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Date : 20240517


Dossier : IMM-8247-24

Référence : 2024 CF 756

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 mai 2024

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

Jaime Alberto TORRES PENA

Jaqueline TORRES ORTIGOZA

Vanessa Dayana TORRES TORRES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Les demandeurs sont des citoyens de la Colombie. Ils ont reçu la directive de se présenter en vue de leur renvoi du Canada le 19 mai 2024. Le 7 mai 2024, ils ont demandé à l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) de reporter leur renvoi. Dans une décision rendue le 14 mai 2024, un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’ASFC a rejeté leur demande. Les demandeurs ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision. Ils sollicitent maintenant une ordonnance de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre eux dans l’attente de la décision finale relative à la demande de contrôle judiciaire.

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente requête sera rejetée.

II. CONTEXTE

[3] Jaime Alberto Torres Pena et Jaqueline Torres Ortigoza sont mariés. Cristian Jaidiver Torres Torres et Vanessa Dayana Torres sont, respectivement, leur fils et leur fille.

[4] Les membres de la famille ont quitté la Colombie ensemble en mai 2014 après, allèguent‑ils, avoir été pendant de nombreuses années la cible d’extorsion, de menaces et de violence de la part de l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional) (l’ELN), un groupe armé illégal. Ils se sont installés au New Jersey. Après avoir vécu aux États-Unis sans statut pendant six ans, la famille est arrivée au Canada en juin 2020 et a demandé l’asile.

[5] Le ministre est intervenu par écrit dans le cadre de l’instance des demandeurs devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR). Il a notamment soutenu que Cristian n’avait pas la qualité de réfugié en raison d’une déclaration de culpabilité criminelle pour violence familiale aux États-Unis. Le ministre a également fourni des éléments de preuve démontrant que deux des documents sur lesquels les demandeurs fondaient leurs demandes d’asile (un document d’inscription d’une victime et un rapport de police) n’étaient pas authentiques.

[6] La SPR a instruit les demandes d’asile des demandeurs le 4 avril et le 6 juin 2023. Elle les a rejetées dans une décision rendue le 13 octobre 2023.

[7] Voici un résumé des conclusions de la SPR :

  • Il y a des motifs sérieux de penser que Cristian Jaidiver Torres Torres a commis une infraction grave, au sens de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention relative au statut de réfugié, ce qui le prive du droit à l’asile en application de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

  • Comme les demandeurs n’ont pas établi de lien avec un motif prévu dans la Convention, leurs demandes d’asile seront uniquement examinées au regard de l’article 97 de la LIPR.

  • M. Torres Pena n’a pas livré un témoignage franc sur les documents utilisés par la famille pour corroborer les demandes d’asile ou la façon dont les documents avaient été obtenus.

  • M. Torres Pena n’a pas répondu de manière à dissiper les doutes du ministre quant à l’authenticité de deux documents (un document d’enregistrement d’une victime et un rapport de police). Selon la prépondérance des probabilités, la SPR était convaincue que les documents étaient frauduleux.

  • Compte tenu du témoignage de M. Torres Pena selon lequel tous les documents des demandeurs ont été fournis par la même personne en Colombie (appelée « G. » dans la décision, soit la première lettre de son nom de famille), la SPR a conclu qu’aucun des éléments de preuve documentaire des demandeurs n’était fiable.

  • Les demandeurs ont vécu aux États-Unis entre 2014 et 2020 sans demander l’asile, même s’ils ont affirmé avoir quitté la Colombie parce que leurs vies étaient menacées. M. Torres Pena a expliqué que, jusqu’à un an après leur arrivée, les demandeurs n’avaient trouvé personne parlant leur langue (l’espagnol) pour les aider et que, quoi qu’il en soit, il ne leur était pas venu à l’esprit de demander l’asile. La SPR a jugé [traduction] « très peu probable qu’ils n’aient pas pu trouver des personnes-ressources hispanophones, à cet égard, pendant une année complète après leur arrivée, s’ils avaient bien eu l’intention de demander l’asile. Le tribunal conclut que ce défaut d’agir montre que les problèmes que les demandeurs avaient en Colombie n’étaient pas comme ils le décrivaient ».

  • La SPR a conclu que les demandeurs [traduction] « [n’étaient] pas crédibles de manière générale et n’[avaient] pas établi de manière crédible que l’un ou l’autre des événements survenus en Colombie et décrits par les demandeurs s’[était] bel et bien produit ».

[8] Comme je le mentionne plus haut, la décision de la SPR est datée du 13 octobre 2023. Elle a été communiquée aux demandeurs le 17 octobre 2023.

[9] Les demandeurs avaient été autorisés à entrer au Canada depuis les États-Unis et à présenter une demande d’asile parce qu’un membre de leur famille proche vivait au Canada. Étant donné que cela empêchait les demandeurs d’interjeter appel de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés (voir l’alinéa 110(2)d) de la LIPR), leur seul recours était de présenter une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à la Cour. Aucune demande de cette sorte n’a été présentée.

[10] Cristian n’est pas partie à la présente requête. Aucune information concernant sa situation actuelle n’a été fournie.

[11] Les demandeurs affirment que, le 25 octobre 2023 (c’est‑à‑dire moins de deux semaines après que la SPR a rendu sa décision), l’ELN a publié une déclaration dans laquelle M. Torres Pena et Mme Torres Ortigoza (entre autres personnes) étaient nommés. Cette déclaration visait à recueillir de l’information sur l’endroit où ils se trouvaient et à annoncer qu’ils seraient exécutés. Cette déclaration publique a été enregistrée dans une vidéo, qui montre cinq hommes masqués debout dans un bois devant une banderole portant les lettres « ELN ». Les hommes sont vêtus de treillis de camouflage et brandissent des armes à feu. L’un des hommes est debout derrière une table sur laquelle se trouve un ordinateur portable. La vidéo dure deux minutes et 43 secondes et est en espagnol. Une traduction certifiée en anglais de la vidéo a été préparée au nom des demandeurs.

[12] Comme je l’explique plus bas, il est difficile de savoir à quel moment exactement les demandeurs ont obtenu cette vidéo. Tout ce que l’on peut dire c’est que ce devait être un peu avant le 18 mars 2024. En effet, les demandeurs ont obtenu l’opinion de Gimena Sanchez‑Garzoli sur l’authenticité de la vidéo. Mme Sanchez-Garzoli est la directrice du Bureau de Washington sur l’Amérique latine, une défenderesse des droits de la personne et grande spécialiste de la Colombie. Elle a fait part de son opinion dans une déclaration sous serment datée du 18 mars 2024. Elle n’indique pas à quel moment elle a reçu la vidéo ni de qui elle l’a obtenue.

[13] Il semble que l’opinion de Mme Sanchez-Garzoli a été sollicitée à l’appui d’une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, préparée après la décision défavorable de la SPR. Cette demande a été initialement présentée à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada le 11 février 2024. Pour des raisons qui ne sont pas importantes aux fins de la présente affaire, la demande a de nouveau été présentée le 7 mars 2024. M. Torres Pena a souscrit un affidavit à l’appui de cette demande le 6 mai 2024.

[14] Entre-temps, l’ASFC a enjoint aux demandeurs de se présenter à une entrevue préalable au renvoi le 15 avril 2024. Le 24 avril 2024, elle a signifié aux demandeurs une directive leur enjoignant de se présenter pour leur renvoi le 19 mai 2024.

[15] Le 7 mai 2024, les demandeurs ont demandé que l’ASFC reporte leur renvoi. Ils ont fondé leur demande sur deux motifs. D’abord, ils ont demandé le report de leur renvoi jusqu’à ce qu’ils aient le droit de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Selon le sous-alinéa 112(2)c)(i) de la LIPR, les demandeurs ne peuvent présenter une demande d’ERAR avant le 12 octobre 2024. En accordant une importance particulière à la vidéo comme nouvel élément de preuve faisant état d’un risque, les demandeurs ont affirmé qu’il subsistait une question à trancher concernant l’existence d’un risque pour eux en Colombie, qui devait faire l’objet d’une évaluation complète dans une demande d’ERAR. Ensuite, ils ont demandé le report afin de pouvoir rester au Canada jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’ils avaient récemment présentée. Même si la Cour ne dispose pas de l’ensemble de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il semble que les demandeurs se sont appuyés sur le nouvel élément de preuve faisant état d’un risque à cet égard également, vraisemblablement pour démontrer les difficultés auxquelles ils seraient exposés s’ils devaient présenter une demande de résidence permanente de l’étranger.

[16] La demande de report s’appuyait sur une lettre de l’avocate des demandeurs, datée du 7 mai 2024, qui expliquait clairement et en détail pourquoi les demandeurs sollicitaient un report de leur renvoi. L’avocat a notamment joint à la lettre des captures d’écran de la vidéo, une transcription en anglais de la vidéo, la déclaration d’expert de Mme Sanchez-Garzoli datée du 18 mars 2024 et le curriculum vitæ de celle-ci, ainsi que l’affidavit de M. Torres Pena souscrit le 6 mai 2024. La liste de toutes les pièces jointes a été dressée dans un répertoire de documents.

[17] Comme je le mentionne plus haut, un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’ASFC a rejeté la demande de report dans une décision du 14 mai 2024. Comme il est indiqué dans la décision, selon la compréhension de l’agent, la demande comportait trois rubriques : 1) l’examen des risques avant renvoi; 2) la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; et 3) le risque. Sous chacune de ces rubriques, l’agent a exposé certains faits contextuels pertinents. Il a ensuite tiré les conclusions suivantes à l’égard de chacune d’elles :

[traduction]

La présente demande ne confère aucun statut sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou de son règlement.

La demande ne crée pas de sursis légal ou réglementaire à l’exécution de la mesure de renvoi sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou de son règlement.

Le risque ne constitue pas un obstacle au renvoi.

[18] Par conséquent, l’agent a rejeté la demande de report du renvoi.

III. ANALYSE

A. Critère applicable à l’octroi d’un sursis

[19] Le critère relatif à l’obtention d’un sursis interlocutoire à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien connu. Les demandeurs doivent démontrer trois choses : 1) que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente soulève « une question sérieuse à juger »; 2) qu’ils subiront un préjudice irréparable si le sursis est refusé; et 3) que la prépondérance des inconvénients (c.-à-d. l’évaluation visant à établir quelle partie subirait le plus grand préjudice si le sursis était accordé ou refusé jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond de la demande de contrôle judiciaire) favorise l’octroi du sursis : voir Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196 au para 12; Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; et RJR-Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à la p 334.

[20] Une ordonnance interlocutoire comme celle qui est demandée en l’espèce vise à préserver l’objet du litige sous-jacent, afin qu’une réparation efficace soit possible si les demandeurs obtiennent gain de cause dans leur demande de contrôle judiciaire (Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au para 24 [Google Inc.]). La décision d’accorder ou de refuser une ordonnance interlocutoire relève d’un pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé d’une manière qui tient compte de l’ensemble des circonstances pertinentes (Société Radio‑Canada, au para 27). Comme l’a indiqué la Cour suprême dans l’arrêt Google Inc, « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte » (au para 25).

[21] De plus, dans les affaires où un risque en cas de renvoi est allégué, la compétence de la Cour pour ordonner un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi sert l’objectif important qui est de garantir qu’une partie ne sera pas renvoyée dans le pays vers lequel elle doit être renvoyée avant que tout risque auquel elle pourrait y être exposée ait été évalué adéquatement. Au moment d’appliquer le critère relatif à l’octroi d’un sursis, la Cour « peut, et elle le fait souvent, examiner une demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi d’une manière plus complète que ne peut le faire un agent d’immigration dans le cadre d’une demande de report » (Tapambwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34 au para 87; voir aussi Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144 aux para 16-23). Autrement dit, « la Cour fédérale a plus de latitude que l’agent d’exécution lorsqu’il s’agit d’examiner une demande de sursis » (Revell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262 au para 51). La Cour joue en fait le rôle d’une soupape de sécurité pour s’assurer que le renvoi n’est pas exécuté à la suite d’une évaluation erronée des risques par le décideur administratif chargé d’une telle évaluation (Abu Aldabat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 277 au para 18). Ce pouvoir de maintenir le statu quo est une condition préalable nécessaire à l’exercice efficace du contrôle judiciaire dans les affaires relatives aux risques. Il est également nécessaire à la protection efficace des droits fondamentaux de la personne. Cela dit, il est également vrai qu’une requête visant à surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi n’est pas un moyen approprié de débattre à nouveau de risques qui ont déjà été adéquatement évalués par de précédents décideurs (Abu Aldabat, au para 35; Melay c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 FC 1406 au para 14).

B. Application du critère

[22] Comme je l’explique plus bas, j’ai conclu que les demandeurs n’ont satisfait ni au premier ni au deuxième volet du critère. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que j’examine le troisième volet.

1) Les demandeurs ont-ils établi l’existence d’une question sérieuse?

[23] Les demandeurs conviennent que, pour satisfaire au premier volet du critère applicable à l’octroi d’un sursis, ils doivent atteindre un seuil élevé pour établir l’existence d’une question sérieuse à juger. Généralement, le seuil n’est pas élevé; le demandeur doit uniquement montrer qu’au moins un des motifs soulevés dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente n’est pas futile ou vexatoire : RJR-MacDonald, aux p 335 et 337; voir également Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 au para 11, et Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 25. Cependant, une exception à la règle habituelle est prévue « lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l’action » (RJR-MacDonald, à la p 338). Dans ces circonstances, la Cour doit examiner attentivement le bien-fondé de la demande sous-jacente, et le requérant doit satisfaire au seuil élevé pour avoir droit au redressement interlocutoire.

[24] C’est le cas en l’espèce. S’il est octroyé, le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi aura pour effet d’accorder le redressement sollicité dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, à savoir l’annulation du refus de reporter le renvoi : voir Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 CF 682, 2001 CFPI 148 (CanLII) au para 10; et Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 aux para 66-67 (le juge Nadon, avec l’accord de la juge Desjardins) et au para 74 (le juge Blais). Dans pareilles circonstances, la Cour doit procéder à « un examen plus approfondi du fond de l’affaire » (RJR‑MacDonald, à la p 339). La Cour doit être convaincue, après un examen attentif des motifs invoqués, qu’au moins un des motifs fait en sorte qu’il est vraisemblable que la demande sous-jacente soit accueillie : voir encore Wang et Baron.

[25] Les parties conviennent, tout comme moi, que la norme de contrôle de la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable. Par conséquent, pour satisfaire au premier volet du critère applicable à l’octroi d’un sursis, les demandeurs doivent établir qu’ils pourront vraisemblablement démontrer, dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, que la décision de l’agent est déraisonnable. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). Pour que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, les demandeurs doivent convaincre la cour de révision que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[26] Les demandeurs ont sollicité un report pour deux raisons : d’abord, pour avoir le temps de devenir admissibles à une demande d’ERAR et, ensuite, afin de pouvoir rester au Canada jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard de leur récente demande fondée sur des considérations humanitaires.

[27] D’après le paragraphe 48(2) de la LIPR, la mesure de renvoi exécutoire « [doit] être exécutée dès que possible ». De plus, il est bien établi que l’agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs chargé du report d’un renvoi ne dispose que d’un pouvoir discrétionnaire restreint : voir Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 aux para 54-61; voir aussi Toney c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1018 au para 50, et Gill c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 1075 aux para 15-19.

[28] La question du refus de reporter le renvoi dans l’attente d’une décision relative à une demande fondée sur des considérations humanitaires peut être tranchée rapidement. Les demandeurs ont présenté leur demande fondée sur des considérations humanitaires il y a environ trois mois. Le délai de traitement actuel de telles demandes est de 24 mois. Les demandeurs n’ont pas contesté le caractère raisonnable de la conclusion de l’agent selon laquelle un report pour cette raison n’était pas justifié. Quoi qu’il en soit, compte tenu des limites bien établies du pouvoir discrétionnaire de l’agent, il est peu probable qu’une cour de révision juge qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de refuser de reporter le renvoi pour cette raison.

[29] La présente requête met l’accent sur le caractère raisonnable du rejet par l’agent de la demande de report du renvoi au motif que les demandeurs seraient exposés au risque d’être tués en Colombie par l’ELN. Comme je l’explique plus haut, la demande était fondée sur ce que les demandeurs ont affirmé être un nouvel élément de preuve crédible établissant l’existence de ce risque, à savoir la vidéo du message de l’ELN dans laquelle les noms des demandeurs étaient mentionnés. Même s’il s’agit du risque que la SPR a évalué, la vidéo est postérieure à la décision de celle-ci et, par conséquent, n’a pas été examinée par ce tribunal.

[30] Bien que le pouvoir discrétionnaire que peut exercer un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs pour reporter un renvoi soit limité, l’agent doit incontestablement reporter le renvoi dans la mesure où la vie ou l’intégrité physique du demandeur seraient menacées à son retour dans son pays de nationalité (Baron, au para 51; Melay, au para 15). En effet, [traduction] « le report d’un renvoi dans de telles circonstances est essentiel pour protéger les droits garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés » (Melay, au para 15).

[31] Lorsqu’un report est demandé en raison d’un nouvel élément de preuve portant sur un risque de préjudice, l’agent est tenu d’évaluer le risque allégué et de décider si un report est justifié jusqu’à ce qu’une évaluation des risques complète puisse être effectuée (Atawnah, aux para 18-23 et 27; Peter c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 51 au para 7; Obaseki c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 936 aux para 6-9). Les éléments de preuve à l’appui du risque, à l’étape du report, n’ont pas à être concluants, mais ils doivent être manifestes et convaincants (Atawnah, au para 21).

[32] En l’espèce, l’agent a bel et bien examiné les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs. Dans la décision, l’agent indique que les observations soumises à l’appui de la demande de report comprenaient des captures d’écran ainsi que la transcription d’une vidéo qui aurait été produite par l’ELN en Colombie. D’après la transcription de la vidéo (que l’agent cite dans la décision), M. Torres Pena et Mme Torres Ortigoza (entre autres personnes) sont menacés nommément de mort. L’agent mentionne l’opinion de Mme Sanchez-Garzoli selon laquelle la vidéo est authentique. Il souligne également que [traduction] « les captures d’écran de la vidéo de l’ELN ne sont pas datées; toutefois, selon les observations communiquées à notre bureau, la vidéo a été produite dans les montagnes de la Colombie le 25 octobre 2023 ». L’agent a donc reconnu que les nouveaux éléments de preuve étaient, à première vue, postérieurs à la décision de la SPR.

[33] Même si l’agent a bel et bien examiné les nouveaux éléments de preuve, son évaluation de ces derniers laisse beaucoup à désirer. Comme dans d’autres parties de la décision, sous la rubrique [traduction] « Risques », les motifs pour lesquels l’agent a conclu que les nouveaux éléments de preuve ne justifiaient pas un report du renvoi reposent largement sur une formule, comme s’il avait suivi un modèle normalisé. Comme il est possible de le voir dans le passage qui suit (qui est l’analyse complète exposée sous cette rubrique), l’analyse ne justifie pas assez le résultat :

[traduction]

Jaime Alberto Torres Pena et sa famille ont quitté la Colombie le 28 mai 2014 et ont vécu aux États-Unis pendant six ans et au Canada pendant quatre ans.

La vidéo a été produite 12 jours après la décision de la SPR. Aucune autre information, ni vidéo, ni lettre, ni message ni transcription n’ont été présentés à notre bureau pour démontrer que l’ELN voulait savoir où se trouvent Jaime Alberto Torres Pena et sa famille ou qu’elle était à leur recherche depuis que ces derniers avaient quitté la Colombie le 28 mai 2014.

Notre bureau n’a pas reçu d’information sur la façon dont la vidéo a été trouvée ou obtenue.

L’avocate a affirmé qu’il s’agit d’un nouveau risque pour Jaime Alberto Torres Pena et sa famille en cas de retour en Colombie. D’après les renseignements fournis à notre bureau, le risque associé à l’ELN a déjà été évalué, et la SPR l’a rejeté.

La présente demande ne confère aucun statut sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou de son règlement.

La demande ne crée pas de sursis légal ou réglementaire à l’exécution de la mesure de renvoi sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou de son règlement.

Le risque ne constitue pas un obstacle au renvoi.

[34] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que cette partie de la décision n’est pas aussi transparente et intelligible qu’elle le devrait. L’agent présente un certain nombre d’énoncés de faits (la vidéo aurait été publiée le 25 octobre 2023, soit 12 jours après la décision de la SPR; aucune information ne décrit la façon dont la vidéo a été [traduction] « trouvée ou obtenue »; aucune autre information ne donne à penser que l’ELN avait manifesté un intérêt envers les demandeurs depuis que ces derniers avaient quitté la Colombie le 28 mai 2014), mais il n’explique pas le lien entre ces faits et la conclusion finale selon laquelle le risque démontré par les nouveaux éléments de preuve [traduction] « ne constitue pas un obstacle au renvoi ». De plus, l’énoncé de l’agent selon lequel aucune information ne montre comment la vidéo a été trouvée ou obtenue est incorrect. Cette information figurait dans l’affidavit que M. Torres Pena a fourni à l’appui de la demande de report. Comme je l’explique plus bas, les éléments de preuve en question posent divers problèmes importants. Cependant, pour les besoins de l’espèce, l’important est que l’agent a, de toute évidence, complètement fait fi de ces éléments de preuve. De plus, l’agent ne se prononce d’aucune façon sur l’opinion de Mme Sanchez-Garzoli selon laquelle la vidéo est authentique. Enfin, même s’il est vrai que le risque auquel les demandeurs affirment être exposés est bien celui que la SPR [traduction] « a évalué et rejeté », la demande de report reposait sur de nouveaux éléments de preuve que la SPR n’avait pas examinés.

[35] Malgré toutes les lacunes de la décision, je ne suis pas convaincu qu’il est probable qu’une cour de révision juge qu’elles minent le caractère raisonnable de la décision. J’estime que la mauvaise interprétation des éléments de preuve relatifs à la provenance de la vidéo constitue la lacune la plus importante. Cependant, je suis convaincu qu’il ne s’agit pas d’une erreur importante puisque j’ai la certitude que le résultat aurait inévitablement été le même compte tenu des nombreuses faiblesses de ces éléments de preuve (comme je l’explique plus bas). Autrement dit, les éléments de preuve fournis dans l’affidavit de M. Torres Pena, où il expliquait comment il avait obtenu la vidéo, n’auraient pas raisonnablement pu amener l’agent à tirer une conclusion différente concernant l’ultime question, soit de savoir si la vidéo permettait raisonnablement de remettre en question la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque en Colombie.

[36] Le fait que l’agent n’a pas examiné l’opinion de Mme Sanchez-Garzoli sur l’authenticité de la vidéo soulève une question différente. À cet égard, l’agent n’a pas mal interprété l’élément de preuve; il a plutôt omis de commenter cette opinion de quelque façon que ce soit. Même s’il aurait certainement été préférable que l’agent examine directement cet élément de preuve (surtout en raison de l’importance qui est accordée dans les observations présentées par l’avocate à l’appui de la demande de report), cette omission ne remet pas en question le caractère raisonnable de la décision. Il en est ainsi parce que, même si l’agent admettait l’opinion à première vue, cela ne pourrait pas raisonnablement mener à un autre résultat.

[37] Le caractère raisonnable de la décision de l’agent doit être tranché à la lumière des conclusions défavorables en matière de crédibilité tirées par la SPR en ce qui concerne les allégations des demandeurs selon lesquelles ils ont été pris pour cible par l’ELN en premier lieu. Puisque les demandeurs s’appuient sur de nouveaux éléments de preuve, ces conclusions ne peuvent pas être considérées comme étant déterminantes sans que les nouveaux éléments de preuve ne soient d’abord évalués. En même temps, il n’est pas déraisonnable d’examiner les nouveaux éléments de preuve à la lumière de ces conclusions antérieures, entre autres. Le caractère raisonnable de la décision de l’agent doit également être tranché en fonction du critère juridique applicable (pour que les nouveaux éléments de preuve faisant état d’un risque justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi jusqu’à ce que le risque puisse faire l’objet d’une évaluation complète, ils n’ont pas à être concluants, mais doivent être manifestes et convaincants). Après avoir examiné la décision à la lumière des conclusions défavorables et du critère juridique applicable, ainsi que du dossier dont disposait l’agent, et malgré les lacunes que j’ai relevées, je suis convaincu qu’il est probable qu’une cour de révision juge raisonnable la décision de l’agent selon laquelle les nouveaux éléments de preuve ne permettaient pas de justifier le report du renvoi.

[38] En résumé, les demandeurs ont certainement soulevé des questions défendables concernant le caractère raisonnable de la décision de l’agent. Cependant, cela ne permet pas de satisfaire au seuil élevé applicable en l’espèce. Les demandeurs doivent présenter des arguments solides démontrant que la décision de l’agent est déraisonnable. Pour les motifs qui précèdent, je juge que les demandeurs ne l’ont pas fait. Par conséquent, ils n’ont pas satisfait au premier volet du critère applicable à l’octroi d’un sursis.

2) Les demandeurs ont-ils établi l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable?

[39] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, la question est de savoir si toute incidence défavorable sur les intérêts du demandeur qui découlerait du refus d’un sursis ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation si les demandeurs avaient finalement gain de cause dans leur demande de contrôle judiciaire (RJR-MacDonald, à la p 341). C’est ce qu’il faut entendre par le terme « irréparable » qui doit qualifier le préjudice. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue (ibid.).

[40] Les demandeurs soutiennent que leurs vies seront menacées s’ils doivent retourner en Colombie. Il ne fait aucun doute que cela constitue un préjudice irréparable. La question déterminante est de savoir si les demandeurs ont établi qu’ils sont réellement exposés à ce risque.

[41] Comme il s’agit du risque que les demandeurs ont invoqué pour demander le report, il peut y avoir un degré de chevauchement important entre les premier et deuxième volets du critère applicable à l’octroi d’un sursis. Néanmoins, les deux volets du critère doivent rester distincts sur le plan conceptuel. Comme le juge Grammond l’a fait remarquer dans la décision Obafemi‑Babatunde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 FC 633 : [traduction] « La première étape a trait au caractère raisonnable d’une décision antérieure portant sur les risques auxquels le demandeur serait exposé s’il retournait dans son pays. À la deuxième étape, la Cour doit se faire sa propre opinion sur ces risques » (au para 13). Le rôle que jouent les décisions antérieures portant sur les risques dans l’évaluation de la Cour variera selon les circonstances (Obafemi-Babatunde, au para 14).

[42] Pour établir l’existence d’un préjudice irréparable, les demandeurs doivent démontrer qu’ils subiront « un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24). Ils doivent produire une preuve claire et non hypothétique qu’un préjudice irréparable résultera du refus de leur accorder un sursis. Des affirmations de préjudice non étayées ne suffisent pas. Au contraire, « il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement posé », à moins que le sursis soit accordé : Glooscap Heritage Society, au para 31; voir aussi Canada (Procureur général) c Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25 au para 12; International Longshore and Warehouse Union, Canada c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3 au para 25; et United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 au para 7. Cela dit, comme l’a fait remarquer le juge Gascon dans la décision Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636, « [l]e fait que le préjudice que l’on tente d’éviter se situe dans l’avenir ne le rend pas hypothétique pour autant. Tout dépend des faits et des éléments de preuve » (au para 57).

[43] Dans le but de satisfaire au deuxième volet, les demandeurs invoquent principalement le nouvel élément de preuve faisant état d’un risque qu’est la vidéo. Après avoir examiné l’ensemble des éléments de preuve dont je dispose, y compris les éléments de preuve que l’agent n’a pas expressément, voire aucunement, évalués, j’estime que la vidéo n’est pas un élément de preuve convaincant qui démontre que les demandeurs seraient exposés à un risque en Colombie.

[44] D’abord, à proprement parler, il n’y a aucun élément de preuve admissible quant à la provenance de la vidéo. Il convient de rappeler que, contrairement aux procédures administratives ou même aux procédures judiciaires dans le cadre de la LIPR, les règles de preuve s’appliquent aux requêtes visant à surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi sur le fondement de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Aucun des demandeurs n’a fourni d’affidavit à l’appui de la présente requête. Un employé de l’avocate des demandeurs a plutôt souscrit un affidavit exposant la preuve qui aurait dû directement provenir d’au moins un des demandeurs. Un affidavit souscrit par M. Torres Pena a été joint en tant que pièce à l’affidavit de l’employé, mais il a été préparé à l’appui d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et non pas pour la présente requête. Par conséquent, à strictement parler, cet affidavit constitue du ouï-dire; il s’agit d’une déclaration extrajudiciaire présentée pour la véracité de son contenu. Aucune explication n’a été donnée sur la raison pour laquelle il fallait présenter les éléments de preuve sous cette forme.

[45] De plus, si l’on suppose, sans trancher, qu’il convient dans la présente requête de tenir compte de l’affidavit de M. Torres Pena pour la véracité de son contenu, l’affidavit ne fournit pas d’éléments de preuve crédibles quant à la provenance de la vidéo.

[46] M. Torres Pena explique qu’il a obtenu la vidéo de la manière suivante :

[traduction]

Le 25 octobre 2023, l’ELN a publié un communiqué visant notre famille. L’ELN est toujours active dans notre région et a informé la collectivité qu’elle allait diffuser un communiqué. C’est ainsi que mon ami, Wilson Guerrero, qui vit toujours dans notre collectivité, a pris connaissance de la vidéo et me l’a envoyée par WhatsApp. Wilson m’a demandé de supprimer la conversation pour sa propre sécurité, ce que j’ai bien sûr fait.

[47] Ce récit pose de nombreux problèmes. Même si M. Torres Pena a fourni un récit direct de la façon dont il a obtenu la vidéo (il l’a reçue de M. Guerrero), le récit concernant la façon dont M. Guerrero l’a obtenue constitue du ouï-dire. Rien n’explique pourquoi aucun récit direct de M. Guerrero n’a été fourni. De plus, même si l’on admet le récit de M. Guerrero tel quel, celui-ci n’explique pas comment l’ELN « a diffusé » le communiqué ou de quelle manière M. Guerrero l’a obtenu exactement. De plus, M. Torres Pena n’a fourni aucun élément de preuve quant au moment exact où il avait reçu la vidéo de M. Guerrero, une question dont il est censé avoir personnellement connaissance.

[48] De plus, la destruction de la preuve des communications entre M. Torres Pena et M. Guerrero concernant la vidéo soulève de sérieux doutes. Même si l’on admet, pour les besoins de l’analyse, que M. Guerrero a demandé à M. Torres Pena de supprimer la conversation pour sa sécurité (celle de M. Guerrero), M. Torres Pena n’a pas expliqué pourquoi il avait jugé nécessaire de supprimer la conversation sur son appareil au Canada pour la sécurité de M. Guerrero en Colombie. M. Torres Pena n’explique pas non plus pourquoi il n’a pas tenté de conserver la conversation sous une forme ou une autre avant de supprimer l’original. Après tout, la raison même pour laquelle M. Torres Pena voulait la vidéo est qu’il voulait s’appuyer sur celle-ci dans une procédure juridique, comme il le fait maintenant dans la présente requête.

[49] Étonnamment, compte tenu de l’expérience récente des demandeurs avec la SPR, rien n’indique que ces derniers ont sollicité un avis juridique avant de détruire cet élément de preuve important. Je reconnais que l’avocate actuelle des demandeurs ne les représentait pas lorsque M. Torres Pena a supprimé la conversation avec M. Guerrero. De plus, l’avocate affirme que les demandeurs ne sont pas des gens avertis. Quoi qu’il en soit, les demandeurs étaient représentés par un avocat devant la SPR. Je ne dispose d’aucune information quant à la date à laquelle ce mandat de représentation a pris fin. Quoi qu’il en soit, pendant la période pertinente, les demandeurs auraient été au fait des conclusions de la SPR concernant les documents non authentiques qu’ils avaient déposés à l’appui de leurs demandes d’asile ainsi que des conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité. Que ce soit volontaire ou non, le fait que les demandeurs n’ont pas conservé de trace de la façon dont ils ont obtenu la vidéo mine sérieusement la crédibilité et la fiabilité de cet élément de preuve.

[50] Enfin, compte tenu du récit de la façon dont la vidéo a été obtenue de la Colombie, le fait que les demandeurs avaient déjà obtenu des documents non authentiques auprès de personnes dans ce pays à l’appui de leurs demandes d’asile au Canada (comme l’a conclu la SPR, une conclusion que les demandeurs n’ont jamais contestée) jette un doute sur les autres éléments de preuve provenant de sources similaires. Plus important encore, les demandeurs n’ont pas dit que la vidéo et les documents frauduleux avaient été fournis par des personnes différentes. Le seul fait que les demandeurs se sont déjà appuyés sur des éléments de preuve frauduleux aurait pu ne pas être déterminant s’ils avaient présenté de meilleurs éléments de preuve quant à la provenance de la vidéo. Cependant, leurs antécédents soulèvent des doutes à propos de l’authenticité de la vidéo qui ne sont pas dissipés par les éléments de preuve très peu convaincants concernant la provenance de cette dernière. Au contraire, ces éléments de preuve ne font qu’amplifier ces doutes.

[51] Je dois également me pencher sur l’opinion de Mme Sanchez-Garzoli selon laquelle la vidéo est authentique. Je reconnais aussi que Mme Sanchez-Garzoli est une experte hautement qualifiée et réputée en ce qui concerne la situation des droits de la personne en Colombie. Je crois comprendre qu’elle dit que, selon elle, la vidéo contient un message provenant réellement de l’ELN. Je ne crois pas qu’elle donne son opinion concernant le moment où le message a été diffusé, le moment où la vidéo a été enregistrée ou la personne qui l’a enregistrée.

[52] Mme Sanchez-Garzoli fonde son opinion selon laquelle il s’agit d’un message authentique de l’ELN sur les facteurs suivants : 1) [traduction] « le protocole et le vocabulaire utilisés par le membre de l’ELN qui fait l’annonce sont compatibles avec ceux des autres vidéos de l’ELN »; et 2) [traduction] « l’arrière-plan, les uniformes, même les bruits de radio, et les ordinateurs portables sont typiques de ce genre de vidéos ».

[53] Selon moi, l’opinion de Mme Sanchez-Garzoli a une faible valeur probante pour ce qui est de déterminer si le message provient réellement de l’ELN ou s’il s’agit plutôt d’une imitation bien faite d’un message de l’ELN ou du trucage d’un message authentique. Par conséquent, l’opinion de Mme Sanchez-Garzoli ne l’emporte pas sur les problèmes importants liés à la provenance de la vidéo, énoncés plus haut.

[54] Par souci d’exhaustivité, j’ajoute que je reconnais les préoccupations du défendeur qui fait valoir que Mme Sanchez-Garzoli, dans son affidavit, s’égare parfois dans un plaidoyer inapproprié, et que les demandeurs attaquent en fait indirectement la décision de la SPR au moyen de cet affidavit. Il s’agit de préoccupations valables. Néanmoins, je n’ai pas besoin de trancher la question de savoir si elles sont suffisantes pour infirmer l’opinion dans son ensemble puisque, pour les motifs qui précèdent, même si l’on accepte sans réserve l’opinion de Mme Sanchez-Garzoli quant à l’authenticité du message contenu dans la vidéo, cette opinion ne l’emporte pas sur tous les autres problèmes liés à cet élément de preuve.

[55] En résumé, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de personne à protéger aux termes de l’article 97 de la LIPR parce qu’ils n’avaient pas établi de manière crédible que l’un ou l’autre des événements survenus en Colombie qu’ils avaient décrits s’était bel et bien produit. La SPR a tiré cette conclusion parce qu’elle a jugé que le témoignage des demandeurs n’était pas crédible et que leurs documents n’étaient pas authentiques. Les demandeurs n’ont pas contesté la décision de la SPR au moyen d’un contrôle judiciaire. Ils s’appuient maintenant sur de nouveaux éléments de preuve pour établir qu’ils sont exposés à un risque en Colombie. Étant donné que la SPR a conclu qu’ils ne sont pas crédibles et qu’ils se sont appuyés sur des éléments de preuve frauduleux, les demandeurs ont le lourd fardeau de me convaincre que les nouveaux éléments de preuve qu’ils ont présentés l’emportent sur les doutes de la SPR en matière de crédibilité (Obafemi-Babatunde, au para 18). Considérée individuellement et dans le contexte de la décision de la SPR, la vidéo est loin d’être un élément de preuve convaincant pour démontrer que les demandeurs seraient exposés à un risque en Colombie s’ils devaient y retourner aujourd’hui. Par conséquent, les demandeurs n’ont pas satisfait au deuxième volet du critère applicable à l’octroi d’un sursis.

IV. CONCLUSION

[56] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les demandeurs n’ont pas satisfait au critère applicable à l’octroi d’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre eux. La présente requête doit donc être rejetée.

[57] Enfin, l’intitulé original désigne le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur; toutefois, le véritable défendeur dans la présente affaire est le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile : Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, art 5(2), et LIPR, art 4(2). Par conséquent, dans le cadre de la présente ordonnance, l’intitulé sera modifié de manière à ce que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile y soit désigné à titre de défendeur.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM-8247-24

LA COUR ORDONNE :

  1. L’intitulé est modifié de manière à ce que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile y soit désigné comme il se doit à titre de défendeur;

  2. La requête est rejetée.

« John Norris »

Blanc

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8247-24

 

INTITULÉ :

JAIME ALBERTO TORRES PENA ET AL c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 MAI 2024

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 MAI 2024

 

COMPARUTIONS :

Penny Yektaeian

 

POUR Les demandeurs

 

Hannah Shaikh

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Penny Yektaeian

Avocate

Toronto (Ontario)

 

pour Les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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