas un administrateur de la demanderesse dans les dossiers de l’ARC. Toutes deux lui ont mentionné qu’il était de la responsabilité de l’employeur de s’assurer que les informations du dossier de leur entreprise soient à jour. Ainsi, selon le défendeur, la demanderesse était au fait du problème de sa demande et elle a pu fournir des justifications factuelles et légales pour défendre sa position. Le défendeur soutient qu’il ne s’agit donc pas à un manquement à l’équité procédurale.

[31] Le défendeur allègue que bien que l’agente ait indiqué qu’elle n’avait pas les lettres de la demanderesse au moment de faire son analyse, le rapport d’analyse de l’agente démontre qu’elle a pris connaissance du contenu de la lettre de demande de deuxième examen du 30 novembre 2021 et rien n’indique qu’elle aurait ignoré ou mis en doute les prétentions de la demanderesse. Selon le défendeur, les arguments dans cette lettre se trouvaient d’une façon ou d’une autre au dossier, et on ne peut pas dire que l’agente n’a pas considéré les arguments de la demanderesse en rendant la Décision. Le défendeur semble ainsi dire que l’agente a implicitement tenu compte de la lettre dans sa Décision.

[32] Avec tout respect, je ne peux pas accepter ce genre de justification. Je souscris plutôt aux soumissions de la demanderesse que l’ARC n’a pas considéré ses explications écrites et qu’il s’agit là d’une atteinte à son droit d’être entendue. Il s’agit d’une lacune importante lorsqu’un décideur n’a pas en sa possession des documents pertinents et dont ces documents font référence à des faits dont elle n’avait pas personnellement eu connaissance en prenant sa décision.

[33] Dans Kotowiecki c Canada (Procureur général), 2022 CF 1314 [Kotowiecki], une affaire semblable à celle-ci, madame la juge Fuhrer a noté qu’un document contenant les arguments de la demanderesse avait bel et bien été soumis à l’ARC, mais qu’il n’avait pas été présenté au décideur. En se référant aux affaires Togtokh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 581 au paragraphe 16 et Rasasoori c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 207 [Rasasoori] au paragraphe 13, la juge Fuhrer reformule un scénario concernant des lacunes au dossier certifié du décideur [DCT] qui constitueraient un manquement à l’équité procédurale. Il s’agit d’un scénario où « on sait qu’un document a été correctement soumis par la demanderesse, mais il ne se trouve pas dans le DCT, et il est clair que le document, pour des raisons échappant au contrôle de la demanderesse, n’a pas été présenté au décideur » (Kotowiecki au para 27).

[34] La juge Furher souligne alors que l’équité procédurale suppose le droit d’être entendu, et l’omission de l’agent de tenir compte de la lettre de la demanderesse était inéquitable sur le plan procédural (Kotowiecki au para 29 citant Akram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1105 au para 22 [Akram]). Plus spécifiquement, lorsqu’une décision repose sur la croyance erronée qu’une demande était complète ou lorsque le décideur ne possédait pas tous les documents pertinents pour la prise de sa décision, le droit d’être entendu a été compromis (Akram aux para 22, 23).

[35] Je suis du même avis que cette analyse s’applique dans le cas en l’espèce. Bien qu’aucun DCT n’a été produit, il n’est pas contesté que la demanderesse a bel et bien envoyé deux lettres en appui à sa demande de prorogation du délai avec des documents joints ainsi que des soumissions écrites assez détaillées décrivant ses arguments factuels et juridiques. On sait que ces documents ont été correctement soumis par la demanderesse. Or, il est clair que ces documents, pour des raisons échappant au contrôle de la demanderesse, n’ont pas été présentés au décideur. Je conclus qu’il s’agit là d’un manquement à l’équité procédurale qui justifie d’annuler la Décision.

[36] Quoique j’ai conclu qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale qui, d’après moi, est déterminant, je vais néanmoins trancher la question portant sur les motifs de la Décision.

B. La Décision est déraisonnable

[37] En plus de ce qui précède, plusieurs failles m’amènent à conclure que la Décision est déraisonnable, ce qui justifie de l’infirmer.

[38] La demanderesse allègue que la Décision est déraisonnable, car (a) les motifs de la Décision ne la justifient pas et manquent de transparence et d’intelligibilité; (b) la Décision limite indument le pouvoir discrétionnaire de recevoir une demande hors délai; et (c) la demanderesse respectait les règles internes pour que sa demande hors délai soit accordée. La demanderesse indique que les seuls motifs écrits de la Décision dont elle avait connaissance avant de déposer la demande de contrôle judiciaire sont à l’effet que « […] l’Agence n’a pas reçu de renseignements supplémentaires lui permettant de changer sa décision ». La demanderesse allègue que ces motifs ne justifient en rien la décision rendue, en n’expliquant nullement pourquoi la demande tardive n’est pas retenue (Vavilov au para 136). Elle ajoute que des renseignements supplémentaires ont bien été fournis à l’ARC pour justifier le retard, mais qu’ils n’étaient pas à la connaissance de l’agente de deuxième examen pour une raison inexpliquée.

[39] Pour sa part, le défendeur fait valoir que la jurisprudence a reconnu que, lorsqu’un agent procède à une révision, prépare un rapport et formule une recommandation au décideur, et lorsque le décideur adopte ensuite cette recommandation, sans fournir lui-même de motifs ou en n’exposant que de brefs motifs, les motifs de l’agent sont assimilés aux motifs de la décision (Saber & Sone Group c Canada (Revenu national), 2014 CF 1119, au para 23 citant Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, aux para 37 et 38). Le défendeur soumet que le rapport préparé par l’agente de deuxième niveau, notamment l’examen de son résumé des faits pertinents et la section « Recherche de l’agent responsable de l’examen de 2e niveau et/ou information additionnelle obtenue », laisse voir qu’elle a accepté les représentations de la demanderesse et de son représentant. Il ajoute que l’analyse du dossier par l’agente l’amène à conclure que les circonstances en l’espèce ne révèlent pas d’erreur de l’ARC, mais plutôt un manquement des administrateurs dans l’exécution des démarches qui relevaient de leur responsabilité. Selon le défendeur, cette conclusion est intelligible et cohérente avec les faits présentés à l’agente.

[40] Je ne suis pas d’accord avec la position présentée par le défendeur. Bien qu’il soit vrai que les motifs d’un agent contenus dans un rapport fourni au décideur puissent être assimilés aux motifs de la décision, encore faut-il que ceux-ci soient cohérents avec les motifs effectivement communiqués à un demandeur. Autrement, la décision ne saurait être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique (Vavilov au para 102). Pareillement, une lacune ou une déficience doit être suffisamment capitale ou importante pour rendre une décision contestée déraisonnable (Vavilov au para 100).

[41] En l’espèce, je souligne que le rapport de l’agente de deuxième niveau ne reflète pas le motif donné à la demanderesse, soit que « l’ARC n’avait pas reçu de renseignements supplémentaires ». Ce motif ignore complètement la lettre datée du 30 novembre 2021 dans laquelle la demanderesse fournit effectivement des renseignements supplémentaires. D’ailleurs, la simple présence de la lettre du 30 novembre 2021 dans le dossier contredit les motifs fournis dans la Décision.

[42] Ainsi, dans les faits, il est clair que la demanderesse a envoyé des renseignements supplémentaires avec des arguments factuels et juridiques, mais que l’agente ne les avait pas. Le défendeur ne conteste pas que ces documents ont été envoyés à l’ARC. Ils faisaient donc partie du dossier que l’agente de deuxième niveau se devait d’apprécier dans son ensemble (ou auraient dû l’être).

[43] Je considère donc qu’il y a un manque de cohérence entre les motifs indiqués dans le rapport de l’agente de deuxième examen et les motifs fournis dans la Décision. En conséquence, la Décision ne peut être justifiée au regard des contraintes factuelles qui avaient une incidence sur l’analyse de l’agente (Vavilov aux para 105, 126; voir également Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 61).

[44] La demanderesse prétend également que l’ARC a commis une erreur en limitant le pouvoir discrétionnaire attribué par les paragraphes 220 (2.1) et 220 (3) de la LIR en limitant de façon inappropriée les éléments susceptibles de justifier la renonciation à la condition relative au dépôt de documents. La demanderesse soumet que les critères internes de l’ARC viennent limiter le pouvoir discrétionnaire conféré au ministre de manière déraisonnable. De plus, la demanderesse allègue qu’elle se trouve dans une des circonstances où, selon la question 26-02 de la FAQ, l'ARC accepterait sa demande initiale de SSUC en retard, soit :

« [qu’il] est évident qu’[elle] a tenté de produire la demande avant la date limite applicable, mais que le compte a été temporairement suspendu ou une autre restriction a empêché de produire la demande avant la date limite. »

[45] La demanderesse ajoute qu’elle est d’avis qu’une restriction causée par une mauvaise information dans les dossiers de l'ARC quant à l'identité de ses administrateurs et dirigeants lui a empêché de produire la demande avant la date limite. Elle indique que les informations à jour sur ses administrateurs et dirigeants se trouvaient à deux endroits, c’est-à-dire au REQ qui est opposable après des tiers de bonne foi, y compris l’ARC, ainsi qu’à l’ARC par l’entremise des déclarations de revenus depuis plusieurs années qui ont été signées par M. Gauthier en tant que président. Ainsi, la demanderesse souligne que bien que l’agente de deuxième examen avait accès à toutes les données mais elle n’a pas jugé utile d’aller les consulter.

[46] Pour sa part, le défendeur maintient que le rapport de l’agente de deuxième niveau permet de constater que, pour formuler sa recommandation, elle tient compte de la FAQ, laquelle constitue un énoncé de politique servant à guider les agents de révision dans le cadre de la mise en œuvre de la discrétion du Ministre à l’égard notamment des demandes de prorogation de délai. Le défendeur indique que la jurisprudence reconnait qu’il est non seulement permis, mais également utile pour un représentant du Ministre d’utiliser une politique administrative dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, celle-ci encourageant l’application de principes uniformes dans les décisions (Ford c Canada (Procureur général), 2015 CF 1057 au para 51 citant Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 au para 59).

[47] Le défendeur ajoute que l’agente prend soin de situer dans son rapport le pouvoir discrétionnaire du Ministre prévu au paragraphe 125.7(16) de la LIR parmi les dispositions d’allègement prévues à la LIR et de souligner que ces dispositions d’allègement sont des mesures d’équité applicables également dans des situations qui ont un caractère exceptionnel. Le défendeur soumet ainsi que la recommandation de l’agente tient adéquatement compte des contraintes juridiques qui lui sont applicables et qu’elle n’a pas indûment restreint la discrétion du Ministre en ayant recours à l’énoncé de politique contenu dans la FAQ dans le cadre de son analyse. Il souligne que lorsque l’agente affirme, dans ses motifs, que les faits « relève[nt] d’une faute de l’employeur et non de l’ARC », elle indique clairement qu’elle cherche à comprendre la cause du retard dans la présentation de la demande de SSUC et si celle-ci peut être attribuable à l’ARC. Selon le défendeur, cela démontre ainsi que l’analyse de l’agente de deuxième examen porte sur d’autres motifs que les « circonstances exceptionnelles ».

[48] À l’audience, le défendeur a souligné qu’il est évident que la FAQ ne permettrait pas une exception dans le cas de la demanderesse à cause du manque de diligence de ses administrateurs qui pouvait être inféré de leur affidavit. Selon lui, entre mai 2020 et janvier 2021, aucune action concrète n’est prise pour compléter les demandes à temps. Il a également souligné que le système fiscal canadien est un système fondé sur l’auto-déclaration, ce qui fait en sorte que c’est l’obligation de l’employeur de mettre à jour les données de l’entreprise dans le système de l’ARC.

[49] D’emblée, je ne souscris pas à l’observation du défendeur quant au manque de diligence de la demanderesse. Bien que le défendeur tente de justifier que le délai a été causé par le manque d’actions concrètes de la demanderesse, M. Gauthier a affirmé avoir fait au moins trois tentatives entre mai 2020 et janvier 2021. M. Gauthier a aussi démontré le code d’erreur qu’il recevait et ses tentatives de contacter l’ARC par téléphone, sans succès. De son côté, M. Tremblay a affirmé avoir tenté de compléter les demandes dès que M. Gauthier lui en a fait la demande. Ils n’ont pas été contre-interrogés et donc, je ne peux pas inférer des faits comme le défendeur le propose.

[50] De plus, quoique le défendeur soutient que l’agente a considéré d’autres motifs que les « circonstances exceptionnelles », je ne décèle pas d’analyse quant aux circonstances de la demanderesse en lien avec le scénario identifié dans la FAQ sous la question 26-02. La preuve au dossier confirme plutôt que la demanderesse a tenté de produire la demande avant la date limite applicable, et qu’il y ait eu une restriction qui lui a empêché de produire la demande avant la date limite en vertu des lignes directrices. L’agente a copié le texte sous la question 26-02 de la FAQ en entier, mais il n’y a pas d’explication en quoi le scénario spécifique dans la FAQ ne s’appliquerait pas à la demanderesse.

[51] Dans tous les cas, considérant ce qui a précédemment été conclu quant à l’absence des deux lettres de la demanderesse lors de l’analyse de l’agente, je ne peux conclure que l’agente ait pu raisonnablement considérer d’autres motifs que les circonstances exceptionnelles indiquées sous la question 26-02 de la FAQ.

[52] La Décision ne peut donc être raisonnable, car elle n’est pas justifiée au regard des contraintes factuelles qui avaient une incidence sur l’analyse de l’agente (Vavilov au para 105).

C. Le remède approprié

[53] À l’audience, les parties ont convenu que le dossier devrait être retourné au décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue si je concluais que la Décision était déraisonnable. Par contre, si je concluais qu’il y avait eu un manquement à l’équité procédurale, la demanderesse a soumis que je devrais lui accorder sa demande en prorogation. Le défendeur est en désaccord et soumet que même avec une conclusion de manquement à l’équité procédurale, je devrais retourner le dossier afin d’être traité de nouveau.

[54] En considérant l’analyse dans Kotowiecki, Rasasoori et Akram, je constate que le remède approprié serait d’annuler la Décision et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour un nouvel examen. Comme la juge Fuhrer a souligné dans Kotowiecki, il ne m’appartient pas de formuler des hypothèses sur la façon dont les observations de la demanderesse auraient pu influer sur la décision de l’agente (Kotowiecki au para 28 citant Rasasoori aux para 15-16).

[55] Je partage également les propos du juge Roy que le contrôle judiciaire peut uniquement permettre à la Cour d’évaluer la légalité d’une décision rendue, et non pas de substituer son point de vue à l’égard d’une affaire (Akram au para 21).

[56] Finalement, je suis d’accord avec le défendeur qu’il ne s’agit pas d’un cas où un seul résultat est possible (Vavilov au para 142).

[57] Pour respecter le droit d’être entendu, il incombe à un décideur de rendre une décision fondée sur l’ensemble des renseignements présentés par la demanderesse (Akram au para 23). La lettre de demande de prorogation du délai datée au 26 février 2021 ainsi que la lettre de demande de deuxième examen datée au 30 novembre 2021 seront donc réputées faire partie du dossier qui sera examiné aux fins de la prise d’une nouvelle décision (Akram au para 24).

V. Conclusion

[58] Je tiens à souligner que je ne critique pas l’agente de deuxième examen de ne pas avoir eu toutes les pièces pertinentes devant elle lorsqu’elle a entamé l’analyse du dossier. Ce sont des circonstances hors de son contrôle. Selon moi, en l’absence des documents soumis par la demanderesse, l’analyse de l’agente était vouée à l’échec. Il s’agit néanmoins d’un manquement à l’équité procédurale, car elle ne disposait pas d’un dossier complet. La demanderesse a également démontré que la Décision ne satisfaisait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov au para 100).

[59] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Le dossier est retourné à l’ARC pour qu’une nouvelle décision soit rendue à l’égard de la demande de prorogation du délai de la demanderesse conformément aux motifs du présent jugement.

VI. Dépens

[60] À l’audience, les parties m’ont confirmé qu’elles avaient convenu qu’un montant total de 2 581,07$ serait versé en faveur de la partie ayant gain de cause. Compte tenu des circonstances dans cette affaire, ce montant est raisonnable.

[61] J’accorde des dépens de 2 581,07$ en faveur de la demanderesse.

JUGEMENT dans le dossier T-857-23

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Les dépens de 2 581,07$ sont accordés à la demanderesse.

« Phuong T.V. Ngo »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-857-23

INTITULÉ :

CONSTRUCTION GAUTHIER ENTREPRENEUR GÉNÉRAL INC. c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 JUILLET 2024

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE NGO

DATE DES MOTIFS :

LE 19 JUILLET 2024

COMPARUTIONS :

Me Alain Provencher

Pour LA DEMANDERESSE

Me Emmanuelle Rochon

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Simard Boivin Lemieux

Avocats

Chicoutimi (Québec)

Pour LA DEMANDERESSE

Procureur Général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.