Date : 20240606
Dossier : T-173-23
Référence : 2024 CF 861
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 6 juin 2024
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE : |
RANDY WILLIAMS |
demandeur |
et |
MUSIC AND ENTERTAINMENT RIGHTS LICENSING INDEPENDENT NETWORK LTD, CD BABY ET JIOSAAVN
|
défenderesses |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Les observations écrites du demandeur posent un défi pour le lecteur qui tente de saisir le fond de la plainte. Toutefois, les 10 758 pages du dossier du demandeur ne révèlent qu’une seule question sur laquelle la Cour doit se pencher : les défenderesses ont-elles utilisé le contenu musical du demandeur sans son consentement, en violation de la Loi sur le droit d’auteur, LRC (1985), c C-42 [la Loi]?
[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il n’en est rien.
I. Contexte
[3] La défenderesse, Audio and Visual Labs, Inc, faisant affaire sous le nom de CD Baby [CD Baby], est une compagnie américaine de distribution physique et numérique de musique indépendante. Dans le contexte de sa stratégie de distribution numérique, CD Baby facilite l’octroi de licences aux fournisseurs de services numériques [les FSN] autorisés, qui peuvent ensuite utiliser le contenu des artistes. CD Baby qualifie les FSN de [traduction] « partenaires de distribution ».
[4] En 2016, CD Baby est devenue membre de la co-défenderesse Music and Entertainment Rights Licensing Independent Network [MERLIN]. MERLIN est un organisme d’octroi de licences sur les droits de musique numérique pour des maisons de disques indépendantes, des distributeurs indépendants et d’autres titulaires de droits. MERLIN se charge principalement de la négociation et de l’octroi de licences permettant aux FSN autorisés de distribuer le contenu de ses membres sur leurs plateformes de musique numériques, y compris grâce à la diffusion en continu et aux services de téléchargement. MERLIN informe CD Baby de chaque contrat de licence qu’elle propose à un FSN, et ce, avant la prise d’effet du contrat. Si CD Baby ne souhaite pas être partie au contrat proposé, elle dispose d’un délai préétabli pour s’en retirer avant son entrée en vigueur. En ne se retirant pas du contrat proposé, CD Baby autorise MERLIN à octroyer, en son nom, une licence au FSN concerné afin que ce dernier puisse utiliser sur ses plateformes l’intégralité du contenu que possède ou contrôle CD Baby. CD Baby transmet les fichiers numériques de ses artistes directement à ses partenaires de distribution.
[5] Les FSN versent des redevances et paient d’autres frais à MERLIN aux termes du contrat de licence qu’ils ont conclu avec elle. Habituellement, le montant des redevances est fonction de l’utilisation du contenu. MERLIN verse généralement des redevances à ses membres, y compris à CD Baby, en fonction de l’utilisation de leur contenu sur les plateformes des FSN. CD Baby verse ensuite à ses artistes les redevances et tout autre revenu conformément à la structure de paiement indiquée dans l’entente qu’elle a conclue avec chacun de ses artistes.
[6] Le demandeur, M. Randy Bruce Williams, est un artiste indépendant connu sous le nom de « Geologist »
. Pour s’inscrire aux services de distribution de CD Baby, le demandeur a créé, en 2009, un compte gratuit à partir du site Web de CD Baby (www.cdbaby.com) et a accepté les dispositions de l’entente que CD Baby conclut avec chacun de ses artistes [l’entente]. De 2009 à 2022, le demandeur a soumis plus de 200 enregistrements sonores à CD Baby pour qu’elle les distribue sur l’ensemble de ses canaux, ce qui lui a rapporté la somme de 649,12 $. L’entièreté du contenu qu’il a soumis aux fins de distribution numérique est en anglais.
[7] Chaque fois qu’un artiste soumet du contenu à CD Baby pour distribution numérique, il est tenu d’accepter à nouveau l’entente et d’accepter l’addenda sur la distribution numérique qui accompagne l’entente [l’addenda]. À ce jour, le demandeur a accepté les dispositions de l’entente et celles de l’addenda à au moins 60 occasions.
[8] L’entente désigne CD Baby comme représentante autorisée aux fins de la vente et de la distribution du contenu de l’artiste concerné. Elle accorde à CD Baby et à ses titulaires de licence le droit non exclusif, entre autres, de distribuer le contenu conformément à tout addenda applicable. Selon l’entente, le terme [traduction] « titulaire de licence »
s’entend de « tout titulaire de licence tiers que [CD Baby] autorise à veiller à la commercialisation, à la distribution, à l’octroi de licences et à la vente, ou à faire toute autre utilisation du [contenu de l’artiste] conformément aux conditions de [l’]entente, notamment, sans s’y limiter, Apple iTunes, MediaNet, Rhapsody, Napster, les services de diffusion en continu en ligne (p. ex. webdiffuseurs), et d’autres que CD Baby peut choisir à son entière discrétion. »
[9] L’addenda confère à CD Baby des droits supplémentaires, y compris le droit de reproduire, de fournir, d’exécuter, de communiquer, de rendre accessible et d’offrir le contenu de l’artiste aux acheteurs et aux revendeurs; le droit d’utiliser le contenu de l’artiste et d’autoriser des tiers à distribuer ce contenu sous la forme de téléchargement; le droit de diffuser le contenu de l’artiste en continu et d’autoriser des tiers à le faire; ainsi que le droit d’accorder, à l’égard de tous ces droits, des sous-licences par l’intermédiaire d’un tiers unique ou de plusieurs tiers.
[10] Dans le cadre du processus de soumission du contenu à CD Baby, l’artiste doit également faire un choix quant aux moyens de diffusion numérique. L’artiste peut, entre autres : a) choisir les types de plateformes numériques sur lesquelles le contenu sera accessible (c.-à-d. le niveau de distribution); b) choisir de renoncer à la distribution de son contenu par l’intermédiaire d’un FSN en particulier qui, au moment de la soumission, figure au nombre des partenaires de distribution de CD Baby; et c) choisir de restreindre à des territoires précis la distribution numérique du contenu soumis.
[11] CD Baby offre actuellement les trois niveaux de distribution suivants :
[traduction]
Téléchargements + services de diffusion en continu : Comprend tous les partenaires de téléchargement ainsi que les services comme Spotify, Tencent, YouTube Music, TikTok, et plus.
Téléchargements seulement : Comprend les partenaires qui n’offrent que les téléchargements, comme Apple Music et la boutique MP3 d’Amazon Music (avec ou sans les fonctionnalités d’accès à l’infonuagique). Aucune des plateformes de diffusion en continu comprises ne donne aux utilisateurs accès à des pièces qu’ils n’ont pas préalablement achetées ou téléchargées.
La totale, même sans compensation : Comprend des sites de téléchargement et de diffusion en continu sans frais.
[12] Auparavant, CD Baby offrait les cinq niveaux de distribution suivants :
[traduction]
CD Baby seulement (aucune distribution) : Vous pouvez toujours vendre des téléchargements numériques de votre musique sur CD Baby, mais nous ne distribuerons pas votre contenu ailleurs, sauf si vous nous le demandez expressément.
Vente seulement (aucune diffusion en continu ni de services d’abonnement) : Cette option comprend seulement les sites qui versent 60 cents ou plus par chanson (téléchargement, service kiosque, etc.)
Distribution traditionnelle seulement : Comprend seulement les modèles d’affaires traditionnels : vente de téléchargements, diffusion en continu, sonneries, service kiosque, etc. Si une nouvelle entreprise présente un modèle d’affaires très différent, votre contenu NE sera PAS inclus. Cette option comprend des services d’abonnement, ce qui signifie qu’en plus d’être offert par voie de téléchargement payant, votre contenu sera offert dans son entièreté aux abonnés qui y auront accès en diffusion en continu (chaque diffusion en continu rapporte une fraction de cent par écoute).
Tout ce qui paie : Si c’est payant, vous êtes prenant. Dans le monde du numérique, il existe toujours de nouvelles façons d’être rémunéré pour sa musique, et nous veillerons à distribuer votre contenu aux partenaires qui innovent dans le domaine. Cette option comprend des services de diffusion en continu payants et des services offrant une compensation moindre que les sites de téléchargement plus traditionnels. Cette option offre une belle visibilité pour votre contenu qui sera distribué auprès d’une grande majorité de nos partenaires numériques!
La totale, même sans compensation : Vous êtes prenant pour tout ce qui est payant ET vous voulez que l’on distribue votre contenu là où il aura plus de visibilité, même si ce n’est pas payant. Cette option comprend des services qui peuvent, dans certaines circonstances, offrir des téléchargements gratuits, mais vous n’avez pas à vous inquiéter puisque nous ne distribuerons pas votre musique gratuitement. CD Baby ne conclut que des partenariats qui, selon nous, seront éventuellement profitables. Si vous choisissez cette option, votre contenu sera distribué à chacun de nos partenaires de distribution!
[13] La co-défenderesse Saavn Media Limited exploite un service de diffusion de musique en continu en ligne basé en Inde sous le nom de JioSaavn (ayant fait affaire sous le nom de « Saavn »
jusqu’en 2018). Le catalogue musical de JioSaavn se compose principalement de musique dans divers dialectes indiens, mais JioSaavn offre également du contenu dans d’autres langues, dont l’anglais. Il ressort du dossier soumis à la Cour que le contenu dans d’autres langues n’est accessible qu’aux utilisateurs qui se trouvent en l’Inde et dans certains pays de l’Asie du Sud. Depuis son adhésion à MERLIN en 2016, CD Baby a autorisé cette dernière à octroyer à JioSaavn une licence lui permettant d’offrir le contenu de CD Baby par l’intermédiaire de son service de musique.
[14] Lorsque CD Baby s’associe à un nouveau partenaire de distribution, sa procédure habituelle consiste à autoriser le nouveau partenaire de distribution à utiliser l’entièreté du contenu que CD Baby distribue numériquement à ce moment-là, en fonction du niveau de distribution de ce contenu. Ainsi, par défaut, CD Baby a autorisé la diffusion, à partir de la plateforme de musique de JioSaavn, du contenu que les artistes lui avaient soumis selon l’option [traduction] « Téléchargements + services de diffusion en continu »
avant que JioSaavn ne devienne un partenaire de distribution.
[15] À partir de leur compte d’utilisateur ou en communiquant directement avec CD Baby, les artistes peuvent demander le retrait de leur contenu des plateformes de l’un ou l’autre des FSN, sur préavis de 24 heures.
II. Question en litige
[16] Vers le 22 avril 2022, JioSaavn a avisé CD Baby et MERLIN qu’elle avait reçu du demandeur une plainte selon laquelle MERLIN n’avait pas le droit de distribuer son contenu à JioSaavn, plus particulièrement sa pièce « My I Love You »
[MILY]. La plainte, datée du 14 mars 2022, est rédigée en ces termes :
[traduction]
Mon courriel précédent vous a été envoyé le 4 février 2022. Vous n’avez pas répondu à ma plainte selon laquelle vous utilisez mon contenu sur votre site sans compensation. Plus particulièrement, j’ai mentionné des détails en lien avec la sortie de la chanson « My I Love You », de l’artiste « Geologist » et autres.
Plutôt que de donner suite aux détails fournis, vous avez retiré la chanson de votre site Web le ou vers le 25 février 2022. Puisque vous avez choisi de ne pas payer pour le contenu utilisé, la présente constitue un avis de paiement.
Si vous ne payez pas pour le contenu utilisé, je déposerai à la Cour une déclaration vous visant, laquelle vous sera signifiée immédiatement.
[17] Le 22 avril 2022, CD Baby a avisé le demandeur qu’elle avait été mise au fait d’un conflit relatif aux droits visant JioSaavn au sujet de MILY. CD Baby a demandé au demandeur s’il souhaitait faire valoir ses droits et, le cas échéant, s’il avait en sa possession des documents selon lesquels il était le titulaire des droits et que celui qui revendiquait ces droits n’en était pas titulaire.
[18] Le demandeur a répondu le même jour, affirmant ce qui suit :
[traduction]
Je n’ai pas autorisé CD Baby à distribuer à JioSaavn ou à Merlin le contenu que j’ai produit avant 2018. Les documents relatifs à CD Baby que j’ai en ma possession prouvent que JioSaavn et Merlin ne figuraient pas sur ma liste de distributeurs pour le contenu que j’ai produit avant 2018. Il s’agit manifestement d’une violation du droit d’auteur et d’une usurpation de la marque de commerce.
Vous avez jusqu’au 22 juin 2022 pour fournir des éléments de preuve documentaire qui établissent clairement que j’avais autorisé CD Baby à distribuer à Merlin et à JioSaavn le contenu que j’ai produit avant 2018. En l’absence de cette preuve, j’en conclurai que vous avez violé le droit d’auteur et usurpé la marque de commerce dont je suis titulaire à l’égard d’au moins 201 œuvres. J’entreprendrai tous les recours juridiques nécessaires.
En l’absence d’une offre de règlement raisonnable reçue au plus tard le 22 juin 2022 de CD Baby, de Merlin et de JioSaavn concernant la violation du droit d’auteur sur mes œuvres, je déposerai une déclaration à la Cour.
[19] Le 1er juillet 2022, le demandeur a envoyé un autre courriel à CD Baby, dans lequel il expliquait que, selon l’entente qu’il avait conclue avec CD Baby, personne n’avait l’autorisation de diffuser ses œuvres en continu gratuitement. Il a joint à ce courriel une capture d’écran de son compte auprès de CD Baby en date du 8 mars 2011, date à laquelle il avait soumis MILY. La capture d’écran montre que le demandeur avait sélectionné, pour MILY, le niveau de distribution numérique [traduction] « Tout ce qui paie »
, et qu’il avait autorisé CD Baby à distribuer sa musique à certaines entreprises sélectionnées à partir d’une liste à cocher. JioSaavn (ou « Saavn »
) ne figurait pas sur cette liste à cocher, car elle n’était pas partenaire de distribution à l’époque.
[20] Le demandeur a sélectionné seulement l’un des trois niveaux de distribution suivants pour le contenu soumis : [traduction] « Téléchargements + services de diffusion en continu »
, « Téléchargements seulement »
, et « Tout ce qui paie »
. Il n’a en aucun cas sélectionné l’option [traduction] « La totale, même sans compensation »
.
[21] Il ressort également du dossier qu’à quelques reprises entre 2019 et 2022, le demandeur a sélectionné « Saavn »
comme partenaire de distribution pour une partie du contenu qu’il avait soumis à CD Baby.
[22] Le demandeur allègue que les rapports sur les ventes de distribution numérique [VDN] de CD Baby, accessibles à partir de son compte d’utilisateur, font état de 117 000 diffusions en continu impayées par Saavn. Le demandeur affirme qu’il y a eu non‑respect de l’entente qu’il avait conclue avec CD Baby, selon laquelle une somme devait lui être versée pour chaque distribution.
[23] Le rapport sur les VDN du 22 août 2018 démontre que le demandeur a reçu des redevances de JioSaavn dès le mois de janvier 2018. Toutefois, les rapports sur les VDN produits à partir du 30 juin 2020 font état, en plus des redevances, de centaines et de milliers de diffusions en continu pour lesquelles la somme de 0 $ a été payée. Selon les rapports sur les VDN, on compte environ 40 439 diffusions en continu [traduction] « impayées »
par JioSaavn entre 2011 et 2022.
[24] Le 3 mai 2022, CD Baby a cessé la distribution de la chanson MILY, la retirant de tous les canaux de distribution. Le 12 juillet 2022, CD Baby a communiqué avec le demandeur afin de rétablir gratuitement la distribution de MILY, et l’a relancé à ce sujet le 25 octobre 2022. CD Baby a continué de distribuer les autres pièces soumises par le demandeur, et ce, jusqu’au 30 janvier 2023, date à laquelle elle lui a fait parvenir un avis l’informant qu’elle cesserait de distribuer l’ensemble de son contenu.
III. Analyse
[25] Les parties ne contestent pas le fait que le demandeur conserve son droit d’auteur sur le contenu en cause, y compris MILY.
[26] Le demandeur présente de nombreuses observations visant les défenderesses. Il allègue, entre autres, qu’elles ont sciemment violé les paragraphes 13(1) et 14.1(1) de la Loi, lesquels portent sur la possession du droit d’auteur et des droits moraux, qu’elles ont agi de mauvaise foi, qu’elles ont violé la règle de préclusion en matière de licences et qu’elles ont violé son droit d’auteur en répudiant l’entente. Le demandeur sollicite diverses déclarations de la Cour à ces égards ainsi qu’une ordonnance de dommages-intérêts préétablis en application de l’alinéa 38.1(1)a) de la Loi.
[27] Il n’est pas nécessaire que j’examine chacune des observations du demandeur en détail. Les parties ne contestent pas le fait que le demandeur est le titulaire du droit d’auteur sur le contenu en cause, et les arguments du demandeur à cet égard relèvent d’un malentendu concernant les droits de retrait des défenderesses aux termes de l’entente. De même, l’allégation de violation des droits moraux du demandeur est sans fondement. Ses autres allégations, y compris celle selon laquelle CD Baby a commis un acte répréhensible en fermant son magasin de détail en ligne, sont également vouées à l’échec puisqu’elles ne reposent sur aucune cause d’action prévue par la loi ou la common law, ou sont par ailleurs dénuées de fondement. Par exemple, le demandeur ne fournit aucun fondement à l’appui de ses accusations de portée générale selon lesquelles les défenderesses ont commis des actes [traduction] « illégaux »
ou ont agi de [traduction] « mauvaise foi »
.
[28] Je suis d’avis que la seule question pouvant être soulevée entre les parties a trait à la portée et à la validité de l’entente, et que la Cour peut, du fait de sa compétence fédérale, examiner cette question dans la mesure où elle se rapporte à l’allégation de violation du droit d’auteur. Conformément au paragraphe 27(1) de la Loi, constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte que seul ce titulaire a la faculté d’accomplir en vertu de la Loi. Autrement dit, la Cour ne peut établir qu’il y a eu violation du droit d’auteur que si le demandeur prouve qu’il n’a pas donné son consentement quant à l’accomplissement de l’acte constituant la violation alléguée : Albian Sands Energy Inc. c Positive Attitude Safety System Inc., 2005 CAF 332 au para 39.
[29] Les défenderesses font valoir que le demandeur leur a donné son contentement quant à l’accomplissement des actes constituant les violations alléguées, puisqu’il a, à maintes reprises, accepté l’entente ainsi que l’addenda connexe. Les défenderesses affirment qu’il s’agit d’une défense complète du fait que l’entente et l’addenda couvrent tous les actes reprochés.
[30] Le demandeur ne conteste pas le fait qu’il a signé l’entente à maintes reprises et n’allègue pas non plus qu’il en ignorait les dispositions. Il affirme plutôt qu’il se considère comme l’un des artistes de studio d’enregistrement les plus instruits du Canada du fait qu’il est titulaire d’un diplôme en droit de l’Université de l’Alberta. Les observations qu’il présente dans son mémoire des faits et du droit se limitent principalement à son allégation selon laquelle CD Baby a répudié l’entente le 22 avril 2022 et le 3 mai 2022, de sorte que les actes accomplis par la suite par les défenderesses constituent des violations.
[31] Je conclus que l’entente n’a en fait jamais été répudiée ou résiliée par l’une ou l’autre des parties. Les dispositions régissant la résiliation de l’entente sont prévues dans celle-ci. Selon l’article 3 de l’entente, cette dernière demeure en vigueur [traduction] « tant et aussi longtemps qu’elle n’aura pas été résiliée par l’une ou l’autre des parties, sur préavis écrit de vingt-quatre (24) heures ».
L’alinéa 10c) prévoit en outre que le simple retrait du contenu de l’artiste du site Web de CD Baby ou des services ou du site Web d’un titulaire de licence n’entraîne pas la résiliation de l’entente :
[traduction]
10. c) Le retrait n’entraîne pas la résiliation. Le retrait de votre contenu du site Web de CD Baby ou des services ou sites Web des titulaires de licence n’entraîne pas la résiliation automatique de la présente entente. Pour résilier la présente entente à la suite du retrait de votre contenu, vous devez faire parvenir un avis de résiliation à CD Baby.
[32] Contrairement à ce que fait valoir le demandeur, l’entente n’a pas automatiquement été résiliée suivant l’avis du 22 avril 2022 par lequel CD Baby a informé le demandeur qu’elle avait reçu, de JioSaavn, une plainte concernant un conflit relatif aux droits, et l’avis subséquent du 3 mai 2022 par lequel CD Baby a informé le demandeur du retrait de MILY. Comme le soutiennent les défenderesses, CD Baby a continué à distribuer le reste du contenu du demandeur, et a même recommencé à distribuer MILY, après avoir confirmé que ce dernier était le titulaire du droit d’auteur, et ce, jusqu’au 30 janvier 2023, date à laquelle CD Baby a envoyé un courriel au demandeur l’avisant qu’elle cesserait de distribuer son contenu en raison de l’action qu’il avait intentée contre elle pour violation du droit d’auteur. Même cette interruption n’entraîne pas la résiliation de l’entente puisque l’alinéa 10c) de cette entente énonce expressément que le retrait du contenu de l’artiste n’emporte pas résiliation.
[33] Également, le demandeur n’a pas résilié l’entente puisqu’il n’a jamais envoyé à CD Baby l’avis de résiliation requis. Ses arguments à l’appui du contraire sont dénués de fondement. Par conséquent, je conclus que l’entente était en vigueur lorsque, selon le demandeur, les défenderesses ont violé son droit d’auteur en continuant à distribuer son contenu, et que l’entente est demeurée en vigueur par la suite.
[34] La seule question qui reste à trancher est celle de savoir si l’entente couvrait effectivement les actes des défenderesses.
[35] D’emblée, je note que le demandeur n’a exposé aucune observation à cet égard dans son mémoire des faits et du droit. Même si la question est soulevée dans son avis de demande, il est bien établi en droit qu’une partie devant la Cour doit limiter ses observations à celles exposées dans son mémoire des faits et du droit : paragraphe 70(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106; voir également Sibomana c Canada, 2020 CAF 57 au para 6; Bigeagle c Canada, 2023 CAF 128 au para 90.
[36] Quoi qu’il en soit, je suis d’avis qu’il n’y a aucune violation du droit d’auteur au sens de la Loi puisque les actes constituant les violations alléguées, allégations que la Cour estime non fondées, ont été commis à l’extérieur du Canada, et donc hors des limites de la compétence de la Cour.
[37] Comme je le mentionne plus haut, le demandeur, en acceptant l’entente (et l’addenda connexe), a accordé à CD Baby et à ses titulaires de licence, y compris aux co-défenderesses, le droit non exclusif de distribuer son contenu. Les défenderesses affirment que ce droit ainsi accordé comprend le droit de CD Baby d’autoriser MERLIN à octroyer une licence à JioSaavn pour que cette dernière diffuse le contenu du demandeur sur ses plateformes de diffusion en continu. Je souscris à cet avis. Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, en signant l’entente, il a donné à CD Baby l’autorisation d’agir en tant que son agent et d’octroyer des licences aux FSN, comme JioSaavn. Aucune disposition de l’entente n’empêchait CD Baby de s’associer à des organismes comme MERLIN afin de simplifier le processus d’octroi de licences. L’entente a en outre conféré à CD Baby le droit de retirer le contenu de l’artiste pour quelque motif que ce soit, [traduction] « à son entière discrétion »
. En tout état de cause, le fait de retirer ou de rendre inaccessible du contenu protégé par le droit d’auteur ne constitue pas un acte contraire à la Loi.
[38] Le demandeur allègue principalement que JioSaavn a diffusé son contenu en continu gratuitement, malgré les niveaux de distribution qu’il avait sélectionnés, à savoir [traduction] « Téléchargements + services de diffusion en continu »
, « Téléchargements seulement »
et « Tout ce qui paie »
. À première vue, je pourrais me ranger du côté du demandeur et dire que si CD Baby avait distribué son contenu gratuitement ou autorisé d’autres organismes comme MERLIN à le faire, elle aurait de ce fait contrevenu à l’entente et agi sans le consentement du demandeur. Toutefois, le dossier de preuve ne permet pas d’établir qu’il en fût ainsi.
[39] Le demandeur s’appuie sur les rapports sur les VDN pour démontrer que JioSaavn (faisant affaire sous le nom de Saavn) cumulait des centaines et des milliers de diffusions en continu pour lesquelles la somme de 0 $ a été payée. Le demandeur fait valoir qu’il s’agit d’une preuve suffisante pour démontrer que JioSaavn a diffusé son contenu en continu gratuitement. Il avance également que les rapports sur les VDN ne rendent pas compte d’un nombre considérable de diffusions en continu (plus de 70 000) pour lesquelles JioSaavn n’a pas payé, et qu’il a surpris JioSaavn à diminuer le nombre de diffusions en continu sur son site Web.
[40] Je souscris à l’avis des défenderesses selon lequel le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de prouver qu’il y avait eu violation de son droit d’auteur; notamment, il n’a pas pu démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’avait reçu aucune compensation pour la distribution de son contenu conformément à l’entente. Même si les défenderesses n’ont pas fourni de réponse concrète quant aux raisons pour lesquelles, selon les rapports sur le VDN, la somme de 0 $ avait été payée pour certaines diffusions en continu, elles ont souligné qu’il ressort du dossier que certains FSN indiquent la somme de 0 $ pour les diffusions en continu qui sont considérées comme des [traduction] « diffusions en continu artificielles »
. CD Baby a fait part de cette explication possible au demandeur dans un courriel du 21 octobre 2022. Il ressort également du dossier que JioSaavn a en fait payé le demandeur pour certaines diffusions en continu du contenu en cause. Les défenderesses font valoir que cet élément montre que CD Baby a agi dans les limites de l’entente, en octroyant des licences aux services qui paient pour distribuer le contenu du demandeur, peu importe les sommes payées. Le demandeur n’a pas donné suite à ces explications et n’a présenté aucune preuve convaincante, comme une preuve d’expert, pour étayer son affirmation selon laquelle un problème de paiement contrevenait à l’entente. En l’absence d’éléments de preuve clairs et convaincants, la Cour ne peut conclure à l’existence d’un problème de paiement ni au non‑respect de l’entente par les défenderesses.
[41] Plus important encore, comme le soulignent les défenderesses, JioSaavn ne peut avoir violé le droit d’auteur du demandeur au sens de la Loi puisqu’elle n’a pas distribué le contenu de ce dernier au Canada. Comme la Cour suprême du Canada l’a statué, les dispositions législatives sur le droit d’auteur respectent le principe de la territorialité : Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45 aux para 56-57, 63. Autrement dit, si la diffusion en continu n’est pas transmise depuis le Canada ou reçue au Canada, elle ne peut constituer une violation du droit d’auteur au sens de la Loi.
[42] Par conséquent, même si JioSaavn a distribué la musique du demandeur gratuitement, elle ne l’a pas fait au Canada. Alors, même si la conduite des défenderesses contrevient à l’entente, et la Cour n’est pas de cet avis, il ne s’agit pas d’une violation du droit d’auteur au sens de la Loi.
[43] Puisque je conclus qu’il n’y a pas eu violation du droit d’auteur, il n’est pas nécessaire que j’examine la demande en dommages-intérêts du demandeur.
IV. Conclusion
[44] Puisque je conclus qu’il n’y a eu aucune violation du droit d’auteur au sens de la Loi ni aucun fondement quant aux autres observations exhaustives du demandeur, la présente demande sera rejetée dans son intégralité.
[45] Les défenderesses ont droit à leurs dépens. Comme il a été demandé à l’audience, j’autorise les défenderesses à présenter des observations écrites sur les dépens, d’au plus 10 pages, à double interligne, dans les 14 jours suivant le jugement. Le demandeur aura ensuite le droit de présenter, dans les 14 jours, une réponse écrite d’au plus 10 pages, à double interligne.
JUGEMENT dans le dossier T-173-23
LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée, avec dépens en faveur des défenderesses, dont la somme reste à déterminer comme il est indiqué dans les motifs du présent jugement.
« Russel W. Zinn »
Juge
Traduction certifiée conforme
Karyne St-Onge, jurilinguiste principale
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-173-23 |
INTITULÉ :
|
RANDY WILLIAMS c MUSIC AND ENTERTAINMENT RIGHTS LICENSING INDEPENDENT NETWORK LTD, CD BABY ET JIOSAAVN
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Edmonton (Alberta)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LES 2 ET 3 MAI 2024
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE ZINN
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 6 JUIN 2024
|
COMPARUTIONS :
Randy Williams |
POUR LE DEMANDEUR (POUR SON PROPRE COMPTE) |
Eric Mayzel Steven Henderson
|
POUR LES DÉFENDERESSES |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Cassels Brock & Blackwell LLP
Avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR LES DÉFENDERESSES |