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Date : 20240501


Dossier : IMM-6148-24

Référence : 2024 CF 675

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 1er mai 2024

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ALEX KOKENY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Alex Kokeny, présente une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada le visant, qui est prévue pour le 2 mai 2024.

[2] Le demandeur demande à la Cour de surseoir à son renvoi du Canada jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente, qui vise une décision défavorable suivant un examen des risques avant renvoi (« ERAR ») ayant été rendue par un agent (l’« agent ») d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (« IRCC »).

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente requête sera accueillie. Je conclus que le demandeur a satisfait au critère à trois volets applicable au sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

II. Les faits et les décisions sous‑jacentes

[4] Le demandeur est un citoyen de la Hongrie âgé de 21 ans.

[5] En 2009, le demandeur a présenté une demande d’asile au Canada avec ses parents. En 2012, cette demande d’asile a été rejetée et le demandeur a été renvoyé en Hongrie. En 2022, il est revenu au Canada.

[6] Le 4 juillet 2023, IRCC a reçu la demande d’ERAR du demandeur. Dans une lettre datée du 26 février 2024, le demandeur a été informé du rejet de sa demande d’ERAR. Le demandeur affirme que cette décision défavorable lui a été communiquée le 2 avril 2024.

[7] L’agent a pris acte de la preuve du demandeur portant qu’à son retour en Hongrie, son père était devenu un politicien et un militant pour la cause des Roms, ce qui a suscité de l’animosité envers sa famille et a donné lieu à de mauvais traitements en raison de son appartenance au groupe ethnique rom. Il était notamment question de mauvais traitements à l’école et, en juin 2022, d’une agression par un membre d’un groupe extrémiste raciste qui l’a poignardé. Le demandeur a fourni un rapport d’hôpital concernant cette dernière agression et une preuve photographique des blessures qu’il avait subies.

[8] L’agent a toutefois conclu que ce rapport et ces photos n’établissaient pas de lien de causalité entre cette agression et les blessures du demandeur, et n’a accordé aucun poids au rapport et à la preuve photographique. L’agent a également pris acte du fait que le demandeur a déclaré avoir signalé cet incident à la police et croire qu’aucune enquête n’avait été menée à ce sujet. Toutefois, l’agent a conclu que, si la réponse de la police [traduction] « pouvait constituer une déception », elle n’établissait pas l’incapacité de protéger le demandeur ou une réticence à cet égard, et que ce dernier n’a pas démontré que la police n’avait pas mené d’enquête. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas établi, comme il le décrivait, qu’il avait été victime d’une agression en juin 2022.

[9] L’agent a pris acte des déclarations du demandeur selon lesquelles les demandes d’ERAR de ses parents et la demande d’asile de son épouse ainsi que de son fils avaient été acceptées, compte tenu de problèmes et incidents similaires qu’ils avaient tous subis, mais il a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que ces demandes avaient été acceptées. L’agent a également conclu que les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays n’établissaient pas que le demandeur avait été personnellement exposé à une conduite qui équivalait à de la persécution. Par conséquent, l’agent a rejeté sa demande d’ERAR.

[10] Le demandeur déclare que le 9 avril 2024, il a reçu l’ordre de se présenter pour son renvoi.

[11] Ce jour-là, le 9 avril 2024, le demandeur et son épouse ont accueilli leur fils, qui a vu le jour à Toronto.

[12] Le 28 avril 2024, le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR.

III. Analyse

[13] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis est bien établi : Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration) 1988 CanLII 1420 (CAF) (Toth); Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd., 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 RCS 110 (Metropolitan Stores Ltd.); RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 (RJR-MacDonald); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 (CanLII), [2018] 1 RCS 196.

[14] Le critère énoncé dans l’arrêt Toth est conjonctif; c’est-à-dire que pour qu’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi lui soit accordé, le demandeur doit établir : i) que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente soulève une question sérieuse à trancher; ii) que le renvoi causerait un préjudice irréparable et iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. L’existence d’une question sérieuse

[15] Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que le premier volet du critère devait être établi suivant un « examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR-MacDonald, à la p 314). La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 au para 67).

[16] En ce qui concerne le premier des trois volets du critère, le demandeur soutient que plusieurs aspects de la décision de l’agent suscitent des questions sérieuses, notamment le fait que l’agent n’a pas tenu compte de son orientation sexuelle perçue dans l’analyse de la persécution et que l’agent a tiré des conclusions déguisées sur la crédibilité quant aux éléments de preuve qu’il avait présentés.

[17] Les défendeurs soutiennent que la décision de l’agent ne suscite pas de questions sérieuses, étant donné que l’agent a raisonnablement conclu que la discrimination subie par le demandeur n’équivalait pas à de la persécution, que le demandeur n’a pas fourni une preuve suffisante pour étayer sa demande d’ERAR (la décision de l’agent ne contenant aucune conclusion relative à la crédibilité) et que l’agent n’a pas commis d’erreur en ne tenant pas compte de l’orientation sexuelle du demandeur, compte tenu de la preuve fournie et des observations que ce dernier avait présentées à l’appui de sa demande d’ERAR.

[18] Je souscris aux observations du demandeur. La décision de l’agent suscite plusieurs questions sérieuses. La décision de l’agent ne tient pas compte de ce qui était une preuve évidente d’actes de persécution vicieux motivés, du moins en partie, par l’orientation sexuelle perçue du demandeur. La façon dont l’agent a examiné « de manière cumulative les facteurs de risque invoqués par un demandeur » suscite donc une question sérieuse (Kailajanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 970 au para 19, citant K.S. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 999 au para 42). Une question sérieuse se pose également quant au fait que l’agent n’a pas expliqué la raison pour laquelle, au vu de la solide preuve de mauvais traitements infligés au demandeur en raison de son ethnicité rom, « la discrimination à laquelle [est exposé le demandeur] ne constitue pas de la persécution » (Csiklya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1276 au para 24).

[19] En outre, une question sérieuse se pose quant au traitement par l’agent des déclarations du demandeur concernant l’agression de juin 2022 telles qu’elles figurent dans son affidavit et dans le rapport médical relatif à cet incident. Les motifs de l’agent indiquent qu’il n’était pas convaincu que la preuve était suffisante pour étayer les allégations du demandeur selon lesquelles il avait été agressé en juin 2022 [traduction] « comme il le décrivait ». Cependant, les motifs de l’agent examinés à la lumière des éléments de preuve présentés par le demandeur à l’appui de sa demande d’ERAR révèlent qu’il a tiré des conclusions voilées relatives à l’authenticité quant à ces éléments de preuve (Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390 au para 27). Le demandeur a établi que la décision de l’agent suscite des questions sérieuses.

B. L’existence d’un préjudice irréparable

[20] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, le demandeur doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé. Un préjudice n’est pas qualifié d’irréparable en raison de son étendue; c’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou auquel il ne peut être remédié (RJR-MacDonald, à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas conjectural, mais elle n’a pas à être convaincue que le préjudice se produira (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 746, 79 FTR 107 (CFPI); Horii c Canada (CA), [1991] ACF no 984, [1992] 1 CF 142 (CAF)).

[21] Le demandeur soutient que le préjudice irréparable est établi, celui-ci faisant suite à la conclusion selon laquelle la décision de l’agent faisant l’objet de la présente requête suscite des questions sérieuses, et que sa séparation d’avec son épouse et son nouveau-né constitue un préjudice irréparable.

[22] Les défendeurs soutiennent que le préjudice irréparable n’est pas établi, celui-ci ne faisant pas suite à la conclusion selon laquelle la décision de l’agent suscite des questions sérieuses; en outre, le demandeur n’a pas soulevé d’autres motifs qui pourraient donner lieu à un préjudice irréparable.

[23] Je suis du même avis que le demandeur. Il a établi que son renvoi entraînerait un préjudice irréparable, compte tenu des éléments de preuve dont je dispose et des nombreuses questions sérieuses qui se posent quant à l’évaluation des risques effectuée par l’agent dans le cadre de la décision relative à l’ERAR (Roman v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 CanLII 7915 (FC) au para 8, citant Figurado c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347 au para 45).

C. La prépondérance des inconvénients

[24] Dans le cadre du troisième volet du critère, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, qui consiste à déterminer quelle partie subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR‑MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd., à la p 129). Il a parfois été dit que, « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 au para 48). Toutefois, la Cour doit aussi prendre en compte l’intérêt public d’assurer la bonne administration du système d’immigration.

[25] Le demandeur soutient que la prépondérance des inconvénients le favorise compte tenu de la décision viciée de l’agent, de la présence de sa famille est au Canada et du fait qu’un sursis causerait plus d’inconvénients au ministre que son renvoi immédiat.

[26] Les défendeurs soutiennent que la prépondérance des inconvénients penche en leur faveur, puisque le demandeur n’a pas démontré que celle-ci l’emporte sur l’intérêt public à ce qu’il soit renvoyé rapidement.

[27] Je suis du même avis que le demandeur. La prépondérance des inconvénients le favorise. Le fait que la décision de l’agent suscite des questions sérieuses et la conclusion portant qu’un préjudice irréparable serait causé par le renvoi du demandeur du Canada l’emportent sur l’intérêt des défendeurs à ce que le renvoi soit exécuté dans les plus brefs délais au titre du paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[28] En définitive, le demandeur a satisfait au critère à trois volets qui doit être respecté pour que soit accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La présente requête est accueillie.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-6148-24

LA COUR ORDONNE qu’il soit fait droit à la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi visant le demandeur jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente.

« Shirzad A. »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6148-24

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

ALEX KOKENY c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE et LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er MAI 2024

 

ORDONNANCE ET MOTIFS

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :

LE 1er MAI 2024

 

COMPARUTIONS :

David Vago

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leila Jawando

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Vago

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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