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Date : 20240625

Dossier : T-2018-23

Référence : 2024 CF 983

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 juin 2024

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

KAREN BUTT, AVA KELLY représentée par sa tutrice à l’instance

KAREN BUTT, CLAIRE KELLY représentée par sa tutrice à l’instance

KAREN BUTT et GRACE KELLY représentée par sa tutrice à l’instance

KAREN BUTT

 

DEMANDERESSES

et

SA MAJESTÉ LE ROI

 

DÉFENDEUR

ORDONNANCE ET MOTIFS

Aperçu

[1] La présente ordonnance et les motifs connexes portent sur une requête que le défendeur a déposée le 1er mai 2024 en vue d’obtenir une ordonnance : a) en vertu de l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98 106 [les Règles], radiant certains passages des réclamations formulées par les demanderesses dans la présente action, et b) en vertu de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F 7 [la Loi], suspendant le reste des procédures. Les demanderesses consentent à une partie de la réparation demandée en vertu de l’article 221 des Règles, tout en s’opposant à d’autres éléments de cette réparation, et elles n’adoptent aucune position quant à la requête en suspension du défendeur.

[2] Pour les motifs expliqués plus en détail ci après, je fais droit en partie à la requête déposée par le défendeur en vertu de l’article 221 des Règles et je fais droit à la requête en suspension que le défendeur a déposée en vertu de l’article 50.1 de la Loi.

Contexte

[3] Les demanderesses ont intenté la présente action contre le défendeur, Sa Majesté le Roi, réclamant des dommages intérêts pour manquement allégué à une obligation fiduciaire, négligence, déclaration inexacte faite par négligence et souffrance morale infligée par négligence, et faisant valoir leur droit à diverses catégories de dommages intérêts, dont des dommages intérêts punitifs. Les demanderesses sont l'ancienne épouse et les enfants d’un membre, aujourd’hui décédé, des Forces armées canadiennes [les FAC] [le membre des FAC]. Lorsqu’il est fait référence dans les présents motifs à la demanderesse, au singulier, il s’agit de l’épouse du membre des FC.

[4] Comme l’a signalé le défendeur, pour les besoins de sa requête en radiation, les faits plaidés par les demanderesses dans leur déclaration [la déclaration des demanderesses] sont tenus pour avérés. Cela étant, un grand nombre des faits énoncés ci après sont tirés des allégations formulées dans la déclaration des demanderesses.

[5] La demanderesse et le membre des FAC se sont mariés en septembre 2010, se sont séparés légalement en octobre 2013 et ont divorcé en mai 2021. Le membre des FAC a été au service des FAC du mois d’avril 2000 jusqu’à son décès en août 2021.

[6] Le 17 mars 2014, la demanderesse a obtenu de la Cour supérieure du Québec (Division de la famille) [la Cour du Québec] une ordonnance donnant effet à un accord de séparation provisoire [l’accord de séparation] qui imposait au membre des FAC un certain nombre d’obligations de soutien, dont (notamment) une pension alimentaire pour enfants, une pension alimentaire pour épouse et l’obligation d’effectuer les paiements hypothécaires liés à la maison familiale. Le membre des FAC ne s’est pas conformé à ces obligations et, en juillet 2014 ou aux environs de cette date, Revenu Québec a autorisé la saisie arrêt de son compte bancaire personnel en vue du versement de ses paiements mensuels au titre de la pension alimentaire pour enfants.

[7] À partir du mois de mai 2015, le membre des FAC a cessé de payer l’hypothèque relative à la maison. Après avoir reçu du créancier hypothécaire des avis de saisie en août 2015, la demanderesse a décidé de vendre la maison pour réutiliser sa valeur nette, mais le membre des FAC a refusé de collaborer en ne signant pas les documents nécessaires.

[8] En septembre et en octobre 2015, la demanderesse est entrée en contact avec les officiers supérieurs du membre des FAC pour s’informer s’il existait un recours quelconque contre lui. Le 20 octobre 2015, elle a écrit un courriel à une personne qu’elle croyait être l’officier supérieur du membre des FAC [le courriel de la demanderesse]. Peu après, elle a reçu un courriel d’un lieutenant colonel qui se décrivait comme l’officier supérieur du membre des FAC [le lieutenant colonel], lui faisant savoir que ni lui ni le ministère de la Défense nationale [le MDN] ne pouvaient l’aider, car il s’agissait d’une affaire personnelle entre la demanderesse et le membre des FAC [le courriel du lieutenant colonel].

[9] Le 17 septembre 2019, la demanderesse a obtenu de la Cour du Québec une autre ordonnance majorant l’obligation alimentaire du membre des FAC envers les enfants pour une période de six mois [l’ordonnance de septembre 2019]. Le membre des FAC n’a pas payé les montants rajustés de la pension alimentaire pour enfants. Le 19 mai 2021, elle a obtenu de la Cour du Québec un jugement de divorce ainsi qu’une ordonnance relative aux obligations alimentaires impayées du membre des FAC [le jugement de mai 2021].

[10] Entre 2016 et janvier 2021, le membre des FAC a vécu en union de fait avec une nouvelle conjointe [la nouvelle conjointe], qui, allègue la demanderesse, s’est organisée par des moyens détournés, avant le décès du membre des FAC, pour devenir l’exécutrice et la fiduciaire de la succession du membre des FAC [la succession], et ce, dans le but de saisir les biens de la succession de ce dernier, a produit un testament suspect au nom du membre des FAC [le testament] et a fait des démarches auprès d’Anciens Combattants Canada [ACC], avec le résultat que la nouvelle conjointe et ses enfants sont devenus les bénéficiaires des prestations d’emploi et de la pension de retraite du membre des FAC.

[11] Le 18 mai 2023, la demanderesse a engagé une action devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario [la Cour de l’Ontario] contre la succession et la nouvelle conjointe [l’action ontarienne], réclamant la somme des paiements qu’il avait été ordonné au membre des FAC d’effectuer dans le jugement de mai 2021, y compris le partage de la valeur du régime de pension que le militaire avait accumulé et alléguant qu’elle contestait la validité du testament.

[12] Le 19 septembre 2023, les demanderesses ont déposé leur déclaration en vue d’engager la présente action devant la Cour fédérale à l’encontre du défendeur.

[13] Le 1er mai 2024, le défendeur, représenté par le procureur général du Canada, a déposé son dossier de requête à l’appui de la requête dont la Cour est actuellement saisie. Le 31 mai 2024, les demanderesses ont déposé un dossier de requête en réponse, et le 14 juin 2024, le défendeur a déposé des observations écrites en réplique.

Les questions en litige

[14] Les questions que la Cour doit trancher, telles que formulées par le défendeur, dans le cadre de la présente requête sont les suivantes :

  1. S’il convient de radier la réclamation des demanderesses pour manquement à une obligation fiduciaire, fausse déclaration faite par négligence et dommages intérêts punitifs, aggravés et exemplaires parce qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable.

  2. Si la Cour fédérale devait suspendre le reste des procédures, conformément à l’article 50.1 de la Loi.

Analyse

S’il convient de radier la réclamation des demanderesses pour manquement à une obligation fiduciaire, fausse déclaration faite par négligence et dommages intérêts punitifs, aggravés et exemplaires parce qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable.

La réclamation pour manquement à une obligation fiduciaire

[15] L’alinéa 221(1)a) des Règles prévoit que, sur requête, la Cour peut ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif qu’il ne révèle aucune cause d’action valable. Le critère qui s’applique à la radiation d’une demande aux termes de cet article des Règles consiste à savoir si, en tenant pour acquis que les faits plaidés sont avérés, il est évident et manifeste que la demande ne révèle aucune cause d’action valable et n’a aucune chance raisonnable de succès (Hunt c Carey, [1990] 2 RCS 959 à la p 980).

[16] Parmi les causes d’action soulevées dans leur déclaration, les demanderesses plaident que le gouvernement du Canada [le GC] (que la déclaration définit comme étant les FAC, ACC, le MDN et d’autres employés fédéraux) avait une obligation fiduciaire envers elles. Se fondant sur de la jurisprudence qui explique de quelle manière déterminer s’il existe ou non une obligation fiduciaire dans une affaire en particulier, le défendeur affirme que les demanderesses n’ont pas plaidé les éléments et les faits importants requis qui sont susceptibles d’étayer, dans les circonstances de l’espèce, l’existence d’une telle obligation. Invoquant l’alinéa 221(1)a) des Règles, il fait donc valoir que la réclamation des demanderesses pour manquement à une obligation fiduciaire ne révèle aucune cause d’action valable et qu’il y a lieu de la radier.

[17] Dans leur dossier de requête, les demanderesses consentent à la requête du défendeur pour que soient radiées les parties de leur demande où elles plaident que le défendeur a envers elles une obligation de diligence à titre de fiduciaire. En conséquence, il n’est nul besoin que la Cour examine les arguments détaillés que le défendeur a invoqués à l’appui de cette partie de la réparation demandée, sinon pour dire que ces arguments me convainquent que cette réparation est justifiée. Mon ordonnance prévoira que la réclamation des demanderesses pour manquement à une obligation fiduciaire sera radiée sans autorisation de modification.

La réclamation pour déclaration inexacte faite par négligence

[18] Dans leur déclaration, les demanderesses font également valoir la cause d’action de déclaration inexacte faite par négligence. Ces allégations reposent principalement sur les courriels d’octobre 2015 que se sont échangés la demanderesse et des représentants des FAC et, en particulier, le courriel du lieutenant colonel qui, soutiennent elles, constituait une déclaration inexacte faite par négligence, en ce sens que les FAC, le MDN et, par extension, le GC étaient bel et bien habilités à l’aider à remédier au défaut du membre des FAC de se conformer à ses obligations.

[19] Invoquant une fois de plus l’alinéa 221(1)a) des Règles, le défendeur fait valoir que la réclamation des demanderesses pour déclaration inexacte faite par négligence ne révèle aucune cause d’action valable et qu’il y a lieu de la radier.

[20] Le défendeur signale que, pour établir le bien fondé d’une réclamation pour déclaration inexacte faite par négligence, un demandeur est tenu de plaider les éléments juridiques et les faits importants qui sont requis pour étayer les éléments essentiels de la réclamation, à savoir que : a) le défendeur avait envers le demandeur une obligation de diligence fondée sur une relation spéciale entre eux, b) le défendeur a fait une déclaration fausse, inexacte ou trompeuse, c) le défendeur a agi de manière négligente en faisant cette déclaration, d) le demandeur s’est fondé de manière raisonnable sur la déclaration, et e) le demandeur a subi un préjudice directement attribuable au fait de s’être fié à la déclaration (Queen c Cognos Inc, [1993] 1 RCS 87).

[21] Se reportant aux courriels d’octobre 2015, le défendeur fait valoir que les demanderesses n’ont pas plaidé de faits importants susceptibles d’étayer les éléments essentiels susmentionnés d’une réclamation pour fausse déclaration faite par négligence et que, de ce fait, la réclamation n’a aucune chance raisonnable de succès. Il ajoute que même si le paragraphe 221(2) des Règles prévoit qu’aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête en vue d’obtenir une ordonnance fondée sur l’alinéa 221(1)a) des Règles, l’acte de procédure doit être lu de pair avec les documents qui y sont intégrés par renvoi, ce qui inclut les courriels d’octobre 2015. Citant la décision Abdulle c Canada (le Procureur général), 2022 CF 1307 au paragraphe 9, les demanderesses souscrivent à cette thèse.

[22] Faisant référence à ces courriels, le défendeur fait valoir que le courriel de la demanderesse auquel répondait le lieutenant colonel dans son propre courriel demandait qu’on les aide à remédier au fait que le membre des FAC refusait de signer le document nécessaire pour la vente de la maison familiale. Il soutient que la réponse du lieutenant colonel, à savoir qu’il n’y avait rien que lui ou le MDN pouvait faire pour aider la demanderesse en lien avec une opération immobilière, était exacte. Il signale que, dans leur déclaration, les demanderesses invoquent les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes : volume III, chapitre 207 – Paiements obligatoires et délégations de solde [les Règlements royaux], qui autorisent les FAC et le MDN à imposer des paiements obligatoires ou des saisies arrêts de solde à des officiers des FAC qui ne se conforment pas à certaines obligations financières. Cependant, fait il valoir, les Règlements royaux n’autorisent pas le MDN à intervenir dans des différends portant sur un bien immeuble conjugal ni ne l’habilitent à ordonner à un membre des FAC de vendre son bien privé. En conséquence, soutient il, la déclaration des demanderesses ne plaide pas un fondement factuel susceptible d’étayer les éléments essentiels d’une cause d’action pour déclaration inexacte faite par négligence.

[23] En réponse, les demanderesses font valoir que le courriel de la demanderesse faisait état non seulement du refus du membre des FAC d’aider à vendre la maison, mais aussi de son défaut d’effectuer les paiements hypothécaires prévus par l’accord de séparation. Elles ajoutent que, en indiquant que ni le lieutenant colonel ni le MDN ne pouvaient les aider, le courriel du lieutenant colonel faisait référence non seulement à l’opération immobilière, mais aussi, de façon plus générale, aux circonstances qui existaient entre la demanderesse et le membre des FAC. Les demanderesses reconnaissent que le MDN ne peut pas aider à conclure des ventes immobilières privées, mais elles soutiennent que le courriel du lieutenant colonel était inexact en ce sens que celui ci affirmait en fait que rien ne pouvait être fait au sujet de l’obligation du membre des FAC d’effectuer les paiements hypothécaires prévus par l’accord de séparation. Reconnaissant qu’il est au moins possible que les déclarations faites dans le courriel du lieutenant colonel peuvent être interprétées de multiples façons, les demanderesses soutiennent qu’il n’est pas évident et manifeste que leur réclamation pour fausse déclaration faite par négligence n’a aucune chance raisonnable de succès.

[24] Dans ses observations en réplique, le défendeur allègue que la position des demanderesses invoque, sans fondement factuel à l’appui, une norme de diligence élevée qui ne cadre pas avec la jurisprudence et qui revient à exiger du lieutenant colonel qu’il donne un avis juridique. Le défendeur exhorte la Cour à conclure que les demanderesses interprètent les courriels d’octobre 2015 de manière déraisonnable et qu’il est donc évident et manifeste que leur déclaration ne révèle pas une cause d’action valable pour déclaration inexacte faite par négligence.

[25] Le défendeur souligne à juste titre que les requêtes en radiation remplissent une fonction importante de filtrage ou de contrôle pour évaluer la viabilité d’une défense ainsi que pour « séparer le bon grain de l’ivraie » (Mohr c Ligue nationale de hockey, 2022 CAF 145 aux para 49, 53). À mon avis toutefois, le défendeur demande à la Cour de se livrer à un degré d’analyse qui, dans le cas d’une requête en radiation, est inapproprié.

[26] La déclaration des demanderesses plaide expressément que la demanderesse est entrée en contact avec les FAC pour savoir s’il existait un recours quelconque contre le membre des FAC au sujet de son refus délibéré de se conformer à ses obligations en matière de soutien financier ainsi que contre les efforts constants qu’il faisait pour empêcher la vente de la maison. La déclaration allègue de plus que la demanderesse croyait, et s’est raisonnablement fondée sur une réponse du lieutenant colonel, qu’il n’y avait rien que celui ci ou le MDN pouvait faire pour l’aider contre le défaut du membre des FAC de se conformer à ses obligations alimentaires ordonnées par un tribunal, et la déclaration plaide le fondement de l’affirmation des demanderesses selon laquelle cette réponse était inexacte. Il n’est pas manifeste et évident à mes yeux que les présents actes de procédure présentent une réclamation qui ne révèle aucune cause d’action valable et qui n’a aucune chance raisonnable de succès.

[27] Les arguments qu’invoque le défendeur sont plutôt assimilables à une demande pour que la Cour conclue que la preuve sur laquelle les demanderesses souhaitent se fonder n’étaye pas leurs allégations. Bien que les courriels d’octobre 2015 soient mentionnés dans la déclaration des demanderesses et, au vu de la position conjointe des parties, pris en compte dans l’analyse de la Cour, ces courriels représentent en fin de compte une preuve dont la Cour sera tenue de trancher l’interprétation au moment d’examiner la réclamation des demanderesses sur le fond. Je ne considère pas qu’il revient à la Cour de rendre cette décision à ce stade ci. La Cour ne devrait pas non plus, dans le cadre de la présente requête, statuer sur la position du défendeur selon laquelle la réclamation des demanderesses repose sur une norme de diligence que la jurisprudence n’étaye pas.

[28] Je refuse donc de faire droit à la partie de la requête par laquelle le défendeur cherche à faire radier la réclamation des demanderesses pour fausse déclaration faite par négligence.

La réclamation pour dommages intérêts punitifs, aggravés et exemplaires

[29] Le défendeur signale que, dans leur déclaration, les demanderesses réclament des dommages intérêts punitifs, aggravés et exemplaires, et il fait valoir qu’il y a lieu de radier cette réclamation, car la déclaration est dénuée de faits importants susceptibles d’étayer une réclamation pour ces catégories de dommages intérêts. Il sollicite cette réparation en vertu de l’alinéa 221(1)c) des Règles, qui autorise la Cour à radier tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire.

[30] Le défendeur soutient que, pour avoir droit à des dommages intérêts punitifs, un demandeur doit établir que la conduite contestée s’écartait de façon marquée des normes de conduite acceptées ou qu’elle était malveillante, opprimante ou oppressive et choque le sens de la dignité de la cour (Fidler c Sun Life du Canada, compagnie d’assurance vie, 2006 CSC 30 au para 62). En ce qui concerne les actes de procédure, une simple réclamation pour dommages intérêts punitifs ne suffit pas. Il faudrait plutôt que les faits qui justifient censément l’octroi de dommages intérêts punitifs soient plaidés avec assez de détails pour que le défendeur puisse savoir la preuve qu’il lui faut réfuter. L’omission de plaider de tels faits importants peut mener à la radiation d’une réclamation pour dommages intérêts punitifs (Brauer c Canada, 2020 CF 828 au para 9, conf. dans Brauer c Canada, 2021 CAF 198).

[31] En réponse, les demanderesses soutiennent que les faits importants qui étayent la réclamation pour dommages intérêts punitifs sont exposés en détail d’un bout à l’autre de leur déclaration. Elles font mention d’allégations selon lesquelles : a) la déclaration du lieutenant colonel a été faite par négligence, avec un souci d’exactitude insouciant et en sachant que la demanderesse se fonderait sur la déclaration, b) le défendeur n’a pas pris la demanderesse au sérieux et n’a rien fait pour répondre comme il faut à ses préoccupations, c) le défendeur a conçu, entretenu, exploité et utilisé un système vicié pour procéder à la substitution de bénéficiaires ainsi que pour le déblocage de pensions et d’autres avantages, d) la demanderesse a relancé les FAC et le MDN, mais n’a reçu aucune réponse sur l’état d’avancement de l’ordonnance de septembre 2019, e) il n’y a aucune explication raisonnable quant à la raison pour laquelle le GC n’a pas donné suite à l’ordonnance de septembre 2019 et f) le défendeur savait qu’il y avait d’importantes lacunes dans le système sur le plan de la réception, du traitement et de l’exécution des ordonnances alimentaires, mais il a omis d’agir pour remédier à ces problèmes.

[32] Je signale que la demanderesse n’a soulevé aucun argument faisant une distinction entre les catégories de dommages intérêts punitifs, exemplaires et aggravés. Je traiterai donc de cette partie de la requête en me fondant sur les arguments et la jurisprudence que les parties ont présentés sans faire de distinction entre ces catégories.

[33] Je souscris à l’argument en réplique du défendeur selon lequel les allégations des demanderesses, bien qu’elles puissent étayer une réclamation fondée sur la négligence, ne comportent pas de faits importants susceptibles d’établir que sa conduite était malveillante, oppressive et abusive, ou qu’elle s’écartait des normes de conduite acceptées.

[34] Les demanderesses signalent également qu’elles ont plaidé que le lieutenant colonel avait agi avec malveillance. Cependant, il ne suffit pas qu’un acte de procédure affirme simplement, comme motif pour réclamer des dommages intérêts punitifs, que la conduite du défendeur était dure, vengeresse, répréhensible et malicieuse (Whiten c Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18 au para 87). Elles allèguent que leur acte de procédure représente une allégation selon laquelle le lieutenant colonel a délibérément refusé de les aider pour des raisons malveillantes et sans motif valable, une allégation qui, soutiennent elles, est étayée par le fait qu’il semble qu’aucune raison valable n’explique sa conduite. Je conclus, une fois de plus, que la déclaration des demanderesses manque de faits importants à l’appui de la réclamation pour dommages intérêts de nature punitive ou comparable des demanderesses.

[35] Je signale également que les demanderesses n’ont fait état d‘aucun motif pour apporter à leur déclaration une modification qui étayerait une réclamation pour de tels dommages intérêts.

[36] En conséquence, mon ordonnance radiera les réclamations pour dommages intérêts punitifs, aggravés et exemplaires des demanderesses, sans autorisation de modification.

La suspension prévue à l’article 50.1 de la Loi

[37] Enfin, dans sa requête, le défendeur demande que, après le règlement de ses arguments en faveur de la radiation de certaines parties des actes de procédure en application de l’article 221 des Règles, tout élément restant de l’action soit suspendu conformément à l’article 50.1 de la Loi. Comme il a été signalé plus tôt, les demanderesses ne prennent aucune position quant à cette demande de réparation du défendeur.

[38] Le texte de l’article 50.1 de la Loi est, en partie, le suivant :

Suspension des procédures

50.1 (1) Sur requête du procureur général du Canada, la Cour fédérale ordonne la suspension des procédures relatives à toute réclamation contre la Couronne à l’égard de laquelle cette dernière entend présenter une demande reconventionnelle ou procéder à une mise en cause pour lesquelles la Cour n’a pas compétence.

Reprise devant un tribunal provincial

(2) Le demandeur dans l’action principale peut, après le prononcé de la suspension des procédures, reprendre celles ci devant le tribunal compétent institué par loi provinciale ou sous le régime de celle ci.

Stay of proceedings

50.1 (1) The Federal Court shall, on application of the Attorney General of Canada, stay proceedings in any cause or matter in respect of a claim against the Crown where the Crown desires to institute a counter claim or third party proceedings in respect of which the Federal Court lacks jurisdiction.

Recommence in provincial court

(2) If the Federal Court stays proceedings under subsection (1), the party who instituted them may recommence the proceedings in a court constituted or established by or under a law of a province and otherwise having jurisdiction with respect to the subject matter of the proceedings.

[39] L’article 50.1 a pour objet de veiller à ce que les questions qui sont en litige dans une demande à l’encontre de la Couronne ne soient pas partagées entre la Cour fédérale et un tribunal provincial. Il est impératif d’empêcher que cela se produise (si les exigences de l’article 50.1 sont remplies) (Bande indienne de Stoney c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), 2006 CF 553 aux para 14, 26). Pour obtenir gain de cause dans le cadre d’une requête présentée en vertu de l’article 50.1, la Couronne doit établir que : a) elle entend procéder à une mise en cause, et b) la procédure de mise en cause n’est pas de la compétence de la Cour fédérale (Dobbie c Canada (Procureur général), 2006 CF 552 [Dobbie] au para 8).

[40] L’arrêt 744185 Ontario Inc. c Canada, 2020 CAF 1, souscrit à trois facteurs à prendre en considération pour décider si l’intention d’engager une procédure de mise en cause est réelle : a) la preuve de l’intention d’engager une procédure de mise en cause, b) si les renseignements fournis au sujet de la procédure de mise en cause proposée sont clairs, ou s’ils sont vagues et non détaillés, et c) si la procédure de mise en cause a une chance possible de succès (voir le para 16).

[41] Pour ce qui est de ces facteurs, le défendeur se fonde sur une ébauche de demande de mise en cause jointe à ses observations écrites. Dans cet acte de procédure, la Couronne affirme qu’il incombait au membre des FAC de se conformer aux obligations alimentaires que le tribunal lui avait imposées et que, dans la mesure où il ne l’a pas fait, les demanderesses devraient commencer par la succession. La Couronne fait siennes les allégations des demanderesses dans la présente action et elle soutient que, s’il est conclu qu’elle est jugée responsable envers les demanderesses, elle a droit à une contribution ou à une indemnité de la part de la succession et de la nouvelle conjointe. Cette allégation repose notamment sur la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario.

[42] Le défendeur soutient que l’intention de la Couronne d’engager une procédure de mise en cause contre la succession et la nouvelle conjointe est démontrée par l’ébauche de demande de mise en cause. Il soutient de plus que cette ébauche est claire et que la demande a une certaine chance de succès. Le défendeur renvoie la Cour à la décision Dobbie, au paragraphe 18, où il est expliqué qu’une demande de mise en cause ne sera considérée comme fallacieuse que si elle n’a manifestement aucune chance de succès.

[43] L’ébauche de demande de mise en cause est brève, mais elle explique le fondement de l’intention qu’a la Couronne de présenter une réclamation contre la succession et la nouvelle conjointe. Je suis convaincu, surtout en l’absence de toute opposition des demanderesses, que l’intention de la Couronne est réelle, en ce sens qu’il existe une preuve de cette intention, que la demande est suffisamment détaillée pour les besoins de l’analyse fondée sur l’article 50.1, et qu’elle a une chance de succès.

[44] Pour ce qui est du fait de savoir si la demande de mise en cause ne relève pas de la compétence de notre Cour, le défendeur invoque le critère à trois volets qu’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt ITO Int’l Terminal Operators c Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752, pour déterminer dans quelles circonstances une action relève de la compétence de la Cour fédérale : a) il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral, b) il doit exister un ensemble de règles de droit fédéral qui soit essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence, et c) la loi invoquée dans l’affaire doit être une « loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[45] Je suis d’accord que ce critère est respecté. Il n’y a aucune attribution de compétence par une loi qui s’applique à la demande de mise en cause, et la demande relève d’une loi provinciale, pas d’une loi fédérale.

[46] Étant donné que le défendeur a satisfait aux exigences relatives à l’application de l’article 50.1 de la Loi, mon ordonnance accordera la réparation demandée en vertu de cette disposition.

Les dépens

[47] Chacune des parties réclame les dépens afférents à sa requête. En ce qui concerne les éléments de la requête qui ont été contestés, les parties ont obtenu un succès partagé. Je ne rendrai donc aucune ordonnance quant aux dépens.


[48]  

ORDONNANCE dans le dossier T 2018 23

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La réclamation des demanderesses pour manquement à une obligation fiduciaire est radiée sans autorisation de modification.

  2. Les réclamations des demanderesses pour dommages intérêts punitifs, aggravés et exemplaires sont radiées sans autorisation de modification.

  3. La requête du défendeur en vue de faire radier les réclamations des demanderesses est par ailleurs rejetée.

  4. Le reste de l’action des demanderesses est radié, conformément à l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F 7.

  5. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T 2018 23

INTITULÉ :

KAREN BUTT, AVA KELLY, représentée par sa tutrice à l’instance KAREN BUTT, CLAIRE KELLY, représentée par sa tutrice à l’instance KAREN BUTT et GRACE KELLY, représentée par sa tutrice à l’instance KAREN BUTT c SA MAJESTÉ LE ROI

REQUÊTE TRANCHÉE SUR LA BASE D’OBSERVATIONS ÉCRITES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JUIN 2024

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Robert H. Karrass

Justin Sugar

POUR LES DEMANDERESSES

Wendy Wright

Cindy Ko

Deniz Samadi

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Karrass Law

Thornhill (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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