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Date : 20240531


Dossier : T-1012-23

Référence : 2024 CF 830

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2024

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

HUGUES MONTMINY

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Pour déposer un grief en tant que traducteur membre civil de la Gendarmerie Royale du Canada, Hugues Montminy doit suivre l’un de deux régimes possibles, en fonction de l’objet du grief. M. Montminy voulait contester la décision de le mettre en congé administratif non payé. Son représentant syndical lui a indiqué qu’il avait jusqu’au 6 janvier 2022 pour déposer un grief, pensant que le régime applicable était celui prévu par la convention collective, en vertu de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, ch 22, art 2 [LRTSPF]. Il s’est trompé. Le régime applicable au grief en question était plutôt celui prévu par la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, ch R-10 [Loi sur la GRC], de sorte que le grief devait être déposé au plus tard le 29 décembre 2021. Le grief de M. Montminy, déposé le ou vers le 4 janvier 2022, était donc hors délai de quelques jours.

[2] Une arbitre de premier niveau a refusé de proroger rétroactivement le délai. Elle a conclu que M. Montminy n’y avait pas d’explication raisonnable pour le retard parce que « les membres sont censés connaître les politiques applicables » et qu’une prorogation du délai n’était donc pas justifiée dans les circonstances.

[3] Au deuxième et dernier niveau de grief, un arbitre a conclu que M. Montminy n’avait pas démontré que la décision de premier niveau était manifestement déraisonnable. M. Montminy demande à cette Cour le contrôle judiciaire de cette deuxième décision.

[4] Pour les motifs suivants, je conclus que la décision au dernier niveau de grief est déraisonnable. L’arbitre ne s’est pas attaqué de façon significative aux questions clés soulevées par M. Montminy dans son grief de dernier niveau et il a à peine abordé le caractère raisonnable de la décision de premier niveau s’agissant de la prorogation de délai. Même en reconnaissant la déférence qui doit être accordée aux décisions discrétionnaires, particulièrement dans le contexte des relations de travail, la décision ne peut être maintenue.

[5] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. La décision au dernier niveau de grief est infirmée et l’affaire est renvoyée à un autre arbitre pour reconsidération. Conformément à l’accord conclu entre les parties, M. Montminy aura ses dépens pour la somme de 4 500$ inclusif.

II. Question en litige et norme de contrôle

[6] La seule question en litige est de savoir si l’arbitre au dernier niveau a erré en confirmant la décision au premier niveau et en rejetant le grief de M. Montminy parce qu’il a été présenté hors délai.

[7] Les parties sont d’accord que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à cette question. Je suis du même avis. La question de savoir si « les circonstances […] justifient » la prorogation d’un délai de prescription est une question discrétionnaire, qui mérite déférence, qu’on la catégorise comme une question de procédure ou de fond : Loi sur la GRC, arts 31(2)a), 47.4(1); Sauvé c Canada (Procureur général), 2017 CF 453 au para 49; Madrigga c Conférence ferroviaire de Teamsters Canada, 2016 CAF 151 au para 33; Andrews v Canada (Attorney General), 2023 FCA 119 aux para 9–10.

[8] Une décision raisonnable est fondée sur un raisonnement cohérent et est justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 101–105. Lorsqu’elle procède au contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour se demande si la décision possède les caractéristiques de la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci : Vavilov aux para 83–86, 91–95, 99. Une décision risque d’être caractérisée comme déraisonnable si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte, ou si le décideur ne s’est pas attaqué de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties : Vavilov aux para 126, 128. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov au para 100.

III. Analyse

A. Le contexte contractuel et législatif

[9] M. Montminy travaille comme traducteur au sein du Groupe de la traduction, Section des langues officielles, de la GRC. Il est membre civil de la GRC et membre de l’unité de négociation Traduction [TR], représentée par l’agent négociateur Association canadienne des employés professionnels [ACEP]. Il existe certaines divergences entre les modalités d’emploi applicables aux membres de l’unité de négociation TR selon la convention collective et les modalités d’emploi qui s’appliquent aux membres civils de la GRC. Il a été envisagé de convertir les traducteurs membres civils de la GRC en fonctionnaires fédéraux, conversion initialement prévue pour mai 2020, mais qui a été reportée. Selon un appendice de la convention collective, jusqu’à la date de la conversion, les modalités d’emploi des membres civils de la GRC demeurent applicables aux employés comme M. Montminy, et seulement certaines clauses de la convention collective leur sont applicables, nommément les articles 8, 10.05, 10.06, 10.07 et 11.

[10] L’article 30.18 de la convention collective stipule que l’auteur du grief peut présenter un grief dans les 25 jours suivant la date à laquelle il est informé ou devient conscient de l’action ou des circonstances donnant lieu au grief. L’article 30.23 stipule que les samedis, les dimanches et les jours fériés désignés sont exclus du calcul du délai.

[11] Cela dit, les parties conviennent, pour les fins de cette demande, que le délai prévu par l’article 30.18 de la convention collective ne s’applique pas, parce que le grief de M. Montminy ne découle pas des articles 8, 10.05, 10.06, 10.07 ou 11 de la convention collective. Le régime de grief applicable est plutôt celui prévu par la Partie III de la Loi sur la GRC. Selon ce régime, un grief doit être présenté au premier niveau dans les 30 jours suivant la date où le membre a connu ou aurait normalement dû connaître la décision, l’acte ou l’omission donnant lieu au grief : Loi sur la GRC, art 31(2)a). Les fins de semaine et les jours fériés ne sont pas exclus du calcul de ce délai.

[12] La prescription de 30 jours prévue à l’alinéa 31(2)a) est susceptible d’être prorogée suivant le paragraphe 47.4(1) de la Loi sur la GRC, qui se lit comme suit :

Prorogation des délais

Extensions of time limitations

47.4 (1) Le commissaire, s’il est convaincu que les circonstances le justifient, peut, de sa propre initiative ou sur demande à cet effet, après en avoir dûment avisé les membres intéressés, proroger les délais prévus aux paragraphes 31(2), 41(2), 42(2) et 44(1) pour l’accomplissement d’un acte; il peut également spécifier les conditions applicables à cet égard.

47.4 (1) If the Commissioner is satisfied that the circumstances justify an extension, the Commissioner may, on motion by the Commissioner or on application, and after giving due notice to any member affected by the extension, extend the time limited by any of subsections 31(2), 41(2), 42(2) and 44(1), for the doing of any act described in that subsection and specify terms and conditions in connection with the extension.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[13] Les griefs en vertu de la Partie III de la Loi sur la GRC sont aussi encadrés par les Consignes du commissaire (griefs et appels), DORS/2014-289 [Consignes], adoptées en vertu de la Loi sur la GRC : Loi sur la GRC, arts 2(2), 31(1). Les Consignes prévoient deux niveaux de décision : un « premier niveau » et un « dernier niveau » : Consignes, arts 7, 16, 18. Selon les Consignes, l’arbitre de dernier niveau « évalue si la décision de premier niveau contrevient aux principes d’équité procédurale, est entachée d’une erreur de droit ou est manifestement déraisonnable » [je souligne] : Consignes, art 18(2).

B. Le grief et son dépôt

[14] À la date des faits en cause, M. Montminy accomplit son travail de traduction de son domicile au Nouveau-Brunswick depuis 2008. Au début de la pandémie de la COVID-19, il poursuit son travail dans les mêmes conditions. En octobre 2021, le gouvernement du Canada met en œuvre la Politique de vaccination contre la COVID-19 pour l’administration publique centrale, y compris la Gendarmerie royale du Canada [Politique], qui exige alors notamment que tout employé soit vacciné contre la COVID-19 et atteste son statut vaccinal.

[15] M. Montminy refuse d’attester son statut vaccinal. Dans une décision datée du 29 novembre 2021, une Officière responsable de l’Administration et du Personnel de la GRC informe M. Montminy qu’il ne se conforme pas à la Politique et qu’il sera mis en congé administratif non payé à compter de la date de la décision.

[16] M. Montminy communique avec son représentant syndical de l’ACEP au mois de décembre 2021. Avec l’aide de ce dernier, il prépare un grief contre cette décision, dans lequel il prétend qu’il n’était pas justifié d’exiger qu’une preuve de vaccination soit fournie, ni de le placer en congé non payé, car il n’y avait aucune exigence qu’il retourne au travail en personne dans un avenir prévisible. Son grief allègue que la décision viole les droits de M. Montminy en vertu de plusieurs dispositions de la convention collective, et de toute autre disposition législative pertinente.

[17] Selon le représentant, lui et M. Montminy étaient en tout temps sous l’impression que le délai applicable pour déposer le grief était celui de 25 jours prévu par la convention collective, qui n’inclut ni les fins de semaines ni les jours fériés. En appliquant ce délai, un grief contre une décision datée du 29 novembre 2021 doit être déposé au plus tard le 6 janvier 2022. Le représentant avise donc M. Montminy qu’il doit soumettre son grief avant cette date.

[18] Le mardi 4 janvier 2022, M. Montminy envoie un courriel à la Coordonnatrice des langues officielles de la région de l’Atlantique, dans lequel il fait référence à un grief envoyé en pièce jointe. Le lendemain, la Coordonnatrice lui répond ne pas avoir vu de pièce jointe et lui demande de la lui faire parvenir à nouveau, ce qu’il fait le vendredi 7 janvier 2022. La preuve devant le tribunal est peut-être un peu équivoque, mais elle suggère que le grief était bien joint au courriel du 4 janvier 2022, malgré ce qu’indique le courriel de la Coordonnatrice (voir Dossier du demandeur, aux pp 27, 365–369). Les arguments des parties ne tournent pas de façon significative autour de cette question.

[19] M. Montminy a d’abord préparé son grief sur un formulaire pour les griefs des membres de la fonction publique, suivant la convention collective et la LRTSPF. Le 12 janvier 2022, le Bureau de la coordination des griefs et des appels [BCGA] de la GRC informe M. Montminy qu’il a utilisé le mauvais formulaire pour son grief et lui demande de le resoumettre utilisant un autre formulaire, visant les griefs des membres de la GRC. M. Montminy s’exécute le 14 janvier 2022, avec l’aide de son représentant.

[20] Le 28 janvier 2022, le BCGA écrit à M. Montminy. Faisant référence à la convention collective des sous-officiers, qui ne s’applique pas à M. Montminy, le BCGA l’informe que le type de grief qu’il a présenté n’est plus régi par la Loi sur la GRC, qu’il a donc encore utilisé le mauvais formulaire, et qu’il devait remplir le formulaire selon la LRTSPF. Dans le même courriel, le BCGA indique qu’il soulèvera une question préliminaire relative à la qualité pour agir ainsi qu’au délai de prescription si M. Montminy ne retire pas volontairement son grief. Ce n’est que le 7 février 2022 que le BCGA confirme que le processus approprié est bien celui-ci, auprès du BCGA et selon la Loi sur la GRC.

[21] Entretemps, le 3 février 2022, le BCGA invite M. Montminy à soumettre des observations écrites concernant le délai de prescription applicable au grief. Le BCGA note que le délai prévu par la Loi sur la GRC est de 30 jours. Selon ce délai, un grief contre une décision datée du 29 novembre 2021 aurait dû être soumis au plus tard le 29 décembre 2021.

[22] Le 22 février 2022, le représentant syndical soumet des observations au nom de M. Montminy, dans lesquelles il détaille le contexte factuel décrit ci-dessus. Il confirme que son impression était que le délai applicable prenait fin le 6 janvier 2022. Il soutient que lui et M. Montminy ont tout fait pour respecter les délais pour déposer le grief et qu’ils ont coopéré avec la gestion de la GRC pour assurer que le grief rencontre les mesures nécessaires. Il affirme aussi que le grief ne devrait pas être rejeté à cause du délai de 30 jours, mais il ne fait pas de demande formelle de prorogation de délai.

C. La décision au premier niveau

[23] Le 23 novembre 2022, l’arbitre de premier niveau rend sa décision sur la question préliminaire du délai de prescription. L’arbitre conclut que le délai de 30 jours prévu à l’alinéa 31(2)a) de la Loi sur la GRC s’applique et donc que le grief a été déposé hors du délai. L’arbitre observe que le bon formulaire pour le grief a été déposé le 14 janvier 2022, mais que la première tentative de dépôt du grief a eu lieu le 7 janvier 2022. L’arbitre conclut que même si elle considère une date antérieure au 14 janvier 2022 comme la date du dépôt du grief, celle-ci reste « considérablement en dehors du délai de prescription de 30 jours ».

[24] L’arbitre note à juste titre qu’elle a l’autorité de proroger le délai de prescription si « les circonstances le justifient » conformément au paragraphe 47.4(1) de la Loi sur la GRC. Même si M. Montminy n’a pas présenté de demande de prorogation du délai, elle conclut qu’il y a suffisamment de renseignements au dossier pour examiner les circonstances et déterminer si le grief mérite une prorogation rétroactive.

[25] L’arbitre fait référence à l’arrêt Larkman de la Cour d’appel fédérale : Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204. Les parties conviennent que, comme l’a dit l’arbitre, cette décision établit l’analyse afin de déterminer si une prorogation du délai peut être accordée : Larkman aux para 61–62. L’arbitre paraphrase les quatre facteurs énoncés au paragraphe 61 de l’arrêt Larkman, comme suit :

a) Le plaignant a-t-il manifesté une intention constante de présenter un grief?

b) Le grief a-t-il un certain fondement?

c) L’intimée a-t-elle subi un préjudice en raison du retard?

d) Le plaignant a-t-il une explication raisonnable pour justifier le retard?

[26] L’arbitre note également qu’au paragraphe 62 de Larkman, la Cour d’appel explique que l’importance de chaque question dépend des circonstances, qu’il n’est pas nécessaire de répondre à toutes les questions en faveur du plaignant, que d’autres questions peuvent être pertinentes, et que la considération primordiale consiste à déterminer si l’octroi d’une prorogation du délai serait dans l’intérêt de la justice.

[27] L’arbitre dit qu’elle a « identifié un problème seulement avec la dernière question ». Elle estime qu’il n’y a pas d’explication raisonnable pour le retard de « plus d’une semaine » étant donné que le retard découle d’un calcul erroné et qu’« [i]l est bien établi que les membres sont censés connaître les politiques applicables ». L’arbitre conclut : « [a]près avoir examiné les quatre questions, j’estime qu’il n’y a pas d’explication raisonnable pour le retard présenté par le plaignant qui l’emporterait sur les autres considérations et justifierait la prorogation du délai ».

D. La décision au dernier niveau

[28] Après le rejet au premier niveau, M. Montminy renvoie son grief au dernier niveau. Sa présentation du grief allègue que la décision au premier niveau est manifestement déraisonnable. Il donne l’explication suivante :

J’ai communiqué avec mon agent des relations de travail en décembre 2021. Il a préparé le dossier pour le dépôt du grief et dit qu’il enverrait le tout après le congé des Fêtes. Il m’avait assuré que le délai était de 30 jours ouvrables (excluant samedi, dimanche, jours fériés) et je n’étais pas autorisé à consulter l’Info Web (Manuel d’administration) pendant ma suspension. J’estime donc qu’une prorogation rétroactive est appropriée et que cette erreur procédurale ne devrait pas nuire à l’enjeu principal soulevé dans le grief de 1er niveau, c.-à-d., que la décision de me placer en congé sans solde, sans mon consentement, constitue une violation de mes droits en vertu de la convention collective applicable (articles 4, 5, 21, 24, 25, etc.). Plus de détails : voir pièce jointe « PRÉSENTATION DE L’AUDIENCE DE PREMIER NIVEAU », soumise lors de la présentation du grief au 1er niveau.

[Je souligne.]

[29] L’arbitre de dernier niveau rend sa décision le 11 avril 2023, rejetant le grief. Dans sa décision, l’arbitre résume l’historique du grief et la décision au premier niveau. Il cite l’explication de M. Montminy reproduite ci-dessus. Il cite ensuite le paragraphe 18(2) des Consignes et discute de la norme de contrôle de la décision « manifestement déraisonnable ». L’arbitre décrit ensuite la question centrale du grief dans les termes suivants :

Le point crucial du présent grief est de déterminer si la conclusion de l’arbitre de premier niveau a l’effet que le plaignant n’a pas soumis son grief dans le délai de prescription de 30 jours prévu par la Loi sur la GRC, est une décision manifestement déraisonnable.

[Je souligne.]

[30] Dans les huit paragraphes suivants, l’arbitre confirme la conclusion de l’arbitre de premier niveau que le grief a été déposé hors délai. Il s’attaque ensuite à la question de la prorogation dans deux paragraphes, reproduits ci-dessous :

Je ne trouve aucune des raisons que le plaignant m’a fournies comme valable ou raisonnable. Le plaignant blâme son agent de relation de travail pour l’erreur de comptage de jour, et estime qu’une prorogation de délai rétroactive est justifiée (Dossier, p 42).

Le plaignant a seulement produit des soumissions brèves liées à la prorogation de délai rétroactive dans son formulaire de grief au deuxième niveau après que l’arbitre de premier niveau s’est exprimé sur ce sujet dans sa décision. Malgré ceci, le plaignant n’a pas produit de soumission plus détaillée à ce sujet. Par conséquent, je détermine qu’il n’y a pas d’explication raisonnable pour le retard présenté par le plaignant qui l’emporterait sur les autres considérations et justifierait une prorogation de délai rétroactive.

[Je souligne.]

[31] L’arbitre conclut donc que M. Montminy a présenté son grief au-delà du délai de 30 jours et qu’il n’y avait pas d’erreur de nature manifestement déraisonnable suffisante pour infirmer la décision au premier niveau.

[32] L’arbitre poursuit son analyse avec un paragraphe concluant que, de toute façon, l’objet du grief était tel que M. Montminy n’avait pas le droit de présenter ce grief en vertu de la Partie III de la Loi sur la GRC. Plutôt, il conclut que le forum approprié était de contester la Politique à la Cour fédérale, citant les décisions de cette Cour dans Lavergne-Poitras c Canada (Procureur général), 2021 CF 1232; Wojdan c Canada, 2021 CF 1244; et Khodeir c Canada (Procureur général), 2022 CF 44. Les parties conviennent que cette analyse est erronée et que M. Montminy pouvait présenter son grief suivant la Loi sur la GRC.

E. La décision au dernier niveau est déraisonnable

[33] M. Montminy prétend que la décision de l’arbitre de dernier niveau ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable telle qu’énoncée dans l’arrêt Vavilov. Je suis d’accord.

[34] L’arbitre a raisonnablement retenu l’explication de M. Montminy présentée dans son formulaire au dernier niveau, reproduite au paragraphe [28] ci-dessus, comme constituant ses soumissions dans le cadre du grief. Ces soumissions auraient certainement pu être présentées de façon plus détaillée. Cela dit, la Cour suprême a souligné que la « justice administrative » ne ressemble pas toujours à la « justice judiciaire », principe qui, il me semble, doit être appliqué tant aux parties qu’aux tribunaux : Vavilov au para 92. Comme l’a constaté le juge Norris de cette Cour, « un décideur doit s’efforcer, en toute bonne foi, de comprendre les observations et les éléments de preuve présentés [et devra peut-être] tenir compte du fait que la demande n’a pas été préparée avec l’aide d’un professionnel » : Jones c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 655 au para 34.

[35] À la lecture de ses soumissions, il est clair que la question centrale soulevée par M. Montminy est de savoir si la décision de l’arbitre de premier niveau refusant de proroger le délai de prescription est manifestement déraisonnable. Il soulève à cet égard qu’il y a eu une erreur sur le délai applicable et qu’il n’a pas pu consulter le Manuel d’administration du fait de sa suspension. Il aborde aussi la question des enjeux, soumettant que l’erreur procédurale ne devrait pas nuire à sa capacité de présenter un grief de la décision de le placer en congé sans solde, prétendument en violation de ses droits.

[36] L’arbitre de dernier niveau, cependant, considère que le « point crucial » était de savoir si M. Montminy a déposé son grief dans le délai de prescription de 30 jours. La plupart de son analyse se concentre sur cette question. Cette question n’était pas en jeu : les soumissions de M. Montminy acceptent clairement qu’il y a eu une « erreur procédurale » à cet égard. La seule question présentée était celle de la prorogation rétroactive.

[37] Sur cette question, l’arbitre présente peu d’analyse. Il note que M. Montminy « blâme » son représentant syndical pour l’erreur. Il fait référence aux « soumissions brèves » présentées par M. Montminy dans son formulaire de grief et à l’absence d’autres prétentions. Ensuite, il conclut simplement que « [p]ar conséquent », M. Montminy n’a pas présenté une explication raisonnable pour le retard qui l’emporterait sur les autres considérations et justifierait une prorogation de délai. Cette dernière phrase répète la conclusion de l’arbitre de premier niveau, mais elle n’apporte aucune analyse à cet égard. En particulier, l’arbitre ne considère ni le contexte dans lequel l’erreur a été commise, ni la longueur de la période de retard, ni les enjeux mis de l’avant par M. Montminy. De fait, l’arbitre ne présente aucune discussion des facteurs Larkman et n’évalue aucunement la raisonnabilité de la mise en balance de ces facteurs par l’arbitre de premier niveau.

[38] On peut possiblement lire dans la répétition de la conclusion de l’arbitre de premier niveau que l’arbitre de dernier niveau a effectivement adopté son analyse, à savoir que le fait que « les membres sont censés connaître les politiques applicables » est suffisant pour conclure qu’il n’y a pas d’explication qui l’emporterait sur les autres considérations. Toutefois, une telle approche n’est pas, en elle-même, raisonnable. L’arbitre de premier niveau a accepté que M. Montminy avait manifesté une intention constante de présenter son grief, que le grief avait « un certain fondement » et que l’intimée n’avait pas subi de préjudice en raison du retard. Or, sa mise en balance des facteurs s’est limitée à la conclusion que l’erreur par rapport au délai n’était pas une justification parce que les membres sont censés connaître les délais applicables, qu’importent les circonstances de l’erreur ou l’ampleur du retard.

[39] Le procureur général du Canada semble défendre ce point de vue. Dans son mémoire, le procureur général prétend qu’il est « acquis que l’erreur d’un représentant, la bonne foi et l’ignorance de la loi ne sont pas des motifs valables » justifiant une prorogation du délai. Il cite à cet égard les décisions de cette Cour dans De Dieu Ikuzwe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 941 au para 36, Kiflom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 205 au para 37, et Harless c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2022 CF 369 aux para 62, 102.

[40] Il est à noter, à cet égard, qu’aucune des décisions citées par le procureur général n’implique une brève prorogation fondée sur un malentendu quant au délai applicable, dans une situation où tous les autres facteurs penchent en faveur du demandeur : De Dieu Ikuweze aux para 14, 33–36 (dix ans); Kiflom aux para 13, 37–46, 67–69 (un mois); Harless aux para 41, 51–63 (presque trois ans); Lesly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 272 aux para 3, 18–26, 32–37 (cinq ans et demi); Spectrum Brands, Inc c Schneider Electric Industries SAS, 2021 CAF 51 aux para 9–14 (trois mois); MacDonald c Canada (Procureur général), 2017 CF 2 aux para 2, 11–12, 16, 25–26 (plus de six mois).

[41] Je ne lis pas ces décisions comme établissant qu’une erreur honnête par une partie ou son représentant au sujet du délai applicable, surtout dans le contexte de délais concurrents, ne peut jamais être considérée comme une explication suffisante pour justifier une prorogation de quelques jours.

[42] En effet, le procureur général n’était pas non plus prêt à faire une telle conclusion lors de ses prétentions orales. Au contraire, il a reconnu que l’analyse doit prendre en compte toutes les circonstances et les autres facteurs de Larkman. À mon avis, cette admission est cohérente avec l’arrêt Larkman, qui met l’accent sur la mise en balance des facteurs pertinents, y compris la période de retard, et sur l’intérêt de la justice : Larkman aux para 61–63. Elle est aussi cohérente avec l’arrêt Koch, plus récent, dans lequel la Cour d’appel fédérale précise que « [m]ême si une erreur de la part d’un avocat ne constitue pas nécessairement une explication raisonnable justifiant le retard, il ne fait aucun doute qu’elle peut être considérée comme pertinente » [je souligne] : Koch c Borgatti (Succession), 2022 CAF 201 au para 56, citant, entre autres, 1395047 Ontario Inc c 1548951 Ontario Ltd, 2006 CF 339 (aux para 23–25) et O’Leary c Ragone, 2022 CF 749 (aux para 45–47).

[43] La décision de l’arbitre de dernier niveau, comme celle du premier, n’adopte pas cette approche. On n’y trouve aucune considération des circonstances de l’erreur, ni de mise en balance des facteurs, au-delà de l’affirmation que les membres sont censés connaître les politiques applicables. M. Montminy a mis de l’avant les circonstances de l’erreur ayant causé le retard de quelques jours, ainsi que la mise en balance des facteurs, soumettant que l’erreur procédurale ne devrait pas nuire à l’enjeu principal soulevé dans son grief. L’arbitre de dernier niveau ne s’est pas attaqué à ces questions. La conclusion que l’arbitre ne trouve aucune des raisons fournies « valable ou raisonnable » ne constitue pas une analyse qui démontre la justification, la transparence et l’intelligibilité attendues d’une décision raisonnable : Vavilov aux para 15, 94–99, 127–128.

[44] Le procureur général invoque l’expertise de l’arbitre pour soutenir sa décision. Il va de soi que l’arbitre a une expertise dans les relations de travail et dans la détermination des griefs. Cela dit, la décision d’un arbitre qui ne démontre pas les qualités de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité ne devient pas raisonnable par la simple invocation de l’expertise de son auteur : Vavilov au para 93–96.

[45] Je suis donc d’avis que la décision de l’arbitre de dernier niveau ne satisfait pas aux exigences d’une décision raisonnable.

F. Réparation

[46] M. Montminy demande à la Cour de substituer sa propre décision à celle de l’arbitre de dernier niveau et de lui accorder une prorogation de délai. Le pouvoir d’octroyer une prorogation de délai est accordé au commissaire en vertu de la Loi sur la GRC, et la Cour doit respecter la volonté du législateur de lui confier l’affaire : Vavilov au para 142. Il ne s’agit pas d’une circonstance appropriée pour substituer la décision de la Cour, de façon directe ou indirecte, à celle de l’arbitre : Vavilov aux para 139–142. La réparation appropriée est celle qui est accordée en règle générale, soit d’annuler la décision de l’arbitre de dernier niveau et de renvoyer l’affaire à un autre arbitre pour une nouvelle détermination.

IV. Conclusion

[47] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accordée et la décision de l’arbitre de dernier niveau est infirmée. Les avocates sont parvenues à un accord sur les frais, ce dont je les remercie. Conformément à cet accord, M. Montminy aura ses frais au montant de 4 500$.


JUGEMENT dans le dossier T-1012-23

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’arbitre de recours (grief et appel) de dernier niveau en date du 11 avril 2023 est annulée et l’affaire est renvoyée pour une nouvelle détermination par un autre arbitre.

  2. Des dépens dont le montant est fixé à 4 500$, tout compris, sont accordés au demandeur.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1012-23

 

INTITULÉ :

HUGUES MONTMINY c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 MAI 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 mai 2024

 

COMPARUTIONS :

Me Isabelle Roy-Nunn

 

Pour LE DEMANDEUR

 

Me Marilyn Ménard

Me Mariève Sirois-Vaillancourt

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goldblatt Partners LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour lE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

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