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Date : 20240619

Dossiers : 24-T-68

24-T-69

24-T-74

Référence : 2024 CF 947

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 juin 2024

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

Dossier : 24-T-68

KM STRIKE MANAGEMENT INC.

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ET ENTRE :

Dossier : 24-T-69

ANCORA OPERATIONS INC.

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ET ENTRE :

Dossier : 24-T-74

STRIKE HOLDINGS INC.

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente décision concerne trois requêtes semblables qui ont été présentées par la demanderesse dans chacune des trois affaires en litige. La demanderesse sollicite, dans chacune des affaires, une prorogation de délai pour déposer une demande de contrôle judiciaire de décisions prises par l’Agence du revenu du Canada [l’ARC], par lesquelles celle-ci a refusé d’établir une nouvelle cotisation à l’égard de la situation fiscale de la demanderesse pour certaines périodes ou années d’imposition.

[2] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, j’accueillerai les trois requêtes, car, après avoir tenu compte des facteurs pertinents, je suis convaincu qu’il est dans l’intérêt de la justice de donner aux demanderesses la possibilité de poursuivre leurs demandes de contrôle judiciaire.

II. Le contexte

[3] Chacune des demanderesses dans les trois affaires connexes affirme qu’elle‑même ou ses investisseurs ou actionnaires ont été victimes d’une fraude commise par un dirigeant et administrateur de la demanderesse dans le dossier de la Cour n24-T-74, Strike Holdings Inc. [Strike], entre 2012 et 2019. La fraude a consisté en la falsification de relevés de compte de négociation et d’autres documents, dans le but d’induire en erreur les investisseurs.

[4] Strike affirme qu’à la suite de cette fraude, des documents falsifiés ont été utilisés pour préparer ses déclarations de revenus, ce qui a fait en sorte que la demanderesse a déclaré trop de gains en capital au cours des années d’imposition 2013 à 2018 et, par conséquent, a effectué un paiement en trop au titre de son impôt sur le revenu pour ces années.

[5] Dans les deux autres affaires, les demanderesses affirment qu’elles ont fourni des services de gestion à Strike et qu’elles se sont appuyées sur les dossiers falsifiés de celle-ci pour calculer les frais de gestion reçus de Strike et, par conséquent, pour déclarer ces frais de gestion au titre de ventes taxables dans leurs déclarations de la TPS/TVH et pour verser cette taxe relativement aux ventes pour certaines périodes de déclaration de TPS/TVH, en 2018 et 2019.

[6] En 2023, chacune des demanderesses a demandé à l’ARC d’établir de nouvelles cotisations à l’égard des déclarations visées, pour lesquelles des revenus ou des ventes inexacts (le cas échéant) avaient été déclarés. Outre la déclaration de revenus de Strike pour l’année d’imposition 2017, l’ARC a rejeté les demandes, au motif que la demanderesse avait dépassé le délai de prescription prévu (le cas échéant) à l’article 152 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5suppl.) [la LIR], ou à l’article 298 de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E‑15 [la LTA]. Les rejets de ces demandes constituent les décisions pour lesquelles les demanderesses souhaitent solliciter un contrôle judiciaire [les décisions].

[7] Après la réception de ces décisions, les avocats des demanderesses ont écrit au ministre du Revenu national [le ministre], le 27 juillet 2023, pour lui expliquer le contexte dans lequel les déclarations de revenus des demanderesses avaient été produites, notamment la fraude commise par l’ancien dirigeant et administrateur de Strike, et pour lui demander d’ordonner à l’ARC de renoncer aux délais de prescription applicables. Comme aucune réponse n’a été reçue, les avocats des demanderesses ont envoyé au ministre, le 7 décembre 2023, une lettre de suivi, au nom de chacune des demanderesses, lui demandant de fournir une réponse et l’informant que, s’ils ne recevaient pas une réponse rapidement, la demanderesse n’aurait d’autre choix que d’envisager d’autres recours juridiques pour obliger le ministre à répondre.

[8] Dans un affidavit souscrit le 19 avril 2024 par M. Roy Smith, un nouvel administrateur et actionnaire de la demanderesse, et déposé par les demanderesses à l’appui de chacune des trois demandes, M. Smith déclare que, le 18 janvier 2024, les conseillers juridiques des demanderesses ont reçu un appel d’un représentant du bureau des plaintes de l’ARC les informant que le bureau du ministre répondrait aux deux lettres des avocats. Toutefois, M. Smith affirme qu’au moment où il a souscrit son affidavit, aucune réponse n’avait été reçue.

[9] Par conséquent, le 24 mai 2024, les demanderesses ont déposé les présentes requêtes en prorogation du délai pour déposer des demandes de contrôle judiciaire des décisions. Sans la prorogation, les demandes seraient tardives, puisque les décisions ont été prises le 16 juin 2023 (dans le cas de Strike) et le 10 juillet 2023 (dans le cas des deux autres demanderesses).

III. La question en litige

[10] La seule question que la Cour doit trancher dans chacune des requêtes est de savoir s’il y a lieu d’accorder une prorogation de délai à la demanderesse pour déposer une demande de contrôle judiciaire de la décision qu’elle souhaite contester.

IV. Analyse

[11] Les parties s’entendent sur les principes juridiques régissant les présentes requêtes. Lorsqu’elle examine une requête en prorogation du délai pour présenter une demande, la Cour doit tenir compte des quatre facteurs suivants : a) s’il existe une explication raisonnable justifiant le retard; b) s’il y a une intention constante de poursuivre la demande; c) s’il existe un fondement à la demande; et d) si le défendeur subit un préjudice en raison du retard (Canada (Procureur général) c Hennelley, [1999] ACF no 846, 1999 CanLII 8190 (CAF) [Hennelley]). Il s’agit d’un critère non conjonctif, en ce sens qu’une requête en prorogation de délai peut être accueillie, même si les facteurs ne favorisent pas tous ce résultat (Clinique Gascon Inc c Canada, 2023 CF 1757 [Clinique Gascon] au para 16). En fin de compte, le facteur primordial est de savoir s’il est dans l’intérêt de la justice d’accorder une prorogation de délai (Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204, aux para 82, 85).

V. L’intention constante de poursuivre la demande/l’explication raisonnable justifiant le retard

[12] À l’appui de sa position concernant les deux premiers facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelley, soit s’il y a une intention constante de poursuivre une demande de contrôle judiciaire et s’il existe une explication raisonnable justifiant le retard, chaque demanderesse s’appuie sur la correspondance des avocats des demanderesses avec le ministre, à compter du 27 juillet 2023.

[13] Le défendeur n’est pas d’accord pour dire que la correspondance des avocats des demanderesses démontre soit qu’il existe une explication justifiant le retard, soit qu’il y a une intention constante de poursuivre la demande de contrôle judiciaire. Le défendeur soutient que, dans la correspondance, les avocats demandent qu’il soit renoncé au délai prévu par la loi et demandent à l’ARC d’accepter les déclarations rajustées qui ont été présentées, mais que la correspondance ne fait aucunement mention de l’intention des demanderesses de solliciter un contrôle judiciaire. Le défendeur renvoie la Cour à la décision Clinique Gascon, dans laquelle elle a conclu que la tentative de la demanderesse de se renseigner sur l’évolution de son dossier ou de convaincre l’ARC de traiter sa déclaration de revenus tardive par des moyens autres que le contrôle judiciaire n’avait pas prouvé l’intention constante de déposer une demande de contrôle judiciaire (aux para 20, 21).

[14] Dans leurs observations en réplique, les demanderesses soutiennent que la décision Clinique Gascon se distingue de la présente affaire. Elles soulignent que la correspondance sur laquelle elles se sont appuyées provenait de leurs conseillers juridiques, qui ont soulevé des préoccupations quant à la cohérence et à l’équité du processus décisionnel de l’ARC et (dans la deuxième lettre) ont énoncé la possibilité d’envisager d’intenter [TRADUCTION] « d’autres recours juridiques ».

[15] À mon avis, la preuve des demanderesses concernant les deux premiers facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelley est faible. Comme les demanderesses le reconnaissent, la correspondance de leurs avocats ne fait pas explicitement mention d’une intention de solliciter un contrôle judiciaire, et j’accepte le raisonnement énoncé dans la décision Clinique Gascon (au para 20), selon lequel, logiquement, la poursuite de mesures autres que le contrôle judiciaire ne démontre pas une intention de poursuivre un contrôle judiciaire. Toutefois, j’accepte également le fait que la preuve dans la présente affaire est un peu plus convaincante que celle dans l’affaire Clinique Gascon, car les communications en l’espèce émanent de conseillers juridiques et il y est fait mention (quoique de façon indirecte) de recours juridiques, et j’accepte l’argument des demanderesses selon lequel la correspondance de leurs avocats constituait un effort pour invoquer, d’une manière polie, le spectre des recours juridiques. À mon avis, le facteur entourant l’intention de poursuivre un contrôle judiciaire favorise les demanderesses, bien que légèrement.

[16] Je suis moins convaincu que cette preuve démontre l’existence d’une explication raisonnable justifiant le retard dans le dépôt des demandes de contrôle judiciaire. Après la réception de la correspondance initiale des avocats des demanderesses, de nombreux mois se sont écoulés avant que l’ARC ne les informe qu’une réponse viendrait prochainement, et même cette affirmation ne donnait pas à entendre que la réponse serait favorable. Je juge qu’il n’existe aucun motif de conclure que les demanderesses avaient une attente raisonnable, soit celle d’obtenir l’allègement demandé et qu’elles éviteraient ainsi d’avoir à poursuivre un contrôle judiciaire. Je conclus donc que le facteur exigeant l’existence d’une explication raisonnable justifiant le retard ne favorise pas les demanderesses.

VI. Le fondement des demandes

[17] Les demanderesses souhaitent contester les décisions, au motif que l’ARC n’a pas reconnu ou n’a pas raisonnablement exercé le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré d’établir une nouvelle cotisation à l’égard des déclarations des demanderesses, malgré le fait que le délai de prescription habituel était échu. Elles font référence au fait que les articles applicables de la LIR et de la LTA prévoient tous deux la possibilité d’établir une telle nouvelle cotisation dans certaines circonstances où une fausse déclaration a été faite ou une fraude a été commise.

[18] Bien que les articles applicables de la LIR et de la LTA ne soient pas identiques, en résumé, le défendeur fait valoir que, pour que le pouvoir discrétionnaire d’établir une nouvelle cotisation puisse être exercé, ces articles exigent que la fausse déclaration ou la fraude soit imputable au contribuable. Il ajoute que les documents que les demanderesses ont fournis à l’ARC à l’appui de leurs demandes d’établissement de nouvelles cotisations faisaient référence à une fraude, mais qu’ils ne précisaient pas qui avait perpétré la fraude. Soulignant que la preuve présentée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire se limite généralement aux renseignements dont dispose le décideur, le défendeur soutient que les demandes proposées par les demanderesses sont donc dénuées de fondement.

[19] J’accepte le fait que le défendeur a affirmé des positions qui sont défendables. Je prends également acte du fait qu’il existe des différences dans le libellé des articles applicables de la LIR et de la LTA, sur l’importance desquelles ni l’une ni l’autre des parties ne m’a présenté d’observation de fond. Toutefois, je juge convaincante la position des demanderesses, mise en évidence dans leurs observations en réplique, selon laquelle l’ARC semble avoir considéré que le pouvoir pertinent que lui confère la loi avait été suffisant pour autoriser l’établissement d’une nouvelle cotisation à l’égard de la déclaration de revenus de Strike pour l’année d’imposition 2017 (une année au cours de laquelle, selon les demanderesses, la nouvelle cotisation était favorable à l’ARC). Sans exprimer de point de vue sur la probabilité que les demanderesses aient gain de cause dans le cadre des demandes proposées, je conclus que leurs arguments démontrent que les demandes sont suffisamment fondées pour que ce facteur favorise le fait d’accueillir la requête en prorogation de délai.

VII. Le préjudice subi par le défendeur

[20] Le défendeur reconnaît, dans chacune des trois requêtes, qu’il ne subirait aucun préjudice en raison du retard à introduire la demande.

VIII. Conclusion

[21] Les deux derniers facteurs examinés ci-dessus favorisent le fait d’accueillir les requêtes des demanderesses. Parmi les deux autres facteurs, l’un ne milite que légèrement en faveur de cette issue, et l’autre favorise le défendeur. Bien que les arguments des demanderesses en faveur d’une prorogation de délai ne soient pas accablants, après avoir examiné l’ensemble des facteurs pertinents et pris en compte le principe selon lequel le facteur primordial est de savoir s’il est dans l’intérêt de la justice d’accorder une prorogation de délai, je suis convaincu que les prorogations de délai sont justifiées dans le cadre des trois demandes proposées.

[22] Par conséquent, mon ordonnance accueillera les requêtes des demanderesses et accordera à chacune d’elles une prorogation de délai de 30 jours, à compter de la date de l’ordonnance, pour introduire sa demande de contrôle judiciaire. Ni l’une ni l’autre des parties n’a demandé de dépens dans les présentes requêtes, et aucuns ne seront adjugés.


[23]  

ORDONNANCE dans les dossiers 24-T-68, 24-T-69, T-24-T-74

LA COUR ORDONNE que la requête de chacune des demanderesses est accueillie et que chaque demanderesse bénéficie d’une prorogation de délai de 30 jours, à compter de la date de la présente ordonnance, pour introduire sa demande de contrôle judiciaire. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

24-T-68, 24-T-69 et 24-T-74

INTITULÉ :

KM STRIKE MANAGEMENT INC. c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA; ANCORA OPERATIONS INC. c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA; STRIKE HOLDINGS INC. c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

DÉCISION FONDÉE SUR LES OBSERVATIONS ÉCRITES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

 

 

Le 19 juin 2024

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Ian Morris

Robert Winters

Pour les demanderesses

Tiffany Glover

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Kepes Winters LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les demanderesses

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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