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Date : 20240523

Dossier : T-268-17

Référence : 2024 CF 784

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 mai 2024

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

KRISTIN ERNEST HUTTON

demandeur

et

RIA SAYAT, LYNN DUHAMIE aussi connue sous le nom de STEPHANIE DUHAMIE, ancienne chargée d’affaires du Canada pour la République d’Irak, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, SA MAJESTÉ LE ROI

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le 19 avril 2024, par voie d’ordonnance et de motifs [l’ordonnance], j’ai déclaré M. Kristin Ernest Hutton [le demandeur] plaideur quérulent et j’ai, entre autres, annulé la présente instance. Avec le consentement des parties, il avait été décidé que la question des dépens de l’action au principal (pour ce qui est tant du droit aux dépens que du montant des dépens) serait mise en délibéré et tranchée après réception des observations des parties sur les dépens, conformément à l’échéancier et aux paramètres énoncés dans l’ordonnance. J’ai reçu et examiné les observations sur les dépens du procureur général du Canada [le PGC] et celles de Mme Ria Sayat. Même si M. Hutton a participé à la requête visant à le faire déclarer plaideur quérulent, il n’a déposé aucune observation sur les dépens.

I. Droit aux dépens

[2] Je ne vois aucune raison de m’écarter du principe général selon lequel la partie ayant eu gain de cause se voit adjuger les dépens. Par conséquent, j’estime que le PGC et Mme Sayat ont tous deux droit aux dépens.

II. Montant des dépens

[3] Conformément au paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], la Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens. Ce montant tient principalement compte des circonstances et des faits particuliers de l’affaire par rapport aux facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles, notamment le résultat de l’instance; les sommes réclamées et les sommes recouvrées; l’importance et la complexité des questions en litige; la charge de travail; la conduite d’une partie qui a eu pour effet d’abréger ou de prolonger inutilement la durée de l’instance; la question de savoir si une mesure prise au cours de l’instance, selon le cas, était inappropriée, vexatoire ou inutile; et la question de savoir si plus d’un mémoire de dépens devrait être accordé lorsque deux ou plusieurs parties sont représentées par différents avocats.

[4] Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale au paragraphe 24 de l’arrêt Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115 [Thibodeau], l’adjudication de dépens vise trois objectifs : l’indemnisation, l’incitation à régler et la dissuasion de comportements abusifs.

[5] Aux termes de l’article 407 des Règles, les dépens sont taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B. Le tarif B se veut « un compromis entre une pleine compensation de la partie gagnante et l’imposition d’un écrasant fardeau à la partie perdante », et la colonne III vise les cas d’une complexité moyenne ou habituelle [Thibodeau, au para 21]. Cela dit, conformément au paragraphe 400(4) des Règles, la Cour conserve le pouvoir discrétionnaire de taxer ou de fixer des dépens supérieurs ou inférieurs à ceux prévus à la colonne III du tableau du tarif B ou d’adjuger une somme globale. Conformément à l’alinéa 400(6)c) des Règles, la Cour a également le pouvoir discrétionnaire d’adjuger des dépens sur une base avocat-client.

[6] L’adjudication de dépens sur une base avocat-client n’a lieu qu’en de rares occasions et la partie qui en fait la demande doit démontrer que la partie condamnée aux dépens a eu une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante, ou que des raisons d’intérêt public justifient ces dépens [voir Rice c Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13 au para 86; Hamilton c Open Window Bakery Ltd., 2004 CSC 9 au para 26; Asics Corporation c 9153-2267 Québec Inc., 2017 CF 257 au para 80, renvoyant à Québec (Procureur général) c Lacombe, 2010 CSC 38 au para 67]. Le juge Harrington, au paragraphe 16 de la décision Microsoft Corporation c 9038-3746 Québec Inc., 2007 CF 659, a décrit une telle conduite comme suit :

Constitue une conduite « répréhensible » celle qui mérite une réprimande, un blâme. Le mot « scandaleux » est dérivé de scandale, un terme pouvant désigner une personne, un objet, un événement ou une situation qui suscite la colère ou l’indignation publique. Le mot « outrageant » décrit notamment une conduite profondément choquante, inacceptable, immorale et injurieuse […]

A. PGC

[7] Le PGC a fourni à la Cour son mémoire de dépens calculé en conformité avec la colonne V du tableau du tarif B des Règles. Dans ses observations écrites à l’appui, le PGC sollicite des dépens de 14 365,76 $, soit 12 060 $ en honoraires, 603 $ en TPS sur les honoraires et 1 702,76 $ en débours.

[8] Plus loin dans ses observations écrites, le PGC a toutefois déclaré que [traduction] « la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour également condamner le demandeur aux dépens sur une base avocat-client, conformément à l’alinéa 400(6)d) des Règles », d’une somme [traduction] « à déterminer par la Cour ».

[9] Je déduis des observations du PGC que ce dernier sollicite l’adjudication de dépens sur une base avocat-client ou, subsidiairement, l’adjudication de dépens majorés calculés conformément à la colonne V du tableau du tarif B. Cependant, le PGC ne précise pas le montant des dépens sur une base avocat-client demandés et ne présente à la Cour aucun renseignement qui lui permettrait de rendre une décision éclairée quant à cette somme, c’est-à-dire les honoraires réels que le PGC a versés. Cette démarche n’est nullement éclairante pour la Cour. Il ne revient pas à la Cour d’entreprendre cet exercice pour le compte du PGC, et je ne spéculerai pas sur la somme réelle des honoraires que le PGC a versés. Comme la Cour n’a pas reçu les éléments nécessaires pour lui permettre d’adjuger les dépens sur une base avocat-client, elle n’accueillera pas la demande.

[10] Je pourrais certes renvoyer aux fins de taxation des dépens la question du montant des dépens sur une base avocat-client, mais, à l’audition de la requête visant à faire déclarer M. Hutton plaideur quérulent, les parties ont expressément demandé à ce que je demeure saisie de la question du montant des dépens de sorte que la taxation ne soit pas nécessaire. Compte tenu du long historique de l’instance, il ne serait dans l’intérêt de personne de la prolonger en demandant la taxation des dépens simplement parce que le PGC n’a pas fourni les renseignements nécessaires qui me permettraient de trancher la question dont je suis saisie.

[11] Au vu des conclusions sur la conduite de M. Hutton en l’espèce que j’ai formulées dans l’ordonnance, j’estime que l’adjudication de dépens majorés est justifiée et que le calcul des dépens conformément à la colonne V du tableau du tarif B est raisonnable. Après avoir pris connaissance du calcul effectué par le PGC, je suis d’avis que ce calcul est raisonnable et qu’il reflète fidèlement les mesures prises en l’espèce et pour lesquelles des dépens n’ont pas encore été adjugés. Je suis également d’avis que les débours limités que le PGC a déclarés sont raisonnables.

[12] Par conséquent, M. Hutton paiera au PGC les dépens relatifs à la présente instance, fixés à 14 365,76 $, taxes et débours compris.

B. Mme Sayat

[13] Mme Sayat sollicite les dépens relatifs à la présente instance établis sur la base d’une indemnisation intégrale de 68 071,55 $, soit 59 573,50 $ en honoraires, 7 744,56 $ en TVH sur les honoraires, et 753,49 $ en débours. Elle invoque la jurisprudence dont il est fait mention plus haut concernant l’adjudication de dépens sur une base avocat‑client pour appuyer son affirmation selon laquelle la conduite de M. Hutton justifie l’adjudication de dépens sur la base d’une indemnisation intégrale.

[14] Aucune des parties n’a soulevé la question de l’équivalence de l’adjudication de dépens sur une base avocat-client et de l’adjudication de dépens sur une base d’indemnisation intégrale. Au paragraphe 11 de la décision Merck & Co. c Apotex Inc., 2002 CFPI 1210 [Merck], la Cour a formulé les observations suivantes au sujet des dépens sur une base avocat-client, lesquelles sont instructives à mon avis :

L’adjudication des dépens sur une base avocat-client vise à indemniser entièrement les demanderesses pour les frais engagés raisonnablement dans le cadre de la poursuite des présentes procédures. Pour fixer les dépens, la Cour doit examiner soigneusement les montants réclamés eu égard à la quantité de travail raisonnablement requise, non pas à la lumière de ce qui, rétrospectivement, s’est avéré finalement nécessaire, ni en évaluant les éléments un par un ainsi que le ferait un officier taxateur, mais en les révisant suffisamment pour s’assurer de leur caractère raisonnable. [Renvois omis.]

[15] Au paragraphe 33 de la décision Mediatube Corp. c Bell Canada, 2017 CF 495, le juge Locke (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) s’est exprimé ainsi après avoir cité le paragraphe 11 de la décision Merck :

À mon avis, dans notre Cour, l’expression « dépens sur une base avocat-client » désigne généralement le plein montant des dépens nécessaires et raisonnables. Aucun passage des précédents qui ont été cités par les demanderesses ne peut me convaincre que, dans notre Cour, les dépens sur une base avocat-client puissent signifier moins.

[16] Ainsi, je tiens pour acquis que les dépens sur une base avocat-client représentent l’intégralité des honoraires que Mme Sayat a raisonnablement versés.

[17] Je suis d’avis que la conduite de M. Hutton, décrite en détail dans l’ordonnance, justifie l’adjudication de dépens sur une base avocat-client en faveur de Mme Sayat. À titre d’exemple, la Cour et la Cour d’appel fédérale ont conclu que M. Hutton : a) a introduit et poursuivi des recours contre Mme Sayat d’une manière qui constitue une forme de harcèlement, notamment en formulant des allégations humiliantes et non fondées d’agression sexuelle et d’inconduite professionnelle ayant contraint Mme Sayat à prendre part à de nombreuses instances au cours des huit dernières années afin de protéger sa réputation et sa vie privée; b) a présenté des demandes fondées sur des idées délirantes et n’ayant aucun fondement apparent dans la réalité; c) a mené des instances ayant entraîné l’utilisation excessive des ressources judiciaires et de celles des parties en adoptant des tactiques abusives et vexatoires qui ont donné lieu à plus de 60 directives, à pas moins de dix conférences de gestion de l’instance et à plus de 483 inscriptions enregistrées; et d) a mené les instances contre Mme Sayat d’une manière à la fois abusive et vexatoire.

[18] Je suis également d’avis que l’adjudication de dépens sur une base avocat-client en faveur de Mme Sayat est dans l’intérêt public puisque cette dernière est une partie innocente aux ressources limitées qui a été la cible des demandes abusives et vexatoires de M. Hutton et qui a subi les conséquences de la conduite préjudiciable de ce dernier au cours des huit dernières années.

[19] En ce qui concerne le mémoire de dépens de Mme Sayat, j’estime qu’il reflète fidèlement les mesures prises en l’espèce et pour lesquelles des dépens n’ont pas encore été adjugés, ainsi que les honoraires qu’elle a raisonnablement versés pour se défendre dans le présent litige. De plus, je suis d’avis que les débours limités demandés sont raisonnables.

[20] Par conséquent, M. Hutton paiera à Mme Sayat des dépens de 68 071,55 $, taxes et débours compris.

III. Intérêts payables sur les dépens

[21] Conformément au paragraphe 37(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, les règles de droit de la province de l’Ontario en matière d’intérêt pour les jugements s’appliquent en l’espèce. Selon le paragraphe 129(1) de la Loi sur les tribunaux judiciaires, LRO 1990, c C.43 [la LTJ], la somme d’argent due aux termes d’une ordonnance porte intérêt au taux d’intérêt postérieur au jugement, à compter de la date de l’ordonnance. Le taux d’intérêt après jugement aux termes de la LTJ est actuellement de 7 %. Par conséquent, les dépens auxquels M. Hutton est condamné portent intérêt après jugement au taux de 7 % à compter de la date de la présente ordonnance.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

en blanc

« Mandy Aylen »

en blanc

Juge

Traduction certifiée conforme

Karyne St-Onge, jurilinguiste



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