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Date : 20240503


Dossier : IMM-7634-24

Référence : 2024 CF 687

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 3 mai 2024

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ANGELO ANTHONI SERPA RAMOS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Angelo Anthoni Serpa Ramos, présente une requête en sursis à l’exécution de son renvoi du Canada, qui devait avoir lieu le 4 mai 2024.

[2] Le demandeur demande à la Cour de surseoir à son renvoi du Canada jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard de sa demande sous-jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire visant une décision par laquelle un agent (l’« agent ») de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« ASFC ») a rejeté sa demande de report.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente requête est accueillie. Je conclus que le demandeur a satisfait au critère à trois volets applicable au sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

II. Les faits et les décisions sous-jacentes

[4] Le demandeur est un citoyen du Pérou âgé de 35 ans. Le 15 décembre 2021, il est arrivé au Canada, puis a présenté une demande d’asile. Dans une décision datée du 30 octobre 2023, la Section de la protection des réfugiés (la « SPR ») a rejeté sa demande, estimant qu’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur viable au Pérou.

[5] Le demandeur déclare qu’au Canada, il a formé une union de fait avec sa conjointe en septembre 2022 et qu’il prend soin de ses filles.

[6] Le demandeur affirme que, le 5 novembre 2023, il a été agressé par trois hommes à l’extérieur de sa maison et a été transporté à l’hôpital (où il est resté pendant cinq jours), et qu’il en est resté grièvement blessé. Une note médicale indique que ses fonctions cognitives sont diminuées et que d’autres problèmes de santé en découlent. De plus, le rapport d’évaluation d’un psychothérapeute confirme qu’il existe une [traduction] « grande probabilité » que le demandeur souffre d’un trouble de stress post-traumatique. Selon sa déclaration, la conjointe du demandeur a pris soin de lui depuis que son état de santé s’est détérioré. Le demandeur soutient qu’en raison de sa convalescence après l’agression, il n’a vu la décision de la SPR que le 15 novembre 2023.

[7] Dans une convocation à se présenter datée du 11 avril 2024, il était prévu que le demandeur soit renvoyé du Canada. Dans des observations datées du 27 avril, le demandeur a présenté une demande de report de son renvoi.

[8] Dans une décision datée du 1er mai 2024, l’agent a rejeté la demande de report du demandeur. L’agent a conclu que les problèmes de santé du demandeur ne justifiaient pas le report du renvoi, notamment parce que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait incapable de prendre l’avion, qu’il n’avait pas été examiné par un psychologue ou un psychiatre, qu’il n’avait pas démontré qu’il serait incapable de continuer de recevoir les soins de son psychothérapeute canadien, qu’aucune preuve n’étayait la nécessité de recevoir des soins ou l’incapacité d’y avoir accès au Pérou, que d’autres personnes pouvaient l’aider au Pérou et que la preuve ne suffisait pas à démontrer qu’il avait besoin de soins médicaux « intensivement » depuis sa sortie de l’hôpital. L’agent n’a pas accepté que la demande de résidence permanente déposée par la conjointe du demandeur et que le moment où le demandeur avait reçu la décision de la SPR puissent justifier le report. De plus, l’agent a conclu que l’intérêt supérieur des enfants ne justifiait pas un report et qu’aucun élément de preuve ne démontrait que le demandeur n’aurait [traduction] « pas de possibilités » d’emploi au Pérou. L’agent a également pris acte de la décision de la SPR, concluant que des problèmes médicaux et cognitifs avaient été présentés à la SPR, et a reconnu les répercussions de la COVID-19. Dans l’ensemble, l’agent a conclu qu’un report du renvoi n’était pas justifié.

[9] Le 29 avril 2024, le demandeur a présenté à la Cour la présente requête en sursis à son renvoi.

III. Analyse

[10] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis est bien établi : Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 [« Toth »]; Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, 1987 CanLII 79, [1987] 1 RCS 110 [« Metropolitan Stores Ltd »]; RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117, [1994] 1 RCS 311 [« RJR-MacDonald »]; R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196.

[11] Le critère énoncé dans l’arrêt Toth est conjonctif, ce qui veut dire que, pour obtenir le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, le demandeur doit démontrer que les conditions suivantes sont réunies : i) la demande de contrôle judiciaire principale soulève une question sérieuse; ii) l’exécution de la mesure de renvoi causerait un préjudice irréparable; iii) la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. La question sérieuse

[12] Dans l’arrêt RJR‑MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour déterminer si le premier volet du critère a été respecté, il faut procéder à « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR‑MacDonald, à la p 314). La Cour doit également garder à l’esprit que le pouvoir discrétionnaire de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi prise contre une personne est limité. La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 [« Baron »] au para 67).

[13] Selon l’arrêt Baron, un demandeur qui conteste le refus de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi doit satisfaire à une norme élevée en ce qui concerne le premier volet du critère de l’arrêt Toth, qui est d’établir l’existence d’une question sérieuse à trancher.

[14] En ce qui concerne le premier volet du critère, le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte de ses besoins médicaux et du risque auquel il serait exposé à son retour au Pérou, qu’il n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur à court terme de ses belles-filles et qu’il a commis une erreur concernant la demande de résidence permanente de sa conjointe et sa tentative de rouvrir son appel de la décision de la SPR. Le demandeur soutient en outre que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve de son degré d’établissement au Canada et des difficultés auxquelles il ferait face s’il était renvoyé au Pérou.

[15] Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement tenu compte des besoins médicaux du demandeur, de l’intérêt supérieur des enfants, du degré d’établissement du demandeur et des difficultés auxquelles il serait exposé s’il était renvoyé au Pérou. Le défendeur soutient en outre que la demande de résidence permanente de la conjointe du demandeur ne constitue pas un obstacle au renvoi, pas plus que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée à l’encontre de la décision de la SPR. De plus, le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement conclu que les éléments de preuve relatifs au nouveau risque ne justifiaient pas un report.

[16] Je suis du même avis que le demandeur. Bien que l’agent ait pris acte de l’élément de preuve démontrant l’existence d’un nouveau risque auquel le demandeur serait exposé au Pérou (c’est-à-dire, une note manuscrite envoyée par le frère du demandeur indiquant dans le haut de la note que « des accidents surviennent » avec des balles de fusil ), la façon dont l’agent a tenu compte de cet élément de preuve dans l’analyse des allégations de nouveaux risques, qui, comme énoncé aux paragraphes 14-15 de l’arrêt Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, doit être réalisée dans le cadre d’une demande de report à l’étape du renvoi, pose un sérieux problème. J’estime également que les conclusions de l’agent concernant les soins médicaux et le soutien familial que le demandeur recevrait au Pérou posent un sérieux problème, étant donné les réserves soulevées par le manque général de justification et de transparence de ces conclusions, et le manque de justification compte tenu de la preuve présentée (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 99-101). Le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Toth est satisfait.

B. Le préjudice irréparable

[17] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, le demandeur doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé. Le terme « irréparable » n’a pas trait à l’étendue du préjudice; il indique plutôt qu’il s’agit d’un préjudice auquel il ne peut être remédié ou qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire (RJR‑MacDonald, à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas hypothétique, mais elle n’a pas à être convaincue que le préjudice sera causé (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 746, (CF 1re inst); Horii c Canada (CA), [1991] ACF no 984, [1992] 1 CF 142 (CAF)).

[18] Le demandeur soutient que l’agent a mal compris le préjudice irréparable qu’il risque de subir et que celui-ci est établi compte tenu de sa situation médicale et de l’état du système de santé péruvien. Le demandeur soutient en outre que la séparation d’avec ses belles-filles pose un préjudice irréparable et qu’il est exposé à un préjudice au Pérou en se fondant sur la preuve relative à la situation dans le pays, ainsi que sur la preuve du nouveau risque.

[19] Le défendeur soutient que la preuve du demandeur concernant sa situation médicale n’établit pas l’existence d’un préjudice irréparable, pas plus que la séparation d’avec sa famille ou la preuve d’un nouveau risque.

[20] Je suis du même avis que le demandeur. La Cour a conclu que [traduction] « le fait que des changements dans la situation du demandeur puissent avoir une incidence défavorable sur les risques auxquels il serait exposé s’il était renvoyé, et que ces risques n’ont pas encore fait l’objet d’un examen, constitue un préjudice irréparable » (De Leon v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2022 FC 1235 au para 35, cité dans Hoang v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2023 CanLII 89637 (FC); voir aussi, par exemple, Shittu v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2022 FC 1037 au para 26). J’estime que cette conclusion s’applique dans les circonstances, surtout compte tenu des sérieux problèmes mentionnés plus haut qui découlent des conclusions de l’agent. Le deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Toth est satisfait.

C. La prépondérance des inconvénients

[21] Le troisième volet du critère nécessite l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, qui consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR‑MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd, à la p 129). Il a parfois été dit que, « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 au para 48). Toutefois, la Cour doit aussi prendre en compte l’intérêt public pour assurer la bonne administration du système d’immigration.

[22] Le demandeur soutient qu’il est impossible de réparer le préjudice qu’il subira s’il est renvoyé dans son pays, tandis que le préjudice que subira le défendeur en ne renvoyant pas le demandeur le plus rapidement possible en attendant l’issue de la demande de résidence permanente de sa conjointe ou de sa demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la SPR peut être réparé.

[23] Le défendeur soutient que l’intérêt à faire appliquer la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « LIPR ») l’emporte sur les intérêts du demandeur.

[24] Je suis du même avis que le demandeur. Étant donné qu’il a établi que la décision de l’agent soulève de sérieux problèmes et qu’il risque un préjudice irréparable s’il est renvoyé au Pérou, je conclus que l’intérêt du demandeur l’emporte sur celui du défendeur à faire exécuter rapidement la mesure de renvoi en application du paragraphe 48(2) de la LIPR.

[25] En définitive, le demandeur a satisfait au critère à trois volets qui doit être respecté pour que soit accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La présente requête sera accueillie.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-7634-24

LA COUR ORDONNE que la requête du demandeur en sursis à l’exécution de son renvoi en attendant le règlement de sa demande sous-jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre du rejet de sa demande de report soit accueillie.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7634-24

 

INTITULÉ :

ANGELO ANTHONI SERPA RAMOS c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 mai 2024

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 mai 2024

 

COMPARUTIONS :

Natalie Banka

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jazmeen Fix

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates LLP

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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