Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20240717


Dossier : T-1922-22

Référence : 2024 CF 1116

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2024

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

MATHIEU BOUCHARD

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Mathieu Bouchard présente une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, à l’égard d’une décision du Centre des pensions du Canada relativement au montant devant lui être payé au titre de la valeur de transfert de sa prestation du régime de pension.

[2] De fait, la décision relative au montant communiquée au demandeur le 11 avril 2022 était inférieure de plus de 18 % par rapport à la valeur de transfert estimée qui lui avait été communiquée tôt en décembre 2021, quelques jours après sa démission de son poste de chef de cabinet d’un ministre. Du 22 novembre 2015 au 25 novembre 2021, il avait agi comme conseiller principal auprès du Premier ministre du pays, pour devenir chef de cabinet d’un ministre plus tard. À la suite de son départ, M. Bouchard a droit à une annuité en vertu de la Loi sur la pension de la fonction publique, LRC 1985, c P-36 [Loi]. Les montants communiqués au demandeur en avril 2022 ont été confirmés par courriel le 17 août 2022. C’est effectivement cette confirmation, et de sa brève explication, que le demandeur conteste par voie d’une demande de contrôle judiciaire.

I. Les faits

[3] Les faits de cette affaire ne sont pas contestés.

[4] Le Centre des pensions du Canada procède de la Loi sur le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, LC 1996, c 16, le ministère étant désigné présentement comme Services publics et Approvisionnement Canada. C’est le Centre des pensions qui gère le régime de retraite de la fonction publique fédérale. L’autre joueur important dans la présente affaire est le Secrétariat du Conseil du Trésor qui, selon la preuve offerte par le défendeur, élabore les politiques relatives au régime de pensions. Toujours selon la preuve présentée par le défendeur, c’est lui qui donne des instructions au Centre des pensions sur la grande orientation et il est responsable de la règlementation qui vient en soutien de la Loi applicable et y donne vie.

[5] À la suite de sa démission du 25 novembre 2021, M. Bouchard a reçu rapidement une trousse d’information de la part du Centre des pensions. L’envoi est daté du 1er décembre 2021 et donnait suite à la demande de M. Bouchard du 29 novembre. À la seule lecture de la trousse, on voit que celle-ci n’était pas personnalisée au demandeur mais semble plutôt être d’un type générique. Ainsi, d’entrée de jeu, la trousse indique au récipiendaire que s’il envisage quitter son emploi, il devrait en aviser son employeur à l’avance : M. Bouchard avait quitté son emploi une semaine avant la réception de la trousse.

[6] La preuve non contredite révèle aussi que M. Bouchard a été en contacts fréquents avec le Centre des pensions, son interlocuteur, tant par courriel que par voie téléphonique. C’est que le demandeur cherchait à faire diligence car il voulait recevoir le paiement constituant la valeur de transfert pour que la partie qui pouvait être transférée à un régime d’épargne retraite exempt d’impôt le soit avant mars 2022, date butoir pour bénéficier du traitement fiscal pour l’année 2021.

[7] Un pensionné doit choisir une des options de retraite qui s’offrent à lui. La trousse d’information identifie plusieurs options, dont la pension immédiate, la pension différée et la valeur de transfert. M. Bouchard aura choisi la valeur de transfert en janvier 2022 et ses démarches auprès de l’institution financière avec laquelle il souhaitait faire affaire pour investir la valeur de transfert étaient entamées.

[8] Cependant le transfert n’a pas été effectué facilement puisque le Centre des pensions a indiqué ne pouvoir concilier le salaire payé au demandeur aux échelles pertinentes en vertu de la convention collective pour les postes correspondant à ceux occupés par le demandeur. Ainsi des demandes de « clarification » étaient faites en janvier 2022. Ce ne sera que le 6 avril 2022, plus de deux mois plus tard, qu’il était confirmé que le personnel exempt (souvent connu comme le « personnel politique ») était payé selon des lignes directrices qui n’étaient pas nécessairement tenues aux échelles de conventions collectives pour des postes équivalents grosso modo. Les salaires indiqués par M. Bouchard étaient donc ceux qui devaient être utilisés dans la computation des prestations de retraite que M. Bouchard désirait voir transformées en valeur de transfert. Ce n’est donc que le 8 avril que le transfert a pu être complété.

[9] M. Bouchard se plaignait alors à deux égards dans un courriel du 22 avril 2022. Il y disait qu’il ne devrait pas être pénalisé par le retard mis par le Centre des pensions à confirmer son salaire. Selon le courriel, on l’avait assuré que le paiement aurait lieu en février, s’il complétait avec célérité les formalités requises : il l’a fait. L’augmentation des taux d’intérêt en mars et avril 2022 ne devrait pas lui faire perdre des sommes importantes au titre de la valeur de transfert des prestations de retraite auxquelles il avait droit. Il indiquait dans ce courriel du 22 avril 2022 que les démarches qu’il avait faites auprès du Centre des pensions en décembre 2021, complétées avec les derniers formulaires remplis et envoyés le 6 janvier 2021, visaient à se « prémunir le plus possible contre une telle éventualité ». Ensuite, le demandeur demandait une révision de son dossier « afin que le montant du transfert soit ajusté pour refléter la situation au moment où j’ai envoyé mon choix au Centre des pensions ».

II. Les démarches et la décision

[10] C’est le 11 avril 2022 que le Centre des pensions communiquait au demandeur les divers montants auxquels, selon le Centre, il avait alors droit. Comme c’est trop souvent le cas en ces matières, l’écrit est loin d’être limpide. À faire quelques additions, M. Bouchard aura compris que la valeur de transfert était réduite de 18.3 % par rapport à l’estimation qui lui avait été communiquée le 1er décembre précédent. L’envoi ne fournit aucune explication pour la somme sensiblement inférieure qui lui serait payée au titre de la valeur de transfert. C’est ce qui a fait que M. Bouchard s’est plaint.

[11] Le 29 avril 2022, M. Bouchard recevait une réponse à son courriel de la semaine précédente. Cette réponse, envoyée par courriel, notait ceci :

  • les estimés fournis ne sont que des estimés; ils pourront changer en fonction de la hausse ou de la baisse des taux d’intérêts;

  • c’est le Règlement sur la Pension de la fonction publique, CRC c 1358 [Règlement], qui prévoit le calcul à être fait. On déclare au courriel qu’« il n’y a aucune disposition dans la loi qui nous permettrait d’utiliser une date d’évaluation différente de celle du mois au cours duquel la valeur de transfert est payée ». Comme on le verra plus loin cela est contesté par le demandeur;

  • le courriel annonce les normes de service (le paiement de la valeur de transfert est à être fait dans les 45 jours qui suivent la réception de la documentation requise dans 96 % des cas), mais indique que cette norme n’a pu être rencontrée à cause du retard à recevoir la confirmation du salaire du demandeur. Le courriel ne cherche pas à expliquer un délai de trois mois pour une vérification anodine au sein du même ministère (le Centre de paye qui devait être consulté pour confirmer le salaire fait partie du même ministère que le Centre des pensions), remarque qui avait été faite dans le courriel de M. Bouchard du 22 avril.

[12] La situation ne devait pas en rester là. M. Bouchard a à compter de mai 2022 fait ses recherches et a tenté d’obtenir une révision en soulevant diverses questions. Ultimement, un courriel du 17 août 2022 fournissait la décision dont contrôle judiciaire est demandé.

[13] Ainsi, c’est le 30 mai 2022 que le demandeur écrivait, par courriel, au Centre des pensions pour signaler que son « examen plus approfondi des règles en matière du calcul de la valeur de transfert lui faisait conclure que l’application faite menait à un « non-sens à être corrigé » ». À ce stade du débat avec le Centre des pensions, M. Bouchard cherchait à présenter un argument relativement au taux d’inflation que la Banque du Canada, dans son rapport sur la politique monétaire d’avril 2022, avait reconnu être plus élevé que prévu précédemment selon des projections en janvier 2022. Cela avait l’effet de réduire sensiblement la valeur de transfert. M. Bouchard faisait une demande formelle de révision.

[14] La réponse initiale venait le 23 juin 2022 de la part du gestionnaire de la section des Services aux cadres. Il y indiquait que le calcul de la valeur de transfert prend en compte plusieurs facteurs. C’est l’article 90 du Règlement qui prévoit la méthodologie à suivre et les hypothèses considérées. Le gestionnaire de la section des Services aux cadres prétend que « Règlement fait aussi référence aux taux d’intérêt à utiliser selon les Normes de pratique applicables aux régimes de retraite, publié par l’Institut canadien des actuaires ». Le courriel se termine par l’affirmation qu’aucune discrétion n’existe quant à la méthode et aux hypothèses pour réaliser le calcul puisque le tout est prescrit par la Loi et son Règlement : les seuls changements de nature législative « découlent du Secrétariat du Conseil du Trésor ».

[15] M. Bouchard n’allait pas abandonner. Il écrivait audit gestionnaire le 7 juillet 2022, mais il était cette fois plus pointu. L’argument était à saveur plus juridique.

[16] Dans ce courriel, il faisait remarquer que la « date d’évaluation » est définie au Règlement au paragraphe 83(1). C’est l’alinéa b) qui s’applique à son cas. Je reproduis ce paragraphe :

83 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent aux articles 84 à 99.

83 (1) The following definitions apply in sections 84 to 99.

[…]

date d’évaluation

valuation day means

a) Dans le cas d’un contributeur qui a cessé d’être employé dans la fonction publique pour devenir employé du nouvel employeur, la plus tardive des dates suivantes :

(a) in respect of a contributor who has ceased to be employed in the public service to become employed by a new employer, the later of

(i) la date où il cesse d’être employé du nouvel employeur,

(i) the date on which the contributor ceases to be employed by the new employer, and

(ii) la date où il exerce un choix en faveur de la valeur de transfert;

(ii) the date on which the contributor exercises an option for a transfer value; and

b) dans tout autre cas, la plus tardive des dates suivantes :

(b) in respect of any other contributor, the later of

(i) la date où le contributeur cesse d’être employé dans la fonction publique,

(i) the date on which the contributor ceases to be employed in the public service, and

(ii) la date où il exerce un choix en faveur de la valeur de transfert. (valuation day)

(ii) the date on which the contributor exercises an option for a transfer value. (date d’évaluation)

Selon cette définition, la date d’évaluation pour établir la valeur de transfert serait la date où M. Bouchard a choisi la valeur de transfert plutôt que, par exemple, une pension différée.

[17] Pourtant, l’employeur aura choisi la date où le versement de la valeur de transfert a été fait comme étant la date d’évaluation, ce qui a entraîné une perte de 18,3 %. Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut savoir que, en vertu de l’article 90 du Règlement, « [l]a valeur de transfert à laquelle le contributeur a droit correspond à ce qui suit : a) la valeur actuarielle actualisée, à la date d’évaluation, des prestations de pension acquises qui seraient versées à celui-ci ou à son égard s’il avait droit à une pension […] ». La date à laquelle cette évaluation a lieu est évidemment une variable critique si les taux d’intérêt changement. M. Bouchard faisait remarquer, de manière très loyale, que le paragraphe 83(2) crée de la confusion en ce qu’il présente une autre définition de la date d’évaluation. Ce texte se lit de la façon suivante :

(2) Pour l’application des articles 84 à 99, la date d’évaluation est la date du virement de la valeur de transfert visée à l’article 13.01 de la Loi; toutefois, elle est le 30 avril 1997 dans le cas où le contributeur a effectué un choix en faveur de la valeur de transfert au cours de la période commençant le 20 juin 1996 et se terminant le 29 avril 1997.

(2) For the purposes of sections 84 to 99, valuation day is the day on which the transfer value referred to in section 13.01 of the Act is transferred or, if a contributor exercised an option in favour of a transfer value on or after June 20, 1996 and before April 30, 1997, the valuation day is April 30, 1997.

[18] Cette confusion, disait M. Bouchard, doit être résolue en faveur de l’ex-employé. Ce serait d’autant plus vrai que la Norme de pratique à laquelle le gestionnaire semblait avoir référé dans son courriel du 30 mai envisage un délai entre la date d’évaluation et la date du versement de la valeur de transfert. La norme 3520.03, dans la version applicable à compter du 22 février 2022, se lisait ainsi :

.03 La valeur actualisée devrait être ajustée conformément aux exigences des lois applicables pour tenir compte de l’intérêt couru entre la date d’évaluation et le premier jour du mois au cours duquel le versement est effectué. Sauf indication contraire dans les lois applicables, les taux d’intérêt utilisés pour calculer le rajustement devraient être les mêmes que ceux qui ont servi à calculer la valeur actualisée. [En vigueur à compter du 1er décembre 2020]

La question posée au Centre des pensions était donc pourquoi ne pas utiliser la date du choix de recevoir le paiement de la valeur de transfert, plutôt que celle du virement?

[19] Dans un deuxième temps, le demandeur se plaignait que malgré que la Norme de pratique 3550.01 prévoit la divulgation des hypothèses actuarielles utilisées « pour établir la valeur actualisée et le taux d’intérêt à créditer entre la date de l’évaluation et celle du premier mois au cours duquel le paiement est versé », ces hypothèses ne lui avaient pas été communiquées. De fait, le demandeur requérait des informations très particularisées.

[20] La réponse, qui constitue en fin de compte la décision dont contrôle judiciaire est demandé, n’est venue que le 17 août 2022. Elle est constituée des éléments suivants :

  • les taux d’intérêt sont largement responsables des fluctuations des valeurs de transfert;

  • après consultation auprès du Secrétariat du Conseil du Trésor, celui-ci déclare que c’est le paragraphe 83(2) qui s’applique. Je n’ai trouvé aucune explication offerte pour cette décision. Le gestionnaire indique l’intention du Secrétariat « d’abroger » l’autre définition de la « date d’évaluation ». Il déclare aussi ne pas avoir de choix que d’appliquer la Loi et son Règlement qu’en conformité aux directives reçues.

  • quant aux hypothèses démographiques et économiques, elles ne sont pas fournies dans le cas particulier du demandeur. Le gestionnaire réfère plutôt à l’article 92 du Règlement qui indique en quoi elles consistent; on dit plutôt qu’elles « sont programmées dans le logiciel de pension », la mystérieuse « boîte noire ».

  • la décision fournit par ailleurs les taux d’intérêt à court et long terme (non définis) qui auraient été utilisées pour le calcul de l’estimation en novembre 2021 (faite en date du 1er décembre) et celui du paiement effectué en avril 2022.

  • il est répété que « [p]lus les taux d’intérêts [sic] sont élevés, moins vous avez besoin d’investissement initiale [sic] afin d’obtenir la pension à laquelle vous auriez droit si vous aviez opté pour une pension différée ».

Le résultat final est que la décision demeure inchangée.

III. Arguments

[21] Il n’est peut-être pas inutile d’expliquer sommairement, et simplement, ce qui est au cœur du litige.

[22] Des annuités sont payées à des contributeurs à un régime de pension. L’annuité, sous forme de prestation mensuelle selon la preuve au dossier, aurait été payée à M. Bouchard lorsqu’il aurait atteint l’âge de 65 ans (des allocations avant cet âge, mais après 55 ans sont possibles). Le dossier ne révèle pas comment on en est arrivé au montant de la prestation mensuelle différée. Mais ces dispositions n’ont pas d’incidence en notre espèce.

[23] Pour qui choisit la valeur de transfert, elle consiste selon la trousse d’information fournie au demandeur en décembre 2021 en « [u]n paiement forfaitaire au titre de la valeur de transfert [correspondant] à la valeur future de votre pension de retraite (pension différée) » (trousse intitulée « Information sur l’admissibilité aux prestations de retraite », p 9/24). J’ai reproduit au paragraphe 17 des présents motifs la partie de la définition de la date d’évaluation qui a été utilisée dans le calcul de la valeur de transfert à l’article 90 du Règlement. Un résultat différent serait obtenu si la définition au paragraphe 83(1), reproduite au paragraphe 16 des présents motifs, était utilisée. L’article 90 du Règlement est rédigé ainsi. Il est neutre quant à la date d’évaluation à être utilisée :

Calcul de la valeur de transfert

Determination of Transfer Value

90 La valeur de transfert à laquelle le contributeur a droit correspond à ce qui suit :

90 The transfer value to which a contributor is entitled is equal to the greater of

a) la valeur actuarielle actualisée, à la date d’évaluation, des prestations de pension acquises qui seraient versées à celui-ci ou à son égard s’il avait droit à une pension différée en vertu des articles 13 ou 13.001 de la Loi au moment où il cesse d’être employé dans la fonction publique;

(a) the actuarial present value on valuation day of the accrued pension benefits that would be payable to or in respect of the contributor had the contributor become entitled to a deferred annuity under section 13 or 13.001 of the Act on ceasing to be employed in the public service, and

b) s’il est plus élevé, le montant du remboursement de contributions qui devrait lui être payé à la date d’évaluation s’il y avait droit.

(b) the amount of a return of contributions that would be payable on valuation day if the contributor were eligible to receive a return of contributions.

Cela suffit pour nos fins. Qu’il soit noté que l’article 92 du Règlement déclare les hypothèses actuarielles qui doivent être utilisées dans le calcul de la valeur actuarielle actualisée des prestations de pension acquises.

[24] Puisqu’il s’agit de flux monétaires futurs dont on recherche la valeur actuarielle actualisée (« actuarial present value »), le taux d’intérêt nécessaire qui génèrera les flux monétaires permet de déterminer la valeur actualisée (ou la valeur présente), soit le capital nécessaire pour produire les flux monétaires. Ainsi, si un taux d’intérêt bas est utilisé, il faudra un pécule, un capital, supérieur pour permettre les flux monétaires à échéance auxquels le pensionné a droit. Inversement, si les taux d’intérêt sont plus élevés, le pécule pour atteindre les mêmes flux monétaires sera moindre parce que le rendement généré par un taux d’intérêt plus élevé permet à un capital inférieur d’être suffisant.

[25] C’est ce qui s’est produit en l’espèce. Au moment où une estimation a été donnée du capital (ou le pécule) nécessaire pour générer les flux monétaires, les taux d’intérêt étaient très bas. Si la date d’évaluation est celle prévue à l’alinéa 89(1)b) du Règlement, la valeur de transfert sera plus haute que si c’est plutôt le paragraphe 89(2) du Règlement qui doit trouver application alors que les taux d’intérêt avaient augmenté selon la décision sous contrôle judiciaire, de 120 points de base pour les taux d’intérêts à court terme et de 50 point de base pour les taux d’intérêt à long terme. Selon les calculs faits, cela résulterait en une réduction du capital requis pour générer les flux monétaires de 18,3 %.

A. Le demandeur

[26] La demande de contrôle judiciaire est articulée autour de deux pôles. D’abord, une ordonnance de la nature d’un certiorari pour faire annuler la décision du Centre des pensions refusant la reconsidération de la décision du 11 avril 2022 fixant la valeur de transfert à un montant inférieur à ce qui aurait été payé plus tôt dans l’année. L’autre pôle était la demande d’une déclaration par la Cour que la valeur de transfert devait être évaluée à la date où le choix en faveur d’une valeur de transfert a été effectué. De façon subsidiaire, on demandait que l’affaire soit retournée au décideur administratif pour qu’un calcul soit refait en fonction des motifs et conclusions auxquels la Cour en sera arrivée.

[27] Les motifs invoqués au soutien de la demande de contrôle judiciaire ont évidemment trait au caractère raisonnable de la décision prise. Ainsi, la décision du 17 août 2022, qui refuse de reconsidérer la décision du 11 avril 2022, est déraisonnable parce que :

  • il y a refus d’exercer la compétence;

  • il y a des erreurs de droit;

  • les conclusions de fait sont erronées et tirées de façon abusive et arbitraire.

De façon plus précise, le demande attaque le raisonnement du décideur comme n’étant pas rationel et fondé sur la logique : le décideur suit un raisonnement tautologique recourant à de faux dilemmes, des généralisation non fondées ou fondées sur une prémisse absurde.

[28] Se réclamant de l’alinéa 18.1(3)b) de Loi sur les Cours fédérales, le demandeur réclame que la Cour détermine la date d’évaluation à être employée en l’espèce.

[29] La confusion qui résulte de la coexistence des paragraphes 83(1) et 83(2) du Règlement, générant des dates d’évaluation différentes, est même amplifiée par la trousse envoyée au demandeur en décembre 2021. Celle-ci exprimait en quoi consiste la date d’évaluation. Le texte du paragraphe en question, qu’on retrouve sous le titre « 3.2.1 Valeur de transfert » du document intitulé « Information sur l’admissibilité aux prestations de retraite » à la page 9/24 se lit ainsi :

La valeur de transfert est calculée à la date d’évaluation, qui est soit la date de votre cessation d’emploi, soit la date d’exercice du choix, selon celle qui survient en dernier. La date d’exercice du choix est la date à laquelle vous remplissez et signez le Relevé des options de prestations de retraite (PWGSC-TPSGC 2011F-PF) ou l’Annexe – Options de prestations de retraite. La valeur de transfert est fondée sur plusieurs hypothèses économiques, dont celles liées aux taux d’intérêt nets. Le montant du paiement peut différer du montant estimé en raison de la fluctuation des taux d’intérêt. Les hypothèses liées aux taux d’intérêt varient tous les mois, et le taux en vigueur à la date de cessation d’emploi ou à la date d’exercice du choix, selon ce qui survient en dernier, sert à déterminer le montant du paiement.

[30] En plus, les formulaires à être remplies en janvier 2022 parlent du même choix quant à ce qui constitue la date d’évaluation. À l’affidavit de Mark Doiron, un employé de Services publics et Approvisionnement Canada au Centre des pensions du gouvernement du Canada, l’affiant témoigne que le formulaire « Informations importantes concernant les valeurs de transfert et le formulaire d’option de paiement hors limite de la valeur de transfert » a été transmis à M. Bouchard le 5 janvier 2022 (para 42 de l’affidavit) et reçu le lendemain. On y lit :

Le montant réel du paiement de la valeur de transfert peut différer du montant estimatif étant donné que les taux en vigueur à la date d'évaluation (le dernier de votre date de résiliation ou la date à laquelle l'option de valeur de transfert est effectuée) déterminent le montant du paiement réel. L'effet de taux plus élevés entraînera un montant inférieur de la valeur de transfert, puisqu'il suppose que les participants au régime pourront obtenir un taux de rendement plus élevé sur leurs placements.

Votre date d'évaluation est la suivante:

• votre date de résiliation, ou

• votre date d'option de valeur de transfert.

Votre date d'option de valeur de transfert est déterminée comme suit:

• Lorsque votre option de valeur de transfert est reçue dans les 30 jours suivant la date de signature, la date de signature est la date d'option.

• Lorsque votre option de valeur de transfert est reçue plus de 30 jours à compter de la date de signature, la date à laquelle l'option a été transmise au Centre des pensions est la date d'option.

[31] Le demandeur soumet que la norme de contrôle est la norme de la décision raisonnable. La décision du 17 août de confirmer celle du 11 avril, et donc de faire subir une perte de 18 % de la valeur de transfert, en utilisant une date d’évaluation postérieure (date du paiement) plutôt que celle exprimée par le demandeur (date du choix de se prévaloir de la valeur de transfert) ne rencontre pas les exigences de la norme de la décision raisonnable. Celle-ci requiert que non seulement le résultat soit raisonnable, mais aussi que le raisonnement suivi le soit. Cela fait défaut.

[32] Deux arguments sont soulevés. Ils sont résumés ainsi au paragraphe 28 du mémoire du demandeur :

28. Les décisions du Centre des pensions relatives au calcul de la valeur de transfert de M. Bouchard sont déraisonnables pour deux (2) raisons principales. D’abord, le décideur a omis de considérer la règle d’interprétation juridique voulant que la Loi et le Règlement doivent être interprétés de manière large et libérale de sorte que toute ambiguïté soit résolue en faveur du demandeur. Ensuite, le décideur a agi de façon déraisonnable en ignorant le paragraphe 83(1) en faveur du paragraphe 83(2) selon les instructions du SCT alors que les deux dispositions sont également valides et à la lumière des représentations qu’il a faites au demandeur et des délais subséquents qu’il a lui-même créés.

[33] Pour ce qui a trait au premier volet, le demandeur plaide qu’une interprétation large et libérale est de mise puisque la loi prévoit un avantage. Toute ambiguïté devrait être réglée à l’avantage de la personne. Qui plus est, le délai pris par le Centre des pensions est sa seule responsabilité et il ne saurait être ignoré. De fait, la décision du 17 août 2022 ne respecte pas les exigences de la justification, l’une des deux raisons pour lesquelles une décision ne saurait rencontrer la norme de la décision raisonnable. Dans la même veine, le décideur administratif ne pouvait ignorer le paragraphe 83(1) du Règlement en déclarant tout simplement que le Secrétariat du Conseil du Trésor avait déterminé que c’est le paragraphe 83(2) qui est préféré. La discrétion du décideur commandait qu’il l’exerce en faveur du demandeur. Aucune explication n’est donnée outre que le Centre agit sous la dictée du Secrétariat.

[34] Le demandeur dit invoquer une attente légitime, citant en cela l’arrêt Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 RCS 504, aux paragraphes 68 et 69. Il dit que le décideur administratif ne saurait abdiquer son pouvoir décisionnel à la faveur du Secrétariat du Conseil du Trésor. Les écrits du Centre des pensions indiquaient que la valeur de transfert était autre que celle qui a été ultimement décidée. Il fallait expliquer. La prétention que la présence des paragraphes 83(1) et (2) constitue un « oubli législatif » ne tient pas après huit ans.

[35] Finalement, le demandeur réclame un « verdict dirigé » en vertu de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales. Essentiellement, le demandeur voudrait que la Cour détermine la date d’évaluation à la place du décideur administratif.

B. Le défendeur

[36] Pour l’essentiel, le défendeur s’est employé à tenter de justifier pourquoi la directive donnée au Centre de pensions de déterminer la valeur de transfert au jour où le virement de fonds a lieu pouvait être appropriée. Tout procède d’un « oubli législatif » à l’égard du Règlement. Que cet « oubli » n’ait pas été réparé huit ans plus tard n’est pas expliqué. Appliquant plutôt des règles d’interprétation des lois, ce serait le paragraphe 83(2) qui devait recevoir préséance.

[37] Le défendeur note que la paragraphe 83(2) a été adopté par l’exécutif en juin 2016. Le paragraphe 83(1) quant à lui est resté sans amendement depuis. Je n’ai trouvé aucune explication pour cet état de faits.

[38] Alors que la trousse envoyée à M. Bouchard indiquait une date d’évaluation concordant avec le paragraphe 83(1) du Règlement, le défendeur met en exergue que la lettre accompagnant ladite trousse parle d’une autre date d’évaluation différente. Cette lettre est introduite à l’affidavit de Mark Doiron, à sa pièce H. Je reproduis le passage provenant de la lettre d’accompagnement :

Le montant de la valeur de transfert est fondé sur plusieurs hypothèses économiques et démographiques, y compris des hypothèses relatives aux taux d’intérêts nets. Ces taux d’intérêt varient tous les mois et peuvent avoir une incidence importante sur le calcul de la valeur de transfert. Le montant final de la valeur de transfert sera déterminé à la date de paiement de celle-ci, en fonction des hypothèses actuarielles en vigueur à cette date.

Aux fins d’estimation, votre valeur de transfert a été calculé le 1 decembre [sic] 2021. Si vous décidez d’opter pour une valeur de transfert, n’oubliez pas que le montant final peut être très différent du montant estimé en raison de la fluctuation des hypothèses actuarielles entre la date d’estimation et la date de paiement.

On se rappellera que le formulaire « Informations importantes concernant les valeurs de transfert et le formulaire d’option de paiement hors limite de la valeur de transfert » transmis en janvier 2022 parlait d’une date d’évaluation conforme au paragraphe 83(1). La trousse d’information transmise le décembre 2021 faisait de même. Il y a de quoi en perdre son latin. Non seulement y‑a-t-il deux textes règlementaires qui se contredisent, mais les documents d’accompagnement semblent aussi se contredire.

[39] Le défendeur est d’accord que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. Il met la Cour en garde qu’elle doit donner une attention respectueuse aux motifs fournis par le décideur administratif; elle ne doit pas non plus se substituer à celui-ci et se livrer à une analyse de novo qui mènerait à une solution correcte.

[40] Contre toute attente, le défendeur procède ensuite à tenter de justifier ex post facto pourquoi la date du virement, pratiquement trois mois après que le demandeur avait choisi la valeur de transfert, devrait être préférée.

[41] À cet effet, le défendeur invoque l’abrogation tacite, la préséance des « lois » postérieurs et le pouvoir judiciaire de correction des erreurs rédactionnelles.

[42] Étant donné que la Cour conclut qu’il s’agit d’un cas patent où la décision rendue ne rencontre pas les normes minimales de la justification d’une décision, il est préférable de ne pas disposer d’une explication ex post facto. Je soumettrai quelques commentaires à ce sujet dans la section suivant des motifs de jugement.

IV. Analyse

[43] Le demandeur se plaint, avec raison selon moi, de la qualité des motifs offerts le 17 août 2022. C’est que la Cour suprême déclarait expressément dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], la nécessité d’une culture de la justification chez les décideurs administratifs.

[44] Les parties sont d’accord, et la Cour en convient, qu’il existe une contradiction entre les paragraphes 83(1) et 83(2) du Règlement. Même la décision du 17 août 2022 le constate. Pourtant, le décideur ne tente pas d’expliquer le conflit, ou de le résoudre de quelque manière. Il ne se penche pas sur une possible discrétion, d’autant que la trousse d’information envoyée au demandeur le 1er décembre 2021 et le formulaire concernant des informations importantes au sujet de la valeur de transfert acheminé le 5 janvier 2022 parlaient en termes d’une date d’évaluation concordant avec le paragraphe 83(1), alors même que la lettre d’accompagnement de la trousse d’information semble bien référer à une date d’évaluation fixée à la date du virement des fonds. Le décideur administratif ne cherche pas, grâce à des motifs qui pourraient être raisonnables pour une cour de révision qui est tenue au principe de la retenue judiciaire et à l’adoption d’une attitude de respect face à la décision administrative (Vavilov, aux para 13-14), à fournir une justification pour sa décision de choisir une date d’évaluation plutôt qu’une autre, outre que ce sont les directives reçues du Secrétariat du Conseil du Trésor qui imposent ce choix.

[45] Dans ces circonstances, pourquoi le décideur choisirait-il de ne pas honorer le choix fait par le demandeur? La seule réponse qui est fournie par le décideur est que le Secrétariat du Conseil du Trésor, un groupe de fonctionnaires, a décidé que « la disposition applicable est celle de la section 83(2), c’est-à-dire, la date d’évaluation est la date à laquelle le transfert est effectué (la date du versement) ». Il n’y a aucune autre justification.

[46] La culture de la justification fait l’objet de commentaires explicites dans Vavilov. Dès les paragraphe 14, on déclare que « les décideurs administratifs doivent adhérer à une culture de la justification […] » grâce à laquelle seront justifiées aux yeux des citoyens des décisions prises. Ainsi, la cour de révision est intéressée par le résultat, mais aussi par la justification (Vavilov, aux para 83-87). Les motifs « permettent de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite. Les motifs servent de bouclier contre l’arbitraire et la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov, au para 79). C’est précisément ce qui fait défaut ici.

[47] Non seulement la discipline de l’écrit favorise un raisonnement soigné, mais il établit la justification, la transparence et l’intelligibilité de la décision, toutes des caractéristiques de la décision raisonnable (Vavilov, au para 99).

[48] Cela a une incidence directe sur le rôle d’une cour de révision. Elle procède à la révision et s’abstient généralement de trancher la question en litige puisqu’elle ne se demande pas quelle décision elle aurait rendu à la place du décideur administratif. Comme le disait à bon droit le défendeur, la cour de révision « ne se livre pas à une analyse de novo » (Vavilov, au para 83).

[49] Aux paragraphes 84 et 85, la Cour dans Vavilov expose la méthode à suivre :

[84] Comme nous l’avons expliqué précédemment, les motifs écrits fournis par le décideur administratif servent à communiquer la justification de sa décision. Toute méthode raisonnée de contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse avant tout aux motifs de la décision. Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion : voir Dunsmuir, par. 48, citant D. Dyzenhaus, « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286.

[85] Comprendre le raisonnement qui a mené à la décision administrative permet à la cour de révision de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Comme nous l’expliquerons davantage, une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision.

[50] En fin de compte, les motifs ont une importance toute particulière : ils sont l’expression de la justification de la décision prise, de son intelligibilité et de sa transparence. Le paragraphe 95 de Vavilov me semble d’un à-propos particulièrement évident et tangible :

[95] Cela dit, les cours de révision doivent garder à l’esprit le principe suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet. Il serait donc inacceptable qu’un décideur administratif communique à une partie concernée des motifs écrits qui ne justifient pas sa décision, mais s’attende néanmoins à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de cette partie.

[Je souligne.]

De fait, la Cour dans Vavilov insiste au paragraphe 96 qu’« il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat : Delta Air Lines [Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6], par. 26‑28. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée. »

[51] De façon plutôt paradoxale, le défendeur, qui notait que la cour de révision ne doit pas se livrer à une analyse de novo, demande dans les faits à la Cour d’accepter une justification de la décision prise qui est ex post facto. À l’opposé, le demandeur prétend que la seule décision raisonnable aurait été d’ordonner que la date d’évaluation soit celle prévue au paragraphe 83(1) du Règlement : cela justifierait un « verdict dirigé » aux termes de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales.

[52] La décision sous étude ne rencontre pas les normes minimales de justification. À ce titre, elle doit être cassée. Mais la Cour doit décliner l’invitation du demandeur d’imposer un verdict dirigé. L’article 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales n’a pas la portée espérée par le demandeur :

Pouvoirs de la Cour fédérale

Powers of Federal Court

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

(3) On an application for judicial review, the Federal Court may

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

[53] La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale commande que ce ne soit que dans des circonstances exceptionnelles qu’il puisse être exercée l’option « de donner des directives sur la façon de trancher une question qui relève de sa compétence » (Canada (Procureur général) c Allard, 2018 CAF 85 [Allard], au para 44). La Cour d’appel citait Canada (Ministre du développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31, 286 NR 385 :

[14] Bien que la Cour puisse donner des directives quant à la nature de la décision à rendre lorsqu’elle annule la décision d’un tribunal, il s’agit d’un pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs […].

[54] La Cour d’appel dans Allard disait combien ce devrait être rare : « Or, généralement, ce pouvoir discrétionnaire ne devrait être exercé que lorsqu’une seule issue possible raisonnable s’offre au décideur » (au para 45). Ce n’est certes pas le cas en notre espèce.

[55] Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansane, 2017 CAF 58 [Yansane], le juge en chef de Montigny insistait sur le caractère exceptionnel de l’alinéa 18.1(3)b). Ainsi, il notait que des instructions ont été données en jurisprudence pour :

  • imposer un délai

  • limiter le réexamen à une question spécifique

  • obliger à tenir compte de certains documents

  • exclure une preuve

  • interdire un certain résultat

Un verdict dirigé, en bonne et due forme, ne serait adéquat que dans les cas les plus clairs, comme lorsqu’une seule issue serait possible. Les raisons de principe sont exposées au paragraphe 18 :

[18] J’estime qu’il faut faire preuve de la même circonspection à l’égard des directives et instructions que la Cour peut émettre lorsqu’elle accueille une demande de contrôle judiciaire. Il ne faut jamais perdre de vue que de telles directives ou instructions dérogent à la logique du contrôle judiciaire, et que leur utilisation abusive et injustifiée irait à l’encontre de la volonté du législateur de confier à des organismes administratifs spécialisés le soin de se prononcer sur des questions qui requièrent souvent une expertise que ne possèdent pas les tribunaux de droit commun. Il en va ainsi tout particulièrement en ce qui concerne l’admissibilité et l’appréciation des preuves, qui se trouve au cœur même du mandat confié aux décideurs administratifs.

[56] Ces propos sont à mon avis renforcés avec l’avènement du cadre juridique renouvelé dans Vavilov et confirmé encore récemment dans Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, 458 DLR (4th) 583. Les questions de droit quant à l’interprétation de la loi habilitante du décideur administratif sont soumises à la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au para 25). Même « les questions de droit qui sèment constamment la discorde ou la dissension interne au sein d’un organisme administratif et qui mènent à l’incohérence du droit » (Vavilov, au para 71), n’entraînent pas la création d’une catégorie de questions de droit où la norme de la décision correcte présiderait.

[57] Ici, la question qui se pose tourne autour de deux dispositions d’un règlement, côte à côte, qui semblent se contredire si elles ne peuvent être réconciliées. La question n’est pas de savoir s’il peut exister une différence entre la valeur estimée et la valeur de transfert éventuellement payée. C’est plutôt de déterminer quelle date d’évaluation peut être utilisée. La décision administrative ne cherche aucunement à résoudre le conflit. Le décideur déclare plutôt agir sous la dictée de quelqu’un d’autre sans même expliquer pourquoi une disposition est préférée alors même que les textes d’information nourrissent la confusion.

[58] Fait inusité à mon sens, la preuve devant la Cour est à l’effet que la contradiction aurait été reconnue par certains fonctionnaires sans pour autant que « l’oubli règlementaire ne soit corrigé au cours des huit années qui ont suivi ». Qui plus est, d’autres dispositions du même Règlement ont été amendées sans que la simple abrogation du paragraphe 83(1) ne soit accomplie. Si le paragraphe 83(1) est une erreur, un oubli, on comprend mal comment il peut être toujours en vigueur. L’erreur ou l’oubli pendant huit ans est plutôt grossier comme le dit le demandeur.

[59] Ceci dit avec égards, les fonctionnaires du Secrétariat du Conseil du Trésor ne sont pas le « législateur » ou le pouvoir règlementaire. De dire que « l’intention du législateur a toujours été la même » (mémoire du défendeur, au para 65) me semble une exagération quand on ne parle que d’échanges entre fonctionnaires.

[60] Le défendeur argumente que l’abrogation tacite, la préséance des textes postérieures et le pouvoir judiciaire de corrections d’erreurs rédactionnelles justifient de ne pas considérer plus avant le paragraphe 83(1). Ce n’est pas si simple. En plus d’explications ex post facto, on verrait mal comment le pouvoir judiciaire pourrait corriger une erreur qui n’est pas rédactionnelle, de toute évidence. Il n’y a pas de « drafting mistakes » quand un oubli perdure pendant huit ans, d’autant que la règlementation peut être ajustée bien plus aisément que les lois. Le fait que le même Règlement a été amendé pour modifier des dispositions connexes, sans abroger le paragraphe 83(1), peut tout autant suggérer que l’absence d’abrogation pourrait ne pas être per incuriam. De fait, les documents d’information fournis au demandeur au moment du choix qu’il a fait disent bien que la date d’évaluation est celle du choix. Pourquoi la date du virement serait-elle la bonne? La décision est muette outre de dire que c’est ce que le Secrétariat du Conseil du Trésor veut. Toute autre tentative d’explication est ex post facto.

[61] Le défendeur se réclame de la Professeure Sullivan dans son The Construction of Statutes pour arguer que trois critères sont utilisés quant à la correction des erreurs rédactionnelles : une absurdité manifeste, une erreur dont on puisse suivre la trace et une correction évidente. Ces conditions ne sont pas remplies et, à tout événement, le judiciaire ne devrait pas s’ingérer alors même que des occasions de corriger n’ont pas été saisies.

[62] Quant aux deux autres suggestions, qui en réalité n’en font qu’une, soit qu’un texte postérieur engendre la préséance, il s’agit là de la question qui se pose ici. C’est au décideur administratif de décider si tel est le cas, et pourquoi. Je me contenterai de noter que le défendeur n’a invoqué que la Professeur Sullivan à nouveau qui déclarait au paragraphe 11.05 de son ouvrage que l’abrogation implicite procède du principe que les parlements et les assemblées législatives ne sont pas liées par la législation antérieure : le parlement est souverain. Ici, nous sommes en matière règlementaire. La même justification peut-elle suffire? Ce sera au décideur administratif de considérer les tenants et aboutissants de cette question, d’autant que le demandeur argumente que la coexistence des deux dispositions suggère que le choix qu’il a exercé, en application du Règlement et des documents d’information qui lui ont été transmis en décembre 2021 et janvier 2022, continuaient de permettre le choix de la valeur de transfert à la date d’évaluation; elle correspond au temps où il a exposé ce choix, soit en janvier 2022. Comment justifie-t-on le refus de l’exercice de ce choix?

[63] Le décideur administratif pourrait aussi, possiblement, tenir compte du fait que le retard à faire le virement est exclusivement la responsabilité du Centre des pensions. Cette possibilité pourrait être considérée si une discrétion existe vu la présence des paragraphes 83(1) et 83(2) du Règlement. La décision dont contrôle judiciaire est demandé indiquait plutôt agir sous la dictée du Secrétariat du Conseil du Trésor.

[64] Le cas sous étude pourrait fort bien être unique. C’est le cas d’une personne qui a fait le choix de recevoir la valeur de transfert de sa pension. Si le versement avait été fait en temps utile, il aurait bénéficié des taux d’intérêt alors pertinents. Mais Services publics et Approvisionnement Canada a pris trois mois pour s’apercevoir que le personnel politique était payé selon une échelle différente de celle des fonctionnaires. On aurait pu croire que c’est pourtant une réalité bien connue. Il reste étonnant qu’il ait fallu trois mois pour que les fonctionnaires chargés de la rémunération constatent un fait connu. Une explication serait la bienvenue. Cela a entraîné une perte de valeur substantielle semble-t-il.

V. Conclusion

[65] Le défendeur s’est objecté à l’argument présenté par le demandeur selon lequel il devrait y avoir application de la doctrine de l’attente légitime. Le demandeur ne l’a pas invoquée dans son avis de demande de contrôle judiciaire. Je suis d’accord.

[66] À tout événement, la doctrine des attentes légitimes est une facette de l’équité procédurale. Nous sommes donc dans le domaine de la procédure. Or, comme la Cour suprême du Canada le reconnaissant dans Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559, au paragraphe 97, « [l]’impossibilité que la théorie de l’attente légitime constitue la source de droits matériels lui apporte une restriction importante […] En d’autres mots, « [l]orsque les conditions d’application de la règle sont remplies, la Cour peut [seulement] accorder une réparation procédurale convenable pour répondre à l’expectative “légitime” » (S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, par. 131 » [je souligne].

[67] Or, ce dont se plaint le demandeur est que le décideur administratif a abdiqué son pouvoir décisionnel. Le demandeur ne m’a pas convaincu que la doctrine des attentes légitimes s’appliquait en l’espèce ou qu’elle avait été violée de telle sorte qu’une réparation procédurale autre que la réparation ordonnée soit nécessaire.

[68] La Cour en est donc venue à la conclusion que la demande de contrôle judiciaire devait être accordée. Quant à donner des instructions précises au nouveau décideur administratif, la Cour d’appel fédérale a insisté dans Yansane que si de telles instructions doivent être données, elles doivent être au dispositif :

[19] Dans cette logique, il me paraît essentiel d’interpréter la possibilité d’émettre des directives ou des instructions de façon restrictive, de telle sorte que seules celles qui sont explicitement formulées dans le dispositif d’un jugement puissent lier le décideur administratif chargé de réexaminer une affaire. Il doit en aller ainsi non seulement pour que soit respectée la volonté du législateur lorsqu’il choisit de ne pas créer de droit d’appel, mais également pour assurer la prévisibilité du droit et guider adéquatement ceux et celles qui doivent reprendre l’examen d’une question lorsqu’une première décision a été annulée. Par conséquent, je suis d’avis que seules les instructions qui seront explicitement mentionnées dans le dispositif d’un jugement lieront le décideur subséquent; dans le cas contraire, les observations et recommandations qui peuvent être exprimées par la Cour dans ses motifs devront être considérées comme de simples obiters, et le décideur sera bien avisé de les considérer mais ne sera pas tenu de les suivre.

[Je souligne.]

[69] Conséquemment, la demande de contrôle judiciaire est accordée puisque les motifs fournis par le décideur administratif ne pouvaient satisfaire aux exigences minimales de justification. Quant à l’explication ex post facto du conflit entre les paragraphes 83(1) et 83(2) du Règlement offerte par le défendeur et comment il devait être réglé, cette explication ne peut être retenue comme substitut aux motifs déficients du décideur administratif. Ce sera sa responsabilité que d’examiner cette question, possiblement en considérant les obiters de la Cour.

[70] Il sera permis au demandeur de présenter au nouveau décideur administratif ses observations.

[71] Le demandeur a expressément décliné de réclamer ses dépens. La Cour se rend à son vœu.

 


JUGEMENT au dossier T-1922-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée. Le dossier est retourné au Centre des pensions du Canada à qui le demandeur a expressément demandé de reconsidérer la décision d’appliquer une date d’évaluation qui a résulté en un manque à gagner de l’ordre du 18,3 % de la valeur de transfert. Un autre décideur que celui qui a rendu la décision du 17 août 2022 devra examiner la question à nouveau.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1922-22

 

INTITULÉ :

MATHIEU BOUCHARD c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

ottawa (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 décembre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE Roy

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 juillet 2024

 

COMPARUTIONS :

Me Charles R. Daoust

Pour le demandeur

Me Charles Maher

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DavidǀSauvé S.R.L./LLP

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.